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Émancipées

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VIII

Avant de rentrer chez elle, où Veyssières devait venir la voir ce jour-là, Katia Mordasz pénétra dans la boutique de son voisin, le petit horloger Jean-Louis, pour recourir à ses bons offices et lui demander de régler sa montre.

«Voulez-vous me la laisser quatre ou cinq jours, mademoiselle? dit-il. Je vous en prêterai une autre en attendant.»

Katia accepta l’offre, et, comme elle allait se retirer:

«Croyez-vous, hein? reprit le bonhomme en se plantant les deux poings sur les hanches. Croyez-vous?...

—Quoi donc, monsieur Jean-Louis?

—Ils en ont du toupet, hein! Ils trouvent qu’ils ne sont pas assez!!!

—Ah! vous voulez parler de l’augmentation du nombre des députés, de cette proposition?...

—Ils sont tout près de six cents! Ils ne s’entendent d’aucune façon, ni au propre ni au figuré. Quand l’un pérore à l’extrémité gauche, ses paroles n’arrivent pas jusqu’à l’extrémité droite, tant la salle est vaste, nécessairement! Et ils trouvent que ce n’est pas encore assez, qu’ils sont trop peu! Oh! là là là là là! Si ce n’est pas se ficher du peuple! Et savez-vous pourquoi cette augmentation, mademoiselle Mordasz? Je vais vous le dire! C’est qu’il y a un tas de paresseux, un tas de fainéants, de flandrins et de propres à rien, dont on ne sait que faire, un tas de braillards et de piliers de café qu’il faut caser ... et on les case dans la politique, on nous les flanque sur le dos! C’est la princesse qui paye tout cela. Croyez-vous? 675 députés, d’après le nouveau projet! 675! Ah! misère! Quand le quart, 150 ou 200 suffiraient si largement à la besogne!

—Et vous ignorez encore le plus joli, monsieur Jean-Louis. Vous ne vous doutez pas de la nouvelle!

—Quoi donc?

—C’est que, d’après une motion faite à la Chambre dans la séance d’aujourd’hui, de cette après-midi même, vos bons amis les députés estiment non seulement qu’ils ne sont pas assez nombreux, mais encore et surtout qu’ils ne sont pas assez payés, et ils réclament un salaire supérieur.

—Non, pas possible?

—Je vous demande pardon.

—Pas possible, mademoiselle Mordasz! Vous plaisantez!

—Je ne plaisante nullement.

—Vous vous moquez de moi!

—Du tout, monsieur Jean-Louis: je ne me permettrais pas ... Vous savez lire? reprit Katia en tirant un journal de sa poche et le dépliant. Voyez vous-même le compte rendu de la séance. Tenez, incrédule!

—Pas assez payés! En effet, ils ont raison: ils sont vraiment impayables, ces messieurs! Pour la besogne qu’ils font ... Ah! Seigneur mon Dieu! soupira le petit horloger.

—Eh bien, êtes-vous convaincu?

—Quinze mille francs chacun, au lieu de neuf mille, soit six mille francs d’augmentation par siège ... C’est pour rien! Faut-il que la France ait une santé tout de même! Faut-il quelle ait les reins solides, hein, mademoiselle Mordasz? Quel pays de ressources! Quel admirable ... Dire qu’elle peut fournir à tout cela! Même ils sont modestes, nos représentants! Pourquoi s’allouer seulement six mille balles de plus, soit quinze mille par an? Ils pouvaient tout aussi bien s’en adjuger vingt mille, trente mille ... Il faut leur savoir gré de leur modération. Mais oui! Car ils sont impayables, je vous dis, impayables! Ça n’a pas de prix, ces services-là; c’est au-dessus de ... Seulement, comme s’écriait Arlequin en tombant du haut de la colonne Vendôme: «Ça va bien, pourvu que ça dure!» Le malheur, c’est que ça ne dure pas, mademoiselle Mordasz, c’est que ça ne peut pas durer! C’est qu’au pied de la colonne, il y a le pavé, où l’on vient se briser le crâne; c’est qu’au bout du fossé, il y a la culbute; c’est que la France s’appauvrit et s’amoindrit d’année en année; sa population décroît de plus en plus, sa richesse de même, son prestige et son influence kif-kif: il n’y a que ses dépenses qui augmentent. Ah! de ce côté-là!... Voilà, permettez-moi de vous le dire, mademoiselle Mordasz, voilà la situation que vous devriez exposer, le péril que vous devriez signaler dans vos articles du Libéral, péril qui prime tout ...

—Permettez, monsieur Jean-Louis, je ne suis pas Française, et il est plus convenable que je ne m’occupe pas, dans mes articles, de votre politique intérieure. Je suis tenue à une grande réserve, à cause de ma qualité d’étrangère.

—C’est vrai, vous m’avez déjà expliqué cela. Je lis souvent vos articles du Libéral, ceux de la Révolte aussi ...

—Ah! ah! Vous vous émancipez, monsieur Jean-Louis.

—Faut bien s’instruire ... Et tenez, il y a encore autre chose, mademoiselle, une autre question des plus graves, et dont il vous serait loisible de parler.

—Laquelle donc?

—Une calamité! un vrai désastre! Hier encore, pas plus tard qu’hier, mademoiselle, je passais dans la rue de la Gaieté, derrière la gare Montparnasse ...

—Je connais.

