Émancipées
IX
Son déjeuner terminé, au lieu de se diriger, comme de coutume, vers le Crédit international et d’aller reprendre sa besogne, M. le chef de bureau Jourd’huy s’achemina pédestrement vers le ministère des Finances. Il avait, dans la matinée, téléphoné à son ami Sambligny qu’il désirait lui parler, lui fournir des renseignements sur M. Marius Lacrouzade, le futur époux de sa belle-sœur Irène, et l’on s’était donné rendez-vous pour l’après-midi dans le cabinet de M. de Sambligny.
Ils étaient mauvais, ces renseignements, très mauvais, en dépit des convictions et affirmations de Mlle Irène Rousselin. Non seulement Marius Lacrouzade passait pour un employé peu zélé et des plus médiocres, mais on le disait joueur, dépensier et endetté.
N’ayant jamais eu cet agent sous ses ordres, ne le connaissant que de nom et de réputation, Hector Jourd’huy, toujours méthodique et scrupuleux, avait tenu à contrôler ces bruits, et il s’était adressé pour cela au chef du personnel, qui lui avait obligeamment donné communication du dossier Lacrouzade.
Loin d’être à la veille de recevoir sa nomination de «Préposé aux titres», comme le déclarait superbement Irène, Marius Lacrouzade était sous le coup d’une mise en disponibilité, sinon d’une révocation pure et simple.
Il avait la passion des courses, des paris et tripotages qui en résultent, et sa moralité et sa probité étaient entachées de soupçons, sa réputation avait reçu de sérieux accrocs.
Lorsque Jourd’huy eut exposé à Sambligny ces très fâcheuses particularités, tous deux, comme sanction et conséquence, décidèrent qu’il fallait à tout prix détourner Irène de ce mariage, l’empêcher de commettre une telle sottise.
«Mais si elle y est butée, ce ne sera pas facile!
—Et je crains bien qu’elle ne le soit! répliqua Sambligny. Elle m’a annoncé son mariage d’un ton si résolu, d’une manière si péremptoire et catégorique, que je doute fort qu’on puisse l’amener à changer d’avis maintenant. Elle a dû trop s’avancer, s’engager avec ce garçon ...
—Quel âge a-t-elle?
—Ce n’est plus une enfant, malheureusement; elle ne se laisse plus conduire, manier et façonner, ah! fichtre non! Elle a trente-trois ans.
—Rien à faire! Rien à faire avec les vieilles filles! conclut Jourd’huy, qui avait décidément une dent contre cette catégorie féminine. Toutes, vous le savez comme moi, toutes, des malades, au fond; toutes, des névrosées, des détraquées, des hystériques, sinon physiquement, du moins au moral. Ça se plaint toujours, ça ne sait jamais ce que ça veut, ça n’est jamais deux minutes de suite dans le même état. Vous les voyez gaies comme Pérot, débordant de joie, riant aux éclats; puis, crac! deux secondes après, changement de front total: plus un mot, on fait la moue, on se renfrogne, on grogne ... Et sans motif, sans l’ombre d’un motif! Rapportez-vous-en donc à des êtres de cet acabit! Et fausses, hypocrites, menteuses, ah! menteuses! avec délices! Je me méfie toujours des vieilles filles, mon cher, je vous l’ai avoué déjà, c’est un principe ...
—Je me souviens.
—Ou plutôt un résultat de l’expérience ... De même, tenez, Sambligny, de même que j’évite de passer trop près d’une maison dont on répare la toiture, car on y court toujours risque d’attraper quelque tesson de tuile sur la caboche, de même je me tiens toujours à distance de ces demoiselles de la confrérie de sainte Catherine: gare aux tuiles!
—Eh! eh! En effet!
—Une fille de trente-trois ans, à qui une occasion de se marier se présente ...
—Ne la rate pas, c’est évident, n’eût-elle, pour être saisie, cette occasion, qu’un seul et unique cheveu!
