Émancipées
VI
Mme Bombardier, présidente du groupe parisien de la Revendication des droits des femmes, fut victime, à cette époque, d’une noire ingratitude et éprouva une bien douloureuse déception.
Un congrès féministe international, baptisé le «Grand Congrès de l’Affranchissement», venait de s’ouvrir à Paris, et Angélique Bombardier, qui, en considération des importants services rendus par elle à la cause même de cette sainte révolte, s’attendait à être proclamée présidente de la réunion, la grosse Bombardier vit s’asseoir sur l’estrade, à sa place, une débutante, une jeune et fluette avocate, qu’un coup de vent venait de porter au pinacle, qu’un misérable caprice du sort avait rendue célèbre en une demi-journée.
Et cependant qui, depuis douze ans, faisait les frais du principal organe féministe, l’Affranchie, recueil hebdomadaire, et, sous le pseudonyme de Spartaca, l’alimentait de copie encore plus que d’argent? Qui, par ses continuelles démarches, ses relations et sa fortune, avait réussi, en maintes circonstances, à trouver, dans la Chambre ou au Sénat, des soutiens à ladite Revendication, ou à obtenir même l’appui des gouvernants? Qui donc avait pour ami et porte-parole le député Magimier?
«Mais moi, moi! se répondait Angélique. Me, me adsum qui feci!»
Et on avait osé lui préférer une petite doctoresse en droit, une demoiselle Montgobert, dont le seul mérite et l’unique fait d’armes était d’avoir plaidé en justice. Et quelle cause! quelle plaidoirie!
Reçue à dix-neuf ans bachelière ès lettres et ès sciences, Mlle Ernestine Montgobert, fille d’un modeste boutiquier, d’un marchand coutelier de la rue Saint-Antoine, s’était avisée, avec l’assentiment et l’encouragement de son papa, émerveillé des brillantes dispositions de sa fille, d’étudier le code et de se faire inscrire au nombre des élèves de la faculté de droit. Trouvant probablement que la France manquait d’avocats, elle postula, aussitôt sa licence en poche et tout en préparant le doctorat, son admission au barreau de la cour d’appel de Paris. L’affaire fut longue à décrocher, mais ce que femme veut Dieu le veut, et, un beau matin, la doctoresse Montgobert fut autorisée à prêter le serment professionnel et à prendre coram populo la toque et la parole.
Entre-temps, et pour bien démontrer qu’aucune cause naturelle, aucune question de sexe ne pouvait faire obstacle à sa demande, elle avait publié une étude détaillée sur la voix humaine, Phonation et Phonétique, où elle affirmait que, si les cordes vocales n’ont pas la même puissance chez la femme que chez l’homme, c’est uniquement parce qu’on ne s’est pas donné jusqu’ici la peine de les fortifier comme il siérait, et d’exercer dès le bas âge les jeunes filles à dûment s’en servir.
«Habituée à toujours parler doucement, timidement, avec crainte, en esclave qu’elle a été durant tant de siècles, la femme se ressent de cet atavisme, et ne peut encore donner à son organe l’ampleur nécessaire pour commander une armée, par exemple, ou haranguer une foule. Jusqu’à présent cet organe n’a été, pour ainsi dire, qu’un organe de salon, et c’est un tort; il faut qu’il se tonifie et s’amplifie; il faut que cette infériorité cesse.
»Que la femme contracte dès l’enfance l’habitude de s’exprimer hautement et hardiment, avec intensité et vigueur; qu’elle n’ait plus peur d’élever et de grossir le ton, et avant un siècle, j’en réponds, la voix féminine sera totalement modifiée, sera nativement devenue égale et semblable à la voix masculine.»
Avec quelle joie, quels ravissements et quels applaudissements, Elvire Potarlot, la présidente de la Ligue de l’Émancipation, s’empressa d’accueillir cette prophétie! Elle rentrait si bien dans son système d’égalité absolue, de complète similitude des deux sexes! Du coup, la jeune Montgobert fut sa protégée, devint sa collaboratrice, son amie, son espoir.
Cette estime et cette affection redoublèrent après les débuts oratoires de maître ou maîtresse Montgobert, en présence du courage vraiment viril dont notre avocate fit preuve devant la cour d’assises.
Un président goguenard, amateur de causes grasses, héritier des Bouhier et des Debrosses, tout heureux de fournir à une jeune éloquence l’occasion tant cherchée de se produire et se révéler, désigna d’office maître Ernestine Montgobert comme défenseur d’un détenu de Poissy, cambrioleur et escarpe par vocation, non-conformiste par nécessité ou par goût, devenu meurtrier par amour, assassin de son plus intime mais trop infidèle compagnon d’infortune.
Le premier mouvement d’Ernestine fut de refuser avec indignation.
Il se moquait d’elle, ce magistrat si peu soucieux de la pudeur de la femme, si étranger à la vieille galanterie française.
«Ah! pardon! Un instant! Si ces dames et demoiselles n’avaient pas les premières oublié cette pudeur et rompu avec les lois de l’antique chevalerie, je comprendrais l’objection, répliqua le président, lorsqu’on lui fit part des scrupules probables de maître ou maîtresse Montgobert. Mais ces dames sont nos égales, c’est décidé, c’est entendu et conclu: où l’on met l’un on peut placer l’une, et une avocate est à même de se substituer en tout et partout à un avocat; ou alors ... alors qu’elle s’en aille, qu’elle rentre,—je ne dirai pas sous sa tente, puisqu’elle n’en veut pas!—mais sous son toit et à son foyer, et qu’elle y reste: cela vaudra mieux pour elle, pour nous et pour tout le monde.»
Touchée au point d’honneur, piquée au vif, Ernestine regimba.
«Eh bien, soit! Ce sera plus crâne, en effet! Il faut leur prouver, à ces hommes, ces grossiers individus, qu’on est de taille ...
—Parfaitement, ma petite! s’empressa d’acquiescer l’amie et mentor Elvire Potarlot. Il faut leur prouver que nous sommes aussi forts qu’eux; que toutes les questions qu’ils traitent, toutes sans exception, sont de notre domaine; qu’ils n’ont le monopole de rien. Ah! vous avez là, ma chère, une occasion merveilleuse et unique de vous montrer et de soutenir nos droits. Laissez rire les imbéciles, dédaignez les sarcasmes, bravez les calomnies et les outrages, et en avant, Ernestine! Du nerf, de l’aplomb, de l’audace! Je vous prédis un succès, ah! un succès!»
