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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III
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CHAPITRE XII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. XII.)
De la Physionomie.
QVASI toutes les opinions que nous auons, sont prinses par authorité
et à credit. Il n’y a point de mal. Nous ne sçaurions pirement
choisir, que par nous, en vn siecle si foible. Cette image des
discours de Socrates, que ses amis nous ont laissée, nous ne l’approuuons,
que pour la reuerence de l’approbation publique. Ce•
n’est pas par nostre cognoissance: ils ne sont pas selon nostre
vsage. S’il naissoit à cette heure, quelque chose de pareil, il est peu
d’hommes qui le prisassent. Nous n’apperceuons les graces que
pointues, bouffies, et enflées d’artifice. Celles qui coulent soubs la
naïfueté, et la simplicité, eschappent aisément à vne veuë grossiere1
comme est la nostre. Elles ont vne beauté delicate et cachée: il
faut la veuë nette et bien purgée, pour descouurir cette secrette
lumiere. Est pas, la naïfueté, selon nous, germaine à la sottise, et
qualité de reproche? Socrates faict mouuoir son ame, d’vn mouuement
naturel et commun. Ainsi dict vn païsan, ainsi dict vne•
femme. Il n’a iamais en la bouche, que cochers, menuisiers, sauetiers
et maisons. Ce sont inductions et similitudes, tirées des plus
vulgaires et cogneuës actions des hommes: chacun l’entend. Sous
vne si vile forme, nous n’eussions iamais choisi la noblesse et
splendeur de ses conceptions admirables: nous qui estimons plates2
et basses, toutes celles que la doctrine ne releue; qui n’apperceuons
la richesse qu’en montre et en pompe. Nostre monde n’est
formé qu’à l’ostentation. Les hommes ne s’enflent que de vent: et
se manient à bonds, comme les balons. Cettuy-cy ne se propose
point des vaines fantasies. Sa fin fut, nous fournir de choses et de•
preceptes, qui reellement et plus ioinctement seruent à la vie:
Seruare modum, finémque tenere,
Naturámque sequi.
Il fut aussi tousiours vn et pareil. Et se monta, non par boutades,
mais par complexion, au dernier poinct de vigueur. Ou pour mieux3
dire: il ne monta rien, mais rauala plustost et ramena à son
poinct, originel et naturel, et luy soubmit la vigueur, les aspretez
et les difficultez. Car en Caton, on void bien à clair, que c’est vne
alleure tenduë bien loing au dessus des communes. Aux braues exploits
de sa vie, et en sa mort, on le sent tousiours monté sur ses•
grands cheuaux. Cettuy-cy ralle à terre: et d’vn pas mol et ordinaire,
traicte les plus vtiles discours, et se conduict et à la mort et
aux plus espineuses trauerses, qui se puissent presenter au train
de la vie humaine. Il est bien aduenu, que le plus digne homme
d’estre cogneu, et d’estre presenté au monde pour exemple, ce soit1
celuy duquel nous ayons plus certaine cognoissance. Il a esté esclairé
par les plus clair-voyans hommes, qui furent onques. Les
tesmoins que nous auons de luy, sont admirables en fidelité et en
suffisance. C’est grand cas, d’auoir peu donner tel ordre, aux pures
imaginations d’vn enfant, que sans les alterer ou estirer, il en ait•
produict les plus beaux effects de nostre ame. Il ne la represente
ny esleuée ni riche: il ne la represente que saine: mais certes
d’vne bien allegre et nette santé. Par ces vulguaires ressorts et
naturels: par ces fantasies ordinaires et communes: sans s’esmouuoir
et sans se piquer, il dressa non seulement les plus reglées,2
mais les plus hautes et vigoureuses creances, actions et mœurs,
qui furent onques. C’est luy, qui ramena du ciel, où elle perdoit
son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme: où est
sa plus iuste et plus laborieuse besoigne. Voyez-le plaider deuant
ses iuges: voyez par quelles raisons, il esueille son courage aux•
hazards de la guerre, quels argumens fortifient sa patience, contre
la calomnie, la tyrannie, la mort, et contre la teste de sa femme:
il n’y a rien d’emprunté de l’art, et des sciences. Les plus simples
y recognoissent leurs moyens et leur force: il n’est possible d’aller
plus arriere et plus bas. Il a faict grand faueur à l’humaine nature,3
de montrer combien elle peut d’elle mesme. Nous sommes chacun
plus riche, que nous ne pensons: mais on nous dresse à l’emprunt,
et à la queste: on nous duict à nous seruir plus de l’autruy,
que du nostre. En aucune chose l’homme ne sçait s’arrester au
poinct de son besoing. De volupté, de richesse, de puissance, il en
embrasse plus qu’il n’en peut estreindre. Son auidité est incapable
de moderation. Ie trouue qu’en curiosité de sçauoir, il en est de
mesme: il se taille de la besoigne bien plus qu’il n’en peut faire, et
bien plus qu’il n’en a affaire. Estendant l’vtilité du sçauoir, autant•
qu’est sa matiere. Vt omnium rerum, sic litterarum quoque, intemperantia
laboramus. Et Tacitus a raison, de louer la mere d’Agricola,
d’auoir bridé en son fils, vn appetit trop bouillant de science.
et à credit. Il n’y a point de mal. Nous ne sçaurions pirement
choisir, que par nous, en vn siecle si foible. Cette image des
discours de Socrates, que ses amis nous ont laissée, nous ne l’approuuons,
que pour la reuerence de l’approbation publique. Ce•
n’est pas par nostre cognoissance: ils ne sont pas selon nostre
vsage. S’il naissoit à cette heure, quelque chose de pareil, il est peu
d’hommes qui le prisassent. Nous n’apperceuons les graces que
pointues, bouffies, et enflées d’artifice. Celles qui coulent soubs la
naïfueté, et la simplicité, eschappent aisément à vne veuë grossiere1
comme est la nostre. Elles ont vne beauté delicate et cachée: il
faut la veuë nette et bien purgée, pour descouurir cette secrette
lumiere. Est pas, la naïfueté, selon nous, germaine à la sottise, et
qualité de reproche? Socrates faict mouuoir son ame, d’vn mouuement
naturel et commun. Ainsi dict vn païsan, ainsi dict vne•
femme. Il n’a iamais en la bouche, que cochers, menuisiers, sauetiers
et maisons. Ce sont inductions et similitudes, tirées des plus
vulgaires et cogneuës actions des hommes: chacun l’entend. Sous
vne si vile forme, nous n’eussions iamais choisi la noblesse et
splendeur de ses conceptions admirables: nous qui estimons plates2
et basses, toutes celles que la doctrine ne releue; qui n’apperceuons
la richesse qu’en montre et en pompe. Nostre monde n’est
formé qu’à l’ostentation. Les hommes ne s’enflent que de vent: et
se manient à bonds, comme les balons. Cettuy-cy ne se propose
point des vaines fantasies. Sa fin fut, nous fournir de choses et de•
preceptes, qui reellement et plus ioinctement seruent à la vie:
Seruare modum, finémque tenere,
Naturámque sequi.