—Parfaitement! Donc, tout ce que nous dirons à votre belle-sœur, et rien, ce sera pareil et identique.
—Au contraire même, mon ami. C’est justement parce que nous essayerons de la dissuader de ce mariage, qu’elle s’y entêtera ... par esprit d’opposition! C’est toujours, ainsi que nous le remarquions il y a quelques mois, c’est sempiternellement l’histoire de la mère Ève et du serpent. «Il t’est défendu de manger de ce fruit; c’est ta perte, c’est la perte de tes fils et de tous tes descendants!» Et c’est précisément pour cela, parce que c’est défendu, parce qu’il ne faut pas le faire, sous peine de commettre un crime et une gaffe, que Mme Ève s’empresse de cueillir la pomme et de la croquer. Voilà la femme! Et les vieilles filles sont pires que femmes en la circonstance!
—Les malheureuses! soupira Jourd’huy. Car elles sont à plaindre avant tout ...
—Et elles rendent malheureux tous ceux qui les entourent!
—Pas moyen de leur faire jamais comprendre leurs intérêts, jamais entendre le moindrement raison! Ah! comme on s’explique bien qu’elles soient toutes, ou la plupart du moins, la proie des rastaquouères, des flibustiers et aventuriers! C’est toujours sur ces êtres faibles,—qui se croient très forts, bien plus malins que tous les hommes réunis!—sur ces créatures isolées et d’autant plus dépourvues de soutien et d’appui qu’elles n’en veulent point et sont convaincues de n’en pas avoir besoin, inexpérimentées et irréfléchies, impressionnables, nerveuses et fantasques, que tous les chevaliers d’industrie jettent le grappin et font leurs meilleures prises. Que de fois, mon cher, j’ai regretté qu’on ne pût interdire de toute gestion, dans leur intérêt uniquement, toutes ces pauvres filles, toutes ces femmes seules ...
—Évidemment, dit Sambligny, ce serait leur rendre grand service, les sauver de toutes les griffes qui les menacent, et où, un peu plus tôt, un peu plus tard, elles finissent par choir. Quant à mes deux belles-sœurs, jusqu’à présent elles ont été à l’abri de ces mésaventures. Elles ne possèdent du reste que très peu de chose, chacune quatre ou cinq milliers de francs, qui leur sont venus l’an passé d’un héritage. Elles m’ont fait l’honneur de me consulter sur le placement de ce petit magot, et, d’après mon conseil, ont acheté des obligations de la ville de Paris. Je ne pense pas que, de ce côté, il y ait le moindre danger. C’est le côté mariage qui me préoccupe, qui m’inquiète. Mon devoir de parent ... je ne dirai pas de chef de la famille: ces dames et demoiselles ne nous reconnaissent plus ce titre ...
—Toutes émancipées!
— ... Mon devoir de parent, de frère aîné, m’ordonne de mettre Irène en garde contre une union d’aussi fâcheux augure, et je sens bien que non seulement j’échouerai, mais encore que je la froisserai, me l’aliénerai ...
—Voulez-vous que je lui parle? interrompit Jourd’huy. Peut-être venant de moi ... En tout cas, vous ne paraîtriez pas, vous ne seriez pas directement en cause, et elle ne pourrait avoir, par suite, aucun grief contre vous.
—Je vous remercie et j’accepte votre offre, cher ami, répliqua Sambligny. Dites-lui nettement et énergiquement ce que vous pensez de ce Lacrouzade, comment il est coté par ses chefs, ce qu’il vaut et ce qu’il est.
—Je le lui dirai, n’ayez crainte.»
Effectivement, le lendemain matin, sans différer, Hector Jourd’huy envoya à Mlle Rousselin, par son gardien de bureau, une «Note», où il la priait de vouloir bien passer à son cabinet pour communication urgente; et, s’autorisant des relations qu’il avait avec son beau-frère et de l’intérêt qu’il lui portait, à elle, il lui dévoila la conduite et les antécédents de son collègue et fiancé Marius Lacrouzade.
