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Émancipées

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XV

Angélique Bombardier—Spartaca, de son nom de plume—n’avait pas attendu jusque-là pour parfaire l’éducation du jeune Félicien, neveu et pupille du député Magimier. Au lendemain de la première leçon, elle avait continué de roucouler avec lui, de le dresser et le façonner, jouer auprès de lui le rôle de confidente et de directrice, de «petite maman», tout comme la passionnée et si accommodante dame de Warens avec le timide Jean-Jacques. Félicien se trouvait du reste admirablement bien de ce régime, et ne demandait pas, je vous prie de le croire, à réintégrer le lycée.

Mais, s’il n’y songeait point, d’autres y pensaient pour lui, et, un matin d’avril, son oncle lui annonça qu’il lui fallait se préparer à quitter Paris pour regagner Rennes, sa ville natale et la résidence de ses parents, et y achever ses études. En même temps, il lui remit une lettre signée de son père, qui confirmait pleinement et péremptoirement cette menace.

«A coup sûr, murmura aussitôt Félicien, c’est mon oncle Léopold qui veut se débarrasser de moi, c’est lui qui me fait rappeler par papa. Je le gêne, mon oncle, il suffit que je sois chez lui ... Et il n’aime pas à être gêné, mon nononcle! Ah non! il n’aime pas ça!»

Il le connaissait bien, son nononcle, ce gentil neveu.

Lorsque Angélique apprit cette barbare décision, elle se mit à fondre en larmes, et, jetant les bras autour du cou de Félicien:

«Cher petit! Est-ce possible? Nous séparer! Mais je t’aime trop! Je t’aime trop! La vie sans toi, ah! ce serait la mort!

—Oui, plutôt mourir! s’écria Félicien avec enthousiasme.

—N’est-ce pas? Mais il sera toujours temps de recourir à cette radicale extrémité ...

—Quand tu voudras! Je suis prêt!

—Auparavant, essayons ... Nous pourrions fuir, nous cacher?

—Je m’abandonne à toi! Décide, commande! J’obéirai!

—Cher enfant! Eh bien, oui, laisse-moi faire! Laisse-moi assurer notre bonheur. Je t’aime tant!

—Et moi!»

Le lendemain elle filait avec lui vers l’Italie, et allait s’installer à quelques lieues de Gênes, à Nervi, sur cette merveilleuse riviera, où les orangers et les citronniers, alors tout chargés de leurs fruits d’or,—d’or rouge et d’or pâle,—les oliviers au grêle feuillage d’argent, les palmiers superbes, les mimosas, les aloès, les cactus, les cèdres triomphants, formaient, avec l’azur ou le saphir de la mer, avec les hautes et rocheuses falaises, toutes contournées, craquelées et déchiquetées, le plus féerique décor.

Angélique, qui connaissait cette admirable contrée et y avait peut-être bien déjà abrité quelque ancienne tendresse, ne pouvait choisir un site plus captivant, plus propice aux poétiques épanchements, aux élans d’admiration, d’abandon et d’amour.

Elle vécut là avec Félicien deux mois de bonheur quasi-surhumain, de suaves et édéniques ivresses.

M. Magimier père, le gros marchand de cuir, avait bien essayé de mettre le holà. Il était indigné de cette fugue, et avait dès l’abord vertement chanté pouille à son frère, qui, lui, ne s’en était pas plus ému que du reste et avait tranché du philosophe, opposé à ces objurgations le front le plus serein et le plus olympien.

«Laisse donc! Si ce n’était pas celle-là, ce serait une autre!

—Mais enfin ...

—Et mieux vaut celle-là qu’une autre! Celle-là ne te coûtera rien, d’abord; tu n’as pas à craindre des dettes, d’embêtantes histoires d’argent ...

—Mais ...

—Attends donc! En outre, pas de mère éplorée, pas de père furibond venant te supplier ou te sommer de replâtrer l’honneur de sa fille. Il n’y a aucun dommage de causé, il n’y a que du plaisir pour ce brigand ...

—Mais, mon ami ...