—Eh bien, j’ai compté! sur vingt-cinq maisons qui se suivent, il y a trente-sept marchands de vin! C’est-à-dire qu’il y en a quasi deux à chaque porte, l’un à droite, l’autre à gauche. Vous ne trouvez pas cela scandaleux, abominable? Vous ne voyez pas là un immense danger, une calamité publique? Ah! mademoiselle, si j’étais que de vous!

—Mais je ne peux pas faire fermer ces établissements!

—Vous pourriez démontrer les terribles conséquences qu’ils présentent pour la santé et la moralité publiques, pour le sort de notre race, mademoiselle! Et quelles dépenses! Tous ces ivrognes, ces alcooliques, qui viennent échouer dans les hôpitaux, à Saint-Anne ou ailleurs, qui prend soin d’eux, qui subvient à tous leurs frais de médication et d’entretien? C’est nous, nous tous, malheureux contribuables! C’est toujours sur nous qu’on tombe!»

En ce moment, Séverin Veyssières vint à passer. Il aperçut Katia chez l’horloger, tout contre la porte, et entra.

«Précisément, monsieur, poursuivit le père Jean-Louis, je causais avec mademoiselle d’une question dont je vous ai touché deux mots l’autre jour ...

—L’alcoolisme? interrompit Veyssières.

—Juste! Ah! vous vous souvenez?

—Comment donc! Et vous avez trouvé la solution du problème?

—Du ... de quel problème? demanda M. Jean-Louis en ouvrant tout grands les yeux.

—Pourquoi les races qui absorbent le plus d’alcool sont-elles les plus fortes, les seules puissantes et prépondérantes, tandis que les races sobres et buveuses d’eau, comme ces infortunés Ottomans ou ces fiers hidalgos, sont-elles sans vigueur, sans relief ni influence, des races qui s’éteignent?

—Je n’en sais rien, monsieur; je n’ai pas suffisamment étudié. Tout ce que je puis vous dire, c’est que c’est une plaie que l’ivrognerie, un fléau que tout bon gouvernement devrait s’appliquer à détruire. Mais je t’en fiche! Ça leur est bien égal. Pourvu qu’ils soient à la Chambre, qu’ils palpent leurs neuf mille ... pardon! leurs quinze mille francs, ainsi que mademoiselle vient de me l’apprendre! C’est que tout cela se tient: c’est compères et compagnons! Ce sont les marchands de vin qui font les députés, et ce sont les députés qui soutiennent et encouragent les marchands de vin. N’empêche, monsieur, que c’est une bien triste chose! Demandez à Mlle Mordasz! Nous avions dans la maison une malheureuse jeune femme de vingt ans, une blanchisseuse, qui s’est mise à boire, la Desroche, comme on l’appelait. Elle vivait avec un ouvrier zingueur, qui se livrait, lui aussi, à la boisson.

—Ils allaient bien ensemble, observa Veyssières.

—Eh bien, non, monsieur. La preuve, c’est qu’il l’a quittée. Ça le dégoûtait, comme il disait, d’avoir une femme pocharde.

—Et lui? fit Veyssières.

—Ce qui le dégoûtait bien davantage, ajoutez-le donc, monsieur Jean-Louis, c’était d’avoir une femme enceinte, déclara Katia. Voilà le vrai motif de la séparation.

—C’est possible, en effet, acquiesça l’horloger.

—C’est sûr et certain. L’ivrognerie n’a été que le prétexte. La vérité est qu’il a eu peur d’une nouvelle charge, peur d’avoir une bouche de plus à nourrir, et, bravement, il a décampé.

—C’est un misérable! dit Veyssières.

—Un gredin, une canaille, un criminel, tout ce que vous voudrez, poursuivit Katia. Mais ces épithètes ne pallient pas le mal et ne servent à rien.

—Ce qu’il aurait fallu, reprit le père Jean-Louis, c’est mettre l’embargo sur l’argent qu’il gagne, de façon à venir en aide à la future maman et au bébé.

—Au bébé qu’il a contribué à fabriquer, remarqua Veyssières, et dont il est responsable, de compte à demi avec la mère.

—Eh oui!

—Malheureusement, dit Katia, il a eu bien soin en partant de ne pas laisser son adresse, et ... cours après! Allez faire opposition sur les appointements de quelqu’un dont vous ignorez la résidence et le sort, qui s’est enfui au Canada ou dans l’Indo-Chine, ou n’est peut-être même plus de ce monde! Oui, cours après, avec ton enfant dans le ventre ou sur les bras! Ce qui vous prouve bien, Séverin, que la recherche de la paternité n’est qu’un leurre ...

—Cependant vos bonnes amies Elvire Potarlot, Angélique Bombardier, René d’Escars, Nina Magloire et tant d’autres la réclament à cor et à cri.

—Elvire Potarlot l’a depuis peu rayée de son programme.

—C’est vrai, répliqua Veyssières. Pauvre Elvire! Et plus infortuné programme! Elle passe son temps à le transformer, à le rogner ou l’allonger, le ...

—Elle a reconnu toute l’insuffisance de la mesure, toute l’inutilité de cet expédient.

—Tant que nous ne serons pas revenus à l’androgyne de Platon, ou que la «côte d’Adam» n’aura pas repris sa place, tant que les hommes ne pourront pas devenir enceintes comme les femmes, tant qu’il y aura deux sexes, en d’autres termes, il n’y aura rien de fait: toujours l’inégalité subsistera, l’injustice régnera: voilà la thèse que soutient obstinément et plus que jamais cette chère Elvire, dit Veyssières.