«Il vous a menti, mademoiselle, permettez-moi de vous le déclarer tout crûment, il vous a menti en vous annonçant qu’il allait obtenir de l’avancement, être promu «Préposé aux titres». C’est de la fantasmagorie toute pure, de la farce!
—Mais, monsieur, insinua Irène, M. Lacrouzade ne ... ne m’a pas ... pas dit cela ... Non!
—Comment, non? se récria le chef de bureau, interloqué. Mais vous l’avez répété à votre beau-frère!
—Non, monsieur; je n’ai rien dit de semblable. J’ai bien parlé du service des Titres, où M. Lacrouzade est attaché ... et c’est sans doute ce qui a amené la confusion ... mais «Préposé», non ... On aura mal compris.»
«Nous voilà dans les ergoteries, tartufferies et escobarderies, grommela le chef de bureau; nous allons patauger!»
«Soit! Il y a eu malentendu, mademoiselle, reprit-il. Mais M. Lacrouzade n’en reste pas moins un garçon très peu digne d’estime, un fort piètre sujet, paresseux, désordonné, déconsidéré, criblé de dettes ... Vous ne saviez sans doute pas cela, lorsque vous lui avez promis votre main? Je ne me trompe pas: vous la lui avez bien promise? Vous avez bien annoncé à votre sœur, Mme de Sambligny, votre mariage avec M. Marius Lacrouzade?
—Oui, monsieur, j’ai ... je ... je le lui ai annoncé, balbutia Irène, que les questions nettes et précises de M. Jourd’huy ne laissaient pas d’embarrasser.
—Et vous êtes bien fiancée à ce monsieur? Il y a bien promesse de mariage entre vous et lui?
—Mais ... oui ... j’ai ... accepté ...
—Eh bien, mademoiselle, si vous m’en croyez, vous en resterez là, et il n’y aura rien de fait. N’allez pas plus loin, je vous y engage! Mieux vaut ne pas se marier, croyez-moi, que de se mal marier, d’épouser un individu qui ne peut que faire le malheur de votre existence. Quelle que soit votre envie d’avoir un mari, un intérieur ...
—Monsieur, je ... non ...
—Vous n’y tenez pas? Alors tant mieux, tant mieux! Il vous sera plus facile de rompre. Mais rompez, mademoiselle, rompez sans hésiter, je vous le conseille, je vous y exhorte!
—Je vous remercie, monsieur ... Je vous remercie bien de ce que vous ... Je ne pensais pas que M. Lacrouzade ... J’en suis toute ... tout étonnée ... Mais, monsieur, reprit Irène, d’une voix toujours incertaine et bégayante, si M. Lacrouzade était un ... un malhonnête homme, l’administration ne l’aurait-elle pas révoqué?
—Si les administrations révoquaient tous les employés qui ont des dettes, qui fréquentent les brasseries et les champs de courses, ou qui n’arrivent pas toujours à l’heure exactement et abusent des congés, elles sacrifieraient bien des jeunes gens qui peuvent s’amender et ne font que jeter leur gourme.
—C’est peut-être le cas de M. Lacrouzade ... si vraiment ce que ... ce que vous dites est aussi ... aussi grave ...
