Émancipées
X
Mme Bombardier continuait à se consoler de son échec à la présidence du Grand Congrès Féministe et à oublier la cruelle humiliation que lui avaient si traîtreusement infligée ses collègues, sœurs d’armes et bonnes amies.
Cette consolation, elle l’avait trouvée près d’elle, dans un charmant jouvenceau, qui lui était comme à point nommé et tout exprès tombé du ciel. C’était le neveu de son intime mais bien inconstant et infidèle complice, de Léopold Magimier, le député de Seine-et-Loire. Il était le fils de ce tanneur et marchand de peaux, qui, en fournissant naguère à son frère aîné, candidat électoral, un stock important de bottes à l’écuyère, lui avait rendu un signalé service. Félicien Magimier, notre jouvenceau, entrait dans ses dix-sept ans, et, de son collège de province, venait d’être envoyé comme interne au lycée Janson-de-Sailly. Malgré son notoire égoïsme et son j’ m’enfoutisme proverbial, M. le député n’avait pu refuser de lui servir de correspondant, et, lorsqu’une épidémie de fièvre typhoïde se déclara parmi les élèves et amena leur licenciement, Félicien vint tout naturellement se réfugier chez son oncle.
C’est alors qu’Angélique lança le filet sur cette proie.
A l’exemple d’une autre prêtresse de l’Émancipation, de cette bouillante et incandescente citoyenne Nina Magloire, réduite à déménager tous les trois mois par suite des trop pratiques leçons qu’elle ne pouvait s’empêcher de donner aux adolescents de son entourage, et des avanies et algarades qu’elle s’attirait de la part des papas et mamans, Angélique Bombardier avait un culte spécial pour la timide et naïve jeunesse.
Ancienne adepte d’Enfantin, qui proclamait si bien «la réhabilitation de la matière et les avantages de la promiscuité»; passée plus tard à Fourier, qui réclamait non moins éloquemment «l’égale liberté des passions pour l’un comme pour l’autre sexe», et montrait «dans l’île d’Otahiti, dans l’absence de contrainte et les puissantes facultés amoureuses de ses habitants et habitantes, l’exemple à suivre, le modèle des sociétés futures», Angélique Bombardier avait toute sa vie mis sa conduite d’accord avec ces principes et témoigné en amour de la plus entière indépendance.
«Est-ce que les hommes se gênent? Ne les voyons-nous pas courir à leur gré, voltiger de fleur en fleur? Pourquoi donc nous, infortunées femmes, serions-nous seules recluses, seules immobilisées, seules enchaînées à d’ignominieuses conventions, esclaves toujours?...» Etc.
Évidemment! Pourquoi?
On est égaux, que diantre! ou on ne l’est pas.
D’autant plus qu’Angélique Bombardier ne faisait pas grand mystère de ses facultés intimes. Si elle n’allait pas jusqu’à s’écrier en plein tribunal, comme cette terrible Nina Magloire: «Est-ce ma faute si j’ai du tempérament, monsieur le président?» Elle ne laissait pas de pousser, dans l’Affranchie, certaines doléances que les initiés savaient bien à qui appliquer. Quand elle écrivait: «Que voulez-vous que devienne une petite veuve de vingt ans, saine de corps et saine d’esprit, possédant bon pied, bon œil et excellent appétit? La forcerez-vous à s’astreindre à des jeûnes débilitants, à se macérer et se mortifier, se détraquer et se détruire, comme les nonnes d’autrefois? Non, il est fini, ce temps-là, et on ne fait pas de révolution avec le passé!» c’était à elle qu’elle songeait; la petite veuve, c’était elle, bien que son veuvage datât de ses trente ans et eût été précédé d’une séparation de corps de plusieurs années, très mouvementées et très gaiement remplies d’ailleurs. C’était sa propre cause qu’elle plaidait.
Loin d’accoiser ses ardeurs, l’âge semblait les avoir attisées; mais, de même que les vieux pénards s’attaquent de préférence aux jeunes poulettes et frais tendrons, c’étaient de tout jeunes coqs qu’il lui fallait, de mignons et fringants et frétillants éphèbes qu’elle reluquait et cherchait. Mon Dieu, oui! Et, tout comme son émule Nina Magloire encore, elle aurait pu répondre: «C’est bien mal, mais je n’aime que ça!... C’est bien mal, mais vous-mêmes vous reconnaissez que les hommes mûrs ont un faible pour le fruit vert; pourquoi donc, nous, leurs égales en tout et partout, serions-nous différemment construites et n’éprouverions-nous pas ce même penchant? Soyez donc logiques, voyons, messieurs!»
