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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III

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Mais n’est-ce pas grande impudence, d’apporter nos imperfections
et foiblesses, en lieu où nous desirons plaire, et y laisser4
bonne estime de nous et recommandation? Pour ce peu qu’il m’en
faut à cette heure,

Ad vnum
Mollis opus,

ie ne voudrois importuner vne personne, que i’ay a reuerer et
craindre.

Fuge suspicari,
Cuius vndenum trepidauit ætas
Claudere lustrum.

Nature se deuoit contenter d’auoir rendu cet aage miserable, sans1
le rendre encore ridicule. Ie hay de le voir, pour vn pouce de chetiue
vigueur, qui l’eschaufe trois fois la semaine, s’empresser et se
gendarmer, de pareille aspreté, comme s’il auoit quelque grande et
legitime iournee dans le ventre: vn vray feu d’estoupe. Et admire
sa cuisson, si viue et fretillante, en vn moment si lourdement congelee
et esteinte. Cet appetit ne deuroit appartenir qu’à la fleur
d’vne belle ieunesse. Fiez vous y, pour voir, à seconder cett’ ardeur
indefatigable, pleine, constante, et magnanime, qui est en vous: il
vous la lairra vrayment en beau chemin. Renuoyez le hardiment
plustost vers quelque enfance molle, estonnee, et ignorante, qui2
tremble encore soubs la verge, et en rougisse,

Indum sanguineo veluti violauerit ostro
Si quis ebur, vel mista rubent vbi lilia multa
Alba rosa.

Qui peut attendre le lendemain, sans mourir de honte, le desdain
de ces beaux yeux, consens de sa lascheté et impertinence:

Et taciti fecere tamen conuitia vultus,

il n’a iamais senty le contentement et la fierté, de les leur auoir
battus et ternis, par le vigoureux exercice d’vne nuict officieuse et
actiue. Quand i’en ay veu quelqu’vne s’ennuyer de moy, ie n’en ay3
point incontinent accusé sa legereté: i’ay mis en doubte, si ie
n’auois pas raison de m’en prendre à Nature plustost. Certes elle
m’a traitté illegitimement et inciuilement,

Si non longa satis, si non benè mentula crassa:

Nimirum sapiunt vidéntque paruam
Matronæ quoque mentulam illibenter:

et d’vne lesion enormissime. Chacune de mes pieces est esgalement
mienne, que toute autre. Et nulle autre ne me fait plus proprement
homme que cette cy.   Ie doy au publiq vniuersellement mon
pourtrait. La sagesse de ma leçon est en verité, en liberté, en
essence, toute. Dedeignant au rolle de ses vrays deuoirs, ces petites4
regles, feintes, vsuelles, prouinciales. Naturelle toute, constante,
generale. De laquelle sont filles, mais bastardes, la ciuilité,
la ceremonie. Nous aurons bien les vices de l’apparence, quand
nous aurons eu ceux de l’essence. Quand nous aurons faict à ceux
icy, nous courrons sus aux autres, si nous trouuons qu’il y faille
courir. Car il y a danger, que nous fantasions des offices nouueaux,
pour excuser nostre negligence enuers les naturels offices, et pour
les confondre. Qu’il soit ainsin, il se void, qu’és lieux, où les fautes
sont malefices, les malefices ne sont que fautes. Qu’és nations, où
les loix de la bienseance sont plus rares et lasches, les loix primitiues
de la raison commune sont mieux obseruees: l’innumerable
multitude de tant de deuoirs, suffoquant nostre soing, l’allanguissant
et dissipant. L’application aux legeres choses nous retire des
iustes. O que ces hommes superficiels, prennent vne routte facile et1
plausible, au prix de la nostre! Ce sont ombrages, dequoy nous nous
plastrons et entrepayons. Mais nous n’en payons pas, ainçois en rechargeons
nostre debte, enuers ce grand iuge, qui trousse nos panneaus
et haillons, d’autour noz parties honteuses: et ne se feint
point à nous veoir par tout, iusques à noz intimes et plus secrettes
ordures: vtile decence de nostre virginale pudeur, si elle luy pouuoit
interdire cette descouuerte. En fin, qui desniaiseroit l’homme,
d’vne si scrupuleuse superstition verbale, n’apporteroit pas grande
perte au monde. Nostre vie est partie en folie, partie en prudence.
Qui n’en escrit que reueremment et regulierement, il en laisse en2
arriere plus de la moitié. Ie ne m’excuse pas enuers moy: et si ie
le faisoy, ce seroit plustost de mes excuses, que ie m’excuseroy, que
d’autre mienne faute. Ie m’excuse à certaines humeurs, que i’estime
plus fortes en nombre que celles, qui sont de mon costé. En leur
consideration, ie diray encore cecy (car ie desire de contenter chacun;
chose pourtant difficile, esse vnum hominem accommodatum ad
tantam morum ac sermonum et voluntatum varietatem) qu’ils n’ont à
se prendre à moy, de ce que ie fay dire aux auctoritez receuës et
approuuees de plusieurs siecles: et que ce n’est pas raison, qu’à
faute de rythme ils me refusent la dispense, que mesme des hommes3
ecclesiastiques, des nostres, iouyssent en ce siecle. En voicy deux,
et des plus crestez:

Rimula, dispeream, ni monogramma tua est.

Vn vit d’amy la contente et bien traitte.

Quoy tant d’autres? I’ayme la modestie: et n’est par iugement,
que i’ay choisi cette sorte de parler scandaleux: c’est Nature, qui
l’a choisi pour moy. Ie ne le louë, non plus que toutes formes contraires
à l’vsage receu: mais ie l’excuse: par circonstances tant
generales que particulieres, en allege l’accusation. Suiuons.   Pareillement
d’où peut venir cette vsurpation d’authorité souueraine,
que vous prenez sur celles, qui vous fauorisent à leurs despens,

Si furtiua dedit nigra munuscula nocte,

que vous en inuestissez incontinent l’interest, la froideur, et vne
auctorité maritale? C’est vne conuention libre, que ne vous y prenez
vous, comme vous les y voulez tenir? Il n’y a point de prescription1
sur les choses volontaires. C’est contre la forme, mais il
est vray pourtant, que i’ay en mon temps conduict ce marché, selon
que sa nature peut souffrir, aussi conscientieusement qu’autre
marché, et auec quelque air de iustice: et que ie ne leur ay tesmoigné
de mon affection, que ce que i’en sentois; et leur en ay representé
naifuement, la decadence, la vigueur, et la naissance: les
accez et les remises. On n’y va pas tousiours vn train. I’ay esté si
espargnant à promettre, que ie pense auoir plus tenu que promis,
ny deu. Elles y ont trouué de la fidelité, iusques au seruice de leur
inconstance. Ie dis inconstance aduouee, et par fois multipliee. Ie2
n’ay iamais rompu auec elles, tant que i’y tenois, ne fust que par le
bout d’vn filet. Et quelques occasions qu’elles m’en ayent donné,
n’ay iamais rompu, iusques au mespris et à la hayne. Car telles
priuautez, lors mesme qu’on les acquiert par les plus honteuses
conuentions, encores m’obligent elles à quelque bien-vueillance.
De cholere et d’impatience vn peu indiscrette, sur le poinct de
leurs ruses et desfuites, et de nos contestations, ie leur en ay faict
voir par fois. Car ie suis de ma complexion, subiect à des emotions
brusques, qui nuisent souuent à mes marchez, quoy qu’elles soyent
legeres et courtes. Si elles ont voulu essayer la liberté de mon3
iugement, ie ne me suis pas feint, à leur donner des aduis paternels
et mordans, et à les pinser où il leur cuysoit. Si ie leur ay
laissé à se plaindre de moy, c’est plustost d’y auoir trouué vn
amour, au prix de l’vsage moderne, sottement consciencieux. I’ay
obserué ma parolle, és choses dequoy on m’eust aysement dispensé.
Elles se rendoient lors par fois auec reputation, et soubs des capitulations,
qu’elles souffroient aysement estre faussees par le vaincueur.
I’ay faict caler soubs l’interest de leur honneur, le plaisir, en
son plus grand effort, plus d’vne fois. Et où la raison me pressoit,
les ay armees contre moy: si qu’elles se conduisoient plus seurement
et seuerement, par mes regles, quand elles s’y estoient franchement
remises, qu’elles n’eussent faict par les leurs propres. I’ay autant
que i’ay peu chargé sur moy seul, le hazard de nos assignations,
pour les en descharger: et ay dressé nos parties tousiours par le
plus aspre, et inopiné, pour estre moins en souspçon, et en outre1
par mon aduis, plus accessible. Ils sont ouuerts, principalement par
les endroits qu’ils tiennent de soy couuerts. Les choses moins
craintes sont moins defendues et obseruees. On peut oser plus aysement,
ce que personne ne pense que vous oserez, qui deuient facile
par sa difficulté. Iamais homme n’eut ses approches plus impertinemment
genitales. Cette voye d’aymer, est plus selon la discipline.
Mais combien elle est ridicule à nos gens, et peu effectuelle, qui le
sçait mieux que moy? Si ne m’en viendra point le repentir. Ie n’y
ay plus que perdre,