Il fut aussi tousiours vn et pareil. Et se monta, non par boutades,
mais par complexion, au dernier poinct de vigueur. Ou pour mieux3
dire: il ne monta rien, mais rauala plustost et ramena à son
poinct, originel et naturel, et luy soubmit la vigueur, les aspretez
et les difficultez. Car en Caton, on void bien à clair, que c’est vne
alleure tenduë bien loing au dessus des communes. Aux braues exploits
de sa vie, et en sa mort, on le sent tousiours monté sur ses•
grands cheuaux. Cettuy-cy ralle à terre: et d’vn pas mol et ordinaire,
traicte les plus vtiles discours, et se conduict et à la mort et
aux plus espineuses trauerses, qui se puissent presenter au train
de la vie humaine. Il est bien aduenu, que le plus digne homme
d’estre cogneu, et d’estre presenté au monde pour exemple, ce soit1
celuy duquel nous ayons plus certaine cognoissance. Il a esté esclairé
par les plus clair-voyans hommes, qui furent onques. Les
tesmoins que nous auons de luy, sont admirables en fidelité et en
suffisance. C’est grand cas, d’auoir peu donner tel ordre, aux pures
imaginations d’vn enfant, que sans les alterer ou estirer, il en ait•
produict les plus beaux effects de nostre ame. Il ne la represente
ny esleuée ni riche: il ne la represente que saine: mais certes
d’vne bien allegre et nette santé. Par ces vulguaires ressorts et
naturels: par ces fantasies ordinaires et communes: sans s’esmouuoir
et sans se piquer, il dressa non seulement les plus reglées,2
mais les plus hautes et vigoureuses creances, actions et mœurs,
qui furent onques. C’est luy, qui ramena du ciel, où elle perdoit
son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme: où est
sa plus iuste et plus laborieuse besoigne. Voyez-le plaider deuant
ses iuges: voyez par quelles raisons, il esueille son courage aux•
hazards de la guerre, quels argumens fortifient sa patience, contre
la calomnie, la tyrannie, la mort, et contre la teste de sa femme:
il n’y a rien d’emprunté de l’art, et des sciences. Les plus simples
y recognoissent leurs moyens et leur force: il n’est possible d’aller
plus arriere et plus bas. Il a faict grand faueur à l’humaine nature,3
de montrer combien elle peut d’elle mesme. Nous sommes chacun
plus riche, que nous ne pensons: mais on nous dresse à l’emprunt,
et à la queste: on nous duict à nous seruir plus de l’autruy,
que du nostre. En aucune chose l’homme ne sçait s’arrester au
poinct de son besoing. De volupté, de richesse, de puissance, il en
embrasse plus qu’il n’en peut estreindre. Son auidité est incapable
de moderation. Ie trouue qu’en curiosité de sçauoir, il en est de
mesme: il se taille de la besoigne bien plus qu’il n’en peut faire, et
bien plus qu’il n’en a affaire. Estendant l’vtilité du sçauoir, autant•
qu’est sa matiere. Vt omnium rerum, sic litterarum quoque, intemperantia
laboramus. Et Tacitus a raison, de louer la mere d’Agricola,
d’auoir bridé en son fils, vn appetit trop bouillant de science.
C’est vn bien, à le regarder d’yeux fermes, qui a, comme les
autres biens des hommes, beaucoup de vanité, et foiblesse propre1
et naturelle: et d’vn cher coust. L’acquisition en est bien plus hazardeuse,
que de toute autre viande ou boisson. Car ailleurs, ce que
nous auons achetté, nous l’emportons au logis, en quelque vaisseau,
et là nous auons loy d’en examiner la valeur: combien, et à
quelle heure, nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les•
pouuons d’arriuee mettre en autre vaisseau, qu’en nostre ame:
nous les auallons en les achettans, et sortons du marché ou infects
desia, ou amendez. Il y en a, qui ne font que nous empescher et
charger, au lieu de nourrir: et telles encore, qui sous tiltre de
nous guarir, nous empoisonnent. I’ay pris plaisir de voir en quelque2
lieu, des hommes par deuotion, faire vœu d’ignorance, comme
de chasteté, de pauureté, de pœnitence. C’est aussi chastrer nos
appetits desordonnez, d’esmousser cette cupidité qui nous espoinçonne
à l’estude des liures: et priuer l’ame de cette complaisance
voluptueuse, qui nous chatouille par l’opinion de science. Et est richement•
accomplir le vœu de pauureté, d’y ioindre encore celle de
l’esprit. Il ne nous faut guere de doctrine, pour viure à nostre aise.
Et Socrates nous apprend qu’elle est en nous, et la maniere de l’y
trouuer, et de s’en ayder. Toute cette nostre suffisance, qui est au
delà de la naturelle, est à peu pres vaine et superflue. C’est beaucoup3
si elle ne nous charge et trouble plus qu’elle ne nous sert.
Paucis opus est litteris ad mentem bonam. Ce sont des excez fieureux
de nostre esprit: instrument brouillon et inquiete. Recueillez
vous, vous trouuerez en vous, les argumens de la Nature, contre la
mort, vrais, et les plus propres à vous seruir à la necessité. Ce sont•
ceux qui font mourir vn paysan et des peuples entiers, aussi constamment
qu’vn philosophe. Fusse ie mort moins allegrement auant
qu’auoir veu les Tusculanes? I’estime que non. Et quand ie me
trouue au propre, ie sens, que ma langue s’est enrichie, mon courage
de peu. Il est comme Nature me le forgea. Et se targue pour
le conflict, non que d’vne marche naturelle et commune. Les liures
m’ont serui non tant d’instruction que d’exercitation. Quoy, si la
science, essayant de nous armer de nouuelles deffences, contre les•
inconueniens naturels, nous a plus imprimé en la fantasie, leur
grandeur et leur poix, qu’elle n’a ses raisons et subtilitez, à nous
en couurir? Ce sont voirement subtilitez: par où elle nous esueille
souuent bien vainement. Les autheurs mesmes plus serrez et plus
sages, voyez autour d’vn bon argument, combien ils en sement1
d’autres legers, et, qui y regarde de pres, incorporels. Ce ne sont
qu’arguties verbales, qui nous trompent. Mais d’autant que ce peut
estre vtilement, ie ne les veux pas autrement esplucher. Il y en a
ceans assez de cette condition, en diuers lieux: ou par emprunt, ou
par imitation. Si se faut il prendre vn peu garde, de n’appeller pas•
force, ce qui n’est que gentilesse: et ce, qui n’est qu’aigu, solide:
ou bon, ce qui n’est que beau: quæ magis gustata quàm potata delectant.