Logique, elle ne l’était cependant pas jusqu’à demander, comme elle l’aurait dû en toute justice, que la loi fût la même pour les vieilles polissonnes, chatouilleuses et déniaiseuses d’écoliers, que pour les séniles amateurs de fillettes et initiateurs d’ingénues. Non, elle voulait bien s’abstenir ici de réclamer, et laisser à ces messieurs tout le dam et le châtiment. Ne se croyait-elle pas d’ailleurs, malgré ses quatre-vingt-dix-huit kilos, toujours jeune, l’allègre et vaillante Angélique, et plus que jamais ne lançait-elle pas, de sa maigre voix flûtée, enfantine et cristalline, son fameux mot d’ordre, son cri d’armes et héroïque devise: «Restons jolies, mesdames, restons jolies!»
Logique, elle ne l’était pas non plus jusqu’à soupirer, avec une autre de ses consœurs, l’aimable et sentimentale romancière Rita Viazzi: «N’est-il pas révoltant qu’on tolère des maisons de joie pour ces messieurs, et qu’on n’ait pas songé à nous, qu’on ne fasse rien pour nous, pauvres et pitoyables femmes?»
Encore moins tombait-elle dans les exagérations et perversions reprochées aux Gabrielle de Surgères, Florence Stuart, Lina Rozetti et autres «insexuées», autres «fin de siècle». Non, de ce côté, Angélique Bombardier n’était pas à la hauteur, pas dans le train. Elle en était restée au vieux jeu, à l’amour rococo, l’amour du mâle, et ne méritait nullement, selon la remarque du caustique Chantolle, «ce titre d’«émancipée» dont elle se targuait ... Nulle plus que vous, au contraire, suave Angélique, continuait-il, n’est soumise à ce tyran maudit, à ces monstres d’hommes. Et c’est ce qui fait votre éloge, ce qui fait votre gloire, ma toute belle; c’est par là que vous rachetez vos sottises et vos iniquités.»
Elvire Potarlot, elle,—pas plus que Katia Mordasz,—ne pouvait admettre pareils écarts. Tout ce qui était matière et sens lui répugnait. Malgré son divorce et les nombreux «changements de main» qu’elle avait subis, malgré sa persistante liaison avec le drôle qui vivait d’elle, qui la grugeait, la battait et déversait sur elle le ridicule et l’opprobre, l’amour, pour Elvire, n’était qu’un besoin du cœur, l’occasion de se mieux dévouer et de se donner tout entière. Il ne le savait que trop, ce misérable Émilien Bellerose.
La directrice de l’Émancipation ne prouvait que du mépris pour l’infatigable et volage, quoique volumineuse, directrice de l’Affranchie.
«C’est une honte! A son âge! De tels scandales! Elle déshonore le parti, cette vieille folle!» s’exclamait-elle.
A son tour, songeant à l’ignominieuse chaîne à laquelle Elvire était rivée, aux nombreux horions et fréquentes gourmades que lui distribuait si généreusement et en témoignage de gratitude l’amant qu’elle entretenait, Angélique s’indignait et fulminait.
«C’est abominable! Avec son ignoble individu, elle nous compromet toutes, nous salit toutes! Nous n’avons pas besoin de ... On appelle ça des marmites, n’est-ce pas? Et à son âge! Oh! oh!»
Mais, en ce moment, elle était toute à la joie, toute à l’ivresse, l’ardente et débordante Angélique. Comme une ogresse à qui il tomberait des cieux de la chair fraîche, elle avait vu débarquer chez son bon ami Magimier ce petit collégien ... Riche affaire!
Le député Magimier et son Égérie habitaient à proximité l’un de l’autre, dans le bas de l’avenue Marceau; Félicien était donc tout à portée et comme sous la coupe de ladite Égérie, qui ne demandait qu’à devenir la sienne, à être sa confidente et gouvernante, sa consolatrice et protectrice,—sa petite maman.
Matin et soir elle l’attirait chez elle, le retenait à sa table, l’intronisait dans le sanctuaire de la toilette, se vêtait ou se dévêtait devant lui,—un enfant, cela ne tire pas à conséquence!—jouait, disputait et plaisantait avec lui.
«Donnez-moi votre main, grand bébé!
—Pourquoi?
—Donnez donc!
—Dites-moi auparavant pourquoi faire?
—Donnez, vous dis-je! Vous le saurez après. Donnez donc! Ah! vous ignoriez que je possède la faculté de lire l’avenir dans les lignes de la main! Je suis une magicienne, monsieur, une sorcière, si vous préférez ...
—Oh! sorcière!
