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Émancipées

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VII

Angélique Bombardier ne tarda pas à trouver de quoi se distraire et se consoler de son échec à la présidence du Grand Congrès de l’Affranchissement.

Elle avait toujours aimé le monde, aimé les réceptions, les dîners priés, raouts, fêtes et bals. Elle tenait salon, surtout depuis son veuvage, survenu comme sonnaient ses trente ans, et se vantait de voir défiler à ses mercredis, dans son entre-sol de l’avenue Marceau, toute l’élite de la gent politique. Son voisin, ami et vieux complice Magimier, député de Seine-et-Loire, marchait, bien entendu, en tête du cortège.

Malgré ses prétentions égalitaires et ses viriles aspirations, en dépit surtout de son débordant embonpoint et de ses quarante-huit printemps, Angélique n’entendait pas abdiquer ses privilèges féminins et accueillait toujours avec jubilation, avec ivresse, les hommages, prévenances et petits soins du sexe laid et oppresseur. Son mot, ce cri du cœur qu’elle se plaisait à pousser encore maintenant, à l’aube de la cinquantaine: «Il faut qu’une femme sache toujours rester jeune et jolie! Restons jolies, mesdames! Restons jolies!» était connu de tout Paris et faisait hausser de pitié les épaules aux intransigeantes comme Katia Mordasz et Elvire Potarlot.

«Cette vieille folle!» disait volontiers celle-ci en parlant d’Angélique.

Toujours par monts et par vaux, toujours à remuer, sautiller et se trémousser, toujours avenante, souriante, engageante, insinuante, la bouche en cœur et les yeux en coulisse, toujours à faire la jeune et l’enfant, l’ingénue et la sylphide, la guêpe, la libellule et le papillon, l’énorme et gélatineuse Bombardier ne s’était jamais séparée, depuis quinze ans qu’ils se connaissaient, du député de Seine-et-Loire. Elle avait, dès le début, jeté le grappin sur lui, et, bon gré mal gré, ne l’avait plus lâché. Il était sa principale force, son plus fort atout, et un tel avantage fait passer sur bien des inconvénients. Elle n’avait garde de se montrer exigeante ni jalouse et lui laissait tout à son aise la bride sur le cou: il lui suffisait de savoir qu’elle le tenait, qu’elle l’avait là, au bout de cette bride ...

Ce n’était pas par enthousiasme pour l’émancipation féminine et par dévouement à cette noble cause que Léopold Magimier s’était si bien laissé prendre et continuait à vivre dans les rêts de l’obèse Angélique; oh non! et en tournant jadis ses vues vers elle et lui lançant le mouchoir, il avait obéi, force est bien de l’avouer, à des considérations tout à fait dépourvues de noblesse et d’idéal, absolument prosaïques, terre à terre et grossières.

Jamais les femmes comme Elvire, Katia et autres éthérées ne se douteront de la puissante influence que les curiosités charnelles, les sensuels appétits, la basse et vile matière, pour tout dire en un mot, exerce sur l’esprit de l’homme,—de l’homme en complète maturité notamment, possédant, avec le moins d’illusions possible, toute la plénitude de sa vigueur, de son intelligence et de sa raison,—et sur les causes de l’attraction qu’il éprouve pour telle ou telle représentante du beau sexe.

En dehors de la question de mariage et par conséquent de dot, ces misérables hommes n’apprécient guère que les charmes physiques, ou, plus exactement, certaines qualités plastiques. Le plus souvent ce n’est pas, comme se l’imaginent volontiers les petites pensionnaires, de grands yeux bleus fendus en amande, un front pur, des lèvres de corail, une oreille «délicieusement» ourlée, etc., qui séduiront un expert routier d’amour, non; ce sont de préférence les beautés cachées, les formes corporelles, qui l’attirent; ce sera une courbe de hanches bien accusée, un pied finement cambré, le relief d’une épaule, un corsage proéminent, rempli de promesses, qu’il tiendra, quoiqu’il ait peine à les contenir.