Il dépassa effectivement toutes les prévisions et prédictions, ce succès, ce triomphe. Ce fut quelque chose d’inouï, de prodigieux, d’éblouissant et de mirobolant. Malgré le rigoureux huis clos, jamais la longue salle des assises n’avait contenu une telle foule, jamais tant d’oreilles n’avaient été suspendues aux chaînes d’or ... La voix de l’oratrice était bien un peu grêle et ne s’entendait pas très nettement: elle n’avait pas encore pu, hélas! profiter des perfectionnements ataviques; mais le peu qu’on entendit suffit à faire le régal et les délices de l’auditoire.
Maître ou maîtresse Ernestine Montgobert sortit de là avec cause gagnée, doublement gagnée, emportant l’acquittement de son client et la preuve, fournie par elle, la preuve éclatante et incontestable, que toute thèse, si délicate, épineuse et graveleuse qu’elle soit, peut relever de la femme, être expliquée et discutée publiquement par elle. Il n’y a qu’un peu de courage à avoir, et un peu de tact, de souplesse d’expression, de dextérité de langue ... N’importe! Voir et ouïr cette pudique demoiselle, qui ne comptait pas encore vingt-huit printemps, parler seule, tout haut et devant tout le monde, de pédérastie, de sodomie, des terribles exigences de ces passions hors nature, des féroces jalousies de ces perversions sensuelles, c’était là, il faut bien en convenir, un spectacle pas banal et non dépourvu de piquant.
Ernestine se réveilla célèbre. Dans toute la France, d’un bout du monde à l’autre, le nom de Montgobert, maître ou maîtresse, fut imprimé à satiété, corné, clamé, seriné par tous les olifants et buccins, clairons et clarinettes de la Renommée. Sans doute beaucoup de ces journaux se moquaient et se gaudissaient, nombre de ces trompettes sonnaient des airs gouailleurs ou charivaresques; mais l’effet n’en était pas moins produit, le coup porté: on savait que dorénavant les femmes auraient licence d’aborder tous les sujets, qu’elles peuvent à présent mettre le pied dans tous les sentiers ou sentines. Quant à Elvire, la directrice de l’Émancipation, elle ne tarit pas d’éloges dans son journal: ce fut de l’ivresse et du délire.
«Eh bien, n’ai-je pas, moi aussi, fourni mes preuves? grommelait Angélique Bombardier, toute dépitée et rageuse. N’ai-je pas, moi aussi, démontré amplement et en maintes occurrences que rien de ce qui est humain ne m’est étranger, rien de ce qui est viril n’est pour moi lettres closes?»
C’était une allusion à une série de conférences sur les «Rapports de l’homme et de la femme», faites jadis par elle dans une des salles de la mairie du VIe arrondissement.
A l’exemple d’une de ses plus illustres amies, de Mlle D ..., qui employait couramment et sans vergogne les termes techniques, lorsqu’elle conversait avec ses visiteurs et traitait avec eux quelque intime question de physiologie; disant, par exemple,—et cela au grand scandale du très correct et très courtois sénateur Ernest Hamel, qui ne pouvait se faire, si tolérant et libéral qu’il fût, à ces licences de langage—: «Lorsque, sous une titillation manuelle ou un excitant quelconque, la verge de l’homme entre en érection ...», etc., etc., Angélique avait tenu à se départir, dans ses conférences, de toute pruderie et bégueulerie, à s’exprimer tout à fait en homme et en savant.
C’était se conformer, du reste, non seulement à l’avis de Mlle D ..., mais à celui de Mme Jenny d’Héricourt, dont Angélique-Spartaca, comme Elvire Potarlot, vénérait si bien les principes et possédait les écrits sur le bout du doigt.
«Mes adversaires ayant porté la discussion sur le terrain scientifique, déclara-t-elle dès le début, n’ont pas reculé devant la nudité des lois biologiques et des détails anatomiques: je les en loue: le corps étant respectable, il n’y a point d’indécence à parler des lois qui le régissent. Mais comme ce serait de ma part une inconséquence que de croire blâmable en moi ce que j’approuve en eux, vous voudrez bien ne pas vous étonner que je les suive sur le terrain qu’ils ont choisi, persuadée que la science, chaste fille de la pensée, ne saurait perdre sa chasteté sous la plume d’une honnête femme, pas plus que sous celle d’un honnête homme[7] .»
Malgré ce coquet préambule, tout entier et textuellement emprunté à l’auteur de La Femme affranchie, l’auditoire, presque exclusivement composé de femmes du monde et de jeunes filles:—le beau mérite, si elle n’avait eu affaire qu’à des doctoresses en médecine, des chirurgiennes, pharmaciennes et élèves matrones, ou encore à de vieilles gardes, d’antiques routières d’amour, qui ne savent plus rougir, et que rien n’effarouche,—l’auditoire ne tarda pas à murmurer; des protestations, formulées à mi-voix, surgirent çà et là. Bientôt une mère de famille se leva en tirant par la main sa chère géniture, qu’elle avait eu l’imprudence d’amener dans ce mauvais lieu; une autre maman la suivit, puis une troisième ...
«Mais qu’y a-t-il donc, mesdames? demanda Angélique en s’interrompant et avec un étonnement des mieux simulés. Encore une fois, nous faisons de la science ici, et la science est chaste.
—C’est vous qui ne l’êtes pas!» lui lança en plein visage une de ces bégueules et sottes poules couveuses, qui se sauvait tout effarouchée, en chassant devant elle ses poussines.
Heureusement qu’elle avait eu, pour la défendre et la prôner, toutes les adeptes de la sainte cause, toutes les femmes vraiment intelligentes, vraiment supérieures, bien dans le mouvement, que le progrès n’effraye pas, qui n’entendent pas rester à jamais courbées sous le despotisme de l’homme, sous le joug humiliant et abêtissant de la routine et des préjugés.
C’était cette élite qui l’avait peu après nommée présidente du groupe parisien de la Revendication. C’étaient ces avant-courrières et ces héroïnes qui auraient dû la patronner encore aujourd’hui, soutenir sa candidature au fauteuil présidentiel du Congrès de l’Affranchissement, et exiger, imposer son élection.