—Tout ce qu’il y a de plus sorcière! Vous allez voir cela! Ne retirez donc pas votre main, petit peureux, laissez-la ... Là, comme ceci! Je commence ... Contournons la ligne de vie: nous y reviendrons après; traversons hardiment la plaine de Mars et remontons jusqu’à la ligne du Soleil ... Oh! oh! mais ... qu’est-ce à dire? Vous ne vous vantiez pas de cela, jeune homme!
—De quoi donc, madame?
—Vous voyez bien ce petit demi-cercle, ici?
—Oui, madame.
—C’est l’anneau de Vénus. Eh bien, ce petit demi-cercle, cette courbe renflée et saillante, m’indique que vous serez ... que vous êtes déjà très amoureux!
—Oh!
—Il n’y a pas de «Oh!» qui tienne! Très amoureux! Très amoureux!»
Certainement, parmi les condisciples de Félicien, il en était plus d’un qui n’aurait pas manqué de prouver sur-le-champ à la sorcière qu’elle pronostiquait juste. Combien d’écoliers, que de complaisantes dames mûres, sèches ou blettes, de généreuses, attentionnées et dévouées douairières, se sont ainsi ingéniées à diriger vers les sentiers du paradis terrestre et à initier aux douceurs du fruit défendu! Combien de respectées et respectables matrones se faisant ainsi à huis clos les éducatrices de la timide adolescence! Tant il est vrai que les extrêmes se touchent, et que si les Arnolphes affectionnent les Agnès, les comtesses Almavivas ne rebutent point les Chérubins. Oh non! Et cependant, malgré l’égalité absolue des deux sexes, ce sont les Agnès seules que la société, aussi bien que la loi, songe à protéger. Les Chérubins s’en tirent comme ils peuvent. On punit les détournements de mineures: ceux de mineurs, on les ignore ou on en rit.
«Drôle d’égalité! Étrange justice!» s’écriait un jour Elvire Potarlot, dans un de ses articles de l’Émancipation, en faisant allusion aux frasques de sa rivale, la directrice de l’Affranchie.
Et, par haine de celle-ci autant sans doute que par esprit d’équité, elle terminait par cette imprécation, totalement dépouillée d’artifice et d’atticisme:
«Haro sur les corruptrices, aussi bien que sur les corrupteurs de l’enfance! Vieilles cochonnes et vieux cochons, cela va de pair, et il faudrait fouailler et cingler les unes comme on étrille et fustige les autres!»
Élevé dans son trou de province et introduit, depuis quelques semaines seulement, dans le monde scolaire parisien, Félicien Magimier n’avait pas encore eu le temps de perdre sa gaucherie ni sa fleur et conservait tout le velouté de l’ignorance.
«Et je ne réussirais pas à t’apprendre ... Et ce serait une autre que moi qui cueillerait ... Ah mais non! Ah mais non! protestait à part soi et avec une farouche véhémence la généreuse Angélique. Tu es là, mon bijou, et je ne te laisserai pas ... Ah mais non! Il faudra bien que ... Tu auras beau faire le petit serin: bon gré mal gré, il faudra que tu y passes!»
Elle le questionnait insidieusement:
«Vous n’avez laissé là-bas, chez vous, aucune affection?
—Oh! si, madame. J’ai maman ...
—Je ne parle pas de vos parents. Il n’y a pas là-bas une petite bonne amie? Répondez donc! Allons!
—Non, madame.
—Bien vrai? C’est bien vrai, ce gros mensonge-là?
—Non, madame, je ... je ne mens pas.
—Pas la plus mince passionnette?
—Aucune, je vous assure.»
C’était regrettable; il aurait pu si bien alors lui conter ses peines, épancher en elle tous les regrets que l’absence lui causait! Elle aurait si bien su le réconforter et le cajoler! N’était-il pas son grand enfant, son bébé chéri?
Elle changea de tactique deux jours après. Comme ils étaient assis côte à côte sur le divan du petit salon où elle recevait ses intimes, elle imagina de lui narrer en détail la troublante et orageuse nuit qu’elle avait passée.
