Émancipées
XIII
Une vieille légende raconte que deux époux appartenant à une des paroisses du diocèse de Poitiers, entreprirent de se rendre en pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle, mais qu’arrivés à Limoges, la femme tomba malade et mourut. Seul pour achever la route, le cœur brisé, l’époux n’en accomplit pas moins son vœu; puis il revint sur ses pas et alla expirer de douleur au lieu même où il avait perdu sa compagne. Lorsqu’on voulut l’inhumer auprès de celle qui lui avait été si tendrement unie, on la vit se retourner dans sa tombe, comme pour lui faire place,
Et apprendre aux conjoints à s’entr’aimer toujours, Afin qu’ayant vescu en la divine grâce, Ils puissent voir le ciel à la fin de leurs jours.
Telle aussi fut la mort de ce bon vieux et de cette aimable vieille, voisins de Katia Mordasz, et baptisés par elle «Philémon et Baucis».
Un soir Philémon sentit, non pas qu’il devenait arbre, comme son ancêtre, célébré par Ovide et La Fontaine; mais, plus prosaïquement, qu’il était mal à l’aise, avait peine à rester debout, et que des frissons glacés lui couraient sur les épaules et dans le dos. Il se mit au lit, et comme Baucis s’était assise à son chevet et emparée d’une de ses mains pour la lui réchauffer entre les siennes, il l’attira doucement à lui, lui inclina la tête contre son visage, et appuya sur ses paupières ses lèvres exsangues et froides.
«A toi!... Merci!... Merci de tout le bonheur que nous avons eu ... que je te dois!» bégaya-t-il d’une voix à peine distincte.»
Et la parole lui manqua; ses yeux se voilèrent, ses doigts se contractèrent ...
Baucis se hâta d’appeler à son secours et d’envoyer quérir le médecin, ressource hélas! inutile: tout était fini. Dans ce dernier baiser, cette suprême attestation et ce suprême hommage rendu à celle qui avait partagé sa destinée et fait de conserve avec lui son temps sur la terre, Philémon avait cessé de vivre.
Aidée d’une voisine, Baucis rendit les ultimes devoirs à son compagnon de route; elle lui fit sa toilette funèbre, et, tout aveuglée de larmes qu’elle était, toute courbée, débile et infirme, elle tint à ce que personne autre qu’elle ne portât les mains sur ce corps adoré.
Puis la veillée mortuaire commença.
Au petit jour, la voisine, qui s’était endormie dans son fauteuil, ayant entr’ouvert les yeux, remarqua que Baucis avait quitté sa place, pour s’asseoir tout contre le lit, et qu’elle demeurait immobile, le buste renversé, enfoui dans les draps. Sa première idée fut que la pauvre vieille priait; mais, s’étant approchée, elle eut beau la tirer par la robe et l’appeler, elle n’obtint aucune réponse. Elle voulut lui prendre la main, et, au premier contact, sentit un froid étrange, particulier, qui la fit tressauter, le froid de la mort.
Baucis n’avait pu survivre à celui qu’elle n’avait jamais quitté d’une seconde ni d’un pas durant plus d’un demi-siècle; et d’elle-même, sans secousse, sans bruit, comme tout naturellement, elle s’en était allée le rejoindre.
Et, lorsqu’on l’étendit près de lui, sur ce lit qui avait été leur lit nuptial, on eût certainement pu voir, comme dans la légende poitevine, le premier mort se reculer pour faire place au second,
L’époux se retourner pour regarder l’épouse, L’accueillir, lui sourire et la bénir encore!
«Combien vous avez eu raison de classer ce ménage modèle dans la catégorie des phénomènes, des disparus, des «Préhistoriques»! disait ce soir-là Veyssières en prenant le thé avec Katia, sur le balcon du gai petit logement de la rue Vaneau, et comme elle venait de lui annoncer le double enterrement qui avait eu lieu le matin. Non, vous n’en reverrez plus comme cela. Fini! Fini, le mariage! Il est en faillite en France comme en Angleterre, comme en Amérique ...
—Heureusement!
—Ne vous pressez pas tant de chanter victoire, Katia; vous ne savez pas ce que vous trouverez à la place.
—Nous n’avons rien à perdre.
—Oh! que si! Éloigner la femme de l’homme, semer entre elle et lui la mésintelligence, la suspicion, la rivalité et la haine, c’est mauvaise besogne, c’est desservir les intérêts de l’un et de l’autre, et plus encore ceux de la femme, ceux de la mère ...