Voilà ce que reluquent et recherchent les connaisseurs. Libre à vous, vaporeuses créatures, célestes dames, angéliques damoiselles, Bradamantes et Clorindes enchanteresses, chérubins et séraphins égarés sur ce globe fangeux, libre à vous de détourner la tête, vous indigner, et les traiter, ces monstres d’hommes qui ont poussé la corruption et l’infamie jusqu’à installer partout, en tous pays, ouvertement et publiquement, pour leur usage et déduit, des maisons closes, clapiers, claques, musicos, lieux d’honneur, bateaux de fleurs, maisons de thé et autres sérails,—libre à vous de les traiter de dégoûtants personnages, d’êtres immondes et vrais pourceaux: c’est ainsi, et je vous assure bien que la connaissance de la thérapeutique ou de la jurisprudence, de la philologie, de la paléontologie ou du calcul différentiel, la pratique même des immortels principes du féminisme moderne et le glorieux titre d’«Émancipée», n’ont, pour ces ignobles hères, vos indignes et abjects mâles, qu’un très médiocre attrait. L’un d’eux, qui passe pour avoir eu quelque esprit et qu’on s’est plu de son temps à appeler «la colonne de l’Église, le guide des prédicateurs, le cinquième évangéliste», l’a remarqué,—et je vous demande la permission de gazer un tantinet la franchise de langage de ce saint homme, aujourd’hui démodée: «Une bonne paire de f..... a plus de pouvoir que toutes les philosophies du monde.» Un autre pieux et génial écrivain, le grand Pascal, nous a avertis de son côté, comme pour confirmer l’omnipotence de ces matériels et périssables charmes, que «si le nez de Cléopâtre eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé».

Tant il y a que ce sont précisément les copieuses rondeurs, fermes alors, très élastiques, résistantes et rénitentes, d’Angélique Bombardier,—ces rondeurs si justement et parfaitement qualifiées d’appas dans notre savoureuse langue,—qui éveillèrent chez Magimier d’immodestes mais très légitimes désirs, et l’acoquinèrent aux jupes de la florissante veuve.

Elle essaya bien d’abord, et malgré son amour de l’émancipation, de se faire épouser par son adorateur, mais Magimier n’entendait pas de cette oreille: quel que fût son culte pour les belles femmes, il leur préférait son indépendance, et disait très sensément que, «des belles femmes, on en retrouve toujours; tandis que, la liberté une fois perdue, une fois troquée contre les chaînes de l’hyménée, c’est le diable pour la recouvrer».

M. le député de Seine-et-Loire était d’ailleurs un esprit absolument pratique, essentiellement personnel, qui avait su faire reculer, selon le mot de Chantolle, les bornes de l’égoïsme et du j’m’enfoutisme.

Si le personnage n’était pas vivant et bien connu, on pourrait le croire inventé de toutes pièces et défectueusement construit, le déclarer fabuleux et apocryphe, invraisemblable et inadmissible. Et pas du tout: Léopold Magimier a non seulement existé, existé en chair et en os, mais il est toujours de ce monde: petit bonhomme vit encore. Il a même des Sosies, de nombreux Sosies.

Magimier, sauf des cas très rares, ne répondait jamais à une lettre, ne maniait jamais la plume: ça l’ennuyait, et il n’aimait pas à être ennuyé, M. le député de Seine-et-Loire. Ceux qui le connaissaient et étaient au courant de ses habitudes et de sa paresse ne se donnaient pas la peine de lui écrire; les autres ... apprenaient à le connaître.

«Mais je vous ai adressé trois lettres!

—Je n’ai rien reçu.

—C’est prodigieux! Trois lettres, je vous dis! Trois lettres!

—Je ne conteste nullement.

—Inouï! Insensé! On n’a jamais vu ... Vous êtes sûr de vos concierges?

—Comme de moi-même.

—Alors c’est la Poste! Il faut bien que ce soit elle!

—Probable!

—Elle n’en fait jamais d’autres! En voilà une administration! Et cependant nous payons, nous payons très cher! C’est pitoyable! C’est lamentable!

—A qui le dites-vous!

—Trois lettres! Oh!! Vous allez, j’espère bien, aviser le ministre, vous plaindre vertement!

—Vous pouvez y compter. Dès qu’il arrivera en séance, je le saisis au passage et ...

—Si vous l’interpelliez?

—Cela vaudra mieux encore, vous avez raison. Une interpellation corsée, carabinée!»

Ah! elle avait bon dos, la Poste! Ce que Magimier lui faisait supporter, ces tas et ces monceaux de lettres égarées en étaient la preuve.

Souvent même il ne prenait pas la peine de lire les missives qu’il recevait.

«A quoi bon? C’est toujours la même balançoire! Des demandes d’appui ou d’argent, des démarches à faire, des apostilles à donner ... un tas d’embêtements!»

Il se contentait de décacheter les enveloppes, de s’assurer qu’elles ne renfermaient aucune valeur,—car enfin, on ne sait pas!—puis, séance tenante, flanquait tous ces grimoires au panier ou dans le feu. C’était le moyen qu’il employait pour liquider son courrier, se mettre à jour, quand il revenait de voyage notamment,—procédé commode, expéditif et radical, cher à plus d’un homme d’État, paraît-il, au cardinal Dubois, entre autres, nous conte Saint-Simon.