—Ah! s’il avait enlevé une fillette, quelque gamine de son âge, je comprendrais tes alarmes! Les parents de cette petite pourraient flanquer la police à ses trousses, faire appréhender au corps notre jeune homme pour détournement et rapt de mineure, te rendre responsable ... C’est évident! Ce serait là une vilaine affaire. Mais c’est l’opposé qui a lieu, mon bon: c’est maître Félicien qui a été détourné, maître Félicien qui a été enlevé, ravi ... au septième ciel! Et par qui? Par une luronne qui a trois fois son âge et le triple de son poids. Jamais ton maigrelet de fils n’aurait été capable de mouvoir de lui-même une telle masse, jamais! C’est donc bien celle-ci qui s’est mise en frais et ébranlée d’elle-même, qui l’a attiré, entraîné et transporté,—non lui qui a fait main basse sur elle et l’a subtilisée. Cela ne présente aucun doute pour personne.

—Mais justement ...

—Estime-toi donc bien heureux, mon cher, que l’éducation de ton fils soit parachevée à si bon compte, et que ses inévitables fredaines te reviennent à si bon marché!»

Eh bien, non, M. Magimier père—Magimier junior—ne voyait pas les choses de la sorte, et, loin de savoir gré à Mme Bombardier des précieuses leçons qu’elle avait si généreusement pris à cœur de donner à Félicien, il était outré, exaspéré contre elle.

«Du moment que les deux sexes sont égaux ou équivalents, il faut que la loi soit la même pour l’un que pour l’autre! Il faut, comme je le lisais un jour dans un article de la fameuse féministe Elvire Potarlot, châtier aussi bien les douairières qui débauchent les petits pages, que les barbons suborneurs de tendrons et croqueurs de poulettes; aussi bien, comme elle disait, les vieilles cochonnes que les vieux cochons. Ou alors ne venez pas me parler d’égalité! Votre égalité ne serait plus que de la frime, puisque nous aurions deux poids, l’un pour les messieurs, l’autre pour les dames,—et deux mesures, l’une pour celles-ci, l’autre pour ceux-là. Or, le code pénal, articles 354 à 357, ne fait aucune mention des garçons, des mâles, en parlant des enlèvements de mineurs; c’est uniquement des filles qu’il s’occupe, des filles au-dessous de seize ans accomplis spécialement. Ah! il est temps de reviser tout cela, de faire régner l’égalité et l’équité sur terre, la véritable égalité, l’exacte et scrupuleuse justice, telles que la réclament, avec la vaillante Elvire, mon illustre frère et tous les esprits d’élite de notre siècle!»

Sans attendre l’avènement de ce règne, ce qui aurait pu le mener coucher loin, Magimier junior se lança à la poursuite de son fils et de la conquête ou conquérante d’icelui. Il avait appris que cette antique Dulcinée s’était, en quittant Paris, dirigée sur Gênes: c’est là qu’il se rendit aussitôt et commença ses recherches. Mais, mal aiguillé, il tomba sur une fausse piste, qui l’entraîna à Florence, puis à Rome, ensuite à Naples et à Sorrente, où il constata qu’il s’était absolument fourvoyé et qu’il lui fallait regagner son point de départ et reprendre sur nouveaux frais toute l’opération.

Le hasard vint à son aide.

Les vieilles pigeonnes sont exigeantes, et notre jeunet tourtereau, à force de roucouler sous les capiteux ombrages de Nervi, avait peu à peu senti une sorte de pesanteur et de torpeur l’envahir. Son appétit, au lieu de s’accroître, allait en diminuant; sa tête, par instants, lui semblait vide, comme si sa cervelle se fût liquéfiée et volatilisée; d’abondantes et débilitantes transpirations lui survenaient chaque nuit.

Un beau soir, sur les bords de cette mer enchanteresse, après un roucoulement longtemps prolongé, le tourtereau fut soudain frappé de mutisme et tomba en syncope. C’était l’anémie cérébrale qui continuait son œuvre, la paralysie qui se déclarait.

Trop de roucoulements, trop de bonheur pour un homme seul et pour un simple petit pigeonneau!