—Mais nous ne prêchons pas cette haine, nous ne voulons pas cette désunion!
—Que vous la vouliez ou non, vous l’obtenez; c’est le résultat que vous atteignez: ce krach du mariage vous le prouve incontestablement. De plus en plus l’homme arrive à se passer de la femme comme compagne, à ne se servir d’elle que comme instrument de volupté ou passe-temps. En sorte que, au lieu de la relever, la femme, et de l’affranchir, de la rendre plus heureuse et plus forte, vous l’avez, au contraire, asservie davantage et fait déchoir plus bas que jamais. Voilà la conséquence ...
—Nullement, mon cher, je proteste!
—Je reprends donc à nouveau ma démonstration, chère amie, et je fais appel, si vous le voulez bien, à l’autorité d’un des plus sagaces esprits de notre siècle, à Ernest Renan. Elle est de lui, cette très juste remarque, que «la femme qui nous ressemble nous est antipathique: ce que nous cherchons dans l’autre sexe est le contraire de nous-mêmes». Or, on s’ingénie et s’évertue à élever les filles comme les garçons, à vouloir, en dépit de la nature et du bon sens, que la femme, qui est anatomiquement, dans son sexe, un homme retourné, un mâle à l’envers, et, par conséquent, devrait faire tout le contraire du mâle, ait les mêmes occupations, les mêmes devoirs, les mêmes charges, le même rôle que lui; on fait tout, en d’autres termes, pour éloigner et dégoûter l’homme de la femme. Et on y est parvenu!
—Prétendre que l’instruction donnée aux femmes éloigne d’elles les hommes, les en dégoûte, ce n’est guère faire l’éloge de vos contemporains, mon bon!
—C’est une femme même qui le prétend et le proclame, ma bonne, une femme de beaucoup de jugement et d’esprit, et qui valait bien, je vous en réponds, vos Bombardier, vos Potarlot, vos Lauxerrois, vos Magloire ...
—Quelle est cette femme?
—Mme de Girardin. Elle déclare que «l’homme ne demande pas à sa compagne de partager ses travaux, il lui demande de l’en distraire; l’instruction, pour les femmes, ajoute-t-elle, c’est le luxe; le nécessaire, c’est la grâce, la gentillesse», le charme, cette gaieté légère si bien faite pour dissiper la tristesse; c’est la séduction, voire la coquetterie, toutes qualités inconnues à vos émancipées et viragos modernes. En voilà qui se targuent d’avoir répudié tous ces enfantillages et ces billevesées! Plus de coquetterie, avec elles, plus de ces délicieux petits manèges ... mais plus de grâce non plus, plus de charmes! Elles nous offrent, à la place, un front grave, soucieux et ridé, un air sec, dur et sévère, des qualités «bien viriles»,—tout ce que nous possédons, quoi! et dont, par suite, nous n’avons que faire. Ah! mon amie, vous allez encore me trouver bien prosaïque, bien terre à terre et matériel; mais tant pis! La vérité avant tout! Eh bien, il n’y a qu’une qualité pour la femme, c’est la beauté,—oui, la grâce et la beauté,—le physique!
—L’esprit ne compte pas?
—Très peu, infiniment peu. C’est toujours, presque toujours physiquement que les femmes nous plaisent et nous attirent: je crois vous l’avoir dit déjà. Qu’elles sachent le grec, le sanscrit et l’hébreu, qu’elles connaissent la chimie organique, la paléontologie et le calcul infinitésimal, nous ne nous en préoccupons nullement,—nullement, je vous assure, Katia! Je vous en donne ma parole d’honneur! «Est-elle belle? Comment est-elle?» Voilà la première question que pose tout homme, ou qu’il s’adresse à lui-même mentalement, lorsqu’on lui parle d’une femme, le seul point qui le préoccupe. La beauté, c’est le seul mérite que les hommes ne contestent pas aux femmes, l’unique et souverain privilège des femmes. Tout le reste, peutt!
La beauté sur la terre est la chose suprême. C’est pour nous la montrer qu’est faite la clarté.
La beauté seule, entendez-vous bien? donne aux femmes un charme invincible. La science, le talent, le génie, on n’y prend pas garde, et ça ne pèse pas pour elles plus qu’un atome. «Est-elle belle?» Cela répond à tout, suffit à tout. Aussi comme elles ont raison, celles qui, à tout prix, veulent être belles!
—Raison, à votre point de vue! Il en est qui dédaignent ces périssables attraits.