Magimier était un sage; il avait appris à se désintéresser de tout, de tout sans exception, ou plutôt avec une seule et unique exception: les petites femmes. Ah! de ce côté-là il restait vulnérable et ne s’en cachait point.

Jamais on ne le voyait à un enterrement; il se dérobait à toute corvée, toute chose triste, ne faisait que ce qui lui plaisait, n’était sur terre que pour se distraire, s’égayer, jouir et s’amuser.

Encore aurait-il pu—ce qui lui eût été bien facile!—prendre un secrétaire, pour dépouiller sa correspondance et y répondre! Il l’avait essayé, au début de sa vie politique, puis y avait renoncé, ou, plus exactement, c’étaient ses secrétaires qui tous successivement l’avaient abandonné et lâché. A défaut de pécune et en échange de leur temps et de leurs services, ces jeunes gens auraient voulu obtenir quelque aubaine,—on n’a rien pour rien ici-bas,—être recommandés à un ministre, pourvus d’un peu de manne administrative, indemnisés par un brin d’avancement, une miette de gratification; mais rien! Magimier, qui n’avait pas la main large et se refusait à leur allouer la moindre rétribution, ne faisait aucune démarche en leur faveur et se contentait de les berner de promesses. C’était son fort, les promesses, et il était passé maître en la matière. En eût-il fait, des démarches, qu’elles seraient demeurées sans résultat: dans tous les ministères, chez tous les chefs de personnel, dans toutes les antichambres gouvernementales ou bureaucratiques, partout, on savait que Magimier ne tenait à rien, se fichait de tout, et on le traitait en conséquence.

Comment, diable, le département de Seine-et-Loire avait-il pu s’affubler d’un tel représentant, aussi discrédité, aussi insouciant, désinvolte, sans gêne et inutile? Comment, trois fois de suite, Magimier avait-il pu être réélu dans son arrondissement? On le connaissait cependant bien là-bas, on savait ce qu’il valait.

C’est qu’il avait la chance, dans cet arrondissement, de ne compter que deux ou trois agglomérations relativement peu importantes; la grande, l’immense majorité de ses électeurs était composée de gens de la campagne, de braves paysans, madrés et retors comme des huissiers normands sur les affaires d’intérêt, mais complètement indifférents à toute querelle de parti et toute discussion politique. En Seine-et-Loire, principalement dans l’arrondissement de Magimier, on n’était pas pour la République ou pour la Royauté, pour le boulangisme, le socialisme, le communisme ou l’appel au peuple, pour les radicaux ou les modérés, les progressistes ou les conservateurs: on n’y entendait goutte, à tout cela, et on n’avait nul désir de s’y entendre: on était pour la bolée.

La bolée, rien de plus.

C’était le candidat qui faisait défoncer le plus de tonneaux de cidre et débiter le plus de tasses ou bolées de ce breuvage qui était élu.

Dès le principe, Magimier, si ladre qu’il fût, avait donné carte blanche à tous les aubergistes et cabaretiers de sa circonscription, et cela suffisait. C’était Magimier qui payait, il était de toute justice qu’on votât pour Magimier. Aujourd’hui, comme du temps des Grecs et de tout temps,

Le véritable Amphitryon Est l’Amphitryon où l’on dîne.

Que de moyens d’ailleurs, de ficelles et de trucs, possédait ce diable d’homme pour enjôler son monde, embabouiner et entortiller ses électeurs, capter leurs voix et leurs bonnes grâces! Que de tours il avait dans son bissac, le mâtin! On se rappelle encore à X***, où il avait acheté une maison de campagne et se réfugiait l’été, l’histoire des bottes, des bottes à l’écuyère, qu’il offrit, un matin de scrutin, à tous les électeurs de la commune.

L’extraction de la tourbe est la principale industrie de X***, et les tourbiers de l’endroit, au nombre d’environ deux cent soixante, n’ont pas de dépense plus utile et préférée, de plus grand luxe, que l’achat de fortes chaussures, de hautes bottes imperméables.

Léopold Magimier avait un frère cadet, tanneur et marchand de peaux, chez qui il trouva moyen d’acheter, quasiment pour rien, tout un stock de fortes bottes à genouillères, dites bottes à l’écuyère. Dans sa grandeur d’âme, il s’était dit qu’il pourrait faire profiter de l’aubaine ses chers électeurs de la commune de X***, que cela ne lui nuirait point dans leur estime, que c’était même vraiment les prendre par leur faible; et il les invita, en conséquence, à vouloir bien se présenter chez lui le dimanche matin, avant de se rendre «aux urnes».