Un médecin de Gênes, mandé d’urgence, venait d’ordonner le transfert immédiat de Félicien dans une maison de santé de cette ville, quand M. Magimier père eut vent de la nouvelle et accourut pour reconnaître son fils, quasi-méconnaissable et en si piteux état.

Trois semaines plus tard, Mme Magimier étant venue rejoindre son mari, tous deux profitèrent d’une amélioration dans la santé du malade, pour le ramener en France, sous le toit familial.

Et, chemin faisant, M. Magimier père songeait:

«Tout de même, cette femme, cette dame Bombardier, cette vieille et abominable goule, est-ce que la loi ne devrait pas l’atteindre? N’y a-t-il pas là bien autre chose qu’un détournement de mineur? Une Anglaise, à qui l’on pince le coude en wagon, ou pour un baiser déposé sur le lobe de son oreille, se fait adjuger judiciairement je ne sais combien de livres sterling d’indemnité; et moi, si j’osais réclamer les moindres dommages-intérêts à cette sénile bagasse qui a détraqué et aux trois quarts tué mon enfant, on se gausserait de moi! Ah! il n’y a pas de justice, vraiment pas d’égalité ici-bas!»

Jalouse sans doute des prouesses de sa consœur et rivale Spartaca,—Angélique pour les collégiens,—Nina Magloire, cette autre insigne doyenne des émancipées et initiatrices, redoublait d’ardeur et accumulait exploit sur exploit. Volontiers elle s’écriait, avec la toujours galante Angélique: «Il n’y a pas de vieilles femmes! Restons jolies, mesdames! Restons jolies!» Avec elle, elle était convaincue, comme elle le disait un jour en propres termes, que «le devoir des femmes est d’être bonnes et encourageantes pour le jeune homme que son inexpérience tient, devant elles, timide et gauche; de susciter, avant l’heure, chez l’innocent, l’étincelle magique ... Mais, pour cela, s’empressait-elle d’ajouter, il faut avoir du cœur, beaucoup de cœur!» Et elle en avait,—presque autant que de tempérament.

Cette abondance de sentiments et cette extrême richesse de sang continuaient, par malheur, à lui valoir quantité de mésaventures.

D’abord, des déménagements très fréquents: les voisins n’appréciaient nullement, selon son importance et à son juste taux, cet enseignement anticipé donné à leur tendre progéniture; parfois même l’éducatrice, outre les bordées d’injures auxquelles elle avait droit, empochait de vigoureuses gourmades et sérieux horions. C’est ainsi qu’une mère, dont elle avait trop fréquemment attiré chez elle le fils aîné, un adolescent de quinze ans, et qui s’était aperçue du manège, prit fort mal la chose et distribua à Mme Magloire une telle volée de coups de manche à balai qu’elle lui cassa le bras.

Il y avait ensuite les mauvaises rencontres, les filouteries et vols à redouter: ces gentils éphèbes, que l’insatiable Nina introduisait si aisément chez elle, étaient loin d’être pour la plupart la fleur des pois de la jeunesse française. Au lieu de payer la leçon,—ce qu’on ne leur demandait pas, loin de là,—ils pouvaient avoir la fantaisie de se la faire payer, et à un prix absolument exagéré, et de force, avec menaces et violences, s’il était nécessaire. Toute faute, imprudence, défaillance ou sottise, reçoit peu ou prou et tôt ou tard son guerdon ici-bas: Nina Magloire l’avait déjà plus d’une fois constaté.

Ainsi un soir de mai, un beau soir plein d’étoiles et de molles et tièdes brises, qu’elle avait pris place sur l’impériale presque vide d’un tramway, à côté du plus prévenant et charmant jouvenceau, elle ne tarda pas à remarquer—ô surprise! ô bonheur!—que ce galant page la serrait de près, que ses doigts même osaient frôler sa taille ...

Elle, aussitôt, de lui décocher, avec une fulgurante œillade, un sourire empli de gratitude et d’encouragement.