—Je pourrais vous répliquer par le mot de Mme de Grignan. Elle disait pourrissables, elle; mais tant que ce n’est pas pourri ...
—L’homme est logé à la même enseigne.
—Pas du tout! Un homme n’a pas besoin d’être beau. Qu’il ne fasse pas peur à son cheval, qu’il ait une physionomie ouverte, accorte, engageante, intelligente,—et encore!—c’est tout ce qu’on lui demande. L’homme, que vous le vouliez ou non, a pour caractéristique la force: qu’il soit solide et vigoureux, bien portant et bien râblé, voilà le principal, voilà l’idéal pour lui. Pour la femme, encore une fois, c’est la beauté; c’est par sa beauté que la femme est le chef-d’œuvre de l’univers: voyez comme je suis gentil, comme je suis large et généreux!
—Oh! charmant! exquis! Mais toutes les femmes ne peuvent pas répondre à votre programme, toutes ne peuvent pas être belles: que ferez-vous des laides?
—On a prétendu qu’il n’y en avait point.
—Quelque galant personnage de votre espèce!
—Probablement. En tout cas, s’il en existe, des femmes laides, elles ont la grâce, qui équivaut souvent à la beauté, qui est pire parfois; elles ont l’affabilité, la douceur ...
—La douceur surtout, interrompit Katia. C’est cette qualité que vous prisez le plus chez la femme. «Qu’elle soit douce et simple de cœur!» C’est, vous vous le rappelez, tout ce que le sentimental et onctueux Michelet demande à la femme.
—Eh mon Dieu! C’est assez juste. Rousseau également recommande la douceur.
—Aristote aussi, et Proudhon, et Auguste Comte, et tous les hommes, tous les adversaires et ennemis de la femme. Tous la veulent sans énergie ni volonté, malléable comme cire, apte à recevoir toutes les empreintes et toutes les idées qu’il plaît au mari de lui inculquer.
—C’est si vrai, Katia, que j’aurais dû, il y a un instant, lorsque je vous disais que la distinctive de l’homme était la force et celle de la femme la beauté, ne pas oublier la douceur, qualité féminine encore plus caractéristique et plus essentielle.
—Je le crois bien! Ah! nous nous entendons! Il vous faut, messieurs, vous le reconnaissez vous-mêmes, des compagnes soumises et obéissantes, attentives à vos moindres caprices, ne pensant que comme vous, ne voyant que par vous, des esclaves, en un mot.
—Croyez-vous que, chez vos vieux voisins qui viennent de mourir, dans ce ménage de Philémon et Baucis qu’on a enterré ce matin, la femme fût l’esclave de l’homme, qu’elle fût même seulement sa servante? Non, mon amie; tour à tour, ils étaient les serviteurs l’un de l’autre, ravis de se rendre ces soins réciproques et de ne les devoir qu’à eux-mêmes. Jamais sûrement Mme Baucis ne s’est dit, ne s’est même doutée que son mari l’avait asservie; pas plus que celui-ci ne pensait à s’avouer que son épouse le menait par le bout du nez. Dans ces heureux, ces délicieux ménages,—saluez, chère dame! Encore une fois, vous n’en verrez plus comme cela!—nul ne commande et aucun n’obéit: il n’y a qu’une seule et unique volonté, un seul être en deux personnes.
—Cependant vous ne pouvez empêcher qu’ils ne soient deux; vous ne pouvez empêcher des divergences de se produire: il y en a dans toute association, si étroite et intime qu’elle soit.
—Ajoutez que, dans toute association, quelle qu’elle soit, il y a toujours, qu’ils le veuillent ou s’y refusent, le sachent ou l’ignorent, forcément et inévitablement, disparité et inégalité entre les contractants. Un seul pilote doit être chargé de conduire le vaisseau; si, par hasard, il y en a deux, le second est, de règle, subordonné au premier. L’égalité, «cet atroce mensonge des politiciens», l’égalité est une pure chimère; elle n’existe pas plus ici-bas que la similitude complète. Et il le faut bien! Il faut bien que la balance penche d’un côté.
—Et naturellement elle penchera du côté de monsieur?
—Vous l’avez dit, très chère. Elle penchera du côté du plus fort.
—En admettant que monsieur soit le plus fort.
—On l’a admis de tout temps. Du côté de la barbe ...
—Et si nous parvenons, grâce à l’éducation nouvelle et aux exercices physiques, à donner à la femme autant de vigueur et de biceps qu’à l’homme?