—Un seul sexe? se récria le père Jean-Louis en écarquillant les yeux. Les hommes devenant enceintes comme les femmes? Ah! je serais, ma foi, curieux de voir ça! Mais c’est une timbrée, cette demoiselle Potarlot!

—Eh! Eh! Elle n’est pas la seule à demander cela, pour établir entre ces dames et nous la parfaite égalité ou l’équivalence absolue, insinua Veyssières.

—En attendant, et en dépit de ses désirs et divagations, ce sont les femmes qui, seules jusqu’ici, sont chargées de concevoir, reprit le père Jean-Louis. Eh bien, monsieur, c’est pitoyable de leur permettre de se boissonner comme des hommes! Voilà mon sentiment. Qu’il y ait inégalité, injustice, tout ce qu’il vous plaira, soit! mais je trouve abominable qu’on tolère pareil scandale, pareil crime: des femmes, des femmes près d’accoucher, grosses à pleine ceinture, qui s’absinthent et se pochardent, des mères ayant leur enfant au sein, se traînant de comptoir en comptoir, tombant et roulant au ruisseau ... Honteux, monsieur! Abominable! Abominable! Si nous avions un gouvernement sérieux, un gouvernement ayant pour deux liards de jugeotte, de gingin et de poigne, il veillerait à cela et ne tolérerait pas plus la liberté de la soûlographie que celle de l’assassinat. Non, monsieur, il ne tolérerait pas ... Cette blanchisseuse, la Desroche, dont nous parlions il y a une seconde, elle est morte, morte en état d’ivresse, et cette ivresse avait occasionné une fausse couche ... Son amant, qui s’est tiré les flûtes et a disparu, est peut-être mort aussi à l’heure qu’il est; mais du moins il est mort seul, lui; tandis qu’elle a entraîné une mort avec la sienne, celle de l’enfant qu’elle portait. Voilà la différence, et pour moi cela tranche tout.

—Vous n’êtes pas partisan de l’égalité ni de l’équivalence des sexes, je vois cela, monsieur Jean-Louis, dit Veyssières.

—Ce n’est pas moi, monsieur, qui n’en suis pas partisan, c’est la nature,—la nature et le bon sens. Tenez, monsieur, nous avons d’autres ivrognesses dans la maison ... Ça foisonne partout maintenant, cette engeance-là! Faut bien que ça imite les hommes, pas vrai? puisqu’on est égaux!—Il y a une femme Birot ... celle que vous avez vue un jour soûle avec la Desroche ...

—Je me rappelle.

—Eh bien, monsieur, la semaine dernière, elle a égaré son gosse, un pauvre mioche de trois ans; elle l’a perdu du côté de Montrouge, où elle était allée gobelotter avec Mme Margotin, sa voisine ... Impossible ensuite de se remémorer ce qu’elle en avait fait, du petit, où elle avait bien pu le laisser ... Ce n’est qu’hier qu’on le lui a ramené. Elle ne s’en inquiétait pas autrement d’ailleurs. Vous avez dû entendre parler de cette affaire, mademoiselle?

—Oui, répondit Katia. Je trouve comme vous tout cela déplorable, monsieur Jean-Louis; mais je songe aussi à tout ce que les privations et la misère font endurer à ces femmes, et je comprends qu’elles aillent chercher dans l’ivresse un peu de répit et d’oubli ...

—Mais leurs enfants, mademoiselle? Vous n’ignorez pas ce que devient la fille de Mme Birot, Octavie, cette traînée? Elle a débauché le petit Margotin. Pendant que les deux mères vont de conserve s’imbiber comme des éponges, les deux gosses, le gamin et la gamine, s’exercent à un autre jeu ... Elle est vicieuse comme trente-six diables, cette moucheronne! Ainsi elle donnait des sous au petit Margotin, au petit Jujules ... Vous le connaissez, mademoiselle? On a voulu savoir d’où venait cet argent, à qui elle l’avait volé. Ça intriguait les deux femmes, naturellement. «Il ne me manque rien! déclarait la mère Birot. Pour sûr, ce n’est pas chez nous qu’elle barbote. Je n’ai pas assez de pépètes pour les laisser traîner comme ça!» Et savez-vous ce qu’on a découvert? On a découvert que mamzelle Tavie, qui n’a pas encore ses treize ans, allait se balader les après-midi du côté des fortifications et qu’elle aguichait les hommes, les vieux de préférence. Elle a déjà fait condamner un ancien locataire de la maison, un employé de l’hôtel de ville, qui était cependant très bien ...

—S’il avait été si bien que cela, interrompit Katia, ou plutôt s’il avait été un peu mieux, il n’aurait pas répondu aux avances de cette polissonne; il lui aurait vigoureusement tiré les oreilles ...

—Eh oui, mademoiselle! C’est évident! Nous sommes d’accord, repartit le père Jean-Louis. S’il avait été un ange ou un castrat ... Le malheur, c’est qu’on n’est pas de bois, n’est-ce pas donc, monsieur?»

Veyssières en souriant opina du bonnet.