Au lieu de cela on l’avait misérablement lâchée,—lâchée pour une petite avocassière qui ne faisait que d’apparaître, qui n’avait que de l’effronterie et du cynisme, pas l’ombre de talent ... Ah! c’est qu’on trouve toujours plus hardi que soi, qu’on est bien toujours le réactionnaire de quelqu’un!
«Si encore on avait fait choix d’Elvire Potarlot, été chercher la citoyenne Magloire, Katia Mordasz, Estelle de Bals ou la marquise, je comprendrais! Mais cette chipie!» s’exclamait Spartaca Bombardier en haussant avec rage et mépris ses volumineuses épaules.
Non, on n’avait pas voulu d’Elvire Potarlot. Si dévouée qu’elle fût au triomphe de l’Émancipation, si actives et ardentes que fussent ses convictions, en dépit même de sa notoriété, de la popularité qu’elle s’était acquise par ses articles, ses livres, ses conférences, sa constante et infatigable propagande, Elvire Potarlot avait peu à peu perdu, elle aussi, les sympathies de ses principales consœurs, les autres cheffesses du mouvement féministe. Celles-ci d’abord la jalousaient, à cause même de cette popularité; puis, ne pouvant leur ouvrir à toutes également les colonnes de son journal, les avoir toutes et au même titre pour collaboratrices à l’Émancipation, combien d’entre elles n’avait-elle pas froissées, que d’ennemies elle s’était faites!
On reprochait ensuite à Elvire les irrégularités, voire les scandales de sa vie privée; et les bonnes camarades, qui se montraient envers elle si sévères, avaient cependant, pour la plupart, bien d’autres poids sur la conscience, bien d’autres taches sur leur blanche hermine. Comme beaucoup d’entre elles, sinon presque toutes, Elvire Potarlot possédait quelque part un ex-mari légitime,—un monstre, qui lui avait fait souffrir le martyre, qu’elle avait planté là au bout d’une année de cohabitation, et dont elle était légalement divorcée. Mais pas de chance! De Charybde elle était dégringolée en Scylla. Après plusieurs essais, tous plus décourageants et désastreux les uns que les autres,—ces hommes, quelle engeance! quels gredins!—et par une amère ironie du sort, un cruel tour du petit dieu malin, elle s’était entichée du plus triste sire, d’un certain Émilien Bellerose, sculpteur praticien à ses heures, chansonnier comique et poète élégiaque par foucades, citoyen n’ayant en somme aucune profession stable et avouable, aucunes ressources, ni feu ni lieu, et qui non seulement vivait à ses crochets, lui mangeait à belles dents les dix mille francs de rente provenant de son patrimoine, mais encore, et pour comble et remercîment, la battait comme plâtre, dès qu’elle ne dénouait pas assez vite les cordons de l’escarcelle, la rouait de coups quotidiennement, avec ou sans motif, à la briser et la laisser sur place. Les mauvaises langues affirmaient que la présidente des Émancipées raffolait de ces raclées magistrales, que c’était sa secrète et tenace et honteuse passion. La vérité est qu’Elvire ne cherchait qu’à se dévouer, à aimer et se prodiguer; qu’ici comme ailleurs elle obéissait à sa nature généreuse et exaltée, à son impérieux besoin d’apostolat, sa fièvre de sacrifice; que plus son amant, ce misérable rufien, était décrié, honni de tous, écarté et repoussé de partout, plus il lui semblait avoir droit à sa pitié et à sa tendresse, plus elle s’appliquait à l’indemniser, s’attachait à lui, s’obstinait à tout endurer de lui, plus elle persistait à le protéger et le défendre, à demeurer son esclave et sa chose.
Comme nombre de femmes, Elvire croyait faire acte de bravoure en frondant l’opinion et s’insurgeant contre l’universelle réprobation. Et puis, au fond d’elle-même, peut-être ne lui déplaisait-il pas non plus de se dire que c’était à elle, humble représentante du prétendu sexe faible, que cet homme devait sa subsistance; que, malgré les sévices et voies de fait, en dépit de tout, c’était elle qui avait ici le rôle du fort et du mâle: cela chatouillait son amour-propre et la piquait d’honneur.
Maintes fois telle ou telle de ses amies, de ses plus intimes, avait tenté de l’arracher à cet ignominieux servage.
«C’est de l’aberration, ma chère! Si encore cet être-là vous aimait! Mais pas du tout! C’est votre argent qui le retient et qu’il convoite; il est en train de vous mettre sur la paille ...
—Baste!
—Oui, vous vous en moquez, soit! Mais, en perdant cette fortune dont vous faites si bien fi, vous le perdrez, lui, à qui vous tenez tant, je vous en préviens. Mieux vaudrait donc le quitter en conservant votre argent: c’est le bon sens, la raison qui vous le disent.
—Le cœur a des raisons ...
— ... que la raison ne connaît pas, je le sais. En attendant, vous vous déconsidérez, Elvire, vous vous déshonorez avec cet individu.
—Non.
—Si, je vous assure. Les journaux, à tout moment, font allusion à votre situation.
—Elle ne serait pas ce qu’elle est, ma situation, que les journaux en parleraient tout de même aussi méchamment, en termes aussi perfides.
—C’est possible.
—C’est exact. Ne nous occupons donc pas de toutes ces insinuations et ces misères.
—Elles vous font tant de mal, chère amie! Je suis bien obligée de vous le dire: ne vous en formalisez pas!
—Je ne me formalise pas, et je vous remercie, au contraire. Mais, à cause même de ce tort que je me fais à moi-même ...
—Oh oui!
—Eh bien, je n’en ai que plus de mérite, voilà tout!
—Ce n’est donc pas par affection, pas par amour, c’est uniquement par orgueil que vous persistez à garder près de vous ce ... monsieur?
—Par orgueil, soit!
—Orgueil bien mal placé!
—Soit encore! Mais je n’y changerai rien. Je reconnais avec vous toute l’étendue de ma faute ...
—Toute l’indignité du personnage!
—Non, pas cela, et vous avez tort de le dire. Il souffre, il est malheureux ...
—Il vous fait souffrir surtout.
—Non, c’est faux! Et j’irais encore l’accabler! Que deviendrait-il s’il ne m’avait pas? Parce que tout le monde le méjuge et se détourne de lui, vous voudriez que, moi aussi ... Oh non! non! Que ce soit par amour ou par orgueil, peu importe! Je ne le quitterai pas!»