«Hier soir, je suis allée au théâtre, aux Variétés ... Le mari d’une de mes anciennes amies, veuf depuis plusieurs années, était venu m’inviter ... Je n’ai pas pu refuser ... Il est ingénieur à Brest, et ne se trouve que pour quelques jours à Paris. Nous avons dîné ensemble bien tranquillement; mais je n’ai pas tardé à m’apercevoir que mon compagnon était épris de moi. Chemin faisant, en voiture, il me serrait le bras, son pied cherchait sans cesse le mien ... Ce fut bien pis dans la baignoire où nous prîmes place! J’étais au supplice! Sa main ne quittait pas la mienne; il me dévorait des yeux ... Je m’étais décolletée: je ne pouvais pas me douter ... et son regard plongeait, plongeait ... J’en étais affreusement gênée! En me ramenant, il me conjura de le laisser monter. J’ai eu toutes les peines du monde à lui faire entendre raison ... Il m’avait ressaisie dans ses bras ... Quelle nuit cela m’a valu, Félicien, si vous saviez! Je n’en ai pas fermé l’œil! Mes nerfs étaient dans un état! J’avais le sang en ébullition, du feu qui me courait dans les veines ... Et encore en ce moment ... Avoir eu cet homme auprès de moi toute la soirée, à me supplier, me frôler, me presser, me griser ... Cela ne vous fait donc rien, ce que je vous raconte là?» reprit-elle tout à coup en se penchant vers son silencieux auditeur et en appuyant distraitement la main sur lui.
Félicien de se reculer bien vite, comme si un précipice se fût soudain ouvert sous ses pieds.
La vieille dame de réitérer alors son mouvement d’approche.
«Ah! je vois bien que vous ne connaissez pas ces émotions!» finit-elle par soupirer avec une sourde rage.
Il fallait y renoncer, en effet: il était vraiment trop coquebin, le chérubin.
Mais ce que femme veut Dieu le veut, et quelques jours plus tard dame Angélique réussissait à enlever la place et à ravir le trésor tant convoité.
C’est au bon cœur de Félicien qu’elle s’adressa, par les sentiments qu’elle parvint à le prendre.
«Ah! cher enfant! Vous ne savez pas ce que c’est que la vie d’une femme! Vous ignorez toutes les souffrances auxquelles nous sommes en proie, de combien d’ornières notre route est traversée, que de ronces et d’épines obstruent notre chemin! Étais-je née, moi, pour cette existence solitaire, désolée et dévastée? L’homme que j’aimais, que je croyais aimer plutôt, de qui, à l’aube de mes dix-huit ans, pleine de confiance dans l’avenir, toute pétrie d’illusions, hélas! j’avais accepté le nom, m’a indignement, abominablement trompée. J’ai fait avec lui le plus rude apprentissage qu’on puisse imaginer; du premier coup, j’ai atteint les abîmes de la douleur, touché l’extrême fond du désespoir. Mais que Dieu lui pardonne, à cet ingrat! Je n’avais pas vingt-cinq ans, et déjà mon bonheur était perdu sans retour, mon existence gâchée, à jamais brisée! Plus de foyer, plus d’asile, de repos, plus rien! Si seulement, en me quittant, cet homme, que je ne peux plus qualifier de monstre, puisqu’on doit le respect à toutes les tombes ... S’il m’avait laissée mère! Ah! un enfant! Comme il aurait été le bienvenu! Comme je l’aurais idolâtré, ce petit être! Comme il aurait rempli mes jours, absorbé toutes mes forces, transformé toute ma vie! Hélas! Dieu m’a refusé cette suprême joie! Alors, mon ami ...»
Longtemps elle continua de la sorte, l’infortunée et pitoyable Angélique. Elle possédait à merveille ce qu’on nommait jadis «le don des larmes», et de gros pleurs perlaient sous ses paupières, roulaient un à un le long de ses joues ...
Ahi! povera! povera!
Ajoutons qu’elle exprimait ces doléances dans un costume assez sommaire;—elle était justement à sa toilette lors de l’arrivée de Félicien; elle n’avait eu que le temps de jeter sur ses épaules une camisole de satinette grenat, et de plantureuses richesses, des contours d’une mate blancheur et d’une ampleur audacieuse saillaient dans l’entrebâillement, tous ses trésors s’échappaient de leur écrin ... Pour comble, elle avait enserré dans ses bras son jeune confident, et elle le pressait sans relâche, frénétiquement et désespérément, contre elle, lui maintenait le visage plongé dans les flots de ce Pactole, au milieu de cet océan de vivantes splendeurs, de chairs tièdes et mouvantes, toutes frémissantes et débordantes.
Il ne pouvait faire autrement que de comprendre, à la fin des fins, et de se résoudre à essuyer ces larmes et consoler cette formidable et lamentable Cybèle. Mais il y avait mis le temps! Que les garçons sont donc godiches, mon Dieu!
L’oncle Magimier ne paraissait nullement se douter des périls que courait ainsi et tout près de lui la vertu de son pupille. Y aurait-il songé, qu’il s’en serait probablement aussi peu soucié que des intérêts de ses électeurs et de tout ce qui ne touchait pas directement sa chère personne.