—Alors vous lui donnerez aussi de la barbe ... et le reste! C’est ce que demande et ce qu’espère, dans sa suprême logique, Mme Potarlot,—Elvire! Mais alors aussi ce ne seront plus des femmes que vous aurez, et encore un coup,—car nous en revenons toujours là!—l’homme, ainsi que le fluide électrique, n’est attiré que par son contraire.
—De sorte que c’est toujours la force qui, selon vous, prédominera? à elle le dernier mot?
—A elle, toujours! Autrement elle ne serait plus la force.
—Et le droit, qu’en faites-vous?
—J’en fais ceci, riposta Veyssières, que, lorsqu’il a la force avec lui, il triomphe; et qu’il est battu, s’il ne l’a pas. C’est simple comme bonjour. L’idéal serait de ranger inséparablement la force du côté du droit; par malheur, ce n’est qu’un idéal.
—Un espoir, un but! rectifia la nihiliste avec une enthousiaste véhémence.
—Je ne demande pas mieux, mais nous n’en sommes pas là; et c’est précisément pour vous être insurgées contre le principe de la force, pour avoir voulu et vouloir cette chimère, l’égalité absolue, que vous avez tué le mariage.
—Beau malheur, encore une fois!
—A mon avis, c’en est un, et un grand, et pour les femmes surtout. Hors du mariage et de la famille, la femme qui se donne ne reçoit en échange aucune garantie; elle n’est qu’une chose, qu’un jouet ...
—Elle ne se donnera pas, voilà tout!
—Et vous vous figurez que le mâle acceptera cela et ira se passer de ... O sancta simplicitas! Il saura bien en trouver, des femmes! Ah! je ne suis pas en peine de lui! Quitte à aller les chercher au centre de l’Afrique ou au fin fond de l’Australie, quitte à prendre de force celles qu’il aura sous la griffe et feront leurs mijaurées, quitte à leur casser reins et côtes si elles résistent, il les aura, je vous le garantis, je vous le certifie, comme il en a eu de tout temps. Le mariage, la famille, c’était là le vrai refuge, la seule efficace protection de la femme.
—Nous ne voulons plus être protégées!
—Je le sais, vous le dites toutes assez haut. Et comme on est toujours le réactionnaire de quelqu’un, vous vous êtes déjà laissé dépasser par vos consœurs de New-York. Il en est là-bas qui non seulement déclarent ne plus vouloir de protecteur, mais prétendent protéger à leur tour, dominer plutôt, courber l’homme sous leurs larges, lourds et robustes pieds. Nous qui les aimons menus, fins et artistement cambrés! Ah! nous sommes loin de compte! Reste à savoir ce qu’il adviendra ... J’entendais un jour M. Paul Janet nous dire, dans une de ses leçons à la Sorbonne, qu’«en dehors du mariage, il n’y a que la polygamie», et que «celui qui se présente dans la famille comme un libérateur et propose à la femme la révolte comme moyen d’affranchissement, n’est qu’un oppresseur hypocrite, un méprisable charlatan, qui demande tout et ne donne rien». Voilà la vérité. Je crains fort, ma chère Katia, je crains fort que cette protection dont les femmes ne veulent plus, cette émancipation à laquelle elles travaillent si activement, ne se transforme pour elles en la plus dégradante servitude, la pire misère ...
—Comment cela?
—C’est que ce n’est pas seulement le mariage qui a fait faillite, c’est l’amour,—l’amour tel que vous l’entendez. Vous vous attachez généralement, vous autres femmes, à celui à qui vous vous êtes données, vous aimez ce qui dure ...
—C’est notre éloge,—notre supériorité.
—Je n’y contredis nullement, chère amie, je ne discute pas. Mais nous, au rebours, nous aimons ce qui change. L’inconstance est dans la nature du mâle. C’est une loi physique de toutes les espèces, une loi souveraine et inéluctable. Aussi, quand j’entends des femmes comme les Magloire, les Cherpillon, les Bombardier, les Bals, les Potarlot, et autres illustres championnes du bonheur futur, décréter «l’amour libre», je me tiens les côtes de rire. Comme si l’on avait attendu ces dames, comme si l’on avait eu besoin jusqu’ici de leur permission et bon plaisir pour aimer ... librement! Comme si la polygamie n’avait pas toujours été en honneur, constante pratique et coutume fervente d’un bout du monde à l’autre! Mais si ces dames avaient un grain de bon sens sous la dure-mère, c’est précisément l’opposé qu’elles devraient recommander et réclamer, c’est l’amour non libre. Il faut croire que ça les gênerait ...