Elvire Potarlot offrait encore à ses adversaires bien d’autres points faibles.
Par suite même de son entière bonne foi, de l’extrême sincérité qu’elle mettait à chercher ce qu’elle croyait la vérité, ses programmes étaient remplis de disparates et de contradictions; elle passait littéralement son temps à démolir ce qu’elle venait d’édifier, à brûler le soir ce qu’elle avait adoré le matin; elle se lançait dans les plus étranges exagérations, se perdait dans les hypothèses les plus folles.
Après avoir longtemps prêché l’abolition du mariage et réclamé l’union libre, la voilà qui venait de déclarer que l’union libre ne profite qu’à l’homme, que légalement elle le dispense de toute responsabilité et de toute charge envers sa compagne, et que celle-ci ne peut y trouver que déception et duperie. «Le mariage légal est encore, osait-elle écrire, ce qui, dans les conditions actuelles, protège le mieux la femme, ce qui lui assure le plus de garanties contre l’inconstance et l’abandon de l’homme.»
Mais ce n’était plus de l’émancipation, cela! C’était la continuité de l’esclavage.
«D’ailleurs, pour se marier, il faut être deux, Elvire, lui répliquaient, tout comme M. de La Palice aurait pu le faire, la citoyenne Magloire et son émule Estelle de Bals. Or, vous voyez bien que les hommes n’y tiennent plus, au conjungo, qu’ils n’en veulent plus, qu’on se marie de moins en moins: consultez les statistiques, ma chère! Faudra-t-il donc tomber aux genoux de ces messieurs, nous rouler aux pieds de ces potentats, pour les déterminer à nous épouser? Est-ce cela que vous demandez, Elvire?»
Même la recherche de la paternité, qu’elle avait naguère si ardemment réclamée et qui faisait le sujet de son premier livre, aujourd’hui elle l’estimait insuffisante, inapplicable, absolument illusoire. Voilà un séducteur qui s’expatrie: allez donc le poursuivre au Japon ou au Brésil? Et a-t-il quoi que ce soit à supporter, lui, des longs embarras et poignantes douleurs de la gestation et de la parturition? Nullement. Il s’en moque! Et si la jeune fille mise à mal meurt en couches, irez-vous, pour faire les parts égales, condamner à mort et occire son suborneur? Pourquoi le même acte, accompli en commun, est-il suivi d’effets si dissemblables? Quoi! l’un ne risque rien où l’autre met en enjeu son repos, sa santé, son existence, sans parler de son honneur, c’est-à-dire risque tout, absolument tout! Mais c’est insensé et abominable!
De là à conclure qu’il n’y aurait d’égalité entre les deux sexes que quand ils seraient réduits à un seul, il n’y a qu’un pas, et, ce pas, Elvire, avec son extrême logique et son inflexible rigueur de raisonnement, l’avait franchi.
Oui, il fallait espérer que, par une transformation inverse de celle qui s’est jadis produite et dont nous parlent les anciennes mythologies aussi bien que la Bible, le couple humain, actuellement disjoint, serait de nouveau réuni: l’androgyne de Platon reparaîtra, la côte surnuméraire sera restituée à Adam. «Aujourd’hui incomplets et se cherchant l’un l’autre, l’homme et la femme ne formaient dans le principe qu’un même être double dans sa forme, mais unique dans son consentement et son autorité; séparé en deux, postérieurement à sa création première, cet être a donné lieu à l’espèce humaine d’à présent, à ces deux types, mâle et femelle, si inégalement partagés, si différents et en si complet désaccord. Que ces deux types retournent à leur état primitif, que ces deux êtres n’en fassent plus qu’un, et l’accord renaîtra, l’harmonie régnera de nouveau, la nature humaine aura reconquis son ancienne béatitude, sa perfection d’antan et son âge d’or.»
Voilà ce qu’avec Platon et plusieurs autres cosmogonistes Elvire se disait à présent, l’avatar, la réunion et fusion qu’elle préconisait et appelait de tous ses vœux. Quand et comment s’accomplirait ce changement, comment s’opérerait cette combinaison, cela était moins facile à démêler et expliquer. Mais la science, avec ses découvertes et ses miracles, ne nous a-t-elle pas appris à ne désespérer de rien et à ne nous étonner de quoi que ce soit? Les phénomènes physiologiques démontrés par Lamarck et Darwin, les transformations de poissons en oiseaux, par exemple, ou la simple et si étonnante métamorphose d’une chenille en papillon, sans parler de l’hermaphrodisme de diverses espèces du règne animal ou végétal, ne peuvent-ils pas nous servir d’indice, nous donner le droit de croire et d’espérer?
En attendant, Elvire s’ingéniait à supprimer toute différence entre les deux éléments de l’être humain, entre l’homme et la femme; à les assimiler en tout et partout l’un à l’autre, autant que faire se peut.
D’abord, dès le bas âge, pourquoi deux éducations distinctes, deux modes d’instruction différents? Pourquoi ne pas élever ensemble et de la même façon garçons et filles? Est-ce que pouliches et poulains ne sont pas astreints absolument au même régime et aux mêmes exercices, et ne se disputent pas les mêmes prix sur les champs de courses? Voyez! Ce sont les animaux qui nous indiquent la voie et nous donnent l’exemple.
Ensuite pourquoi imposer au sexe, si sottement qualifié de faible, ces jupes traînantes, salissantes et incommodes? Pourquoi ces affreux et stupides corsets, «qui ont fait périr plus de femmes que la guerre n’a détruit d’hommes»? Pourquoi ces cheveux longs, lourds à la tête, si gênants et malsains? A quoi bon ces boucles d’oreilles, ces broches et ces bracelets, odieux signes de l’esclavage antique et toujours persistant? N’est-ce pas une honte de se décolleter, d’exhiber ses bras et ses épaules, d’étaler aux regards la moitié ou les trois quarts de ses mamelles? Est-ce que les hommes se décollettent? Non, n’est-ce pas? Eh bien alors?