—Je n’ai rien inventé, rien exagéré, mademoiselle. Pourquoi inventerais-je? riposta Jourd’huy avec sa franchise et sa brusquerie de langage habituelles. Que vous épousiez ou que vous n’épousiez pas M. Lacrouzade, qu’est-ce que cela peut me faire, à moi, voyons? Réfléchissez! C’est par amitié pour M. de Sambligny que je vous ai priée de venir et que je vous signale le péril qui vous menace. Personnellement, je n’ai rien à y voir et m’en fiche! C’est vous seule, retenez-le bien, qui êtes intéressée là-dedans. Vous me dites que M. Lacrouzade pourra se corriger, qu’il y a de l’espoir ... C’est ce que je ne crois pas du tout. En vous parlant de jeunes gens tout à l’heure, j’entendais des employés de vingt à vingt-cinq ans, vingt-six ans, vingt-huit ans; mais M. Lacrouzade en a trente-quatre révolus. Il n’a plus de gourme à jeter: c’est évacué depuis longtemps. Je ne vous ai pas dit non plus qu’il fût un malhonnête homme; non, ce n’est pas tout à fait cela, quoique ça y ressemble fort. Si l’administration en était sûre, si elle l’avait pris la main dans le sac, elle ne l’aurait évidemment pas conservé une minute de plus; mais, si grandes que soient les présomptions, il y a doute,—et l’inculpé bénéficie de ce doute. On le surveille, par exemple, on le guette, on le tient à l’œil;—et il est bien rare, bien rare que les présomptions tardent à se confirmer, le doute à se transformer en une certitude flagrante. En d’autres termes et en résumé, outre les écarts et le désarroi de sa vie privée, M. Lacrouzade est un employé suspect; c’est comme un fruit véreux: il n’est pas encore pourri, mais cela approche; ce n’est pas encore une canaille, mais c’est déjà presque un chenapan. Vous saisissez la nuance?
—Oui, monsieur.
—Eh bien, encore une fois, mademoiselle, on n’épouse pas quelqu’un dans ces conditions-là!»
Le résultat de cet entretien fut, en partie du moins, tel que l’avaient auguré MM. de Sambligny et Jourd’huy, et il ne dépendit pas d’Irène qu’il ne fût en tous points et d’un bout à l’autre conforme à ces prévisions.
Persuadée que cet avertissement ne lui avait été donné par M. Jourd’huy qu’à l’instigation de sa sœur Jeanne et de son beau-frère, c’est à ceux-ci qu’elle s’en prit, eux qu’elle accusa de vouloir contre carrer et empêcher coûte que coûte son mariage.
Elle alla faire à ce sujet une scène des plus violentes à Jeanne, lui reprochant de s’être entendue contre elle avec son mari.
«Moi?
—Oui, toi! C’est toi qui l’as poussé à aller trouver M. Jourd’huy!
—Jamais! Je te le jure!
—M. Jourd’huy me l’a dit. Ce n’est pas la peine de nier!
—Il t’a dit que c’était moi?...
—Que c’était vous deux, ton mari et toi, qui l’aviez chargé de me prévenir.
—C’est un peu fort!
—Oui, c’est un peu fort que vous ayez toujours la rage de me jeter des bâtons dans les roues et de vous mêler de ce qui ne vous regarde pas! Est-ce que je ne suis pas libre? Est-ce que je ne suis pas assez grande personne pour savoir ce que j’ai à faire? S’il me plaît de me marier, moi?
—Je n’y mets pas obstacle.
—C’est peut-être pour m’y aider que vous me lancez M. Jourd’huy dans les jambes?
—Je ne t’ai rien lancé du tout. Tu m’ennuies, à la fin!
—Vous avez beau faire! Je me marierai, là! Je me marierai malgré vous, malgré tout le monde!
—Eh! marie-toi tant que tu voudras, et ne me romps pas le tympan davantage!»
Hélas! non, elle ne se maria pas, la pauvre Irène.
Si, au physique, Marius Lacrouzade, avec son élégante prestance, son teint mat et ses yeux noirs si brillants et si caressants, présentait de très appréciables qualités, au moral il était bien tel que l’avait dépeint M. Jourd’huy, et les administrateurs du Crédit international avaient grandement raison de le tenir pour suspect et de n’attendre qu’une occasion pour se débarrasser de lui. Il connaissait sa triste réputation, il se savait menacé, se sentait perdu, et c’est ce qui le poussa sans doute à brusquer les choses.
Il avait persuadé à Irène qu’il était de leur intérêt de s’occuper de commerce, d’acheter un magasin de papeterie et journaux, qu’ils pourraient aisément gérer, tout en continuant leur service administratif.