«Je comprends très bien qu’on tienne à faire respecter l’enfance, et, plus que personne, j’ai souci de ce respect; mais, nom d’un pétard! quand l’enfance est plus corrompue que la vieillesse, quand c’est elle qui vient provoquer, qui se montre effrontée, dépravée et cynique ... Si vous saviez, mademoiselle, ce qui se passe dans quantité de ces ménages, où père, mère, filles et garçons vivent entassés dans la même chambre; où, pour régaler les mioches et leur donner du cœur au ventre, on ne trouve rien de mieux que de leur verser de pleines rasades d’eau-de-vie, et leur apprendre à lamper ça d’un trait et sans grimaces, hope donc! ce qui résulte de ces soûleries, de ces abrutissements et de ces promiscuités ... ah! c’est du propre, allez! Faut entendre ma nièce, l’institutrice des écoles communales! Elle voit toutes ces horreurs-là de près, et elle le connaît, ce joli petit monde, elle le connaît bien. On ne se douterait jamais, me dit-elle souvent, combien il y a de ces fillettes à qui leurs papas ou leurs frères ont ... ont ... manqué de respect! Et avez-vous observé une chose, mademoiselle? Faites-y bien attention, à ce que je vais vous dire! C’est que, quand on vient à découvrir qu’une de ces jeunes drôlesses a été ce qu’on nomme victime de la lubricité d’un vieillard, et que ce vieillard continue à ... comme on dit encore, à abuser d’elle, ce n’est jamais elle qui appelle à l’aide ni crie au secours, jamais elle qui se plaint! Remarquez bien cela, mademoiselle Mordasz, lorsque vous lirez dans les journaux une affaire de ce genre.

—Vous avez de ces malheureuses petites une bien mauvaise opinion, monsieur Jean-Louis.

—Oh! oui, mademoiselle! Et ma nièce l’institutrice, qui les connaît mieux que moi, en a encore une bien plus mauvaise. Elles sont très mal, voilà la vérité, et leurs frères leur ressemblent, s’ils ne sont pas pires. Et d’où vient cela? C’est que les parents, eux aussi, eux surtout, sont très mal; c’est que la famille,—ce qu’on a toujours proclamé la base de la société,—est atteinte dans son essence, et se disloque, s’effondre et tend de plus en plus à disparaître.

—Nous lui ferons d’autres bases, à votre société, murmura Katia.

—Vous dites, mademoiselle?

—Je dis que vous avez raison, que la famille se meurt ...

—N’est-ce pas? Plus de foyer, plus d’intérieur, d’intimité. Obligées de travailler au dehors, ainsi que leurs maris, les femmes, les femmes d’ouvriers et d’employés, ne veulent plus faire de cuisine maintenant: on vit de plus en plus au restaurant, chez les marchands de vin,—des marchands de vin qui vendent bien moins du vin que des alcools, cognac, rhum, marc, absinthe et autres poisons. Hommes et femmes se sont donc mis à s’empoisonner ensemble et à qui mieux mieux; les enfants venus,—venus tant bien que mal!—ont été initiés à ces habitudes: c’est devant le comptoir du mastroquet que la famille nouveau système tient ses assises, c’est ce comptoir qui est devenu le foyer nouveau modèle. Parfaitement! C’est comme ça! Mais les querelles et les batailles éclatent souvent chez ces conjoints si échauffés et alcoolisés: lassée de recevoir chaque soir, en rentrant au chenil, de trop copieuses gourmades, madame finit par décamper,—ou bien c’est monsieur qui la plante là. C’est ce qui a eu lieu pour cette locataire du cinquième, Mme Margotin: son mari l’a quittée, et elle ne sait ce qu’il est devenu.

—Et il a eu bien soin de lui laisser son petit garçon pour compte, ajouta Katia.

—Ses deux petits garçons, mademoiselle, rectifia M. Jean-Louis; car, outre le précoce favori de la précoce Tavie Birot, elle a un galopin de huit ou dix ans ...

—Et le père de Tavie, le mari de Mme Birot? demanda Veyssières.

—Inconnu au bataillon, répondit l’horloger. Je crois qu’il est mort; mais Mme Birot le remplace souvent ... Comment voulez-vous, monsieur, que des enfants élevés dans de pareils milieux possèdent la moindre notion d’honnêteté, de tempérance et de bienséance? Eh bien, une supposition, monsieur! Trouvez moyen d’empêcher ces femmes-là, ces mères de famille, de s’alcooliser de la sorte; sachez les contraindre à se ménager davantage, et surtout, et surtout! à avoir pitié de leur infortunée progéniture: quel service cela leur rendrait, et quel service à la France, qui se dépeuple, qui se dépeuple de plus en plus, qui se meurt, comme le disait l’autre jour un député allemand. «La France? Pas la peine de s’en occuper! ajoutait-il. Elle se détruit elle-même, en détruisant chez elle la femme et la famille.»

—Pardon, monsieur Jean-Louis, interrompit Veyssières; mais c’est ce moyen qu’il faudrait découvrir précisément, ce moyen d’empêcher de boire les gens qui ont soif. Vous n’êtes pas non plus pour la liberté, monsieur Jean-Louis, je vois cela.

—Oh! mais pas du tout, monsieur! Je ne suis nullement d’avis qu’on laisse faire à la foule,—ce composé de bêtes féroces et d’enfants ...

—Comme vous y allez! Avec quelle irrévérence ...