Et ne trouvez-vous pas inique et inepte d’accorder toujours la priorité au masculin sur le féminin en grammaire, de toujours faire accorder l’adjectif avec le substantif mâle, quel qu’il soit? «Ces ravissantes dames, ces charmantes jeunes filles, toutes ces reines de beauté et d’élégance, ces déesses de la mode et du bon ton, et ce petit chien sont venus ...» Venus au masculin! C’est le petit chien qui l’emporte! Voilà ce qu’Elvire Potarlot, malgré ou avec toute sa science et ses brevets, ne pouvait digérer, ce qui la faisait bondir d’indignation et fulminer de colère.
«Ah! les hommes! On voit bien que ce sont eux qui ont fabriqué et promulgué les lois grammaticales comme les autres, celles du code! Tout pour eux! Un chien, un porc, un crapaud, le plus abject animal, pourvu que ce soit un mâle, passe avant nous!»
«De même, continuait-elle, nous seules sommes assujetties aux plus serviles labeurs, à toutes les répugnantes besognes de la communauté. C’est à nous, infortunées femmes, qu’échoit le rôle de cuisinière, de balayeuse, de laveuse de vaisselle; nous qui sommes appelées à être «les domestiques de ces messieurs.» S’il survient des enfants, c’est nous qui avons toute la peine de les porter, non seulement dans notre sein durant neuf mois, ce qui est déjà d’une assez flagrante et odieuse injustice, mais sur nos bras ensuite; c’est nous qui les allaitons, qui les nettoyons, qui les torchons ... Est-ce que, vraiment, la main sur la conscience, ce ne devrait pas être un peu le tour de nos seigneurs et maîtres?»
Aussi Elvire Potarlot, suivie par nombre de ses coreligionnaires, notamment par Angélique Bombardier, Stéphanie Lauxerrois, les citoyennes René d’Escars, Magloire et de Bals, ne cessait-elle de réclamer, outre l’éducation en commun des filles et garçons, ou «co-éducation», la libre accession de toutes et de tous aux mêmes emplois et aux mêmes fonctions.
«Pourquoi les femmes, que, dans votre magnanime sollicitude et votre inépuisable générosité, vous daignez admettre en qualité de scribes dans vos bureaux, ne deviendraient-elles pas aussi bien que vous, messieurs, chefs de bureau et de division, directeurs de service? Dites, messieurs, dites-le-moi donc, s. v. p.! Pourquoi les femmes ne feraient-elles pas, aussi bien que vous, des contrôleurs des contributions, des receveurs de l’enregistrement, des inspecteurs des douanes, dites? Pourquoi, tout comme vous, messieurs, ne seraient-elles pas agents voyers, ingénieurs ou architectes, médecins ou pharmaciens, avocats ou avoués, notaires ou huissiers, et ne pourraient-elles pas s’engager dans l’armée ou la marine, former, comme jadis chez les Amazones et tout récemment aux États-Unis, des régiments, spéciaux ou non, être promues colonelles, générales ou amirales? Qui les empêcherait surtout—oh! oui, surtout!—qui devrait les empêcher, sous un gouvernement dit de suffrage universel, de posséder le droit de vote? Il n’est pas universel, votre suffrage, puisque vous seuls, hommes, êtes appelés à prendre part aux scrutins, et que les femmes, sans compter les enfants, en sont exclues. C’est donc aux enfants que vous les assimilez? Et cependant ne seraient-elles pas à leur place, tout aussi bien que vous, dans les conseils municipaux et généraux, à la Chambre et au Sénat,—même bien mieux que vous très souvent, messieurs; car, pour ce que vous y faites parfois, au Palais-Bourbon et au Luxembourg!
«Et pourquoi ne choisirait-on pas parmi nous, femmes, aussi bien que parmi vous, messeigneurs, nos conseillers d’État, nos ambassadeurs et nos ministres? Pourquoi la République n’a-t-elle jamais qu’un président, et n’aurait-elle pas à tour de rôle une présidente? Ne devrait-on pas alterner? Tantôt vous, tantôt nous: ce serait justice. Mais vous ne voulez pas! La justice, ah bien oui! Est-ce que vous savez ce que c’est? Vous avez tout pour vous, l’assiette au beurre et le reste, et vous vous gardez bien de rien céder. Les femmes, est-ce que ça compte?»
Telles étaient les insidieuses et indiscrètes questions que la directrice de l’Émancipation ne cessait de poser dans son journal, les thèses qu’elle s’ingéniait à développer dans ses nombreuses conférences.
Angélique Bombardier, les citoyennes de Bals, Nina Magloire, d’Escars, Cherpillon, Lauxerrois e tutti quanti faisaient chorus avec Elvire: toutes s’époumonnaient à crier: «Sus au tyran!» à prêcher la guerre à l’homme, la haine et le mépris du mâle, qu’il fallait déposséder, détrôner et jeter à bas,—sinon émasculer et châtrer.
Car, pour beaucoup d’entre elles, il ne s’agissait plus de partage: nombre de ces dames, émules des culottières américaines, estimaient que l’homme a suffisamment régné, que c’est leur tour, à elles, de saisir le timon et agripper l’assiette au beurre tout entière.
Quant à celles qui, comme Zénaïde Crèvecœur et Amanda Lapérouse, faisaient de l’opportunisme et essayaient d’associer la religion avec les revendications féminines, elles avaient contre elles toutes les «citoyennes», toutes les émancipées—et c’était l’immense majorité—qui se réclamaient de la libre-pensée, appartenaient au radicalisme, au socialisme, communisme, collectivisme, à l’anarchie, etc. En s’obstinant à se ranger du côté de l’autorité et de la conservation sociale, à respecter les traditions us et préjugés, à ménager à tout propos Guelfes et Gibelins, Mmes Crèvecœur et Lapérouse n’avaient réussi qu’à devenir, selon le mot d’Elvire Potarlot, les deux chèvres émissaires du parti. Il fallait voir comme elle les cinglait et les houspillait dans son journal.
«Mais, malheureuses, c’est contre votre Dieu même que vous vous insurgez! Ne vous a-t-il pas dit textuellement, au début de la Genèse: «Tu seras sous la puissance de l’homme, et IL TE DOMINERA»? Comment osez-vous infliger un tel démenti, une telle insulte, à votre Dieu? Supprimez donc d’abord ce brave Père Éternel, et nous verrons ensuite à discuter et nous entendre. Encore n’est-ce pas seulement le Créateur du ciel et de la terre qu’il vous faut éliminer et lancer par-dessus bord, vous y devez jeter avec lui son Fils bien-aimé et ses meilleurs apôtres, à commencer par saint Paul, qui a écrit ceci, mes très chères sœurs:
«L’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.»