«J’ai une sœur qui viendra vivre avec nous et tiendra le magasin pendant nos heures de bureau. Ce sera très commode, lui avait-il assuré, très lucratif aussi. On vend tant de journaux maintenant. Il n’est personne qui n’en achète, et souvent plusieurs.
—C’est vrai, répondait Irène.
—Nous nous lèverons de bon matin pour le pliage et la vente ... la grosse vente, qui sera terminée avant notre départ pour «la boîte», et nous serons de retour à cinq heures pour la vente du soir. J’estime qu’en douze ou quinze ans au plus, surtout avec des goûts modestes comme les nôtres, nous aurons gagné de quoi nous retirer,—sans parler de la pension de retraite proportionnelle à laquelle nous aurons droit et que nous n’aurons garde de laisser perdre. Les propriétés ne coûtent pas cher chez moi, dans la campagne, entre Aix et Marseille. Pour quelques milliers de francs nous aurons notre affaire, et nous irons vivre là-bas, heureux comme des rois dans leur castel, ou plutôt comme deux tourtereaux dans leur gentil nid de mousse. Voilà mon rêve!»
C’était aussi celui d’Irène Rousselin. Chose singulière, et pourtant des plus communes chez les natures de cet acabit: autant elle se montrait soupçonneuse, fermée, mésavenante, acariâtre, revêche et intraitable à l’égard des siens, autant, vis-à-vis des étrangers, elle était confiante et crédule, gracieuse, enjouée, souriante et charmante.
Elle buvait comme lait toutes les bourdes, blandices et impostures que lui débitait ce farceur de Marius. Elle admirait et adorait ce verbeux et astucieux bellâtre, elle raffolait de lui. Toutes ses espérances, son bonheur, son avenir reposaient maintenant sur ce triste sire, qu’elle estimait d’autant plus, élevait d’autant plus haut, que chacun, à commencer par M. Jourd’huy, porte-parole de M. et Mme de Sambligny, l’abaissait davantage et le méprisait comme la boue.
Toujours l’esprit de contradiction.
Quand son idole lui annonça qu’il avait «trouvé leur affaire,—une occasion magnifique et inespérée, qu’il serait regrettable, à jamais déplorable, de laisser échapper: un superbe magasin de librairie et papeterie à céder pour 10,000 francs, dans un quartier riche, central et des mieux fréquentés, avenue de l’Opéra», elle s’empressa, sans même qu’il eût besoin de formuler la moindre demande, de mettre à sa disposition tout l’argent qu’elle possédait, cinq mille et quelques cents francs.
Et le lendemain Marius Lacrouzade avait levé le pied.
Par sa fuite, le misérable réussissait à faire d’une pierre trois coups: il s’affranchissait de tous ses tracas administratifs, qui lui avaient d’ailleurs rendu la place intenable; il se débarrassait d’une future épouse, qu’il n’avait jamais eu l’intention de prendre; et enfin il ne partait pas les mains vides, il s’en allait lesté de toutes les économies, de tout le petit pécule de la vieille fille.
«Vous êtes sur terre, mesdemoiselles,—n’oublions pas!—vous êtes sur terre pour être exploitées, dupées et grugées par les gredins de notre espèce!» pouvait-il s’écrier, conformément aux prédictions des deux amis, Jourd’huy et Sambligny.
La malheureuse Irène ne résista pas à cette catastrophe, dans laquelle sombrait son plus cher, son unique espoir, ce beau rêve,—le dernier qu’il lui était raisonnablement permis de faire,—qui l’avait tant passionnée, possédée tout entière, auquel elle avait tout sacrifié, et n’aurait demandé qu’à sacrifier encore davantage. Sa raison aussi y sombra; et un soir de juillet, après une de ces lourdes et orageuses après-midi, si propices aux détraquements cérébraux, Hector Jourd’huy vint informer Sambligny d’un scandale, d’un nouveau scandale, plus grave que les précédents, causé par Mlle Rousselin dans les bureaux du Crédit international. Elle s’était mise soudain à crier et à chanter, puis à arracher ses vêtements; elle réclamait ses parures et ses bijoux, appelait ses femmes de chambre, se prétendait tout à la fois reine de France et impératrice de Russie. Il avait fallu aviser sur-le-champ, et recourir au commissaire de police. Deux infirmiers, mandés d’urgence, étaient venus la chercher ...