Quoique l’hiver approchât, et que, par suite, le règne des femmes grasses et riches de seins fût près de succéder à celui des beautés sveltes, aux formes indigentes, il continuait d’aller de temps à autre porter sa très modeste offrande à Mlle Clara Peyrade, l’enthousiaste admiratrice des fils de Jonathan. En scrupuleux disciple de Salomon, en vrai «Sage», Magimier était de plus en plus partisan des «professionnelles».
«Quand vous voulez vous faire tailler un pantalon ou une jaquette, à qui vous adressez-vous? disait-il. Vous n’allez pas frapper à la porte du premier venu, n’est-ce pas? Vous cherchez un artisan patenté, un tailleur sachant son métier et le pratiquant dans les meilleures conditions possibles. Désirez-vous entendre de bonne musique? Vous fuyez comme la peste ces malencontreux et maudits amateurs, ces pitoyables pianistes et abominables cantatrices de salon, qui vous écorchent si terriblement les oreilles: vous vous rendez à l’Opéra, chez de vrais artistes. Avez-vous une course à faire en voiture? Il vous faut un cocher connaissant son Paris, expert dans le maniement des chevaux, ayant, en outre, acquitté ses droits d’exercice et possédant patente nette. Vous n’avez rien à gagner,—comme nous l’expliquait si bien un soir ce cher d’Amblaincourt, d’après les observations d’un moraliste de notre temps,—rien à gagner avec les irréguliers et les maraudeurs: ils conduisent mal d’abord et risquent de vous verser; puis ils affichent souvent des prétentions excessives, tentent de vous imposer des tarifs exagérés, et n’hésitent pas, si vous récalcitrez, à vous chercher querelle et à vous chanter pouille; enfin, et pour comble, ils ne brossent ni ne battent jamais leurs coussins, ne nettoient point leur voiture, et vous exposent à emporter d’eux et de ladite carriole quelque tache ou autre désagréable souvenir. Vivent donc les gens de métier! Hurrah pour les professionnels!»
«Notez bien ensuite, continuait Magimier, avec tous ses camarades et compères les Salomoniens, notez bien que, dans l’espèce, «professionnelle» est synonyme de «momentanée», et quoi de plus commode et de plus agréable? Chez ces dames, vous êtes sûr d’être toujours bien accueilli, toujours bien servi,—si, par hasard, vous ne l’êtes pas, si l’une d’elles répond insuffisamment à vos espérances et vous satisfait mal, vous en êtes quitte pour n’y plus retourner et aller frapper ailleurs,—toujours certain de n’avoir pas affaire à d’ignorantes petites nigaudes ou à des pimbêches qui n’osent y toucher, tranchent de la sucrée et font leur Sophie; et de ne trouver, au contraire, que d’avenantes odalisques, d’habiles, savantes et complaisantes sultanes. Ces relations, vous pouvez à votre gré les resserrer, les détendre ou les rompre; elles ne vous enchaînent pas, ne vous imposent aucune charge, ne vous engagent à rien, vous laissent pleine et entière liberté, ne vous procurent, en un mot, que du plaisir ...
Du plaisir sans scandale et de l’amour sans peur.
Vivent donc, vivent les professionnelles et momentanées, passagères et hospitalières! Foin des bégueules et mijaurées, des rêveuses, vaporeuses, poseuses et raseuses!»
Ainsi pourpensait à part soi ou ratiocinait au milieu de ses intimes l’avocat des «Émancipées», le porte-parole, le leader et debater des adeptes de la Revendication.
«Ah! si notre sexe avait le droit de voter et si les femmes étaient éligibles, nous n’aurions pas la honte d’être représentées par un tel abominable sauteur! s’écriait volontiers Elvire Potarlot, qui connaissait son Magimier à fond et voyait toujours dans le suffrage universel l’unique et suprême panacée. Mais hélas! il faut bien se servir des instruments que l’on trouve, si imparfaits, si vicieux et abjects qu’ils soient ... quand on n’en a pas d’autres! A défaut de grives ...»
Chez cette brave Clara Peyrade, Magimier se plaisait à bavarder, ou plutôt à écouter les panégyriques qu’elle ne se lassait pas de débiter à la gloire de la race anglo-américaine, de ses mirifiques progrès et de son paradisiaque état de civilisation.