»Et encore ceci:
«Jésus-Christ a voulu que les femmes fussent soumises à leur mari comme au Seigneur, parce que le mari est le chef de la femme, comme Jésus-Christ est le chef de l’Église.»
»LE CHEF DE LA FEMME, vous entendez bien? Il ne vous l’envoie pas dire, il ne vous mâche pas ses termes, l’apôtre saint Paul.»
«Vous avez beau faire, objectait encore Elvire à ses consœurs chrétiennes, votre Église, l’Église catholique, ne vous admettra jamais, vous, femmes, sur le même pied que les hommes. Vous pouvez vous faire nonnes et devenir abbesses ou chanoinesses, vous ne serez jamais prêtres, jamais curés, pas même vicaires, a fortiori jamais évêques ni papes. C’est pour les hommes, ce nanan-là! Ce n’est qu’en Amérique, dans ce pays modèle, qu’on voit des femmes devenir pasteurs—ou pastoresses. Vous resterez donc toujours et malgré tout inférieures aux hommes; vous serez donc toujours, et quoi que vous en ayez, soumises aux hommes, comme votre Église l’est à son chef Jésus. Que venez-vous donc parler d’égalité et d’émancipation, puisque vous reconnaissez vous-mêmes implicitement que vous ne serez jamais que les sujettes et subalternes de ces pachas, leurs très dociles pénitentes, leurs très modestes, très humbles et très obéissantes servantes?»
Quant à confier la présidence du «Grand Congrès de l’Affranchissement», à défaut d’Elvire Potarlot, à la citoyenne Estelle de Bals ou à la citoyenne Nina Magloire, à la marquise de Maulmont ou à Katia Mordasz, la chose n’était pas aussi facile, malgré les nombreux mérites et tous les titres de ces dames, que le pensait Angélique-Spartaca Bombardier.
La citoyenne de Bals, qui était divorcée et mère de deux jumeaux de quatre ou cinq ans, avait l’habitude de laisser traîner de droite et de gauche ces malheureux petits gars et de les perdre. On venait encore de les trouver dans les fossés des fortifications, du côté des Prés-Saint-Gervais, quand leur mère habitait à Grenelle, et l’affaire avait causé grand scandale; toute la presse s’en était émue et avait discuté et commenté l’aventure.
«Mais c’est donc un parti pris chez vous, madame, d’égarer vos enfants? C’est une monomanie, un tic! avait dit à Estelle de Bals le commissaire de police qui l’avait mandée près de lui. Voici la quatrième fois en moins d’un an qu’on ramasse ces pauvres petits dans la rue!
—C’est de leur faute, monsieur. S’ils voulaient rester tranquilles à la maison ... Ce sont eux qui se sauvent!
—Ils se sauvent parce que vous les laissez seuls et qu’ils s’ennuient, disent vos voisins. Vous pourriez les conduire à l’école ...
—C’est ce que je fais, monsieur; mais c’est justement en sortant de l’école qu’ils me jouent ces tours-là, qu’ils décampent et vont traîner au diable vauvert!
—Les renseignements recueillis dans votre quartier constatent que ces enfants manquent de surveillance. Vous ne vous occupez pas d’eux suffisamment ...
—Je vous demande pardon, monsieur; mais j’ai mes travaux, des études à poursuivre dans les bibliothèques, mes conférences à préparer, des articles ... J’ai de graves obligations, monsieur, une mission à remplir ...
—La plus grave obligation d’une mère et sa vraie mission ne serait-elle pas, madame, de veiller sur ses enfants?»
«Il est possible qu’autrefois ce fût là le premier des devoirs maternels, mais aujourd’hui nous avons placé le cœur à droite, le foie à gauche et changé tout cela,»—aurait pu répliquer la citoyenne de Bals à ce magistrat naïf et vieux jeu.
Tant il y a que cette enquête et ces rapports de police, publiés ou analysés par les journaux, avaient procuré une assez fâcheuse réclame à ladite citoyenne, et ce n’était pas le moment de s’autoriser de son nom et de la porter au pinacle.
Nina Magloire, elle, était non seulement célèbre par la puissance de sa dialectique, mais aussi par les frasques de sa fille Georgette, surnommée Patte à Ressort, et, ce qui était pis, par ses propres et déplorables fredaines.
A son âge—cinquante-trois ans sonnés—elle n’avait pas encore dit adieu à la bagatelle et affectionnait tout particulièrement la candide jeunesse, les adolescents timides, ignares et imberbes, et s’entendait à merveille à les déniaiser et les dresser. Volontiers elle jetait son dévolu sur ses petits voisins, les fils des braves gens qui demeuraient sous son toit, les attirait chez elle, et finissait par s’attirer, à elle, les plus désagréables algarades. Le pot aux roses découvert, ce qui ne tardait jamais à advenir, les parents se fâchaient, traitaient Mme Magloire de «vieille débauchée, vieux monstre, vieille ordure,» etc., et il fallait décamper presto et aller recommencer à opérer ailleurs sur nouveaux frais. Elle ne faisait que déménager.
C’est à son propos, et après un de ces esclandres où la police même avait dû intervenir, qu’Adrien de Chantolle, sous prétexte de prendre la défense de cette Messaline hors d’âge, avait publié une de ses plus mordantes chroniques.
«Les toutes jeunes biches passent, écrivait-il, pour être spécialement recherchées des vieux cerfs: n’est-il pas juste que, par réciprocité, les antiques bréhaignes n’aient de passion que pour les daguets? O peuple inconséquent, frivole et couard! Tu sais que, de tout temps, les barbons ont couru après les tendrons, et il te chiffonne de penser que les barbettes puissent avoir un faible pour les tendresses et verdurettes. Cette chère égalité des sexes, qu’en fais-tu donc? Toujours deux poids et deux mesures alors? Toujours l’injustice et la partialité?» Etc.
Quant à Elvire Potarlot, elle avait tenu à dire, elle aussi, son mot sur ce point dans l’Émancipation, et avait carrément pris parti contre son indigne sœur d’armes, l’avait exécutée et jetée à l’eau sans pitié.