— ... tout ce qui lui passe par la cervelle; qu’on lui délivre, chez le pharmacien ou ailleurs, tout ce qu’elle demande: de la strychnine ou du chloroforme, du vitriol ou de l’alcool. Malheureusement, chez nous, on ne peut pas toucher à tout ce qui est débitant de boissons: mannezingues, mastros et bistros, c’est sacré! C’est chez ces augustes pontifes, dans leurs antres, que le suffrage universel plonge ses racines et vient puiser ses forces ... Sans compter qu’ils rapportent des millions et des millions au budget! Vous direz, mademoiselle Mordasz, que j’en reviens tout le temps à mes deux dadas ...

—Je ne dis rien, monsieur Jean-Louis: je vous écoute.

— ... Mais, voyez-vous, tant qu’on n’aura pas endigué le flot des marchands de vin, et mis un frein—calembour à part—aux débordements de nos députés, nous serons toujours dans la même panade, toujours dans la même mélasse.»

Après avoir pris congé du loquace bonhomme, Katia et Veyssières pénétrèrent dans la maison.

Il se faisait tard, et Katia proposa à son compagnon de dîner avec elle. Comme il refusait, elle le plaisanta sur les motifs de ce refus.

«Vous vous méfiez de ma cuisine, je comprends cela ...

—Mais nullement!

—Convenez-en donc tout de suite! A quoi bon ces détours et ces formalités entre nous? Est-ce que je me gêne avec vous, moi? Vous n’augurez rien de bon de mes talents culinaires, et vous avez joliment raison! Aussi est-ce à un pâtissier de la rue de Sèvres que j’ai recours, un pâtissier qui ne cuisine pas trop mal, paraît-il ... Nous avons à travailler longtemps ce soir: j’ai dû remanier presque en entier la traduction de cette légende lithuanienne de votre dernier chapitre; nous reverrons cela ensemble ...

—Je suis confus, chère amie, de tout le mal que je vous donne.

—Vous n’êtes pas confus du tout, repartit en riant Katia, qui avait la haine des clichés conventionnels, de toutes les hyperboles de politesse et de cérémonie, tous les mensonges, sociaux et autres. Il n’y a pas de quoi être confus,—pas même de quoi me remercier, car c’est pour moi un réel plaisir, une très profonde et très vive jouissance que de relire tous ces vieux textes slaves, et voir revivre ces anciens temps. Sans vous, je n’en aurais pas l’occasion, plongée que je suis dans un courant d’études tout différent.»

Le dîner eut lieu à proximité du balcon sur lequel ouvrait la chambre de Katia, et d’où l’on embrassait un si large et si verdoyant espace. La gourmandise était loin d’être, en effet, le péché mignon de la jeune révolutionnaire; elle n’éprouvait aucun attrait pour ce qu’on nomme les délices de la table, ne les comprenait pas et les tenait même en absolu mépris. C’est plus haut que montaient ses aspirations et qu’elle allait puiser ses voluptés. Elle mangeait à peine, et sans se soucier aucunement de l’espèce ni de la qualité de la pitance. Sa seule passion matérielle, c’était le thé; elle en consommait plusieurs tasses à chaque repas, et souvent même n’absorbait pas autre chose avec sa tranche de pain. Ici elle possédait une réelle compétence et avait ses préférences: c’étaient telles et telles sortes de thés qu’il lui fallait, mélangées dans telles et telles proportions.

Veyssières, lui, comme tous ses amis les Salomoniens, était un gourmet, un raffiné; il lui fallait ses aises, bonne table, bon gîte et le reste. S’il fit honneur au dîner commandé par Katia, ce fut moins l’excellence des mets qui le stimula, que le plaisir du tête-à-tête, l’ardente curiosité qu’il éprouvait toujours à observer et écouter la vierge nihiliste, cette peu banale camarade, et son vif désir de se maintenir près d’elle en bon prédicament.

Cette camaraderie ne l’empêchait pas de se complaire plus que de raison à admirer les blanches et fines mains de Katia, et, quand il pouvait en saisir une au passage, il ne manquait guère de la retenir entre les siennes, voire de la porter à ses lèvres.

«Que vous êtes donc futile! Vous ne vous corrigerez donc jamais, vous ne deviendrez donc jamais sérieux? disait Katia en se dégageant.

—Non. Je ne suis pas exclusif comme vous, moi. Je ne hais pas la chair, la belle chair; j’apprécie tout ce qui est gracieux, élégant, artistique. Je suis un épicurien, moi, un jouisseur, je ne m’en cache point,» répliquait-il.

Ce soir-là, tout en mangeant, ils s’entretinrent des voisins et voisines dont on apercevait les fenêtres, à droite et à gauche du balcon: de «la Petite Sans Cœur» d’abord, puis des «Mort aux Gosses,», ensuite des «Préhistoriques», de «Philémon et Baucis» et des «Gigogne».

La veille même, un événement avait eu lieu dans le quartier: la mère de la Petite Sans Cœur,—cette femme qui n’avait d’autres ressources que l’inconduite et disparaissait de chez elle des deux et trois jours de suite en laissant sa petite fille, âgée de huit à neuf ans, enfermée sous clef entre quatre murs,—avait été mandée au commissariat de police. Des lettres anonymes l’avaient dénoncée comme s’enivrant, maltraitant son enfant, lui emprisonnant les bras dans une sorte de camisole de force et l’attachant au pied de son lit, la privant de nourriture, au point que cette pauvre petite martyre se mourait de faim.