Le damoiseau, qui n’avait pas besoin de tant d’instances ni de commentaires, et avait sûrement déjà accompli ses caravanes et gagné ses éperons, de se rapprocher davantage, de se blottir tout contre cette avenante voisine, si mûre et si maigre qu’elle fût, et de glisser de plus en plus sa main indiscrète ...

«Finissez ... On pourrait vous voir, murmura Nina, toute frémissante. Pas ici ...

—Si nous descendions?

—Oui.»

Mais, arrivée sur le trottoir, et le tramway reparti, elle s’aperçut—ô surprise! ô douleur!—que l’entreprenant chevalier s’était éclipsé, l’avait odieusement lâchée.

«Qu’est-ce à dire?»

Vite, elle tâta sa poche: plus de porte-monnaie! Plus de montre non plus!

«Oh!!»

Si encore ce petit misérable avait daigné faire avec elle plus ample connaissance! Mais non, pas même cette fiche de consolation! Il avait eu hâte de la quitter, d’aller sans doute narrer cette aubaine, avec force gorges chaudes, à quelque drôlesse de son âge, et manger cet argent en sa compagnie.

Et trois mois plus tard, un matin, Nina Magloire était trouvée morte, étranglée au pied de son lit, dans le minuscule appartement qu’elle occupait alors rue de Penthièvre, au fond d’une cour. L’armoire à glace, la commode et les placards avaient été vidés, leur contenu étalé sur le plancher, tous les meubles fouillés ou brisés; dans les trois exiguës et sombres pièces régnait le plus grand désordre. L’enquête, dès ses débuts, révéla que la veille, à la tombée de la nuit, Mme Magloire avait reçu la visite d’un petit jeune homme imberbe, à chapeau melon, par-dessus noisette et pantalon collant, un de ses petits protégés et son hôte assidu. A peine était-il entré qu’un second petit jeune homme, également sans barbe, à chapeau melon aussi, à accroche-cœur et veston étriqué et élimé, marquant mal, était venu sonner à la porte et avait été introduit. C’étaient eux sûrement qui avaient fait le coup, de ce côté qu’il fallait chercher. Et on chercha; on les découvrit bientôt, et leurs aveux confirmèrent l’exactitude de ces soupçons.

C’est à peu près à cette même époque qu’Elvire Potarlot, la plus convaincue, la plus franche et la plus remuante des revendicatrices féminines, disparut aussi de ce monde.

Pauvre Elvire! Avec sa manie d’égalité ou d’équipollence absolue des deux sexes et son inflexible logique, elle était arrivée à patauger de plus en plus en pleines incohérences, drôleries et cocasseries.

Plus que jamais, par exemple, elle demandait qu’on transformât toute la langue française pour mettre la syntaxe d’accord avec la justice et le bon sens. De quel droit le masculin l’emporte-t-il toujours sur le féminin? Et le masculin quel qu’il soit! Des animaux, des plantes, des objets quelconques, des êtres abjects imposent leur genre à la femme, aux femmes, si nombreuses, si pures, si intelligentes et si éminentes qu’elles soient! Et elle reprenait son exemple: «Les plus illustres dames et les plus vilains caniches de la ville se sont rencontrés sur cette place.» Rencontrés au masculin pluriel, parce que caniches est du masculin et au pluriel. Vous ne trouvez pas cette règle idiote, humiliante, outrageante, scandaleuse, révoltante? Ce sont les hommes qui l’ont imaginée et promulguée, cette règle, qui l’ont imposée, comme ils en ont confectionné et imposé tant d’autres, toutes aussi despotiques et ineptes, comme ils ont fabriqué et cuisiné les codes, inventé et tripatouillé les religions, tout créé, arrangé et faussé ici-bas à leur mode et convenance, pour eux et contre nous. Pourquoi donc, voyons, pourquoi ne pas toujours employer le féminin, lorsqu’on parle d’une femme? Pourquoi ne pas oser dire: «une auteuse, une chroniqueuse, une contrôleuse, une censeuse, une sapeuse, et une amatrice, une administratrice, une rhétrice, une agricultrice, une médecine, une assassine, une soldate, une pompière, une agente, une témoin, une écrivain, etc., etc. C’est évident! Ce serait à la fois plus clair, plus rationnel et plus équitable: il n’y a pas à nier, voyons! Ces sempiternels et stupides masculins étaient bons pour le temps où les femmes n’étaient ni chroniqueurs, ni contrôleurs, ni censeurs, sapeurs, administrateurs, rhéteurs, médecins, soldats, pompiers, agents de police ou de voirie, etc., et se contentaient sottement d’être des ménagères et des mères; mais à présent que nous avons changé tout cela!»