Tout ce qui plaist, ne paist pas, vbi non ingenij sed animi
negotium agitur. A veoir les efforts que Seneque se donne pour
se preparer contre la mort, à le voir suer d’ahan, pour se roider et2
pour s’asseurer, et se debattre si long temps en cette perche,
i’eusse esbranlé sa reputation, s’il ne l’eust en mourant, tresuaillamment
maintenuë. Son agitation si ardante, si frequente, montre
qu’il estoit chaud et impetueux luy mesme. Magnus animus remissius
loquitur, et securius. Non est alius ingenio, alius animo color. Il•
le faut conuaincre à ses despens. Et montre aucunement qu’il estoit
pressé de son aduersaire. La façon de Plutarque, d’autant qu’elle
est plus desdaigneuse, et plus destendue, elle est selon moy, d’autant
plus virile et persuasiue. Ie croirois aysément, que son ame
auoit les mouuemens plus asseurez, et plus reglez. L’vn plus aigu,3
nous pique et nous eslance en sursaut: touche plus l’esprit. L’autre
plus solide, nous informe, establit et conforte constamment:
touche plus l’entendement. Celuy là rauit nostre iugement: cestuy-ci
le gaigne. I’ay veu pareillement d’autres escrits, encore plus
reuerez, qui en la peinture du combat qu’ils soustiennent contre les•
aiguillons de la chair, les representent si cuisants, si puissants et
inuincibles, que nous mesmes, qui sommes de la voirie du peuple,
auons autant à admirer l’estrangeté et vigueur incognuë de leur
tentation, que leur resistance. A quoy faire nous allons gendarmant
par ces efforts de la science? Regardons à terre, les pauures
gens que nous y voyons espandus, la teste panchante apres leur
besongne: qui ne sçauent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny
precepte. De ceux-là, tire Nature tous les iours, des effects de•
constance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux
que nous estudions si curieusement en l’escole. Combien en vois ie
ordinairement, qui mescognoissent la pauureté: combien qui desirent
la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction?
Celui là qui fouït mon iardin, il a ce matin enterré son pere ou son1
fils. Les noms mesme, dequoy ils appellent les maladies, en addoucissent
et amollissent l’aspreté. La phthysie, c’est la toux pour
eux: la dysenterie, deuoyement d’estomach: vn pleuresis, c’est vn
morfondement: et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent
aussi. Elles sont bien griefues, quand elles rompent leur•
trauail ordinaire: ils ne s’allitent que pour mourir. Simplex illa et
aperta virtus in obscuram et solertem scientiam versa est. I’escriuois
cecy enuiron le temps, qu’vne forte charge de nos troubles, se
croupit plusieurs mois, de tout son poix, droict sur moy. I’auois
d’vne part, les ennemis à ma porte: d’autre part, les picoreurs,2
pires ennemis, non armis, sed vitiis, certatur. Et essayois toute sorte
d’iniures militaires, à la fois:
Hostis adest dextra læuàque à parte timendus.
Vicinóque malo terret vtrumque latus.
Monstrueuse guerre. Les autres agissent au dehors, ceste-cy encore•
contre soy: se ronge et se desfaict, par son propre venin. Elle est
de nature si maligne et ruineuse, qu’elle se ruine quand et quand
le reste: et se deschire et despece de rage. Nous la voyons plus
souuent, se dissoudre par elle mesme, que par disette d’aucune
chose necessaire, ou par la force ennemie. Toute discipline la fuït.3
Elle vient guerir la sedition, et en est pleine. Veut chastier la desobeissance,
et en montre l’exemple: et employee à la deffence des
loix, faict sa part de rebellion à l’encontre des siennes propres. Où
en sommes nous? Nostre medecine porte infection.
Nostre mal s’empoisonne•
Du secours qu’on luy donne.
Exuperat magis ægrescitque medendo.
Omnia fanda nefanda, malo permista furore,
Iustificam nobis mentem auertêre deorum.
autres biens des hommes, beaucoup de vanité, et foiblesse propre1
et naturelle: et d’vn cher coust. L’acquisition en est bien plus hazardeuse,
que de toute autre viande ou boisson. Car ailleurs, ce que
nous auons achetté, nous l’emportons au logis, en quelque vaisseau,
et là nous auons loy d’en examiner la valeur: combien, et à
quelle heure, nous en prendrons. Mais les sciences, nous ne les•
pouuons d’arriuee mettre en autre vaisseau, qu’en nostre ame:
nous les auallons en les achettans, et sortons du marché ou infects
desia, ou amendez. Il y en a, qui ne font que nous empescher et
charger, au lieu de nourrir: et telles encore, qui sous tiltre de
nous guarir, nous empoisonnent. I’ay pris plaisir de voir en quelque2
lieu, des hommes par deuotion, faire vœu d’ignorance, comme
de chasteté, de pauureté, de pœnitence. C’est aussi chastrer nos
appetits desordonnez, d’esmousser cette cupidité qui nous espoinçonne
à l’estude des liures: et priuer l’ame de cette complaisance
voluptueuse, qui nous chatouille par l’opinion de science. Et est richement•
accomplir le vœu de pauureté, d’y ioindre encore celle de
l’esprit. Il ne nous faut guere de doctrine, pour viure à nostre aise.
Et Socrates nous apprend qu’elle est en nous, et la maniere de l’y
trouuer, et de s’en ayder. Toute cette nostre suffisance, qui est au
delà de la naturelle, est à peu pres vaine et superflue. C’est beaucoup3
si elle ne nous charge et trouble plus qu’elle ne nous sert.