—En ce qui me touche, je vous prie de croire ...
—Je ne parle pas de vous, Katia, je ne me permettrais point ... Et encore, ces dames, ce que j’en dis, c’est pure plaisanterie. Tant il y a que seul l’amour non libre, l’amour restreint, exclusif et légal, l’amour uni au devoir et retenu par lui, le mariage, pour le désigner par son nom, peut relever la femme, lui assurer dignité et sécurité. L’homme y a bien moins intérêt que vous, au mariage, et sa nature, ses instincts, tout son être, le sollicite, au contraire, à papillonner et vulgivaguer.
Tout homme a dans son cœur un cochon qui sommeille,
ou qui ne sommeille pas, ce qui est plus exact. Le mâle, une fois l’aube printanière passée, est dominé par l’amour charnel, avec variations de sujets. Il obéit à des considérations le plus souvent exclusivement physiques et matérielles. Il recherchera telle ou telle couleur de cheveux, telle ou telle carnation, telle finesse de taille ou de pied, telle ampleur d’épaules, de poitrine ou de hanches. Vous vous efforcez presque toujours d’unir l’amour-cœur à l’amour-sens, en d’autres termes, le bonheur au plaisir,—ce qui est très difficile et cause la plupart de vos tourments; nous, bien moins ambitieux mais bien plus pratiques, nous nous contentons du plaisir; aussi sommes-nous généralement moins déçus et moins malheureux que vous. Nous subissons, bien moins que vous aussi, l’influence de l’enfant né ou près de naître: ce sentiment de l’amour paternel ne s’éveille en nous que peu à peu et plus tard. Rien, en somme, si ce n’est vous-même, votre tendresse, vos soins, votre aménité, vos qualités de cœur, rien ne retient près de vous l’homme qui vous a possédée et en qui, par suite, vous n’avez plus à éveiller de curiosités, plus d’exigeants désirs à provoquer ni espérer. Et, à défaut de sollicitude, de complaisance et d’affection, vous vous imaginez le séduire et l’enchaîner en lui imposant votre science, vos discussions et chicanes, vos droits politiques ou autres, en vous faisant hommes comme lui et en entrant en lutte avec lui? Joli moyen! D’autres que moi vous en ont averties: «Veut-on rendre le mariage impossible? Il suffit de considérer la femme comme l’égale de l’homme et lui accorder les mêmes droits qu’à lui.» Mais pardon! J’oubliais que justement vous n’en voulez plus, du mariage. Or, comme l’homme paraît y tenir encore moins que vous ... Quel intérêt, hormis la dot, a-t-il à se marier? Vous vous rappelez la brutale déclaration de Napoléon Ier à ce sujet: «Sans la maladie et la souffrance, où est l’homme assez sot pour s’agencer d’une femme?»
—Par malheur, interrompit Katia, nous ne sommes pas toujours dispos et valides, et alors ...
—Alors on est fort aise de vous trouver, j’en conviens, quoique bien des hommes d’aujourd’hui en arrivent à préférer les maisons de santé ... Si vous entendiez mon ami Magimier parler de cela!
—Magimier le député?
—Lui-même.
—Un bien vilain monsieur.
—C’est ainsi que vous qualifiez ceux qui défendent votre cause? O Katia! Quelle ingratitude!
—Laissez donc! Il se moque de nous!
—Il n’oserait! Quant à moi, je reconnais que vous faites d’excellentes gardes-malades. En toute femme, il y a une sœur de charité.
—C’est sans doute, vous oubliez de le dire, c’est parce que toute femme est ainsi plus à même de voir souffrir les hommes, et peut savourer de plus près cette volupté, insinua Katia d’un ton ironique.
—Non; le dévoûment, l’amour, souvent irraisonné, du sacrifice, c’est par là que vous l’emportez sur nous; c’est là votre titre de gloire ...
—Comment! Nous en avons un?