Ce fut un des principaux entrepreneurs tourbiers, le petit père Cloarec, qui se présenta le premier, et la première paire de bottes qu’il essaya lui allait comme un gant.

«Oh! j’ vous disons bin merci, m’sieu not’ député!

—Non, pardon! interrompit Magimier en retirant des mains du bonhomme une des deux bottes qu’il se disposait à emporter. Inutile de tant vous embarrasser dès aujourd’hui; n’en prenez que la moitié.

—La ... la moitié?

—Oui; vous reviendrez chercher l’autre botte demain matin. Cela me procurera l’occasion de vous revoir, mon brave Cloarec. Vous savez combien je suis heureux de m’entretenir avec vous?

—Ah! m’sieu l’ député! Et moi donc! Que ... qu’ nous sommes donc tous ... touchés ... et fiers!... Alors demain?

—Demain matin je compte sur votre visite, cher ami. En d’autres termes, crut devoir ajouter plus explicitement le madré candidat, qui peut-être n’avait pas pleine confiance dans l’intellect de son interlocuteur,—en d’autres termes, et si vous le voulez bien, mon bon Cloarec, nous attendrons, pour compléter la paire, que les résultats du vote soient connus.»

Les électeurs de X***, qui n’avaient pas envie de demeurer un pied chaussé et l’autre nu, votèrent tous comme un seul homme pour leur ingénieux et «généreux bienfaiteur». On recueillit même dans l’urne un bulletin de trop: il y avait 314 votants, et l’on retira 315 bulletins, tous au nom de Magimier. L’un de ces dévoués et zélés suffragants, dans la crainte de ne pas «compléter» sa paire de bottes, avait jugé prudent de voter double.

La seule chose dont on aurait pu s’étonner, c’est que Magimier, qui n’était pas un sot, consentît à grever son budget de ces dépenses, uniquement pour aller s’asseoir dans l’hémicycle du Palais-Bourbon. Il faut croire que ça l’amusait, car le plaisir, encore une fois, l’épicurisme et la rigolade était la seule considération à laquelle il obéît jamais.

De même, il faut bien admettre qu’il trouvait quelque agrément à se faire le porte-parole des révoltées et émancipées, car, sans cela, bien sûr, il ne se serait pas mêlé de leur cause. Il ne pouvait cependant guère espérer de rencontrer chez elles les attraits de l’innocence et de la jeunesse: toutes, presque toutes, avaient dit adieu au printemps et aux illusions; toutes, presque toutes, professaient pour la grâce,—cette qualité souveraine et essentielle de la femme,—pour la coquetterie, l’élégance, la propreté même, selon la commune remarque de Frédéric Soulié et de Jules Janin, dans leur monographie du Bas-Bleu, le plus absolu mépris: on abandonnait aux poupées mondaines et demi-mondaines ces soins superflus et ces stupides prétentions. Mais, autour de ces profondes politiciennes, de ces éminentes philosophes, de toute cette légion de femmes supérieures, il y avait toujours quelque revenant-bon à glaner, quelque jeune nièce mal surveillée, curieuse et polissonne, des couples de fillettes mal élevées, dévoyées, déjà perverties: c’était sur elles sans doute que Magimier se payait de sa peine, de ce côté qu’il récoltait ses menus profits.

Elvire Potarlot, qui ne cessait de réclamer pour son sexe le droit de vote et d’éligibilité politiques, qui avait étudié son Magimier et le connaissait à fond, déplorait de voir la défense du féminisme confiée à d’aussi indignes mains.

«Il nous déshonore, cet homme! s’exclamait-elle souvent. C’est Mme Bombardier qui nous l’a amené, l’a intronisé ... Ah! quand nous siégerons à la Chambre! quand ce sera nous! Ah! quand les femmes pourront être députés! Ah!»

C’était son refrain, à cette bonne Elvire, le remède qu’elle proposait et qui, selon sa conviction et sans aucun doute, devait suffire pour faire disparaître de ce monde toute souffrance, toute misère et imperfection.

«Ah! quand les femmes auront pris place dans le Parlement, quand aucune loi ne sera élaborée sans elles, promulguée sans leur assentiment!»

Ce sera l’âge d’or, l’Éden sur la terre! Plus de guerres d’abord! «Nous ne laisserons pas massacrer nos fils!» Plus d’enfants abandonnés, car plus de filles séduites: tout séducteur sera énergiquement poursuivi, et, à moins qu’il n’ait gagné les pampas du Brésil, les steppes de la Russie ou les glaces polaires, appréhendé au corps, ramené sur le théâtre de ses forfaits et condamné à des dommages-intérêts,—qui seront sérieux, je vous prie de le croire.