Me tabula sacer2
Votiua paries indicat vuida,
Suspendisse potenti
Vestimenta maris Deo.

Il est à cette heure temps d’en parler ouuertement. Mais tout ainsi
comme à vn autre, ie dirois à l’auanture, Mon amy tu resues, l’amour
de ton temps a peu de commerce auec la foy et la
preud’hommie;

Hæc si tu postules
Ratione certa facere, nihilo plus agas,
Quàm si des operam, vt cum ratione insanias.3

Aussi au rebours, si c’estoit à moy de recommencer, ce seroit certes
le mesme train et par mesme progrez, pour infructueux qu’il me
peust estre. L’insuffisance et la sottise est loüable en vne action
meslouable. Autant que ie m’eslongne de leur humeur en cela, ie
m’approche de la mienne.   Au demeurant, en ce marché, ie ne
me laissois pas tout aller: ie m’y plaisois, mais ie ne m’y oubliois
pas: ie reseruois en son entier, ce peu de sens et de discretion, que
Nature m’a donné, pour leur seruice, et pour le mien: vn peu d’esmotion,
mais point de resuerie. Ma conscience s’y engageoit aussi,
iusques à la desbauche et dissolution, mais iusques à l’ingratitude,4
trahison, malignité, et cruauté, non. Ie n’achetois pas le plaisir de
ce vice à tout prix: et me contentois de son propre et simple coust.
Nullum intra se vitium est. Ie hay quasi à pareille mesure vne oysiueté
croupie et endormie, comme vn embesongnement espineux et
penible. L’vn me pince, l’autre m’assoupit. I’ayme autant les blesseures,
comme les meurtrisseures, et les coups trenchans, comme
les coups orbes. I’ay trouué en ce marché, quand i’y estois plus propre,
vne iuste moderation entre ces deux extremitez. L’amour est
vne agitation esueillee, viue, et gaye. Ie n’en estois ny troublé, ny
affligé, mais i’en estois eschauffé, et encores alteré: il s’en faut
arrester là. Elle n’est nuisible qu’aux fols. Vn ieune homme demandoit1
au philosophe Panetius, s’il sieroit bien au sage d’estre amoureux:
Laissons là le sage, respondit-il, mais toy et moy, qui ne le
sommes pas, ne nous engageons en chose si esmeuë et violente,
qui nous esclaue à autruy, et nous rende contemptibles à nous. Il
disoit vray: qu’il ne faut pas fier chose de soy si precipiteuse, à
vne ame qui n’aye dequoy en soustenir les venues, et dequoy rabatre
par effect la parole d’Agesilaus, que la prudence et l’amour ne
peuuent ensemble. C’est vne vaine occupation, il est vray, messeante,
honteuse, et illegitime. Mais à la conduire en cette façon,
ie l’estime salubre, propre à desgourdir vn esprit, et vn corps poisant.2
Et comme medecin, l’ordonnerois à vn homme de ma forme et
condition, autant volontiers qu’aucune autre recepte: pour l’esueiller
et tenir en force bien auant dans les ans, et le dilaier des
prises de la vieillesse. Pendant que nous n’en sommes qu’aux fauxbourgs,
que le pouls bat encores,