Paucis opus est litteris ad mentem bonam. Ce sont des excez fieureux
de nostre esprit: instrument brouillon et inquiete. Recueillez
vous, vous trouuerez en vous, les argumens de la Nature, contre la
mort, vrais, et les plus propres à vous seruir à la necessité. Ce sont•
ceux qui font mourir vn paysan et des peuples entiers, aussi constamment
qu’vn philosophe. Fusse ie mort moins allegrement auant
qu’auoir veu les Tusculanes? I’estime que non. Et quand ie me
trouue au propre, ie sens, que ma langue s’est enrichie, mon courage
de peu. Il est comme Nature me le forgea. Et se targue pour
le conflict, non que d’vne marche naturelle et commune. Les liures
m’ont serui non tant d’instruction que d’exercitation. Quoy, si la
science, essayant de nous armer de nouuelles deffences, contre les•
inconueniens naturels, nous a plus imprimé en la fantasie, leur
grandeur et leur poix, qu’elle n’a ses raisons et subtilitez, à nous
en couurir? Ce sont voirement subtilitez: par où elle nous esueille
souuent bien vainement. Les autheurs mesmes plus serrez et plus
sages, voyez autour d’vn bon argument, combien ils en sement1
d’autres legers, et, qui y regarde de pres, incorporels. Ce ne sont
qu’arguties verbales, qui nous trompent. Mais d’autant que ce peut
estre vtilement, ie ne les veux pas autrement esplucher. Il y en a
ceans assez de cette condition, en diuers lieux: ou par emprunt, ou
par imitation. Si se faut il prendre vn peu garde, de n’appeller pas•
force, ce qui n’est que gentilesse: et ce, qui n’est qu’aigu, solide:
ou bon, ce qui n’est que beau: quæ magis gustata quàm potata delectant.
Tout ce qui plaist, ne paist pas, vbi non ingenij sed animi
negotium agitur. A veoir les efforts que Seneque se donne pour
se preparer contre la mort, à le voir suer d’ahan, pour se roider et2
pour s’asseurer, et se debattre si long temps en cette perche,
i’eusse esbranlé sa reputation, s’il ne l’eust en mourant, tresuaillamment
maintenuë. Son agitation si ardante, si frequente, montre
qu’il estoit chaud et impetueux luy mesme. Magnus animus remissius
loquitur, et securius. Non est alius ingenio, alius animo color. Il•
le faut conuaincre à ses despens. Et montre aucunement qu’il estoit
pressé de son aduersaire. La façon de Plutarque, d’autant qu’elle
est plus desdaigneuse, et plus destendue, elle est selon moy, d’autant
plus virile et persuasiue. Ie croirois aysément, que son ame
auoit les mouuemens plus asseurez, et plus reglez. L’vn plus aigu,3
nous pique et nous eslance en sursaut: touche plus l’esprit. L’autre
plus solide, nous informe, establit et conforte constamment:
touche plus l’entendement. Celuy là rauit nostre iugement: cestuy-ci
le gaigne. I’ay veu pareillement d’autres escrits, encore plus
reuerez, qui en la peinture du combat qu’ils soustiennent contre les•
aiguillons de la chair, les representent si cuisants, si puissants et
inuincibles, que nous mesmes, qui sommes de la voirie du peuple,
auons autant à admirer l’estrangeté et vigueur incognuë de leur
tentation, que leur resistance. A quoy faire nous allons gendarmant
par ces efforts de la science? Regardons à terre, les pauures
gens que nous y voyons espandus, la teste panchante apres leur
besongne: qui ne sçauent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny
precepte. De ceux-là, tire Nature tous les iours, des effects de•
constance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux
que nous estudions si curieusement en l’escole. Combien en vois ie
ordinairement, qui mescognoissent la pauureté: combien qui desirent
la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction?
Celui là qui fouït mon iardin, il a ce matin enterré son pere ou son1
fils. Les noms mesme, dequoy ils appellent les maladies, en addoucissent
et amollissent l’aspreté. La phthysie, c’est la toux pour
eux: la dysenterie, deuoyement d’estomach: vn pleuresis, c’est vn
morfondement: et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent
aussi. Elles sont bien griefues, quand elles rompent leur•
trauail ordinaire: ils ne s’allitent que pour mourir. Simplex illa et
aperta virtus in obscuram et solertem scientiam versa est. I’escriuois
cecy enuiron le temps, qu’vne forte charge de nos troubles, se
croupit plusieurs mois, de tout son poix, droict sur moy. I’auois
d’vne part, les ennemis à ma porte: d’autre part, les picoreurs,2
pires ennemis, non armis, sed vitiis, certatur. Et essayois toute sorte
d’iniures militaires, à la fois:
Hostis adest dextra læuàque à parte timendus.
Vicinóque malo terret vtrumque latus.
Monstrueuse guerre. Les autres agissent au dehors, ceste-cy encore•
contre soy: se ronge et se desfaict, par son propre venin. Elle est
de nature si maligne et ruineuse, qu’elle se ruine quand et quand
le reste: et se deschire et despece de rage. Nous la voyons plus
souuent, se dissoudre par elle mesme, que par disette d’aucune
chose necessaire, ou par la force ennemie. Toute discipline la fuït.3
Elle vient guerir la sedition, et en est pleine. Veut chastier la desobeissance,
et en montre l’exemple: et employee à la deffence des
loix, faict sa part de rebellion à l’encontre des siennes propres. Où
en sommes nous? Nostre medecine porte infection.
Nostre mal s’empoisonne•
Du secours qu’on luy donne.
Exuperat magis ægrescitque medendo.
Omnia fanda nefanda, malo permista furore,
Iustificam nobis mentem auertêre deorum.
En ces maladies populaires, on peut distinguer sur le commencement,4
les sains des malades: mais quand elles viennent à durer,
comme la nostre, tout le corps s’en sent, et la teste et les talons:
aucune partie n’est exempte de corruption. Car il n’est air, qui se
hume si gouluement: qui s’espande et penetre, comme faict la licence.
Nos armees ne se lient et tiennent plus que par simant estranger:•
des François on ne sçait plus faire vn corps d’armee,
constant et reglé. Quelle honte? Il n’y a qu’autant de discipline,
que nous en font voir des soldats empruntez. Quant à nous, nous
nous conduisons à discretion, et non pas du chef; chacun selon la
sienne: il a plus affaire au dedans qu’au dehors. C’est au commandement1
de suiure, courtizer, et plier: à luy seul d’obeïr: tout
le reste est libre et dissolu. Il me plaist de voir, combien il y a de
lascheté et de pusillanimité en l’ambition: par combien d’abiection
et de seruitude, il luy faut arriuer à son but. Mais cecy me deplaist-il
de voir, des natures debonnaires, et capables de iustice, se•
corrompre tous les iours, au maniement et commandement de cette
confusion. La longue souffrance, engendre la coustume; la coustume,
le consentement et l’imitation. Nous auions assez d’ames mal nées,
sans gaster les bonnes et genereuses. Si que, si nous continuons, il
restera mal-ayseement à qui fier la santé de cet estat, au cas que2
Fortune nous la redonne.