Irène Rousselin, heureusement pour elle, ne survécut pas longtemps à ce désastre: cinq mois après, elle mourait à l’hospice de la Ville-Evrard, où elle avait été internée.
Était-ce avec l’intention d’essayer à son tour de conquérir un mari que Corentine, la sœur cadette de Jeanne et d’Irène, s’était mise à économiser et thésauriser? Tant il y a qu’elle menait une existence des plus chétives et se privait sur tout.
Comme ses deux aînées, comme Irène principalement, elle avait le caractère le plus bizarre et le plus inégal, le plus déconcertant et le plus horripilant qu’on pût imaginer, un de ces caractères que l’expert chef de bureau Jourd’huy comparait «à ces climats disgraciés, où l’on ne passe jamais deux jours de suite sans voir un orage éclater et la pluie et l’ouragan se déchaîner».
Corentine, institutrice adjointe dans une école communale de Paris, avait une marotte: c’était de croire et de répéter sans cesse que, seules, celles de ses collègues qui n’affichaient aucune pruderie et distribuaient généreusement leur tendresse à MM. les inspecteurs, obtenaient de l’avancement. Moins il y avait de réserve et de pudibonderie, plus la distribution était large, aisée et copieuse, plus, par suite, affirmait-elle, l’avancement était important et rapide. Elle narrait, à ce propos, les anecdotes les plus typiques et les plus probantes, si probantes, si scandaleuses, que souvent son beau-frère, Armand de Sambligny, l’arrêtait, refusait d’y croire:
«Pas possible, Corentine! Tu exagères!
—Nullement, nullement, je t’assure! J’ai parfaitement vu la directrice dans les bras de l’inspecteur.
—Comment aurais-tu pu voir cela? Ce n’est pas dans la classe, je suppose! On se cache, on prend ses précautions en pareil cas.
—Et ils se cachaient aussi! Ils croyaient bien avoir pris leurs précautions! Ils les avaient mal prises, voilà tout. Ils étaient tous les deux, lui et elle, renfermés dans le bureau de la directrice; c’était le soir, et leurs ombres se projetaient sur le rideau de la porte vitrée. On apercevait très distinctement Mme Bellefigue la tête appuyée sur l’épaule de M. Chantegrive, se pressant et se blottissant contre lui, et les baisers qui se succédaient ... Tableau tout à fait édifiant! Eh bien, c’est triste à dire, Armand, mais ce sont celles-là qui sont toujours les mieux notées, ce sont celles-là seules qui arrivent! Pourvu qu’elles ne soient pas trop laides, laides à repousser, tu comprends bien? et n’aient aucun scrupule, aucun sot préjugé, en d’autres termes, aucune moralité et aucune pudeur, elles sont sûres d’être parfaitement cotées et promptement récompensées.»
«C’est drôle! se disait Sambligny. Telle est aussi l’opinion de Jourd’huy. C’est exactement ce qui se passe dans les grands magasins, dans les bureaux, les ateliers, partout ... comme s’il suffisait de mettre des hommes et des femmes ensemble, de l’étoupe près du feu, pour que ça s’enflamme!»
«Mais, quand on veut rester honnête comme moi, continuait l’infortunée Corentine en redressant fièrement sa petite tête d’oiseau, toute ronde et osseuse, et en affermissant son binocle sur son nez pointu, son long nez en bec de cigogne,—on en subit les conséquences! Oh! je ne me plains pas, Armand, crois-le bien! Tu n’en doutes pas non plus, Jeanne? Si je voulais ... Mais enfin cela fait rager tout de même! Les moins honnêtes, les moins bien, les plus perverties, si vous préférez, sont celles qui réussissent le mieux; il n’y a de chance que pour elles!»