Aussi Elvire, apôtre, apôtresse ou apostoline du progrès, championne de la civilisation, n’hésitait pas, elle, et, selon son joli mot, «féminisait le dictionnaire, en attendant qu’elle pût féminiser le code».

Comprend-on que la femme, en se mariant, perde son nom pour prendre celui de son époux? Pourquoi ne serait-ce pas plutôt celui-ci qui troquerait le sien contre le nom de sa femme? Voyons, pourquoi? Et les enfants, n’est-ce pas plutôt le nom de leur mère qu’ils devraient porter? Le père n’est-il pas toujours et de plus en plus putatif?

Elvire alléguait encore, et non sans succès, qu’il n’y avait aucune raison pour que la femme s’habillât autrement que l’homme; qu’elle laissât croître ses cheveux, lorsque l’homme les coupe; qu’elle portât des bracelets et des boucles d’oreille, quand l’homme s’en passe.

«La voilà, écrivait-elle avec enthousiasme dans l’Émancipation, la voilà la cause de l’infériorité physique de la femme! A l’instar de la force de Samson, elle gît dans vos cheveux, citoyennes, cette infériorité; elle gît pareillement dans vos jupes à traîne, dans ces inutiles brimborions, vestiges de liens et d’entraves, emblèmes de l’antique servitude, que vous attachez à vos poignets ou passez à votre cou. Comment voulez-vous lutter victorieusement contre l’homme, si vous vous alourdissez et vous fatiguez le crâne par cet anormal, exorbitant et disgracieux fardeau, si vous vous empêtrez les jambes dans les malsains et dangereux replis d’une interminable jupe? La loi qui vous interdit le costume masculin, si commode—ah! les hommes! tout pour eux!—il faudra bien l’abroger, cette loi, lorsque, toutes, vous vous déciderez à l’enfreindre. Osez donc! Calculez que de temps perdu à peigner, onduler et calamistrer cette chevelure, à ajuster et draper cette robe, à vous attifer, vous maquiller, pomponner et peinturlurer! Les voilà, les voilà, les vraies et seules causes de votre infériorité, citoyennes! Ne les cherchez pas ailleurs: elles sont là, et viennent de vous. Encore une fois, plus de chignons, plus de jupons! In hoc signo vinces!»

Et, donnant l’exemple, conformant sa conduite à ses principes et exhortations, elle s’était courageusement fait tailler les cheveux à la mal content, et ne sortait plus qu’en culottes bouffantes et costume complet de bicycliste.

Chère et excellente Elvire!

Bien mieux, elle adressa une pétition à la Chambre, et signala à l’attention de nos législateurs ces trois nouvelles importantes sources de revenus: impôt sur la coiffure des femmes,—impôt sur les jupes dites à balayeuse,—impôt sur les diamants et bijoux.

Avec son illustre prédécesseur ... prédécesseuse, pardon! Jenny d’Héricourt, l’amusante historienne de la Femme affranchie, Elvire prétendait de plus belle que «le concours de l’homme ne sera pas toujours nécessaire pour l’œuvre de la reproduction», et que «la science humaine parviendra à délivrer la femme de cette sujétion insupportable».

Il est vrai qu’à l’époque où cette réconfortante espérance était ainsi proclamée, M. Brunetière n’avait pas encore découvert la faillite de la science. A présent, hélas! «la sujétion insupportable» a des chances de durée, de grandes chances.