Saluant cette aurore prochaine et la triomphale entrée d’Elvire au Palais-Bourbon, un de ces poètes badins, qui n’ont de respect pour rien, s’était amusé à lui décocher une plaisante ballade, dont chaque strophe se terminait par ce vers incandescent et folichon:

Je couvre de baisers ton corps législatif.

Pour hâter ce grand jour et aider à cette ineffable ivresse, Magimier avait déposé sur ce qu’on nomme le bureau de la Chambre une proposition de loi tendant à accorder à toute citoyenne les mêmes droits politiques et autres qu’à tout citoyen, et il s’était ainsi attiré les compliments et remercîments de la directrice de l’Émancipation, s’était presque réhabilité dans son estime.

«Je ne me fais aucune illusion sur le résultat de notre tentative, lui avait-il répliqué. Ce sera repoussé ...

—Ça ne fait rien! riposta énergiquement Elvire. Nous aurons planté un jalon!

—Plantons le jalon!

—Ça poussera une autre fois, au lieu d’être repoussé! Nous aurons, en tout cas, tracé la voie à celles qui nous succéderont!»

Deux collègues du député de Seine-et-Loire, ses deux voisins de pupitre, lui avaient offert de signer avec lui ledit projet de loi.

«Mais à une condition?

—Laquelle?

—C’est que, si les citoyens ne sont éligibles qu’à partir de vingt-cinq ans, les citoyennes ne le seront que jusqu’à cet âge-là. Nous les voulons jeunes, nos futures collègues: vous entendez, Magimier?

—J’entends bien, paillards que vous êtes. Mais, s’il vous plaît de n’avoir pour collègues dames que de frais tendrons, croyez-vous que celles-ci ne sauront pas vous rendre la monnaie de votre pièce et n’exigeront pas à leur tour que leurs collègues hommes soient pourvus comme elles de tous les attraits et de la vigueur de la prime jeunesse? Ce serait de bonne guerre!

—Ah! vous pensez?

—Pourquoi toujours deux poids et deux mesures? continua Magimier. Pourquoi toujours pour vous, brigands de mâles, l’assiette au beurre?

—Mais, ma parole! exclama l’un de ces honorables, on jurerait entendre Elvire Potarlot en personne! Ce sont les même arguments, les mêmes expressions, la même ...

—Je m’en vais vous le dire, pourquoi, mon bon Magimier, interrompit l’autre, bien que vous le sachiez ou le sussiez tout comme moi, sinon mieux. C’est que les brigands de mâles, comme vous les appelez, restent mâles au milieu des neiges mêmes de la vieillesse; tandis que la femme, qui, aux abords de la cinquantaine, double le cap de la ménopause ... Vous savez ce que c’est que la ménopause, Magimier? En d’autres termes, nous sommes toujours hommes, et il vient un moment où la femme n’est plus femme. Est-ce compris?

—Farceur!

—En fait de farceurs, c’est bien vous ...

—C’est bien vous, Magimier, qui tenez la corde!

—Ah! vieille ficelle!»

Il est à présumer cependant que les petites distractions et galantes rémunérations que tirait M. le député de Seine-et-Loire de ses rapports avec les saintes et apôtres du féminisme ne pouvaient lui suffire, car la société de Salomon à laquelle il avait l’heur et l’honneur d’appartenir ne comptait pas de membre plus actif, plus pratiquant et plus exigeant.

Tout amateur expert et grand appréciateur qu’il était des «belles femmes», des «royales beautés», à la fois puissantes de gorge et de hanches et minces de taille, et dont, selon son ingénieuse comparaison, le chiffre 8 offre l’emblème exact, il se montrait surtout fervent partisan de la variété, du changement. Si son ami Brizeaux, le sénateur d’Indre-et-Var, autre Salomonien assidu et convaincu, partageait l’espèce féminine en deux catégories: femmes d’été et femmes d’hiver, lui, toujours mû par l’amour du progrès, était peu à peu arrivé à la partager en trois: les Junons et Cybèles étaient affectées à la froide saison, où les vastes et lourdes nappes de blanche chair vive n’ont rien qui puisse effrayer ni gêner; les sveltes Néréides et légères Sylphides convenaient à l’époque de la canicule; pour les températures intermédiaires, le printemps et l’automne, les femmes intermédiaires, c’est-à-dire ni trop grasses ni trop minces, mais dûment proportionnées et congrûment entrelardées, lui semblaient tout à fait acceptables et comme indiquées.