«On n’a pas idée, mon ami, quels rustres et quels goujats que ces citoyens-là! s’écriait-elle. C’est ce qui dès l’abord m’a le plus frappée et nous frappe tous le plus, nous, habitués à la courtoisie française et à l’urbanité, l’aménité et la grâce des peuples latins. Là-bas, dans les rues, les hommes sont toujours pressés ... Time is money ... et femmes, vieillards, enfants, ils bousculent tout sans pitié. Il s’agit d’arriver, voilà tout, d’arriver vite: tant pis pour les gêneurs, et tant pis pour les faibles, les souffrants et les petits! Telle est leur morale. Et de quelle façon ils se tiennent et se comportent dans les restaurants, dans les brasseries, théâtres, cafés-concerts, dans les tramways et chemins de fer, dans tous les lieux publics! C’est à vous dégoûter ... Ça s’étend, ça s’étire, ça vous flanque des coups de coude, ça vous met ses jambes en l’air et vous fourre ses semelles sous le nez, ça vous rote au visage, ça chique sans cesse: on ne voit que mâchoires aller et venir; ça crache partout: de longs jets de salive qui se plaquent ici, là, à droite, à gauche ... Ah! quel sale monde! Et si tu les voyais manger des huîtres! On vous les sert sans coquille, mon cher, les douze huîtres toutes ensemble dans une tasse, pour que vous n’ayez pas la peine de les détacher et ne perdiez pas de temps ... Vous n’avez qu’à avaler ça ... C’est appétissant, hein? Ils font de même pour les œufs à la coque: pas besoin de coquetier! On casse trois œufs qu’on verse dans un verre, et on boit. Ils ne comprennent pas, selon la remarque faite par l’un de nous, combien la forme donne d’attrait aux choses et accroît même leur saveur. Cette délicatesse surpasse leur jugeotte. Nous aimons que les fruits aient non seulement leur enveloppe extérieure, mais leur fin duvet, leur velouté. Eux, ça leur est bien égal! Au contraire, ils vous présentent leurs pommes, poires ou oranges toutes pelées et épluchées, leurs raisins égrenés même, je crois bien,—pour qu’on ne perde pas de temps, toujours! On s’imagine en Europe que ce peuple-là est civilisé: ça dépend de ce qu’on entend par civilisation. D’abord, en dehors de leurs grandes villes, en dehors de leurs railways, de leurs fils télégraphiques et téléphoniques, il n’y a autant dire rien: c’est comme un désert, un immense steppe, où parquent çà et là des troupeaux, où les cow-boys, les trappeurs et autres bandits se font la guerre entre eux, dévalisent et chourinent les voyageurs assez imprudents pour s’arrêter dans ces parages, et s’attaquent même fréquemment aux trains de chemin de fer qui passent, lancés à toute vapeur. Il ne faut pas s’attendre à trouver des routes à travers ces contrées, des routes tracées et entretenues. Rien de tel. Tout est pour les villes, les grands centres; le reste, on ne s’en occupe pas; c’est le domaine des buffles, des flibustiers, des sauvages, hommes et bêtes. En maints endroits, par maints côtés et de maintes façons, cette sauvagerie se communique aux villes et perce dans les lois, mœurs et coutumes des habitants. Ainsi, dans certaines provinces du Sud, c’est le shériff, c’est-à-dire le premier magistrat ou maire de la localité, qui pend les condamnés et fait l’office de bourreau. Chez nous, le bourreau est tenu à l’écart, en aversion et mépris; c’est le plus déconsidéré et le dernier des individus: chez eux, c’est le plus honorable et le premier des citoyens.
—Ils sont logiques, et nous ne le sommes pas, interrompit Magimier.
—Possible! C’est une autre question. Mais tu vois quelle divergence d’opinions, et combien notre civilisation, à nous, diffère de la leur. La dureté, la cruauté paraît d’ailleurs innée chez eux, comme infusée dans leur sang, et cette cruauté se manifeste surtout à l’égard des faibles, des petits, des pauvres, de tous leurs inférieurs ou de tous ceux qu’ils jugent tels. Ah! pour une démocratie, c’est une jolie démocratie! «L’Indien n’est bon que tué»: voilà un de leurs proverbes. Les Chinois, «les créatures à queue de cochons», ainsi qu’ils les qualifient, ils ne se contentent pas de les maltraiter; à l’occasion, ils les massacrent pour les voler et les dépouiller, et les tribunaux absolvent toujours ces assassins. «Le Chinois,—John Safran, la peste jaune,—ne doit pas être considéré comme un être humain, mais comme de la vermine»: voilà encore un de leurs principes et de leurs axiomes. Le nègre non plus, et encore bien moins, n’est pas un être humain pour eux.—Seul sans doute frère Jonathan s’estime digne de représenter l’humanité.—Le nègre, le gentleman coloré, c’est avant tout, et le terme est doublement mérité, c’est leur bête noire. De même que les blancs, émoustillés par la curiosité et la différence de couleur, se passent volontiers la fantaisie de chiffonner une négresse, de même les nègres ont la passion des femmes blanches; et comme ils n’en trouvent pas aisément, par suite de la répulsion qu’on a pour eux,—fruit défendu n’en est que meilleur,—il advient souvent que des blanches, femmes, filles, parentes ou servantes de fermiers principalement, sont violentées. C’est ce qu’on nomme le crime usuel, le crime ordinaire, tant il est répandu. Le coupable, s’il est pincé, ne peut avoir de doute sur le sort qui l’attend. On le pend, on le «lance vers Jésus»: c’est encore une de leurs aimables locutions, à ces rigides puritains, ces pieuses âmes; ou bien on le larde à coups de couteau; ou bien on le met à la broche, on le fait rôtir à petit feu; à moins qu’on ne préfère l’arroser de pétrole et le faire flamber ... Je me souviens d’un malheureux noir, près de Louisville, accusé d’un attentat sur une petite servante irlandaise, qu’il avait osé, lui, cet odieux et affreux coloré, trouver à son goût. On l’attrape, on l’attache sur-le-champ à un poteau, on entasse au pied des fagots, et on y met le feu, on le grille tout vif, comme un porc, allez donc! Le soir même, on découvre qu’il y a erreur; ce n’était pas lui, mais un de ses frères, qu’on s’est empressé ...