«Pas de troupeau, si sain et si blanc soit-il, qui n’ait sa brebis galeuse: nous en avions une que depuis longtemps nous connaissions, dont jusqu’ici, par dévouement à la cause commune, par solidarité, humanité et respect de nous-mêmes, dans l’espoir qu’elle s’amenderait, nous nous appliquions à dissimuler les tares; mais aujourd’hui ...»
Et elle concluait par cette brutale déclaration, où régnait du moins cet esprit de justice et d’égalité absolue qui caractérisait toujours Elvire:
«Pour nous, nous n’établissons aucune différence entre M. Paillard et Mme Paillarde. Nous les mettons l’un et l’autre dans le même sac, les clouons tous les deux au même pilori. Vieux cochons et vieilles cochonnes, il faudrait fouailler tout cela à tour de bras et sans miséricorde!»
Vlan!
Non, il n’était vraiment pas possible de nommer la citoyenne Magloire présidente du «Grand Congrès de l’Affranchissement».
Katia Mordasz, elle, si inattaquable au point de vue des mœurs, présentait d’autres inconvénients et dangers. On aurait pu passer à la rigueur sur sa qualité d’étrangère; mais ses opinions politiques et sociales étaient vraiment trop accentuées, trop inquiétantes et menaçantes. Ce n’était pas seulement l’émancipation de la femme que réclamait Katia; c’était aussi et avant tout celle de l’homme, toujours esclave, selon elle, des coteries politiciennes et de l’oligarchie financière et industrielle. «Guerre aux riches! Guerre aux puissants! A bas les oppresseurs et les voleurs!» C’étaient les cris qu’elle ne cessait de pousser dans ses articles de la Révolte.
Quant à la marquise Ida de Maulmont, le féminisme n’était pour elle qu’une toquade et une excentricité de plus, et on ne pouvait la prendre au sérieux. Elle faisait de tout, la marquise, ou plutôt faisait faire de tout autour d’elle, de la peinture, de la gravure, de la sculpture, de la littérature, de l’architecture, de l’agriculture, etc., apposait sur le tout son estampille et son blason, et finissait par s’attribuer un génie universel, par se croire une des lumières du siècle, le phare le plus éblouissant et le plus étonnant du globe et de l’humanité tout entière.
Elle n’était qu’une pitoyable agitée, qu’une démente cousue d’or et archigonflée de vanité, qui semait ses écus à tous vents et à l’aveuglette, et qu’on encensait uniquement dans l’espoir d’attirer sur soi cette manne souveraine.
Non, encore une fois, on ne pouvait élire pour présidente une telle caricature, et mieux valait la petite avocate, défenseur ou défenseuse des passe-temps grecs et dilections socratiques, maître ou maîtresse Ernestine Montgobert.
Il s’y dit de fort amusantes choses dans ce «Grand Congrès de l’Affranchissement», et l’on y entendit de bien drôlichonnes propositions.
L’une de ces dames, renouvelant une tentative faite peu auparavant à Berlin par la comtesse Bulow de Dennewitz, demanda qu’à l’avenir «l’union conjugale fût limitée à cinq ans et renouvelable pour une même période, de gré à gré».
Une autre émit le vœu que dorénavant les femmes eussent seules le droit de réclamer le divorce.
Une troisième, Mme Jeanne Oddo-Deflou, déclara qu’«imposer à la femme les soucis de la famille, du ménage et de la cuisine, c’était la détourner d’occupations plus élevées, c’était l’avilir, et qu’il fallait par conséquent supprimer le ménage et la cuisine», en attendant, sans doute, qu’on pût en faire autant de la famille. «Plus de salles à manger dans les appartements, plus de cuisines: débarrassons-nous de ces deux pièces inutiles et funestes, et, cette économie effectuée, allons tous vivre en commun au restaurant coopératif!»
«Horrible vision! répondit à cela le lendemain même l’homme de jugement et de bon sens, l’excellent journaliste qui signe Furetières. On se demande comment une femme peut froidement envisager un semblable avenir: la disparition du foyer, l’enfant élevé en dehors de la maison ... Heureusement que Mme Oddo-Deflou ne prétend pas imposer le restaurant coopératif aux ménages qui n’en voudraient pas!» Oui, elle avait cette modération et cette débonnaireté.
Une quatrième, en affirmant que «les aptitudes n’ont rien à voir avec le sexe, et qu’il ne peut y avoir ni professions exclusivement masculines, ni professions exclusivement féminines», enleva les bravos de toute l’assistance et obtint un pharamineux succès.
«C’est cela! C’est cela!
—Voilà le vrai point!
—Très bien!
—Nous y voilà!
—C’est le nœud de la question!
—Bravo! Bravo!»
«Oui, mesdames, toutes les citoyennes doivent être déclarées admissibles à toutes les fonctions et à tous les emplois publics, soit civils, soit religieux ...
—Plus de religions!
— ... soit militaires, sans exception et sans autres motifs de préférence que les capacités, l’intelligence, la science et le talent. Ainsi, tant que le service militaire sera obligatoire et indispensable, les femmes, comme les hommes, devront fournir leur contingent aux armées de terre et de mer ...
—Plus d’armées!
—Plus de guerres!
—A bas la guerre! A bas la guerre!
—C’est aussi mon vœu, mesdames, croyez le bien, mon vœu le plus cher. Mais plus d’armées, dans les circonstances actuelles, signifie plus de patries; à bas la guerre, c’est à bas la France, et, en attendant ...»
En attendant la réalisation de ce vœu si cher, ces dames pourront donc briguer le bonnet à poil du sapeur ou la canne à pomme du tambour-major, absolument comme ces messieurs seront déclarés aptes à coiffer le bonnet de nourrice et à donner le sein ou le biberon aux bébés. C’est le monde travesti et la mascarade générale.
Une autre oratrice, essayant de la conciliation, s’écria, dans un superbe mouvement d’éloquence, à l’adresse des hommes présents:
«Eh! messieurs, après tout, la différence qu’il y a entre votre sexe et le nôtre est si petite ...
—Hurrah pour la petite différence!» interrompit un des auditeurs.
Et ce fut un fou rire général.
«Vive la petite différence! Vive la petite différence!» criait-on de toutes parts.
Une dame Lambrière prit ensuite pour thème la grossièreté et la brutalité de l’homme, même de l’homme réputé bien élevé et appartenant au meilleur monde, son sauvage égoïsme en toute griève circonstance.