«Des mensonges, tout cela! D’ignobles calomnies! avait aussitôt protesté cette mégère avec une véhémente indignation.

—Cependant ...

—C’est par vengeance! Ce sont des gens qui m’en veulent! Et je sais bien qui, monsieur le commissaire! Je devine bien d’où cela émane! On n’est jamais sali que par la boue! Des femmes qui en font dix fois pis que moi! Et ça ose se plaindre, ça ose attaquer ...

—Enfin, madame, on vous a vue lier votre fille au pied de votre lit, et la battre tant que vous pouviez, avec une canne de jonc, la rouer de coups ...

—C’est faux, monsieur, archifaux!

—On entendait ses cris dans toute la maison. La concierge que j’ai interrogée ...

—La concierge! Ah! si vous écoutez les potins de concierge! Elle ferait mieux de surveiller sa loge! Eh bien, je m’en vais vous dire, moi! Elle donne à boire en cachette, la concierge; elle tient un débit de boissons sans acquitter de droits!

—Nous verrons cela tout à l’heure, madame; c’est une autre histoire. Parlons de vous pour l’instant. On vous accuse de trop aimer les liquides ...

—Oh!

— ... et de maltraiter votre fille lorsque vous êtes en état d’ivresse.

—Jamais, monsieur! Jamais!

—On entend cette enfant crier; les locataires se plaignent.

—Elle crie pour rien.

—Une fillette de neuf ans ne crie pas pour rien, madame.

—J’ai pu une fois ou deux la corriger ... C’est bien mon droit! D’autant plus que c’est une enfant vicieuse, qui a de mauvaises habitudes ...

—Celle-là, je l’attendais! exclama le commissaire en riant. Ça ne rate jamais! Toutes les mères que je vois ont toujours des filles vicieuses, ayant de mauvaises habitudes! C’est curieux, mais c’est comme cela! Toutes! Toutes!

—Enfin, monsieur le commissaire, je vous affirme ... Je sais ce qui en est!

—Et c’est aussi pour ce motif sans doute, pour calmer ses sens et modérer ses ardeurs solitaires, que vous ne lui donnez pas à manger?

—Ceux qui vous ont dit cela ont menti!

—Mais, madame, il y a des nuits où vous ne rentrez pas chez vous!

—Cela me regarde!

—A condition que vous ne laisserez pas chez vous une enfant sans pain, sans nourriture ... Et puis, répondez-moi sur un autre ton, je vous prie, repartit le commissaire; parlez-moi poliment et convenablement; sinon, je vous fais coffrer, vous entendez?

—Me faire coffrer, pourquoi? Je n’ai rien commis de mal, rien à me reprocher ... Comment voulez-vous, monsieur, que je ne m’emporte pas, que je ne vous réplique pas quelques mots de travers, lorsque vous m’accusez de pareilles choses? Quelle est donc la mère qui vous écouterait de sang-froid? C’est à bondir au plafond! Si vous connaissiez le cœur des mères ... Ah monsieur!

—Vous conveniez tout à l’heure vous-même que vous ne rentriez pas chaque soir chez vous. Les rapports que j’ai reçus à votre sujet mentionnent également l’irrégularité de votre conduite ...

—Mais, monsieur ...

—Ces découchers fréquents ...

—Si j’étais caissière dans un café ou un restaurant de nuit, ma fille serait cependant bien obligée de rester seule?

—Ce n’est pas le cas, je crois, madame, et si vous hantez les restaurants et autres établissements nocturnes, ce n’est pas pour y tenir la caisse ni les écritures.

—Non, monsieur, en effet.

—C’est pour y chercher aventure.

—Pour y chercher de l’argent et y gagner ma vie. Je préférerais certainement demeurer au coin de mon feu ou me coucher de bonne heure, vivre bourgeoisement, comme on dit, je vous assure bien; mais il faut manger!

—Et vous n’avez pas trouvé d’autres moyens d’existence?

—Non, monsieur le commissaire. Je n’étais cependant pas née pour ce métier; je sors d’une bonne famille, j’ai reçu de l’instruction. Mon père m’avait fait étudier le piano, et j’ai fréquenté pendant deux ans les cours du Conservatoire. J’en sortis pour me marier ... J’épousai un de mes cousins, qui était employé de commerce, comptable dans un grand magasin. Le malheur est que je suis devenue veuve il y a cinq ans, avec cette gamine sur les bras ... J’ai maintes fois essayé de donner des leçons, des leçons de piano; mais, même en ne les faisant payer que dix sous le cachet, je n’en trouvais pas assez ... Impossible de vivre! Alors ... alors ...

—Je devine le reste.

—Mais quant à boire, monsieur le commissaire, je ne bois pas autant qu’on le dit; c’est une calomnie!

—Vous buvez suffisamment, en tout cas, pour perdre la raison et martyriser votre fille?

—Jamais, monsieur, c’est faux! Je la corrige quelquefois, parce que ...

—Parce qu’elle a de mauvaises habitudes. Entendu!

—Sa nourrice elle-même m’avait prévenue ...

—Pourquoi ne l’avez-vous pas laissée chez sa nourrice?

—Je ne pouvais plus la payer; alors elle me l’a rendue, naturellement! Ç’a été une calamité pour moi!

—Et pour cette enfant donc! ajouta le commissaire.

—C’est une sujétion, une servitude de tous les instants! Ça m’empêche ...

—De faire la fête à votre guise?