—De lyncher pareillement?
—Et sans autre forme de procès. Aussitôt pris, aussitôt pendu, ou lardé, ou grillé, selon les hasards et le caprice..... Et ces mêmes vertueux personnages, qui s’indignent si fort de voir un nègre embrasser une blanche, pratiquent à Chicago, à Saint-Paul, à Milwaukee, en maintes villes, la traite des petites négresses, les vendent ou les achètent comme esclaves pour les faire servir à leurs plus sales passions. Car c’est bien autre chose qu’en France, tu sais, là-bas!
—Il paraît; c’est ce que j’ai lu.
—Ils ne tolèrent pas une statue découverte; il ne faut jamais qu’on aperçoive un mollet ou une poitrine: shocking! indecent! Ils les habillent toutes en public, la Vénus de Milo comme l’Apollon du Belvédère. Ça ferait rougir ces anges; ça pourrait altérer l’innocence de ces blancs agneaux, inspirer de coupables pensées à ces colombes; et quel malheur! quel désastre! quelle désolation! Et ces salauds-là, mon cher, ils prostituent l’enfance à plaisir; ils ont des théâtres où ils exhibent des petites filles aux trois quarts nues et qui dansent ... Faut voir quelles danses! Ils tiennent des lupanars de petits garçons. Ils trafiquent des négrillons et des Chinois mâles ou femelles, sachant bien qu’il n’y a que l’esclavage qui peut procurer à la débauche pleine licence et toute satisfaction.
—Comme chez les Grecs et les Latins.
—Oui, ils ont renouvelé tous ces jeux-là; mais sans la grâce latine ni l’élégance grecque, par exemple, ah certes non! avec la brutalité et la bestialité de vrais sauvages, avec surtout cette hypocrisie puritaine et hautaine, sèche, glaciale, perfide, abominablement cruelle, qui est bien la chose la plus répugnante et la plus révoltante ... Je ne suis pas une vertu, moi, tant s’en faut; je ne me targue pas comme eux de pruderie et d’austérité; je fais la noce, quoi! Eh bien, ces cocos-là ont trouvé moyen de me scandaliser, moi! moi!
—C’est ce que tu me dis souvent.
—Je t’ennuie, mon pauvre gros, avec toutes ces réminiscences ...
—Mais non, au contraire, tu m’intéresses ... Continue! Parle-moi donc un peu de leurs femmes.
—Je les ai vues de moins près, tu devines pourquoi. Bien que n’étant ni négresse ni Chinoise, je n’étais pas reçue dans les salons de ces dames; mais je les connais tout de même. Au surplus, ce que je puis dire d’elles, tout le monde le sait, chacun a pu l’apprendre ici ou là. Elles ne veulent plus d’enfants, leurs femmes; c’est gênant, les grossesses, ça prend du temps, c’est coûteux, c’est bébête, stupid. Seules les créatures inférieures peuvent accepter ce lot d’épouse et de mère: voilà ce qu’elles proclament ...
—Mon Dieu! C’est aussi ce que pensent les nôtres, observa Magimier.