Trop dépourvue de charmes physiques pour inspirer jamais la moindre passion, provoquer le plus faible désir, mais ne se rendant pas compte, bien entendu, de ce manque d’attraits et de cette totale insignifiance, gardant au cœur bien des amertumes et des déboires, d’inguérissables blessures, Corentine avait fini par se rejeter vers l’argent, par faire de l’avarice son péché mignon et sa constante pratique.
Elle habitait à un sixième étage, dans une mansarde à tabatière, se nourrissait de pain et de fruits ou de charcuterie, ne buvait que de l’eau, et entassait sou à sou tant qu’elle pouvait. Y avait-il, à son école, une corvée supplémentaire dont on ne savait qui charger? Elle était là, elle, toujours de loisir, toujours disposée, toujours à l’affût d’une obole à gagner. Elle avait de même trouvé quelques leçons particulières pour ses soirées, ses jeudis et ses dimanches, et, avec les bribes d’héritage qui lui étaient échus, avait réussi à amasser déjà une douzaine de mille francs. L’argent, le seul dieu qui n’ait pas d’athées, avait pour elle un incomparable et capiteux prestige. A notre époque plus que jamais, songeait-elle, l’argent, c’est tout: c’est l’indépendance, c’est la sécurité, c’est la force, l’autorité, le bonheur,—c’est tout! Et peut-être ajoutait-elle tout bas: «C’est un mari!» Car cela s’achète, les maris: il suffit d’y mettre le prix.
Dans sa maison, au-dessous d’elle, demeurait un commis de banque, un petit juif, avec qui, par l’entremise de la concierge, elle était entrée en relation.
«Ah! il a un rude flair, le père Sakaël! lui avait un jour conté Mme Pipelet. En voilà un qui est futé, qui s’entend en finances, dans tous les micmacs de bourse, qui en possède, des tuyaux! Ah! c’est superbe! Les youpins, voyez-vous, mamzelle Rousselin, ils ont ça dans le sang; ils ont le nez, quoi! le nez de marque, le nez fait pour ça! comme les habillés de soie, sauf votre respect, ont le groin fabriqué pour déterrer les truffes. Et ce qu’il en déterre, M. Sakaël! Ah! un lapin, ce youpin! Un maître renard!
—Pour peu que vous continuiez, toute la basse-cour, aussi bien que la ménagerie, va y passer, interrompit Corentine en souriant.
—On ne saurait lui décerner trop d’éloges, mamzelle, on ne saurait trop prôner ses mérites. Figurez-vous qu’hier il m’a fait gagner trois cents francs! Le mois dernier j’en avais déjà palpé cent trente.
—Comment cela? demanda aussitôt Corentine, l’œil brasillant de convoitise.
—Il m’avait acheté, voilà quinze jours, dix actions des mines d’or d’Aqua-Tinta. Hier il m’a dit: «Faut vendre ça, m’ame Pipelet, ça ne montera pas plus haut.—Vendez, que j’ lui réponds!» Moi, je le laisse faire, vous concevez? Il est autrement ferré ... Malin comme un singe, que j’ vous dis, le père Sakaël! Alors il a vendu, et j’ai trois cent et des francs de bénef.»
Quelques semaines plus tard, Mme Pipelet annonçait à Corentine un nouveau gain, dû encore à l’habileté et au «nez» de M. Sakaël. Cette fois, la brave fille n’y résista plus. «Si je pouvais avoir ma part du gâteau!» se dit elle avec une frémissante impatience.
«Est-ce que ce monsieur consentirait?... demanda-t-elle à la concierge.
—A quoi, mamzelle?
—A faire pour moi ce qu’il fait pour vous? J’ai quelques économies: s’il pouvait me les faire fructifier ...