C’est sans doute en vertu de ces savants principes, et pour fêter les chaleurs estivales récemment écloses, que Léopold Magimier était allé faire connaissance avec Mme Clara Peyrade, la maigre hétaïre ex-normalienne, qui, trois mois auparavant, avait pris place auprès de lui, à l’heure de l’apéritif, sur une terrasse du café du boulevard Montmartre.

Oui, une après-midi de juin qu’il se sentait voltiger sous le crâne certaines galantes velléités, et, résolu à les calmer, consultait sa liste salomonienne, le petit tableau horaire des clientes ou associées dressé par Roger de Nantel, il se dit tout à coup:

«Tiens! Si j’allais voir cette maigriote aux grands yeux noirs, qui a tant bavardé l’autre jour à côté de moi et gardé si bon souvenir de Brother Jonathan? C’est une idée! Et c’est aussi le moment ou jamais: 28 degrés centigrades à l’ombre!»

Il se rendit donc rue de Maubeuge, à l’adresse indiquée sur le catalogue, et trouva Mme Clara installée dans un minuscule appartement situé au troisième étage et garni de meubles de pacotille loués au mois.

Bien qu’elle ne se rappelât nullement la rencontre du café, elle accueillit ce visiteur comme une ancienne et intime connaissance, et Magimier, pour l’intriguer et lui persuader qu’on s’était déjà vu, n’eut, au cours de l’entretien, qu’une allusion à faire, une insidieuse et ironique question à lui darder:

«Et alors, ma chatte, tu te proposes toujours de retourner prochainement à Chicago?»

Clara, qui était assise sur sa chaise longue, sauta en l’air, comme si un serpent lui eût soudain mordu le talon.

«Tu te moques de moi! Ah! je savais bien que nous nous connaissions, que j’avais déjà eu l’honneur ... Alors tu te souviens des excellentes impressions que j’ai rapportées d’Amérique? Je t’en avais déjà parlé?»

Magimier, qui n’avait rien perdu des confidences échangées naguère entre Clara et son pays Léonce, secoua la tête en signe d’assentiment.

«Tu as fait des clubs, n’est-ce pas? dit-il.

—Ah! je t’ai raconté cela? Tu te rappelles? Oui, j’ai fait des clubs là-bas. Quel métier! Et, pour te payer ma fiole, tu me demandais si je n’allais pas retourner bientôt chez ces sauvages-là? Elle est bonne! Ah! mon cher, j’aimerais mieux me flanquer dans la Seine tout de suite! J’aurais à choisir que je n’hésiterais pas une seconde.

—Cependant on gagne de l’argent en Amérique: c’est une compensation.

—On en gagne, soit! mais tout est dix fois plus cher qu’ici. En sorte que, au bout du compte, on finit par être plus pauvre ... Et puis, vois-tu, ah! quels mufles que ces types-là! s’écria brusquement Clara, qui se plaisait toujours à résumer par ce mot son opinion sur le sexe fort en général et sur les Yankees en particulier. Quels sales mufles! Pas l’ombre d’éducation! Pas l’ombre de tact et de délicatesse! Moi, n’est-ce pas, qui ne me monte pas le coup, qui sais très bien que je ne suis qu’une fille, que je n’ai pas le droit de faire la mijaurée et la fine gueule, eh bien, il me semble avoir passé ces deux années-là,—les deux ans que j’ai vécu chez eux,—au milieu d’une bande de fous ou d’une troupe de bêtes fauves. Et, tiens, à propos, sais-tu comment ils les traitent, les fous, dans leurs hôpitaux?

—Il paraît qu’ils ont très peu de fous furieux.

—Ils n’en ont pas du tout, et ce n’est pas malin, avec le système qu’ils emploient, ce qu’ils appellent la contrainte chimique.

—Joli nom!

—Ils les droguent à mort, leurs aliénés; ils les gavent de morphine, d’opium, d’iodure, pour les calmer.

—Ce n’est pas bête.

—Oh! toujours pratiques, eux! Pas de gêneurs, pas de temps à perdre! Tu verras qu’ils en arriveront à faire abattre, comme des bestiaux ... Ah! à eux le pompon pour les abattoirs! A Chicago notamment il y a ceux d’Armour and Co ... C’est merveilleux!

—Connu ... de réputation!