—Oui, monsieur. Parlez-en comme vous voudrez! C’est mon travail, ça, mon gagne-pain!

—Enfin, madame, arrangez-vous au moins pour que votre fille ne pâtisse ni de vos absences ni de vos ... de vos libations! Autrement il me faudra aviser.

—Aviser comment? Me débarrasser d’elle? Mais je ne demande que ça, monsieur le commissaire! Et, comme vous le disiez tout à l’heure, pour elle encore plus que pour moi!»

Quant aux deux couples de bureaucrates mâles et femelles que Katia avait baptisés «les Mort aux Gosses», ils continuaient à pédaler à qui mieux mieux soirs et matins et dimanches et fêtes, et à ignorer, encore à l’envi, la cuisine bourgeoise et la vie de famille. Les femmes, la blonde comme la brune, pouvaient être très fortes sur la tenue des livres et les additions, mais elles n’entendaient rien au pot-au-feu et ne devaient même pas savoir faire cuire un œuf à la coque. Ces viles corvées étaient au-dessous d’elles. Jamais non plus on ne les voyait l’aiguille ou le balai à la main: pourquoi se seraient-elles mises à coudre, d’ailleurs, à nettoyer ou cuisiner, plutôt que leurs maris? Est-ce que la besogne d’une femme doit être différente de celle d’un homme? Est ce que l’égalité la plus absolue ...

Il n’y avait que les petits ventres qui enflaient à tour de rôle, et—déplorable et insondable iniquité, abominable injustice!—chez ces dames seulement: les mâles étaient à l’abri de cette infirmité.

Actuellement, c’était la petite blonde qui était grosse; la petite brune s’était dégonflée le trimestre précédent, et, comme toujours, sans laisser la moindre trace de l’opération.

«Cependant je n’ai pas la berlue! disait Katia Mordasz. Elle était bien enceinte, il n’y a pas de doute: c’était assez visible! Où donc a-t-elle bien pu mettre ... Que diantre peuvent-elles bien faire toutes les deux de leurs produits et rejetons?»

Un autre ménage du même genre, ménage nouveau modèle, était venu prendre place près de ces deux couples, dans un petit logement contigu d’un côté à celui de Katia et de l’autre à celui de la petite dame brune. C’étaient encore deux employés d’administration ou de commerce qui avaient uni leur sort: monsieur et madame partaient tous les matins bras dessus bras dessous, et s’en revenaient de même chaque soir. Jamais de cuisine non plus à domicile, chez ceux-là; mais pas de bicyclette: d’abord madame se trouvait dans un état de grossesse très avancé; ni l’un ni l’autre ensuite n’appartenaient plus à la première jeunesse.

«Que fera-t-elle de son enfant, ma nouvelle voisine, lorsqu’il sera débarqué? se demandait Katia. Comment le soigner et le nourrir en continuant sa besogne? La quittera-t-elle pour se consacrer tout entière à ce cher petit être?»

Dix jours après sa délivrance, madame reprenait le bras de son époux et le chemin du bureau ou de l’atelier.

Et le cher petit être?

Katia apprit son sort par une conversation qui eut lieu un soir, de fenêtre à fenêtre, entre une des bicyclistes, la brune, et la nouvelle accouchée. Les deux femmes, qui avaient probablement appartenu au même service ou au même rayon, semblaient se connaître d’assez longue date.

«Et ce petit trésor, madame? Vous avez de ses nouvelles? demanda la bicycliste.

—Hélas! oui, madame. Le pauvre petit ange est mort.

—Déjà? Oh!

—Au bout de trois semaines.

—C’est en Bourgogne que vous l’aviez mis en nourrice, n’est-ce pas? dans un endroit appelé Quarré-les-Tombes?

—Oui, madame. Nous l’y avions envoyé comme les autres. Aussitôt après leur naissance, nous les expédions là-bas par le meneux, qui vient à Paris chaque quinzaine.

—C’est très commode.

—Nous ne pouvons pas les garder, vous comprenez bien! Ni mon mari ni moi ne sommes là de la journée.

—C’est comme nous. Alors, ça vous en fait combien?

—Ça nous en ferait cinq, si ... s’ils avaient vécu.

—Ils sont tous morts?

—Tous, madame!

—Est-ce Dieu possible? O Seigneur! Quelle cruelle fatalité!

—A qui le dites-vous!

—D’autre part, pour ce que l’existence leur réserve, allez! Faut se faire une raison! Nous n’en avons pas non plus, d’enfants. Comme vous, nous les avons tous perdus, hélas! Eh bien, parfois, le croiriez-vous, madame? Le croiriez-vous? Je m’en félicite!

—Vous vous en ...

—Oui, madame, j’en bénis le Ciel! Car, laisser sur la terre des malheureux ...

—C’est également ce que nous nous disons, mon mari et moi. N’importe, c’est bien dur! On les aimerait tant, ces chérubins!

—N’est-ce pas donc? Nous aussi, nous sentons ce vide ... Ah oui! Alors c’est à Quarré-les-Tombes? Drôle de nom!

—En effet!

—Mais qui convient bien, qui est bien mérité, puisqu’ils y meurent tous, ces pauvres agneaux.

—Pas tous, madame, oh non! C’est même un très bon pays. Mais, nous, nous n’avons pas de chance! Nous n’avons jamais eu de chance!»