—Je veux bien lui en toucher deux mots. Je ne crois pas qu’il refuse: il ne cherche qu’à obliger le prochain, qu’à rendre service à tout le monde, M. Sakaël. Ah! c’est un chouette particulier, la perle des locataires!»
Selon les prévisions de Mme Pipelet, le petit père Sakaël voulut bien se charger d’indiquer à Mlle Rousselin quelques «bétites blacements afantageuses».
«Buisque fous fous indéressez à cette cheune bersonne, montame Bibelet! Engeanté de fous être acréaple!»
Comme sa sœur Irène, de navrante mémoire, Corentine préférait les lumières des étrangers, les avis et «tuyaux» d’une concierge ou d’un voisin, à ceux de sa famille, aux conseils et aux recommandations de son beau-frère, dont le titre de chef de bureau au ministère des Finances annonçait cependant quelque expérience en la matière et aurait dû lui valoir un peu de considération.
Mais non; il suffisait que ce fût son beau-frère, sa famille; il suffisait que le bon sens et la raison fussent de ce côté, pour que Corentine, à l’exemple d’Irène, n’en voulût point et passât sur-le-champ à l’autre bord. Il est vrai de dire aussi qu’elle était en ce moment brouillée—encore! mais la vie est faite pour cela!—avec sa sœur Jeanne.
Ah! les vieilles filles! «Toutes, des entêtées, des aveuglées, des névrosées, des détraquées, des folles! comme le répétait si volontiers Hector Jourd’huy. Toutes, des malheureuses! Toutes, plus qu’aucune autre descendante de la mère Ève, destinées à subir l’inexorable et indéfectible loi proclamée par Jehovah, la sentence sans appel: Tu seras sous la puissance de l’homme; toutes, livrées à l’exploitation et à l’oppression, à la tyrannie, la perfidie, et au mépris des fils d’Adam!»
Il n’y avait pas trois mois que le complaisant petit père Sakaël s’était chargé de faire «vrugdivier» les économies de Corentine Rousselin, lorsqu’un beau soir il ne rentra pas au logis. Le lendemain non plus, le surlendemain pas davantage.
Qu’est-ce que cela signifiait?
Pas n’est besoin de le dire, n’est-ce pas?
Mme Pipelet courut à la maison de banque où le plus habile des financiers avait dit qu’il travaillait: il y avait des années qu’il en était sorti.
Dans sa chambre, que le commissaire de police fit ouvrir, on ne trouva plus que le lit,—une couchette d’acajou pas trop mauvaise,—une table-toilette tout éclopée, un fauteuil éventré, et, au fond d’un placard, une paire de vieilles bottes, qui semblait dater de l’invasion des Cosaques et du retour de nos rois légitimes «dans les fourgons de l’étranger». Tout le reste avait été déménagé, s’était envolé, sans que Mme Pipelet y eût vu autre chose «que du feu», selon ses propres paroles.
Elle en fit une maladie, la pauvre chère dame: maître renard, le plus lapin des youpins, lui avait vidé tout son bas de laine, soutiré jusqu’à son dernier centime.
«Je me suis même fait avancer quatre cents francs par la propriétaire ... C’est ce brigand-là qui m’y a poussée! Il me cornait sans cesse aux oreilles ses achats de mines de ... de je ne sais quoi! des Rio-Valusio ... Valerio ... C’était si avantageux! Une si superbe occasion! Des bénéfices considérables! Et sans le moindre danger! Et pataci et patalaut’! Ah! Seigneur mon doux Jésus! qu’il y a donc de la canaille en ce bas monde!»
Quant à Corentine Rousselin, ruinée comme sa concierge, dépouillée de son cher magot, de ce qui était son sang, son âme et sa vie, elle n’y résista point. Un soir, elle se calfeutra dans sa mansarde, alluma un réchaud de charbon ...
Et son âme indignée s’enfuit en gémissant chez les ombres.