Faisant encore chorus avec un autre adepte, superlativement doué d’imagination, Elvire Potarlot attribuait «à un coup de poing donné par l’homme sur le ventre de la femme l’origine des menstrues ... C’est l’homme encore ici qui est le coupable et le criminel. Toujours et partout nous le retrouvons, ce monstre! Oui, c’est à lui, à sa brutalité, à sa sauvagerie, que nous devons ce déplorable tribut! Mais nous ne le paierons pas toujours! Non seulement l’heure de la ménopause sonnera et nous en dispensera, mais la science est là, mes sœurs, et M. Jules Bois et moi, nous vous l’annonçons: Un jour luira où, pour quelques femmes tout au moins, pour une élite intellectuelle, disparaîtra ce mal sanglant, sans que pour cela les fonctions de la maternité, tout à fait indépendantes de la menstruation, soient atteintes.»

Mais qui déterminera cette élite? Quelles seront au juste ces privilégiées? Pourquoi quelques-unes et non pas toutes?

«Toujours des inégalités et des injustices alors? allez-vous encore vous récrier. Pendant que la nature y était, il ne lui en aurait cependant pas coûté davantage ... C’est là, mes sœurs, ce que la science nous apprendra, ce qu’elle se réserve d’établir et de nous démontrer.»

Pauvre science! Que serait-ce, que ne te ferait-on pas dire, si tu n’avais pas fait faillite!

Mais le rêve obstiné d’Elvire, son idée prédominante, persistante et obsédante, c’était que l’homme pût devenir enceinte ... pardon! Ici, c’est cet odieux masculin qui est obligatoire!—pût devenir enceint à son tour; qu’il pût, comme la femme, connaître les tribulations de la grossesse, les grièves douleurs et mortels risques de la parturition, les angariantes servitudes de l’allaitement. Voilà où il fallait tendre, voilà le grand but à atteindre! Car, tant qu’on n’en sera pas là, tant qu’on n’aura pas retrouvé et reconstitué l’androgyne de Platon,—ces androgynes, nés tous parfaits ...

D’un pur limon pétri des mains divines, Également des deux sexes pourvus, Se suffisant par leurs propres vertus,

il n’y aura rien de fait: toujours, sur les deux sexes séparés, pèsera une abominable iniquité, une implacable et désespérante inéquivalence. Mais comment établir cet équilibre, réaliser ce sublime rêve? Encore un miracle nécessairement réservé à la science, qui a bon dos, malgré sa faillite, et autorise toutes les coquecigrues possibles et imaginables.

En dépit de sa passion égalitaire, Elvire Potarlot penchait par instants vers les doctrines professées par certaines agitées américaines,—toujours on les retrouve, celles-là, sur le chemin de l’originalité et de la drôlerie,—et estimait que l’homme est en tous points l’inférieur de la femme, et que le prototype de la force, l’Hercule mythique, a appartenu au sexe faible. Hercule était une fille et devrait s’appeler Herculesse.

Ressassant d’autres vieilles bouffonneries empruntées aux coryphées et pionnières du féminisme, elle écrivait sans rire que «le divin Créateur a bien prouvé la supériorité de la femme en terminant et couronnant son œuvre par la création de notre mère Ève.

«Pour faire Adam, il prit de la boue, de la simple boue, notez bien cela ... et voilà votre père à tous, messieurs! Mais, pour la femme, il jugea que la boue était trop indigne, il prit une matière qui déjà avait été purifiée par son souffle divin, une côte d’Adam, et il forma Ève.

»L’histoire nous dit: Ève a pris l’initiative du mal et a causé sa perte et celle de son époux. Soit! Mais si, dans cette occasion, Ève n’a effectivement pas fait preuve d’esprit et d’obéissance, elle a au moins prouvé qu’elle avait la haine de la routine, la passion du nouveau et du progrès, l’imagination, l’ardeur et la bravoure nécessaires pour aller de l’avant, toujours de l’avant. Go ahead! Go ahead!»

Hélas! malgré tant d’éloges décernés à son sexe, et une telle prédominance, Elvire était plus que jamais courbée sous le joug et la férule d’un abject mâle, du pseudo-statuaire, maître fainéant et maître rufien Émilien Bellerose. Plus que jamais elle avait à essuyer les avanies et brutalités de ce drôle, à endosser ses horions, de véritables déluges de coups de canne ou de cravache, disait-on, qui lui tombaient quotidiennement sur le casaquin et la laissaient étendue comme morte sur le plancher.