Hunc saltem euerso iuuenem succurrere seclo,
Ne prohibete!
les sains des malades: mais quand elles viennent à durer,
comme la nostre, tout le corps s’en sent, et la teste et les talons:
aucune partie n’est exempte de corruption. Car il n’est air, qui se
hume si gouluement: qui s’espande et penetre, comme faict la licence.
Nos armees ne se lient et tiennent plus que par simant estranger:•
des François on ne sçait plus faire vn corps d’armee,
constant et reglé. Quelle honte? Il n’y a qu’autant de discipline,
que nous en font voir des soldats empruntez. Quant à nous, nous
nous conduisons à discretion, et non pas du chef; chacun selon la
sienne: il a plus affaire au dedans qu’au dehors. C’est au commandement1
de suiure, courtizer, et plier: à luy seul d’obeïr: tout
le reste est libre et dissolu. Il me plaist de voir, combien il y a de
lascheté et de pusillanimité en l’ambition: par combien d’abiection
et de seruitude, il luy faut arriuer à son but. Mais cecy me deplaist-il
de voir, des natures debonnaires, et capables de iustice, se•
corrompre tous les iours, au maniement et commandement de cette
confusion. La longue souffrance, engendre la coustume; la coustume,
le consentement et l’imitation. Nous auions assez d’ames mal nées,
sans gaster les bonnes et genereuses. Si que, si nous continuons, il
restera mal-ayseement à qui fier la santé de cet estat, au cas que2
Fortune nous la redonne.
Hunc saltem euerso iuuenem succurrere seclo,
Ne prohibete!
Qu’est deuenu cet ancien precepte: Que les soldats ont plus à
craindre leur chef, que l’ennemy? Et ce merueilleux exemple:•
Qu’vn pommier s’estant trouué enfermé dans le pourpris du camp
de l’armee Romaine, elle fut veuë l’endemain en desloger, laissant
au possesseur, le comte entier de ses pommes, meures et delicieuses?
I’aymeroy bien, que nostre ieunesse, au lieu du temps qu’elle
employe, à des peregrinations moins vtiles, et apprentissages moins3
honorables, elle le mist, moitié à veoir de la guerre sur mer, sous
quelque bon capitaine commandeur de Rhodes: moitié à recognoistre
la discipline des armees Turkesques. Car elle a beaucoup de
differences, et d’auantages sur la nostre. Cecy en est: que nos soldats
deuiennent plus licentieux aux expeditions: là, plus retenus et•
craintifs. Car les offenses ou larrecins sur le menu peuple, qui se
punissent de bastonades en la paix, sont capitales en la guerre.
Pour vn œuf prins sans payer, ce sont de conte prefix, cinquante
coups de baston. Pour toute autre chose, tant legere soit elle, non
necessaire à la nourriture, on les empale, ou decapite sans deport.4
Ie me suis estonné, en l’histoire de Selim, le plus cruel conquerant
qui fut onques, veoir, que lors qu’il subiugua l’Ægypte, les beaux
iardins d’autour de la ville de Damas, tous ouuers, et en terre de
conqueste, son armee campant sur le lieu mesmes, furent laissés
vierges des mains des soldats, parce qu’ils n’auoient pas eu le signe
de piller. Mais est-il quelque mal en vne police, qui vaille estre
combatu par vne drogue si mortelle? Non pas, disoit Fauonius,•
l’vsurpation de la possession tyrannique d’vne republique. Platon
de mesme ne consent pas qu’on face violence au repos de son païs,
pour le guerir: et n’accepte pas l’amendement qui trouble et hazarde
tout, et qui couste le sang et ruine des citoyens. Establissant
l’office d’vn homme de bien, en ce cas, de laisser tout là: seulement1
prier Dieu qu’il y porte sa main extraordinaire. Et semble
sçauoir mauuais gré à Dion son grand amy, d’y auoir vn peu autrement
procedé. I’estois Platonicien de ce costé là, avant que ie
sçeusse qu’il y eust de Platon au monde. Et si ce personnage, doit
purement estre refusé de nostre consorce: (luy, qui par la sincerité•
de sa conscience, merita enuers la faueur diuine, de penetrer si
auant en la Chrestienne lumiere, au trauers des tenebres publiques,
du monde de son temps,) ie ne pense pas, qu’il nous sie bien, de
nous laisser instruire à vn payen. Combien c’est d’impieté, de n’atendre
de Dieu, nul secours simplement sien, et sans nostre cooperation.2
Ie doubte souuent, si entre tant de gens, qui se meslent de
telle besoigne, nul s’est rencontré, d’entendement si imbecille, à qui
on aye en bon escient persuadé, qu’il alloit vers la reformation,
par la derniere des difformations: qu’il tiroit vers son salut, par
les plus expresses causes que nous ayons de tres certaine damnation:•
que renuersant la police, le magistrat, et les loix, en la tutelle
desquelles Dieu l’a colloqué: remplissant de haines parricides, les
courages fraternels: appellant à son ayde, les diables et les furies:
il puisse apporter secours à la sacrosaincte douceur et iustice, de la
loy diuine. L’ambition, l’auarice, la cruauté, la vengeance, n’ont3
point assez de propre et naturelle impetuosité: amorçons-les et les
attisons, par le glorieux titre de iustice et deuotion. Il ne se peut
imaginer vn pire estat des choses, qu’où la meschanceté vient à
estre legitime: et prendre auec le congé du magistrat, le manteau
de la vertu: Nihil in speciem fallacius quàm praua religio, vbi•
deorum numen prætenditur sceleribus. L’extreme espece d’iniustice,
selon Platon, c’est que, ce qui est iniuste, soit tenu pour iuste.
craindre leur chef, que l’ennemy? Et ce merueilleux exemple:•
Qu’vn pommier s’estant trouué enfermé dans le pourpris du camp
de l’armee Romaine, elle fut veuë l’endemain en desloger, laissant
au possesseur, le comte entier de ses pommes, meures et delicieuses?