—Oui, ils arriveront à faire abattre leurs vieillards, leurs impotents, leurs malades ... Et par humanité, note bien! C’est par humanité qu’on se débarrassera d’eux, puisqu’on les débarrassera du même coup, tous ces malheureux, de leurs incurables misères et du fardeau de l’existence. A quoi bon, voyons, les laisser souffrir inutilement? Dans l’intérêt de ces infortunés, dans leur intérêt seul, ne vaut-il pas mieux les supprimer? Et les supprimer d’un seul coup, faire instantanément cesser leurs douleurs, n’est-ce pas l’idéal? N’est-ce pas ce que conseillent et réclament la pitié, la charité et le bon sens même? Aussi d’éminents économistes de ce pays neuf et sans préjugés se sont faits les interprètes de ce vœu évangélique, et proposent, sinon de ne plus avoir d’hôpitaux, du moins de ne plus recevoir dans ces établissements certaines catégories de malades, de ne plus soigner, et par conséquent ne plus entretenir et prolonger les affections chroniques, la phtisie, la paralysie, les cancers, etc. De force ou par persuasion, on tuerait, on «électrocuterait» tous ces affligés, tous ces raseurs; ce qui permettrait non seulement de réaliser des économies considérables de temps et d’argent, mais présenterait l’énorme et inappréciable avantage d’empêcher la contagion.

—Je suis au courant de ces théories anglo-saxonnes, dit Magimier.

—Je pense bien, je ne t’apprends rien de nouveau. Ce que je t’en dis, c’est, uniquement pour te prouver que ces gens-là ont d’autres mœurs que nous, d’autres principes, une autre morale; c’est comme une autre race d’hommes, une autre espèce que la nôtre.

—A moins que ce ne soit notre propre espèce qui s’est perfectionnée là-bas, l’humanité de l’avenir? Eh oui! c’est de ce côté que le monde marche!

—Oh! tais-toi! lança Clara. Si nous devons ressembler à ces cocos-là, autant disparaître!

—C’est ce qui aura lieu. Nous disparaîtrons, sois tranquille, nous leur céderons la place!

—En attendant, ce n’est pas encore chez nous qu’on trouve des clubs de suicidés ... Oui, des gens, des jeunes filles surtout, qui se réunissent, et chaque mois on tire au sort celle qui doit abandonner cette vallée de larmes et se faire périr, et chacune s’exécute à son tour ...

—Des folles!

—Et celles qui ont fondé l’«Académie des femmes sans sexe»? Une certaine mistress Godwin ayant prétendu que la femme est appelée à partager avec l’homme toutes les fonctions sociales, mais qu’elle en est empêchée aussi bien par sa faiblesse musculaire que par le développement de ses seins et de ses hanches ...

—Ce n’est cependant fichtre pas cela qui les gêne d’ordinaire! murmura Magimier.

—Eh bien, les adeptes de mistress Godwin, qui sont nombreuses et abondent surtout à Boston, s’appliquent à se faire maigrir et à acquérir du nerf ... Des folles encore, vas-tu dire! Mais il y en a, comme cela ou autrement, des quantités, de ces toquées, là-bas! Et celles qui se battent en duel? Et celles qui ont fondé le club des non mariées, The Anti-chair-warming Society ...

—Tu parles anglais?

—Je ne te dirai pas que j’ai inventé la méthode Robertson, mais ...

—N’as-tu pas d’ailleurs fréquenté une école normale? N’avais-tu pas fait autrefois encadrer tes brevets?

—Quelle mémoire! Tu es étonnant, ma parole! Mais oui, je les ai encore là, sous verre, dans ce tiroir; mais je ne les exhibe plus: pas besoin de se faire moquer de soi, ou de perdre des clients ... Eh bien, ce club des filles à marier fonctionne dans le Connecticut; les jeunes misses, pour en faire partie, doivent prendre l’engagement formel de refuser toute visite d’un célibataire qui, après la troisième entrevue, n’aura pas sollicité l’honneur de demander leur main: mariage ou boycottage. Trois entrevues, pas davantage! Sais-tu ce que les garçons du pays ont fait et comment ils ont répondu à cette mise en demeure? Ils ont contre-boycotté les boycotteuses, ils sont allés chercher femmes ailleurs, voilà tout.

—C’était tout naturel.

—Et celles qui se mettent en loterie? Oui, à un dollar le billet! J’en ai vu comme cela plusieurs ...

—De façon à se constituer une dot?

—Évidemment! Toujours pratiques, toujours le dieu dollar! Mais quels mariages! Ça n’existe même plus, le mariage, là-bas, autant dire; ce n’est plus qu’une plaisanterie, dont ces demoiselles sont les premières à s’amuser. C’est à qui d’entre elles, par exemple, fera célébrer son union à la plus grande altitude possible, et alors la cérémonie a lieu en ballon ou au sommet d’une montagne. D’autres, au contraire, luttent pour la profondeur, et descendent dans des souterrains ...

—Insensé!