De l’autre côté, du côté des «Préhistoriques», comme pour vérifier l’adage: «Les peuples heureux n’ont pas d’histoire», aucun événement ne s’était produit durant ces derniers temps.

«La mère Gigogne» continuait d’allaiter son dernier-né, et «le père Gigogne», de jouer à cache-cache ou au dada avec sa progéniture, lorsqu’il rentrait de l’atelier. Du matin au soir la femme était occupée à ravauder les nippes, vaquer au ménage, débarbouiller et peigner les mioches, les habiller et déshabiller, les surveiller, les distraire, les gronder.

«Comment voulez-vous qu’elle aille travailler dehors avec tout cet aria? Mais non! Mais non! La femme doit rester chez elle. C’est le ministre de l’intérieur! s’écriait volontiers M. Gigogne. Moi, je suis le ministre des affaires étrangères, et tous les deux nous avons, en outre, le portefeuille des finances; moi, la partie «recettes»; elle la partie «dépenses». Et cela marche comme sur des roulettes, avec ce système! Jamais de contention ni de confusion de pouvoirs!»

Très souvent c’était M. le ministre des affaires étrangères qui, en revenant de son travail, «faisait les commissions», rapportait la miche de pain et le litre de vin, et il ne croyait pas pour cela déroger.

«Mais, nom d’un chien! sacrait-il parfois, je tiens à manger chez moi, à ma table, dans ma cambuse, où j’ai les coudées franches! Vois-tu, Finette (ainsi appelait-il Mme Gigogne), vois-tu que nous allions nous attabler dans les gargotes? Autant ne pas se marier alors! Autant rester garçon!»

«Philémon et Baucis», autres «Préhistoriques», vieillissaient, se courbaient et se tassaient de plus en plus chaque jour; mais

Ni le temps ni l’hymen n’avaient éteint leurs flammes.

Eux seuls, comme leurs antiques parangons, si divinement chantés par Ovide et par La Fontaine,

Eux seuls ils composaient toute leur république: Heureux de ne devoir à pas un domestique Le plaisir ou le gré des soins qu’ils se rendaient.

La fête de Baucis avait eu lieu la veille, et la table, recouverte de sa nappe blanche, était encore parée du bouquet de roses acheté pour cette solennité par le fervent Philémon.

«Et si vous l’aviez vu embrasser Baucis en le lui présentant! C’était comique! Ah! mon ami, on n’en fait plus, des époux comme ça! s’écriait Katia.

—Non, on n’en fait plus, répétait Veyssières, et on ne vous en fera jamais plus. Vos chères consœurs, les Libertaires, Affranchies, Révoltées et autres Émancipées et Émancipatrices, ont tué tout cela ...

—Tué l’amour?

—Tué l’amour tel que vous l’entendez, parfaitement! Tué l’amour vrai, l’amour sentimental et exclusif,—la monogamie. Les femmes que vous faites maintenant sont des hommes; mais oui, il n’y a plus qu’un sexe! Et il faut être deux, il faut être dissemblables pour s’aimer. Voyez nous-mêmes, Katia; il n’y a que de l’amitié entre nous deux, et il ne peut y avoir que cela.

—Sans doute.

—Mais si vous avez tué l’amour de tête et de cœur, le sentiment, vous n’avez pas tué l’amour charnel. Il y aura non seulement toujours des pauvres parmi vous, comme je me plais à vous le répéter après le divin Maître, il y aura toujours et toujours des courtisanes ...

—Non!

—Si, mon amie, toujours!

—Qu’en savez-vous?

—Qu’en savez-vous vous-même? Par quelle raison affirmez-vous qu’il y n’aura pas toujours des femmes qui, par paresse, par coquetterie, par vanité, par cupidité, par caprice, par instinct, se plairont à trafiquer de leur corps? Permettez! Il y en a toujours eu, et, jusqu’à un certain point, le passé nous répond de l’avenir. En tout cas, il y en a actuellement,—vous n’avez pas encore réussi à les faire disparaître!—il y en a en quantité ultra-suffisante, et nous en profitons.

—Taisez-vous donc!

—Il y en a même de plus en plus, grâce aux charmantes théories de l’émancipation, qui encouragent si bien la polygamie, poussent si vigoureusement à la prostitution.—Oui, il y en a de plus en plus, ce qui nous permet, chère amie, d’en profiter davantage, de nous en ...

—Je sais: vos confréries de Salomon sont là!

—C’est si simple, si agréable, si économique! L’homme n’a aucun intérêt à se marier, Katia, aucun! Et vous croyez qu’en lui proposant des viragos et des savantasses, des amazones, dragonnes et vésuviennes, il sera tenté d’entrer en ménage? Ah! Seigneur! Quelle tentation! Et combien les courtisanes ...

—Voulez-vous, Séverin, que nous nous remettions à notre traduction?

— ... Courtisane ou ménagère: vous n’y échapperez point!

—Il paraît! D’après vous! Mais dans quelle catégorie me classez-vous donc, Séverin? Je serais curieuse de le savoir!

—Vous? Vous êtes un homme, Katia! Et toutes vos amies ou émules, mesdames ou demoiselles Potarlot, Lauxerrois, Bombardier, d’Escars, de Bals, Magloire, Cherpillon ... toutes, sont des hommes comme vous! Or, ainsi que tout homme sain de corps et d’esprit, j’adore les femmes, et mon sexe ne me dit rien ... Vous ne me traitez pas d’insolent?»


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