I’aymeroy bien, que nostre ieunesse, au lieu du temps qu’elle
employe, à des peregrinations moins vtiles, et apprentissages moins3
honorables, elle le mist, moitié à veoir de la guerre sur mer, sous
quelque bon capitaine commandeur de Rhodes: moitié à recognoistre
la discipline des armees Turkesques. Car elle a beaucoup de
differences, et d’auantages sur la nostre. Cecy en est: que nos soldats
deuiennent plus licentieux aux expeditions: là, plus retenus et•
craintifs. Car les offenses ou larrecins sur le menu peuple, qui se
punissent de bastonades en la paix, sont capitales en la guerre.
Pour vn œuf prins sans payer, ce sont de conte prefix, cinquante
coups de baston. Pour toute autre chose, tant legere soit elle, non
necessaire à la nourriture, on les empale, ou decapite sans deport.4
Ie me suis estonné, en l’histoire de Selim, le plus cruel conquerant
qui fut onques, veoir, que lors qu’il subiugua l’Ægypte, les beaux
iardins d’autour de la ville de Damas, tous ouuers, et en terre de
conqueste, son armee campant sur le lieu mesmes, furent laissés
vierges des mains des soldats, parce qu’ils n’auoient pas eu le signe
de piller. Mais est-il quelque mal en vne police, qui vaille estre
combatu par vne drogue si mortelle? Non pas, disoit Fauonius,•
l’vsurpation de la possession tyrannique d’vne republique. Platon
de mesme ne consent pas qu’on face violence au repos de son païs,
pour le guerir: et n’accepte pas l’amendement qui trouble et hazarde
tout, et qui couste le sang et ruine des citoyens. Establissant
l’office d’vn homme de bien, en ce cas, de laisser tout là: seulement1
prier Dieu qu’il y porte sa main extraordinaire. Et semble
sçauoir mauuais gré à Dion son grand amy, d’y auoir vn peu autrement
procedé. I’estois Platonicien de ce costé là, avant que ie
sçeusse qu’il y eust de Platon au monde. Et si ce personnage, doit
purement estre refusé de nostre consorce: (luy, qui par la sincerité•
de sa conscience, merita enuers la faueur diuine, de penetrer si
auant en la Chrestienne lumiere, au trauers des tenebres publiques,
du monde de son temps,) ie ne pense pas, qu’il nous sie bien, de
nous laisser instruire à vn payen. Combien c’est d’impieté, de n’atendre
de Dieu, nul secours simplement sien, et sans nostre cooperation.2
Ie doubte souuent, si entre tant de gens, qui se meslent de
telle besoigne, nul s’est rencontré, d’entendement si imbecille, à qui
on aye en bon escient persuadé, qu’il alloit vers la reformation,
par la derniere des difformations: qu’il tiroit vers son salut, par
les plus expresses causes que nous ayons de tres certaine damnation:•
que renuersant la police, le magistrat, et les loix, en la tutelle
desquelles Dieu l’a colloqué: remplissant de haines parricides, les
courages fraternels: appellant à son ayde, les diables et les furies:
il puisse apporter secours à la sacrosaincte douceur et iustice, de la
loy diuine. L’ambition, l’auarice, la cruauté, la vengeance, n’ont3
point assez de propre et naturelle impetuosité: amorçons-les et les
attisons, par le glorieux titre de iustice et deuotion. Il ne se peut
imaginer vn pire estat des choses, qu’où la meschanceté vient à
estre legitime: et prendre auec le congé du magistrat, le manteau
de la vertu: Nihil in speciem fallacius quàm praua religio, vbi•
deorum numen prætenditur sceleribus. L’extreme espece d’iniustice,
selon Platon, c’est que, ce qui est iniuste, soit tenu pour iuste.
Le peuple y souffrit bien largement lors, non les dommages presens
seulement,
Vndique totis
Vsque adeo turbatur agris,
mais les futurs aussi. Les viuans y eurent à patir, si eurent ceux•
qui n’estoient encore nays. On le pilla, et moy par consequent,
iusques à l’esperance: luy rauissant tout ce qu’il auoit à s’apprester
à viure pour longues annees,
Quæ nequeunt secum ferre aut abducere, perdunt;
Et cremat insontes turba scelesta casas.1
Muris nulla fides, squallent populatibus agri.
seulement,
Vndique totis
Vsque adeo turbatur agris,
mais les futurs aussi. Les viuans y eurent à patir, si eurent ceux•
qui n’estoient encore nays. On le pilla, et moy par consequent,
iusques à l’esperance: luy rauissant tout ce qu’il auoit à s’apprester
à viure pour longues annees,
Quæ nequeunt secum ferre aut abducere, perdunt;
Et cremat insontes turba scelesta casas.1
Muris nulla fides, squallent populatibus agri.
Outre cette secousse, i’en souffris d’autres. I’encourus les inconueniens,
que la moderation apporte en telles maladies. Ie fus pelaudé
à toutes mains. Au Gibelin i’estois Guelphe, au Guelphe Gibelin.
Quelqu’vn de mes poetes dict bien cela, mais ie ne sçay où c’est.•
La situation de ma maison, et l’accointance des hommes de mon
voisinage, me presentoient d’vn visage: ma vie et mes actions d’vn
autre. Il ne s’en faisoit point des accusations formées: car il n’y
auoit où mordre. Ie ne desempare iamais les loix: et qui m’eust
recherché, m’en eust deu de reste. C’estoient suspicions muettes,2
qui couroient sous main, ausquelles il n’y a iamais faute d’apparence,
en vn meslange si confus, non plus que d’espris ou enuieux
ou ineptes. I’ayde ordinairement aux presomptions iniurieuses, que
la Fortune seme contre moy: par vne façon, que i’ay dés tousiours,
de fuyr à me iustifier, excuser et interpreter: estimant que c’est•
mettre ma conscience en compromis, de playder pour elle. Perspicuitas
enim argumentatione eleuatur. Et comme, si chacun voyoit
en moy, aussi cler que ie fay: au lieu de me tirer arriere de l’accusation,
ie m’y auance; et la renchery plustost, par vne confession
ironique et moqueuse: si ie ne m’en tais tout à plat, comme de3
chose indigne de response. Mais ceux qui le prennent pour vne trop
hautaine confiance, ne m’en veulent gueres moins de mal, que ceux,
qui le prennent pour foiblesse d’vne cause indefensible. Nommeement
les grands, enuers lesquels faute de sommission, est l’extreme
faute. Rudes à toute iustice, qui se cognoist, qui se sent: non demise,•
humble et suppliante. I’ay souuent heurté à ce pillier. Tant y
a que de ce qui m’aduint lors, vn ambitieux s’en fust pendu: si eust
faict vn auaritieux. Ie n’ay soing quelconque d’acquerir.