Dum noua canities, dum prima et recta senectus,
Dum superest Lachesi quod torqueat, et pedibus me
Porto meis, nullo dextram subeunte bacillo,

nous auons besoing d’estre sollicitez et chatouillez, par quelque
agitation mordicante, comme est cette-cy. Voyez combien elle a3
rendu de ieunesse, vigueur et de gayeté, au sage Anacreon. Et Socrates,
plus vieil que ie ne suis, parlant d’vn obiect amoureux:
M’estant, dit-il, appuyé contre son espaule, de la mienne, et approché
ma teste à la sienne, ainsi que nous regardions ensemble dans
vn liure, ie senty sans mentir, soudain vne piqueure dans l’espaule,
comme de quelque morsure de beste; et fus plus de cinq iours depuis,
qu’elle me fourmilloit: et m’escoula dans le cœur vne demangeaison
continuelle. Vn attouchement, et fortuite, et par vne espaule,
aller eschauffer, et alterer vne ame refroidie, et esneruee par
l’aage, et la premiere de toutes les humaines, en reformation.4
Pourquoy non dea? Socrates estoit homme, et ne vouloit ny estre
ny sembler autre chose. La philosophie n’estriue point contre les
voluptez naturelles, pourueu que la mesure y soit ioincte: et en
presche la moderation, non la fuitte. L’effort de sa resistance s’emploie
contre les estrangeres et bastardes. Elle dit que les appetits
du corps ne doiuent pas estre augmentez par l’esprit. Et nous aduertit
ingenieusement, de ne vouloir point esueiller nostre faim par
la saturité: de ne vouloir farcir, au lieu de remplir le ventre:
d’euiter toute iouyssance, qui nous met en disette: et toute viande
et breuuage, qui nous altere, et affame. Comme au seruice de l’amour
elle nous ordonne, de prendre vn obiect qui satisface simplement
au besoing du corps, qui n’esmeuue point l’ame: laquelle
n’en doit pas faire son faict, ains suyure nüement et assister le1
corps. Mais ay-ie pas raison d’estimer, que ces preceptes, qui ont
pourtant d’ailleurs, selon moy, vn peu de rigueur, regardent vn
corps qui face son office: et qu’à vn corps abbattu, comme vn
estomach prosterné, il est excusable de le rechauffer et soustenir
par art: et par l’entremise de la fantasie, luy faire reuenir l’appetit
et l’allegresse, puis que de soy il l’a perdue?   Pouuons nous pas
dire, qu’il n’y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement,
ny corporel, ny spirituel: et qu’iniurieusement nous desmembrons
vn homme tout vif: et qu’il semble y auoir raison, que
nous nous portions enuers l’vsage du plaisir, aussi fauorablement2
aumoins, que nous faisons enuers la douleur? Elle estoit, pour
exemple, vehemente, iusques à la perfection, en l’ame des saincts
par la pœnitence. Le corps y auoit naturellement part, par le droict
de leur colligance, et si pouuoit auoir peu de part à la cause: si ne
se sont ils pas contentez qu’il suyuist nuement, et assistast l’ame
affligee. Ils l’ont affligé luymesme, de peines atroces et propres:
affin qu’à l’enuy l’vn de l’autre, l’ame et le corps plongeassent
l’homme dans la douleur, d’autant plus salutaire, que plus aspre.
En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas iniustice d’en refroidir
l’ame, et dire, qu’il l’y faille entrainer, comme à quelque3
obligation et necessité contreinte et seruile? C’est à elle plustost de
les couuer et fomenter: de s’y presenter et conuier: la charge de
regir luy appartenant. Comme c’est aussi à mon aduis à elle, aux
plaisirs, qui luy sont propres, d’en inspirer et infondre au corps
tout le ressentiment que porte sa condition, et de s’estudier qu’ils
luy soient doux et salutaires. Car c’est bien raison, comme ils disent,
que le corps ne suyue point ses appetits au dommage de l’esprit.
Mais pourquoy n’est-ce pas aussi raison, que l’esprit ne suiue
pas les siens, au dommage du corps?   Ie n’ay point autre passion
qui me tienne en haleine. Ce que l’auarice, l’ambition, les querelles,
les procés, font à l’endroit des autres, qui comme moy, n’ont
point de vacation assignee, l’amour le feroit plus commodément. Il
me rendroit, la vigilance, la sobrieté, la grace, le soing de ma personne:
r’asseureroit ma contenance, à ce que les grimaces de la
vieillesse, ces grimaces difformes et pitoyables, ne vinssent à la
corrompre: me remettroit aux estudes sains et sages, par où ie me1
peusse rendre plus estimé et plus aymé: ostant à mon esprit le
desespoir de soy, et de son vsage, et le raccointant à soy: me diuertiroit
de mille pensees ennuyeuses, de mille chagrins melancholiques
que l’oysiueté nous charge en tel aage, et le mauuais
estat de nostre santé: reschaufferoit aumoins en songe, ce sang
que nature abandonne: soustiendroit le menton, et allongeroit vn
peu les nerfs, et la vigueur et allegresse de la vie, à ce pauure
homme, qui s’en va le grand train vers sa ruine. Mais i’entens bien
que c’est vne commodité fort mal-aisée à recouurer. Par foiblesse,
et longue experience, nostre goust est deuenu plus tendre et plus2
exquis. Nous demandons plus, lors que nous apportons moins.
Nous voulons le plus choisir, lors que nous meritons le moins d’estre
acceptez. Nous cognoissans tels, nous sommes moins hardis,
et plus defians: rien ne nous peut asseurer d’estre aymez, veu
nostre condition, et la leur. I’ay honte de me trouuer parmy cette
verte et bouillante ieunesse,