«Vous les avez vus, ces gentlemen, lors de l’incendie de l’Opéra-Comique! Vous les avez vus à cet autre incendie qui a fait encore plus de victimes, à l’incendie du Bazar de la Charité! Vous les avez vus, lors du naufrage du transatlantique la Bourgogne, et dans tant et tant d’autres sinistres passes! Ah! il est bien question alors de politesse et de galanterie ...
—Ah oui!
— ... bien question de flirter, flagorner et roucouler! Il s’agit de sauver sa peau, et il n’y a plus alors de chevaliers français ni autres. La bête humaine apparaît seule, sans masque, dans toute sa vérité et sa hideur. Alors gare à la femelle! Pour s’ouvrir un passage, le mâle se rue sur elle, la jette à terre, cogne et piétine dessus, l’écrase et la broie, sans scrupule ni pitié. Comptez, mesdames, combien peu d’entre nous se sont échappées de ces catastrophes! Deux ou trois contre des centaines d’hommes. Toutes les fois qu’éclate entre l’homme et nous la lutte pour l’existence, la lutte essentielle et définitive, nous sommes sûres de notre affaire, sûres, hélas!—je vous demande pardon de l’expression, elle n’est pas de moi,—sûres d’écoper. Et il en sera toujours de même ...»
Ici les applaudissements, qui avaient accueilli les débuts du laïus et s’étaient çà et là prolongés, commencèrent à se transformer en murmures.
«Elle se moque de nous, celle-là!
—Ce n’est pas une féministe!
—C’est un faux frère!
—Une fausse sœur!»
Mme Lambrière continua:
«Et il en sera toujours de même, chères amies; du côté de la barbe est et demeurera toujours la toute-puissance ...
—La toute-puissance physique, la force matérielle et brutale!
—Mais l’autre? Il y a autre chose ici-bas que la violence!
—C’est comme le roseau pensant de Pascal ...
—Il y a le droit! le droit qui doit toujours primer la force!
—Mais qui est lui-même, au contraire, fréquemment opprimé, répliqua l’oratrice. C’est la force qui règne, qui règne partout, parce qu’elle est la force, quia nominor leo ...
—Ce n’est pas ici, en tout cas, qu’un tel langage devrait se produire, interrompit la présidente Montgobert; vous l’avez toutes compris, mesdames ...
—Oui! oui! Assez! assez!
—L’ordre du jour!
—Nous n’avons que faire d’une apologie de la force, continua la présidente. C’est justement pour protester contre elle et contre ses abus que nous sommes réunies.
—Protestez tout à votre aise, repartit Mme Lambrière, mais tant que vous n’aurez pas tonifié et transformé vos muscles ni vu friser vos moustaches, ce sera comme si vous flûtiez ...
—Mais, madame, votre place, encore une fois, n’est pas ici! clamait la présidente. Vous vous êtes trompée: c’est dans un congrès anti-féministe qu’il faut aller ... Vous constatez vous-même quel tollé soulèvent vos paroles ...
—Ce sont les intérêts des femmes que je défends, leurs véritables intérêts; c’est le vrai féminisme. Qu’elles cessent cette lutte contre les hommes, lutte déplorable et funeste pour elles surtout, pour elles seules peut-être ...
—Assez! assez! A la porte!
—Pour qui nous prend-elle donc?
—Plutôt mourir ...
—L’ordre du jour! Assez!
—Croyez-moi, attendez que la barbe vous soit poussée, répétait Mme Lambrière. Vous n’êtes pas de taille ...
—A la porte!
—Dehors! L’ordre du jour!
—Oui! Oui! Assez! L’ordre du jour!»
Une autre harangue, due, celle-là, à une habitante du quartier où se tenait le Congrès, à la femme d’un ouvrier serrurier, causa encore une plus vive sensation parmi l’auditoire. Aussitôt juchée à la tribune, cette femme, large et solide matrone, haute en couleur, et qui répondait au nom de Cambournac, s’exprima tout rondement de la sorte:
«Vous n’avez pas honte de venir ameuter la foule et faire du boucan dans une rue convenable comme la nôtre, vous, des femmes instruites, des dames bien? Vous ne pouviez pas rester auprès de vos maris et de vos gosses? Ah! vous n’en avez pas? C’est donc ça! Vous ne voyez donc pas qu’avec vos jolies théories, vous dégoûtez les hommes du mariage? Mais oui! Il n’y a pas à dire: mon bel ami! C’est comme ça. On ne se marie plus! Vous faites prendre les femmes en grippe aux hommes; ils n’en veulent plus: ils croient qu’elles vous ressemblent toutes! Oh! vous pouvez crier! J’ai meilleur gaviot que vous, et je vous damerai le pion! Je vous dirai ce que j’ai sur le cœur, toutes vos vérités ... Si c’est pas malheureux! Des femmes encourager tant qu’elles peuvent la débauche et la prostitution, travailler tant et plus à la misère et à l’avilissement de leur sexe! Mais oui, vous ne faites que ça! Vous ne faites que les affaires des gourgandines et des toupies! Aux femmes comme vous, qui ne prêchent que la haine et la guerre dans les ménages, qui ne parlent que d’émancipation, de protestation et de révolte, les hommes préfèrent de plus en plus les femmes comme elles, les traîneuses et les rouleuses. Ça les embête moins, et ça les dégoûte moins surtout! Vous avez tué l’amour, tué le mariage, démoli la famille, remplacé la vraie femme par la cocotte d’occasion ... Vous avez beau piauler et clabauder, je vous dis que je continuerai! C’est grâce à vous qu’il y a aujourd’hui plus de pouffiasses que jamais, et au plus grand rabais possible, pour rien! Voilà votre œuvre! Elle est propre! Il y a des hommes ici, acheva la digne madame Cambournac, en montrant du doigt les quinze ou vingt journalistes qui, tassés sur les premiers bancs de gauche, assistaient de près à cet intermède et se délectaient à cette catilinaire imprévue;—eh bien, si j’étais que d’eusse, je vous chasserais d’ici une à une, à coups de pied dans le bas des reins, et je vous conduirais toutes en file indienne jusqu’à la Salpêtrière ou à Sainte-Anne, pour qu’on vous y enferme et qu’on mette fin à vos sottises, à vos dégâts et vos crimes.»