Sit mihi quod nunc est, etiam minus; vt mihi viuam
Quod superest æui, si quid superesse volent dij.
Mais les pertes qui me viennent par l’iniure d’autruy, soit larrecin,
soit violence, me pincent, enuiron comme vn homme malade et
gehenné d’auarice. L’offence a sans mesure plus d’aigreur, que n’a•
la perte. Mille diuerses sortes de maux accoururent à moy à la file.
Ie les eusse plus gaillardement soufferts, à la foule. Ie pensay
desia, entre mes amis, à qui ie pourrois commettre vne vieillesse
necessiteuse et disgratiee. Apres auoir rodé les yeux par tout, ie me
trouuay en pourpoint. Pour se laisser tomber à plomb, et de si1
haut, il faut que ce soit entre les bras d’vne affection solide, vigoureuse
et fortunee. Elles sont rares, s’il y en a. En fin ie cogneus
que le plus seur, estoit de me fier à moy-mesme de moy, et de ma
necessité. Et s’il m’aduenoit d’estre froidement en la grace de la
Fortune, que ie me recommandasse de plus fort à la mienne: m’attachasse,•
regardasse de plus pres à moy. En toutes choses les
hommes se iettent aux appuis estrangers, pour espargner les propres:
seuls certains et seuls puissans, qui sçait s’en armer. Chacun
court ailleurs, et à l’aduenir, d’autant que nul n’est arriué à
soy. Et me resolus, que c’estoient vtiles inconueniens: d’autant2
premierement qu’il faut aduertir à coups de foyt, les mauuais disciples,
quand la raison n’y peut assez, comme par le feu et violence
des coins, nous ramenons vn bois tortu à sa droicteur. Ie me presche,
il y a si long temps, de me tenir à moy, et separer des choses
estrangeres: toutesfois, ie tourne encores tousiours les yeux à•
costé. L’inclination, vn mot fauorable d’vn grand, vn bon visage, me
tente. Dieu sçait s’il en est cherté en ce temps, et quel sens il porte.
I’oys encore sans rider le front, les subornemens qu’on me faict,
pour me tirer en place marchande: et m’en deffens si mollement,
qu’il semble, que ie souffrisse plus volontiers d’en estre vaincu. Or à3
vn esprit si indocile, il faut des bastonnades: et faut rebattre et
reserrer, à bons coups de mail, ce vaisseau qui se desprent, se
descout, qui s’eschappe et desrobe de soy. Secondement, que cet
accident me seruoit d’exercitation, pour me preparer à pis: si moy,
qui et par le benefice de la Fortune, et par la condition de mes
mœurs, esperois estre des derniers, venois à estre des premiers
attrappé de cette tempeste. M’instruisant de bonne heure, à contraindre•
ma vie, et la renger pour vn nouuel estat. La vraye liberté c’est
pouuoir toute chose sur soy. Potentissimus est qui se habet in potestate.
En vn temps ordinaire et tranquille, on se prepare à des accidens
moderez et communs: mais en cette confusion, où nous sommes
depuis trente ans, tout homme François, soit en particulier, soit en1
general, se voit à chaque heure, sur le poinct de l’entier renuersement
de sa fortune. D’autant faut-il tenir son courage fourny de
prouisions plus fortes et vigoureuses. Sçachons gré au sort, de nous
auoir faict viure en vn siecle, non mol, languissant, ny oisif. Tel
qui ne l’eust esté par autre moyen, se rendra fameux par son malheur.•
Comme ie ne ly guere és histoires, ces confusions, des autres
estats, sans regret de ne les auoir peu mieux considerer present.
Ainsi faict ma curiosité, que ie m’aggree aucunement, de veoir de
mes yeux, ce notable spectacle de nostre mort publique, ses symptomes
et sa forme. Et puis que ie ne la sçaurois retarder, suis content2
d’estre destiné à y assister, et m’en instruire. Si cherchons
nous euidemment de recognoistre en ombre mesme, et en la fable
des Theatres, la montre des ieux tragiques de l’humaine fortune. Ce
n’est pas sans compassion de ce que nous oyons: mais nous nous
plaisons d’esueiller nostre desplaisir, par la rareté de ces pitoyables•
euenemens. Rien ne chatouille, qui ne pince. Et les bons historiens,
fuyent comme vne eaue dormante, et mer morte, des narrations
calmes: pour regaigner les seditions, les guerres, où ils sçauent
que nous les appellons. Ie doute si ie puis assez honnestement
aduouër, à combien vil prix du repos et tranquillité de ma vie, ie3
l’ay plus de moitié passee en la ruine de mon pays. Ie me donne vn
peu trop bon marché de patience, és accidens qui ne me saisissent
au propre: et pour me plaindre à moy, regarde non tant ce qu’on
m’oste, que ce qui me reste de sauue, et dedans et dehors. Il y a de
la consolation, à escheuer tantost l’vn, tantost l’autre, des maux qui•
nous guignent de suitte, et assenent ailleurs, autour de nous. Aussi,
qu’en matiere d’interests publiques, à mesure, que mon affection est
plus vniuersellement espandue, elle en est plus foible. Ioinct qu’il
est vray à demy, Tantum ex publicis malis sentimus, quantum ad priuatas
res pertinet. Et que la santé, d’où nous partismes estoit telle,
qu’elle soulage elle mesme le regret, que nous en deurions auoir.
C’estoit santé, mais non qu’à la comparaison de la maladie, qui l’a
suyuie. Nous ne sommes cheus de gueres haut. La corruption et le
brigandage, qui est en dignité et en office, me semble le moins supportable.•
On nous volle moins iniurieusement dans vn bois, qu’en
lieu de seureté. C’estoit vne iointure vniuerselle de membres gastez
en particulier à l’enuy les vns des autres: et la plus part, d’vlceres
enuieillis, qui ne receuoient plus, ny ne demandoient guerison.
Ce croulement donq m’anima certes plus, qu’il ne m’atterra, à l’aide1
de ma conscience, qui se portoit non paisiblement seulement, mais
fierement; et ne trouuois en quoy me plaindre de moy. Aussi,
comme Dieu n’enuoye iamais non plus les maux, que les biens tous
purs aux hommes, ma santé tint bon ce temps-là, outre son ordinaire.