Cuius in indomito constantior inguine neruus,
Quàm noua collibus arbor inhæret.

Qu’irions nous presenter nostre misere parmy cette allégresse?

Possint vt iuuenes visere feruidi3
Multo non sine risu,
Dilapsam in cineres facem.

Ils ont la force et la raison pour eux: faisons leur place: nous
n’auons plus que tenir. Et ce germe de beauté naissante, ne se
laisse manier à mains si gourdes, et prattiquer à moyens purs
materiels. Car, comme respondit ce philosophe ancien, à celuy qui
se moquoit, dequoy il n’auoit sçeu gaigner la bonne grace d’vn
tendron qu’il pourchassoit: Mon amy, le hameçon ne mord pas à
du fromage si frais. Or c’est vn commerce qui a besoin de relation
et de correspondance. Les autres plaisirs que nous receuons,
se peuuent recognoistre par recompenses de nature diuerse: mais
cettuy-cy ne se paye que de mesme espece de monnoye. En verité
en ce desduit, le plaisir que ie fay, chatouille plus doucement mon
imagination, que celuy qu’on me fait. Or cil n’a rien de genereux,
qui peut receuoir plaisir où il n’en donne point; c’est vne vile ame,
qui veut tout deuoir, et qui se plaist de nourrir de la conference,
auec les personnes ausquels il est en charge. Il n’y a beauté, ny
grace, ny priuauté si exquise, qu’vn galant homme deust desirer
à ce prix. Si elles ne nous peuuent faire du bien que par pitié:1
i’ayme bien plus cher ne viure point, que de viure d’aumosne.
Ie voudrois auoir droit de leur demander, au stile auquel i’ay veu
quester en Italie: Fate bene per voi: ou à la guise que Cyrus
exhortoit ses soldats, Qui m’aymera, si me suiue. R’alliez vous, me
dira lon, à celles de vostre condition, que la compagnie de mesme
fortune vous rendra plus aysees. O la sotte composition et insipide!

Nolo
Barbam vellere mortuo leoni.

Xenophon employe pour obiection et accusation, contre Menon,
qu’en son amour il embesongna des obiects passants fleur. Ie trouue2
plus de volupté à seulement veoir le juste et doux meslange de deux
ieunes beautés: ou à le seulement considerer par fantasie, qu’à
faire moy mesme le second, d’vn meslange triste et informe. Ie resigne
cet appetit fantastique, à l’Empereur Galba, qui ne s’addonnoit
qu’aux chairs dures et vieilles: et à ce pauure miserable,

O ego di faciant talem te cernere possim,
Charáque mutatis oscula ferre comis,
Amplectique meis corpus non pingue lacertis!

Et entre les premieres laideurs, ie compte les beautez artificielles et
forcees. Emonez ieune gars de Chio, pensant par des beaux attours,3
acquerir la beauté que nature luy ostoit, se presenta au philosophe
Arcesilaus: et luy demanda si vn sage se pourroit veoir amoureux:
Ouy dea, respondit l’autre, pourueu que ce ne fust pas d’vne beauté
paree et sophistiquee comme la tienne. La laideur d’vne vieillesse
aduouee, est moins vieille, et moins laide à mon gré, qu’vne autre
peinte et lissee. Le diray-ie, pourueu qu’on ne m’en prenne à la
gorge? L’amour ne me semble proprement et naturellement en
sa saison, qu’en l’aage voisin de l’enfance:

Quem si puellarum insereres choro,
Mille sagaces falleret hospites4
Discrimen obscurum, solutis
Crinibus, ambiguóque vultu.