—C’est à vous, en fin de compte, qu’appartient la plus belle part, car rien ne vaut ici-bas la bonté, rien n’est au-dessus du dévoûment et du sacrifice. Nous, pour revenir à mon propos, tant que nous n’avons ni gastrite ni rhumatisme, la liberté reste notre plus précieux bien, et à l’émancipation de la femme et à la faillite du mariage, l’homme, ou plutôt les événements, le cours et la force des choses, répondront de plus en plus par la banqueroute de l’amour, par la prostitution de la femme. Les extrêmes se touchent,—ce vulgaire proverbe est d’une vérité flagrante: l’extrême civilisation confine à l’extrême barbarie, et, grâce au nombre toujours croissant de déclassées, d’inclassées plus exactement, que nos innombrables écoles, collèges et lycées de filles déversent sans relâche sur le pavé, le trottoir est encombré; comme après les razzias, dans les caravanes et marchés d’Afrique, et plus, bien plus encore, la femme abonde sur la place. Or, vous connaissez, Katia, les conséquences de la loi de l’offre et de la demande? Ce qui abonde, ce qui s’offre ou est offert en quantité et de tous côtés, tombe rapidement en dépréciation. Quelques-uns de mes amis se sont amusés à dresser une statistique comparative des prix de louage et tarifs de la courtisane d’aujourd’hui et de celle d’il y a trente ou quarante ans: ah! mon amie, quel enseignement! quel rabais!
—Tant que cette période d’évolution ne sera pas franchie ...
—Oui, c’est votre argument habituel; aussi je vous réplique, comme de coutume, que toutes les époques peuvent être qualifiées périodes d’évolution, quart-d’heure de transition. En attendant, ce sont vos contemporaines, les pionnières de ce radieux et délicieux avenir, qui peinent et pâtissent; c’est pour elles que ce quart-d’heure est celui de Rabelais. Grand merci elles vous doivent! Si encore, à ces lutteuses et ces apôtres, on savait gré de leurs souffrances et de leur vertu; mais pas du tout! A l’émancipée, à la femme à diplômes, à culottes et à bulletin de vote, à la femme-homme, l’homme préférera toujours la vraie femme, la femme-femme,—voire la femme-fille, la courtisane, surtout si celle-ci est avenante et jolie. A quoi peut-elle lui servir votre femme-homme? A rien! C’est un repoussoir et un éteignoir.
—Toujours l’éloge de la courtisane!
—Moins son éloge que la constatation de son triomphe, de sa recrudescence et sa prolification, de sa nécessité aussi et de son indéfectibilité.
—Et toujours la sensuelle et brutale passion du mâle!
—Eh oui!
—Non. Viendra un jour où l’amour ne sera plus ce qu’il est à présent; il se transformera, se spiritualisera, il s’épurera ...
—Je le déplore d’avance, en ce qui me concerne, chère amie; mais, en attendant, comme il n’est pas spiritualisé ni épuré, tenez-vous donc dans la réalité, vivez donc dans le temps présent ...
—Je suis, laissez-moi vous le rappeler, Séverin,
Je suis un citoyen des siècles à venir.
—Mais comment, voyons, comment diable! faites-vous pour être si bien renseignée sur l’avenir? Qui vous a prédit ces épurations ou purifications, ces réformes, refontes et régénérations, toutes ces belles choses?
—A vous entendre, on croirait que je suis seule à penser de la sorte! Désabusez-vous, nous sommes légion. Je vous citerai, entre autres, M. Jules Bois, qui nous prédit que «nous serons un jour débarrassés de l’obsession de l’amour physique, et que ce jour-là sera un jour de bénédiction».
—Bénédiction? Heu! heu! Faudra voir, et nous ne serons malheureusement plus là pour vérifier. Cette obsession, en tout cas, n’est pas si désagréable: elle a son charme; c’est même grâce à elle que l’humanité se continue et se perpétue. Aussi je me demande ce qu’il adviendra d’elle lorsque vous nous aurez débarrassés ... Plus d’enfants alors? La frigidité, l’infécondité, la stérilité? C’est toujours là que nous aboutissons, remarquez-le.
—Cela ne m’épouvante nullement. Tant que vous n’aurez que servitude et misère à nous offrir, quel intérêt avons-nous à procréer?
—Mais, s’il ne reste plus personne sur terre, qui jouira de votre eldorado?
—Il restera toujours assez de monde pour qu’on se rattrape ensuite et qu’on repeuple. L’important est de réduire la souffrance à son minimum d’intensité, d’obtenir le maximum de bonheur ...
—Évidemment! C’est ce que nous cherchons tous. Il n’y a que les moyens qui diffèrent. Pour mon compte, je ne crois pas que la suppression du mariage et l’avènement de l’amour libre contribuent jamais à la sécurité et à la félicité de la femme. Non. Et M. Jules Bois, que vous invoquiez tout à l’heure, est de mon avis. Lui-même reconnaît que «le nombre des unions libres a beau augmenter, la femme n’en est pas plus heureuse, au contraire.[13] » Au contraire! Tout à fait ce que je soutiens. Vous ne voulez, vous, personnellement ni de la polygamie, ni de la polyandrie ...