—C’est ce que je te dis: c’est fou! Des toquées, des détraquées, toutes, ou peu s’en faut, et des détraquées égoïstes, féroces. Nous en avons des échantillons par celles qui viennent en Europe faire leurs farces.

—Effectivement!

—Si je te disais que j’ai vu à Derby, dans ce même État de Connecticut, une grand’mère de cinquante-neuf ans épouser son petit-fils, son propre petit-fils, âgé de vingt ans? Pourquoi ce mariage? Uniquement pour que la fortune des deux conjoints ne sortît pas de la famille. C’est une autre façon de la comprendre, la famille, encore une fois, une autre morale ... Un petit fils qui épouse sa grand’mère, ça ne les choque pas; la loi ni la décence n’ont à intervenir. Du reste, était-ce bien sa grand’maman? Il ne s’en doutait peut-être pas. On ne s’y reconnaît plus, puisqu’on divorce là-bas comme on veut et autant qu’on veut, pour un oui ou un non, illico, séance tenante; et je ne sais pourquoi ces dames et messieurs s’obstinent à garder encore un semblant de cérémonial nuptial. Ils ne tarderont pas, j’aime à le croire, à s’en défaire, avec les hôpitaux, les malades et le reste. Beaucoup de particuliers même ne prennent plus la peine de demander le divorce et se remarient aussi souvent que le cœur leur en dit: tel gentleman possède ainsi, toutes bien vivantes, une demi-douzaine d’épouses, qu’il pourrait qualifier de légitimes; réciproquement, quantité de gentlewomen ont tout un stock d’époux ... Autant, mon Dieu, faire le métier que je fais: on ne profane aucun culte au moins! Il est vrai que leurs cultes, à eux,—ils en ont je ne sais combien!—s’accommodent de toutes les bizarreries, de toutes les dérisions et les extravagances. As-tu jamais vu un homme, en même temps qu’il fait enterrer sa femme, faire célébrer son mariage avec une autre? J’ai vu cela à Huntington, dans l’État de Virginie. Le service funèbre s’achevait à peine, que le veuf alla offrir son bras à une cousine de la défunte, puis, s’approchant du pasteur, lui dit: «Pendant que vous y êtes, vous seriez bien aimable de nous marier? Ça nous épargnerait la peine de revenir ...»

—Ça nous ferait gagner du temps.

—C’est cela! Time is money, toujours!

—Et le pasteur?

—Il a procédé très bénévolement à l’office nuptial; puis le mari s’en est allé conduire au cimetière le corps de sa première femme, en compagnie de la seconde qu’il venait d’épouser.

—Impayable!

—Avoue que ces citoyens-là n’ont pas la caboche faite comme nous! Jamais un Français, un Européen, n’aurait l’idée macabre de faire coïncider son remariage avec les obsèques de sa défunte moitié: il attendrait un peu. En supposant qu’il se montrât aussi impatient, ce serait le prêtre qui s’opposerait à une pareille comédie, les assistants qui protesteraient ... Là-bas, cela semble tout naturel: on est accoutumé à toutes les excentricités et extravagances imaginables. Avant tout il faut éviter de se déranger, n’est-ce pas? Les affaires sont là qui s’imposent, vous talonnent! Business! Business! C’est le mot d’ordre. Make money, faites de l’argent: voilà leur devise. Elle justifie tout. Des sauvages, vois-tu, ces faiseurs d’argent, tous ces trappeurs, ces cow-boys, ces flibustiers! Des cannibales qui s’éclairent à l’électricité ...

—Et se crient: «Allô! Allô!»

—C’est cela même! Je t’avais déjà dit ça? Tu possèdes une mémoire!

—Comparable seulement à la dent que tu as contre l’oncle Sam.

—Une rude dent, c’est vrai! Vous, les hommes, avec du quibus dans vos poches, vous vous en fichez! Vous allez partout. Mais une femme sans le sou, obligée de turbiner ... Ah! là là! Quel pays! Je t’ai ennuyé avec toutes mes histoires, ajouta Clara en voyant Magimier prendre son chapeau et se diriger vers la porte; excuse-moi, mon gros; mais, quand on me met sur ce chapitre ...

—Tu ne m’as nullement ennuyé, répliqua Magimier, au contraire!

—C’est par politesse que tu me dis cela, par galanterie ... Eh bien, c’est ce que ne ferait jamais un Yankee! Jamais de formes, avec eux; jamais de gracieuseté, de courtoisie, de galanterie! Tout ce qui est urbanité et sociabilité, lettres closes pour eux! A quoi bon? C’est perdre son temps ... Mais voilà que je recommence! Au revoir, mon chéri! A bientôt? Ne sois pas si longtemps!»


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