Et la beauté non plus. Car ce qu’Homere l’estend iusqu’à ce que le
menton commence à s’ombrager, Platon mesme l’a remarqué pour
rare. Et est notoire la cause pour laquelle le sophiste Dion appelloit
les poils folets de l’adolescence, Aristogitons et Harmodiens. En la
virilité, ie le trouue desia aucunement hors de son siege, non qu’en
la vieillesse.

Importunus enim transuolat aridas
Quercus.

Et Marguerite Royne de Nauarre, alonge en femme, bien loing,
l’auantage des femmes: ordonnant qu’il est saison à trente ans,1
qu’elles changent le titre de belles en bonnes. Plus courte possession
nous luy donnons sur nostre vie, mieux nous en valons. Voyez
son port. C’est vn menton puerile, qui ne sçait en son eschole,
combien on procede au rebours de tout ordre. L’estude, l’exercitation,
l’vsage, sont voyes à l’insuffisance: les nouices y regentent.
Amor ordinem nescit. Certes sa conduicte a plus de galbe, quand elle
est meslee d’inaduertance, et de trouble: les fautes, les succez
contraires y donnent poincte et grace. Pourueu qu’elle soit aspre et
affamee, il chaut peu, qu’elle soit prudente. Voyez comme il va chancelant,
chopant, et folastrant. On le met aux ceps, quand on le guide2
par art, et sagesse. Et contraint on sa diuine liberté, quand on le
submet à ces mains barbues et calleuses.   Au demeurant, ie leur
oy souuent peindre cette intelligence toute spirituelle, et desdaigner
de mettre en consideration l’interest que les sens y ont. Tout y sert.
Mais ie puis dire auoir veu souuent, que nous auons excusé la foiblesse
de leurs esprits, en faueur de leurs beautez corporelles,
mais que ie n’ay point encore veu, qu’en faueur de l’esprit, tant
rassis, et meur soit-il, elles vueillent prester la main à vn corps,
qui tombe tant soit peu en decadence. Que ne prend il enuie à quelqu’vne,
de faire cette noble harde Socratique, du corps à l’esprit,3
achetant au prix de ses cuisses, vne intelligence et generation philosophique
et spirituelle: le plus haut prix où elle les puisse monter:
Platon ordonne en ses loix, que celuy qui aura faict quelque
signalé et vtile exploit en la guerre, ne puisse estre refusé durant
l’expedition d’icelle, sans respect de sa laideur ou de son aage, du
baiser, ou autre faueur amoureuse, de qui il la vueille. Ce qu’il
trouue si iuste en recommandation de la valeur militaire, ne le peut
il pas estre aussi, en recommandation de quelque autre valeur? Et
que ne prend il enuie à vne de preoccuper sur ses compagnes la
gloire de cet amour chaste? chaste dis-ie bien,

Nam si quando ad prælia ventum est,
Vt quondam in stipulis magnus sine viribus ignis
Incassum furit.

Les vices qui s’estouffent en la pensee, ne sont pas des pires.   Pour
finir ce notable commentaire, qui m’est eschappé d’vn flux de caquet:
flux impetueux par fois et nuisible,

Vt missum sponsi furtiuo munere malum
Procurrit casto virginis è gremio:1
Quod miseræ oblitæ molli sub veste locatum,
Dum aduentu matris prosilit, excutitur,
Atque illud prono præceps agitur decursu:
Huic manat tristi conscius ore rubor.

Ie dis, que les masles et femelles, sont iettez en mesme moule, sauf
l’institution et l’vsage, la difference n’y est pas grande. Platon appelle
indifferemment les vns et les autres, à la societé de tous
estudes, exercices, charges et vacations guerrieres et paisibles, en
sa republique. Et le philosophe Antisthenes, ostoit toute distinction
entre leur vertu et la nostre. Il est bien plus aisé d’accuser l’vn2
sexe, que d’excuser l’autre. C’est ce qu’on dit, Le fourgon se moque
de la paele.
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