—Non, certes! protesta Katia. Par respect pour l’être humain, par dignité, par je ne sais quel sentiment de propreté physique et morale, toute promiscuité me répugne, et je me demande même comment, vous autres hommes, vous n’éprouvez pas ce dégoût, comment aussi la jalousie ne se glisse pas en vous, malgré vous, ne vient pas troubler vos charnelles convoitises, vos ruts ...
—La jalousie? Mais, chère amie, vous n’êtes pas dans le train, vous retardez! S’ils vous entendaient, vos émules et acolytes vous répliqueraient que «la jalousie, c’est la pire manifestation de l’égoïsme, qu’elle ne s’est ancrée en nous que par un sentiment dévié de propriété[14] ...»
—C’est exact.
—«... Qu’elle ira toujours en s’amoindrissant; que la polygamie ou polyandrie consentie des contractants et contractantes est parfaitement admissible; que la maîtresse et l’épouse peuvent être des amies excellentes, tout en n’ignorant pas leurs rôles respectifs; que deux amis peuvent s’entendre pour aimer diversement la même femme; que l’idéal, en un mot, c’est le bonheur à trois.»[15]
—A trois seulement? Oh! pourquoi?
—Oui, pourquoi? Il en devrait être,—et il en est, je vous le garantis,—des amants et maîtresses comme du galon: quand on en prend, on n’en saurait trop prendre. L’auteur de ce programme, le prophète et apologiste de l’Union future, s’empresse d’ailleurs d’ajouter qu’il espère bien qu’on ne s’en tiendra pas à ce chiffre de trois, qu’il est «d’autres combinaisons, plus subtiles que celle-là,—vraiment aussi commune que rudimentaire,—qui peuvent se présenter et ne doivent pas être repoussées. Toutes les manifestations de l’amour, conclut-il, sont également respectables, même les plus imprévues; aucune n’est à empêcher ...» C’est, plus que de la chiennerie, vous voyez! Vulgariser et démocratiser les spintries de Tibère ...
—C’est original.
—Au moins Mme Jane de la Vaudère ne rêve, elle, que «d’acclimater, sous notre douce République, l’union libre», ce qu’elle appelle gentiment l’union de tendresse[16].
—Très gentil, en effet.
—Malheureusement, avec un être aussi inconstant et exigeant que l’homme, cette union de tendresse ne sera le plus souvent qu’un feu de paille, un déjeuner de soleil, une galante passade, «l’échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes». Bonne affaire! Tout est bénéfice et plaisir pour ces messieurs. Il n’y aura que la femme qui risquera de pâtir de l’aventure et de voir sa tendresse se transmuer en grossesse. Ça, c’est l’enclouure, c’est le chiendent! Et pas moyen de faire subir ce risque à son complice! Il y a assez longtemps que cela dure pourtant!
—Oui, assez longtemps, reprit Katia; et je n’espère pas, moi, comme cette bonne Elvire Potarlot, qu’un jour luira où l’homme, par je ne sais quelle métamorphose, quel phénomène physique et physiologique, connaîtra à son tour les entraves et les souffrances de la gestation. Il faut reléguer cette hypothèse dans le domaine des mythologies, des rêveries et divagations platoniciennes ...
—De l’aliénation mentale.
— ... Mais, s’il nous est impossible de remédier aux erreurs et aux crimes de la Nature, impossible de supprimer l’inégalité, la monstrueuse iniquité, qui, dès le principe et constitutionnellement, pèse sur la femme, du moins pouvons-nous, en toute confiance, avec certitude de réussite, nous attaquer aux injustices et aux crimes émanant de la Société. Par qui ont été faites jusqu’ici les lois sociales? Par les hommes, les hommes seuls. Quelle a été jusqu’à ce jour l’histoire de l’Humanité? Rien que l’histoire des mâles: aussi n’y voit-on que batailles, massacres, torrents de sang, cruautés et lâchetés. En politique, le dernier mot de l’homme, c’est toujours la force,—vous l’avouez vous-même, Séverin,—toujours la violence, la guerre. En socialisme, l’envie, la haine, la destruction. Ah! il est beau, il est glorieux, le rôle historique de l’homme! Et autour de nous, tout ce que nous voyons, est-ce si noble, si pur, si rassurant et réconfortant, qu’il n’y faille pas toucher? Ah! mon ami! Pensez donc qu’en sus de la force brutale, il n’y a qu’un dieu aujourd’hui, un seul, et qu’il est omnipotent: l’argent! Avec l’argent, il vous est loisible de devenir tout ce que vous voudrez, de posséder tout ce qu’il vous plaira, tous les titres, les honneurs et l’honneur même!