—Oui, ce sont les idées de la femme moderne, de la femme sans sexe..... Ça ne doit guère vous plaire, ces idées-là, à vous autres, messieurs? Des femmes qui ne veulent plus être femmes: c’est drôle! c’est cocasse! Là-bas, beaucoup s’appliquent à singer les hommes, à se rendre indépendantes et hardies comme eux, à acquérir ou simuler la force virile. Et cela s’explique: la force est, avec l’argent, le seul moyen de se faire respecter. «Défendez-vous vous-même!» Help yourself! Encore une de leurs maximes. Tant pis pour les faibles! Elles en sont arrivées, ces dames, à vouloir se faire soldats, comme les hommes, leur unique objectif; à s’enrôler, lors de la récente guerre contre l’Espagne, et tenter de renouveler les exploits des Amazones. L’essai n’a du reste pas réussi, ce qui est véritablement fâcheux. Aucune, même parmi les pauvres, ne consent plus à s’occuper des soins du ménage: les Chinois sont là. A peine en âge de marcher, les enfants—on en fabrique encore quelques-uns par surprise ou erreur—tiennent à être indépendants, eux aussi, à s’émanciper comme leurs mamans: il en résulte que la famille est toute disloquée, surtout avec le divorce comme ils le pratiquent, et qu’il n’y a plus de vie d’intérieur. Chacun tire de son côté: c’est le triomphe du quant à soi et de l’égoïsme en tout et partout. Chez nous, si les jeunes gens courent après les dots, les jeunes filles, jusqu’à présent,—celles du moins qu’on a préservées du féminisme, du modernisme et de l’américanisme, et qui sont restées Françaises,—ont conservé quelque idéal et font preuve encore de désintéressement. Idéal et désintéressement sont choses et termes absolument ignorés chez les Yankees, et les filles, comme les garçons, veulent de l’argent et ne courtisent que des dots. Le dieu dollar, toujours! Et personne ne s’en cache! Tout le monde le comprend et le proclame. Dans les théâtres, à la fin du spectacle, sais-tu ce que l’on voit? L’apothéose du dieu, mon cher! Un gigantesque dollar tout lumineux, tout flambant, entouré de rayons..... A la bonne heure! Au moins on pratique sa religion; on a le culte du veau d’or, ou on ne l’a pas! Quand une jeune fille est jolie et sans fortune, volontiers elle se met en loterie: je t’ai conté cela. Les garçons font de même. Drôles d’hymens! Et celles qui boivent, qui se soûlent, toujours pour copier les hommes! Il y en a des quantités là-bas, non seulement dans la classe infime, mais parmi les grandes dames et même les jeunes misses, les riches héritières. C’est au point que les principales couturières et les modistes en renom ont annexé des bars à leurs magasins, pour mieux allécher leur aristocratique clientèle. Ce n’est pas encore ces goûts-là qui rendront les jeunes personnes plus attrayantes et faciliteront les unions. Aussi se marie-t-on de moins en moins en Amérique; de plus en plus l’homme vit séparé de la femme.....
—Comme ici.
—Oui, comme chez nous. Le célibat, qui est un plaisir pour les hommes, qui les débarrasse de toute charge et de toute responsabilité, s’implante et s’étend de plus en plus..... Ah! vous êtes de rudes mufles tout de même! Je te demande pardon de te dire cela, mais c’est plus fort que moi!
—Ne te gêne pas, ma biche!
—Vous avez dévoyé les femmes tant que vous avez pu, fait le plus de déclassées possible, pour avoir le plus possible d’instruments d’amusement, de machines à jouissance.....
—Pardon! C’est vous-mêmes, ce sont les femmes qui s’obstinent à se dévoyer ...
—Avec cela! Crois-tu que si l’on ne m’avait pas fourré un tas de brevets inutiles,—et que je ne réclamais certes pas, ah Dieu non!—je serais allée battre la dèche par delà l’Atlantique, chez ces ostrogoths?
—Plains-toi! Ils t’ont fourni des trésors d’expérience ...
—Les seuls, hélas! que j’aie rapportés, et je les ai bien gagnés, va, chèrement payés! Quel pays! Quel peuple!
—Un grand peuple! Le peuple de l’avenir, malgré tout ce que tu en dis! s’écria Magimier.
—Eh bien, je plains l’avenir, conclut Clara. Si c’est là le progrès, le bonheur réservé à l’Ève future, je ne la félicite pas et lui cède volontiers ma place dans cet Éden. D’avance, je me console d’être sous terre. Il est passé le temps où l’on voyait un roi comme Louis XIV s’incliner devant toute femme qu’il rencontrait, fût-ce une servante ou une maritorne, et lui céder le pas. Aujourd’hui plus de galanterie, plus de déférence, plus de délicatesse; c’est le plus fort qui s’impose et passe le premier. «Malheur aux faibles!» Voilà la loi de ton grand peuple et de ce brillant avenir ... Bonsoir, chéri! A bientôt, n’est-ce pas? Tu ne m’en veux pas de tous mes papotages?»