«Et elle aime ça, vous savez, elle raffole de ça! allaient répétant partout la vaporeuse Bombardier, l’impeccable Lauxerrois et l’ineffable Cherpillon, toutes ses suaves sœurs d’armes et délicieuses amies. Il lui faut chaque soir sa ration d’étrivières et de bastonnade,—son vigoureux petit picotin. Elle ne dormirait pas sans cela.»

Elles assuraient même, les braves compagnes et candides âmes, qu’à certains moments psychologiques, au lieu de soupirer: «Tu m’aimes, dis? Tu m’aimes, mon chéri?» Elvire ne manquait jamais de s’exclamer: «Oh! tu me battras, hein, trésor? Tu me battras bien! A me briser, mon ange! A me tuer, n’est-ce pas, à me tuer?»

Hélas! ce fut bien, en effet, ce sacripant qui lui porta le coup de la mort; mais pas tout à fait comme elle l’entendait, ou plutôt comme s’amusaient à le lui faire dire ses charitables rivales et affectionnées consœurs.

Un automne, qu’il avait été invité par un camarade de cercle à venir chasser dans un coin des plus boisés et des plus sauvages de la Dordogne, Émilien rencontra là-bas une veuve encore fraîche et suffisamment accorte, qui laissait mollir ses charmes et moisir ses écus, faute d’occasions.

«Voilà mon blot!» pensa l’élégiaque personnage, dès qu’il apprit que la fortune de ladite veuve s’élevait, nette de toute hypothèque et redevance, à dix-sept cent mille francs.

Justement il avait fini de croquer les dernières bribes du patrimoine d’Elvire; il en était réduit à la faire travailler, trimer le plus possible, et à chercher à tirer parti de ce labeur, de tout ce qui coulait de cette intarissable plume ... Démarches difficiles et bien souvent infructueuses; ardue, décourageante et énervante besogne, qui le dépitait, l’exaspérait très souvent et lui faisait plus que jamais—ô ivresse!—lever sa canne et taper dru, fouailler à tour de bras et à planté sa reine nourricière.

Il n’avait plus qu’ennuis, tracasseries et misères à attendre d’elle. C’était le moment ou jamais de lui tirer sa révérence ou de filer à l’anglaise.

La partie de chasse, qui devait durer huit jours, se prolongea durant six semaines; et comme Elvire commençait à trouver le temps démesurément long et à s’étonner et s’alarmer, elle découvrit le pot aux roses.

La très consolable petite veuve, perdue dans sa thébaïde, n’avait pu rester insensible aux langoureux soupirs, aux effets de torse, roulades et scies d’atelier de ce pitoyable cabot. Elle s’était toquée de ce bellâtre, qui lui apparaissait avec tout le prestige de la capitale et de l’art,—quel art, messeigneurs!—et elle avait déposé à ses pieds sa tendresse et ses titres de rente.

Le jour même où elle apprit le mariage de son misérable amant, Elvire Potarlot mettait en vente son fameux livre Ève triomphante, où elle démontre si bien par A + B l’absolue précellence de la femme sur l’homme,—en beauté et en bonté d’abord et incontestablement, puis en esprit, en intelligence et en science, en morale aussi et en conduite, en santé également, en vigueur, force, souplesse, taille, solidité, élasticité, etc.; et elle venait de toucher ses droits d’auteur, six cents francs, sur le premier tirage de ce volume. Immédiatement elle les expédia à Émilien: ce fut sa seule vengeance.

Puis elle rentra chez elle, déboucha un flacon de cyanure de potassium, et—adieu la vie! adieu toutes les trahisons et toutes les lâchetés! Assez de larmes, assez de tortures, de désespoirs et de dégoûts!—elle le vida d’un trait, et s’en alla goûter sous terre ce qu’elle n’avait jamais pu rencontrer et ce qui n’existe pas dessus, l’unique et véritable égalité.


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