—Ce n’est pas là un monopole de notre époque: c’est de tout temps que l’argent a eu cette toute-puissance.
—Autrefois les tripotages et turpitudes ne se couvraient pas de l’étiquette et du pavillon de la démocratie. La Démocratie! La République! On espérait en elles! On faisait d’elles, avec Montesquieu, le synonyme de probité et de vertu. On se répétait: «Ah! quand Marianne se lèvera, quand elle apparaîtra, elle nettoiera toutes ces immondices, fera table rase de toutes ces iniquités!» Autrefois, pour contre-balancer l’influence de l’argent, vous aviez la naissance, la noblesse ...
—Vous voici devenue aristocrate maintenant? O Katia!
—Socialiste je suis, socialiste je reste. J’appartiens au parti des faibles, des déshérités, des exploités; je suis et serai toujours pour tous les vaincus et toutes les victimes, contre tous les vainqueurs, tous les puissants, tous les maîtres et tous les bourreaux,—donc pour la femme contre l’homme. Jadis, de même que vous aviez la noblesse pour contre-balancer la fortune, vous aviez la chevalerie, qui relevait et sanctifiait la faiblesse de la femme ...
—Allez donc parler de chevalerie à vos Émancipées! Elles ne veulent même plus de la galanterie, estampille de l’ancien servage, comme elles disent.
—Nous voulons l’égalité.
—Vous ne l’aurez pas: c’est la Nature elle-même qui vous la refuse, déclara Veyssières.
—L’égalité morale et sociale, sinon physique et naturelle.
—L’une ne va pas sans l’autre.
—Nous verrons, nous essaierons, mon ami. L’humanité ne peut cependant pas avoir pour but unique et suprême le triomphe de la force et l’apothéose de l’argent, cet autre genre de force.
—Pourquoi pas? Jusqu’à présent c’est ce qui a toujours eu lieu. Voyez les peuples prospères, voyez la race anglo-saxonne, la grande et brillante et féconde Amérique! Guerre aux faibles! C’est le mot d’ordre, le résumé de la loi évolutionniste,—le cri même de la nature.
—Et c’est pour cela même que nous protestons, c’est contre cette exécrable iniquité que nous nous soulevons. Guerre aux faibles, cela signifie guerre aux justes et aux bons, guerre aux honnêtes, aux délicats et aux scrupuleux, guerre aux meilleurs d’entre nous. Ah! combien, à cette barbare devise de la fausse civilisation, je préfère le simple et naïf précepte du Christ, le résumé de sa doctrine: «Aimez-vous les uns les autres!» Et je suis certaine que vous êtes de mon avis, Séverin, vous, issu de race latine, de famille chrétienne. Oui, allez, il n’y a rien de si odieux que la force, de si répugnant que l’argent, de si lâche et de si méprisable que le succès ... Regardez, examinez partout attentivement, et vous reconnaîtrez qu’il en est des individus comme des peuples: les plus puissants et les plus en vue sont les moins honnêtes, les moins justes, partant les moins estimables et les plus vils. Ce sont ceux qui ont perpétré le plus de crimes ou commis le plus de vilenies et de bassesses qui arrivent le plus haut. Ne me dites pas non, ou je vous cite des preuves tant que vous en voudrez! Ah! c’est cela qui donne une riche idée de notre monde, tel que les hommes l’ont fait et tel qu’ils s’y comportent! Mais rien que par curiosité, tenez, vous devriez souhaiter de voir les femmes au pouvoir, à l’œuvre!
—Et si c’est pis?
—Impossible!
—Pardon! Au lieu du règne de la force, nous pouvons avoir ...
—Vous aurez celui de la bonté, de l’équité, de l’amour, de la beauté, à laquelle vous tenez tant!
—Oh alors! Si vous en répondez!
—Oui, oui! Mais, en attendant, ajouta Katia, prenons donc notre thé: il refroidit.
—Et prenons surtout, conclut le sceptique Veyssières, prenons le temps comme il vient, les hommes comme ils sont, et les femmes ... ô Katia! les femmes pour ce qu’elles veulent être!»