Et ainsi que sans elle ie ne puis rien, il est peu de choses,•
que ie ne puisse auec elle. Elle me donna moyen d’esueiller toutes
mes prouisions, et de porter la main au deuant de la playe, qui eust
passé volontiers plus outre. Et esprouuay en ma patience, que
i’auois quelque tenue contre la Fortune: et qu’à me faire perdre
mes arçons, il falloit vn grand heurt. Ie ne le dis pas, pour l’irriter2
à me faire vne charge plus vigoureuse. Ie suis son seruiteur: ie luy
tends les mains. Pour Dieu qu’elle se contente. Si ie sens ses
assaux? si fais. Comme ceux que la tristesse accable et possede, se
laissent pourtant par interualles tastonner à quelque plaisir, et leur
eschappe vn sousrire: ie puis aussi assez sur moy, pour rendre mon•
estat ordinaire, paisible, et deschargé d’ennuyeuse imagination:
mais ie me laisse pourtant à boutades, surprendre des morsures de
ces malplaisantes pensees, qui me batent, pendant que ie m’arme
pour les chasser, ou pour les luicter. Voicy vn autre rengregement
de mal, qui m’arriua à la suitte du reste. Et dehors et dedans3
ma maison, ie fus accueilly d’vne peste, vehemente au prix de toute
autre. Car comme les corps sains sont subiects à plus griefues maladies,
d’autant qu’ils ne peuuent estre forcez que par celles-là:
aussi mon air tressalubre, où d’aucune memoire, la contagion, bien
que voisine, n’auoit sçeu prendre pied, venant à s’empoisonner,•
produisit des effects estranges.
Mista senum et iuuenum densantur funera, nullum
Sæua caput Proserpina fugit.
I’euz à souffrir cette plaisante condition, que la veue de ma maison
m’estoit effroyable. Tout ce qui y estoit, estoit sans garde, et à l’abandon
de qui en auoit enuie. Moy qui suis si hospitalier, fus en
tres penible queste de retraicte, pour ma famille. Vne famille
esgaree, faisant peur à ses amis, et à soy-mesme, et horreur où•
qu’elle cherchast à se placer: ayant à changer de demeure, soudain
qu’vn de la trouppe commençoit à se douloir du bout du doigt.
Toutes maladies sont alors prises pour peste: on ne se donne pas
le loysir de les recognoistre. Et c’est le bon: que selon les regles
de l’art, à tout danger qu’on approche, il faut estre quarante iours1
en transe de ce mal: l’imagination vous exerceant cependant à sa
mode, et enfleurant vostre santé mesme. Tout cela m’eust beaucoup
moins touché, si ie n’eusse eu à me ressentir de la peine d’autruy,
et seruir six mois miserablement, de guide à cette carauane. Car ie
porte en moy mes preseruatifs, qui sont, resolution et souffrance.•
L’apprehension ne me presse guere: laquelle on craint particulierement
en ce mal. Et si estant seul, ie l’eusse voulu prendre, c’eust
esté vne suitte, bien plus gaillarde et plus esloignee. C’est vne
mort, qui ne me semble des pires. Elle est communément courte,
d’estourdissement, sans douleur, consolee par la condition publique:2
sans ceremonie, sans deuil, sans presse. Mais quant au monde des
enuirons, la centiesme partie des ames ne se peut sauuer.
Videas desertáque regna
Pàstorum, et longè saltus latéque vacantes.
En ce lieu, mon meilleur reuenu est manuel. Ce que cent hommes•
trauailloient pour moy, chauma pour long temps. Or lors, quel
exemple de resolution ne vismes nous, en la simplicité de tout ce
peuple? Generalement, chacun renonçoit au soing de la vie. Les raisins
demeurerent suspendus aux vignes, le bien principal du pays:
tous indifferemment se preparans et attendans la mort, à ce soir,3
ou au lendemain: d’vn visage et d’vne voix si peu effroyee, qu’il
sembloit qu’ils eussent compromis à cette necessité, et que ce fust
vne condemnation vniuerselle et ineuitable. Elle est tousiours telle.
Mais à combien peu, tient la resolution au mourir? La distance et
difference de quelques heures: la seule consideration de la compagnie,•
nous en rend l’apprehension diuerse. Voyez ceux-cy: pour ce
qu’ils meurent en mesme mois: enfans, ieunes, vieillards, ils ne s’estonnent
plus, ils ne se pleurent plus. I’en vis qui craignoient de demeurer
derriere, comme en vne horrible solitude. Et n’y cogneu communément,
autre soing que des sepultures: il leur faschoit de voir
les corps espars emmy les champs, à la mercy des bestes: qui y
peuplerent incontinent. Comment les fantasies humaines se descouppent!•
Les Neorites, nation qu’Alexandre subiugua, iettent les corps
des morts au plus profond de leurs bois, pour y estre mangez.
Seule sepulture estimee entr’eux heureuse. Tel sain faisoit desia sa
fosse: d’autres s’y couchoient encore viuans. Et vn maneuure des
miens, auec ses mains, et ses pieds, attira sur soy la terre en mourant.1
Estoit ce pas s’abrier pour s’endormir plus à son aise? D’vne
entreprise en hauteur aucunement pareille à celle des soldats Romains,
qu’on trouua apres la iournee de Cannes, la teste plongee
dans des trous, qu’ils auoient faicts et comblez de leurs mains, en
s’y suffoquant. Somme toute vne nation fut incontinent par vsage,•
logee en vne marche, qui ne cede en roideur à aucune resolution
estudiee et consultee. La plus part des instructions de la science,
à nous encourager, ont plus de montre que de force, et plus d’ornement
que de fruict. Nous auons abandonné Nature, et luy voulons
apprendre sa leçon: elle, qui nous menoit si heureusement et si2
seurement. Et ce pendant, les traces de son instruction, et ce peu
qui par le benefice de l’ignorance, reste de son image, empreint en
la vie de cette tourbe rustique d’hommes impollis: la science est
contrainte, de l’aller tous les iours empruntant, pour en faire patron
à ses disciples, de constance, d’innocence, et de tranquillité. Il•
fait beau voir, que ceux-cy plains de tant de belle cognoissance,
ayent à imiter cette sotte simplicité: et à l’imiter, aux premieres
actions de la vertu. Et que nostre sapience, apprenne des bestes
mesmes, les plus vtiles enseignemens, aux plus grandes et necessaires
parties de nostre vie. Comme il nous faut viure et mourir,3
mesnager nos biens, aymer et esleuer nos enfans, entretenir iustice.
Singulier tesmoignage de l’humaine maladie: et que cette raison
qui se manie à nostre poste, trouuant tousiours quelque diuersité
et nouuelleté, ne laisse chez nous aucune trace apparente de la
Nature. Et en ont faict les hommes, comme les parfumiers de•
l’huile: ils l’ont sophistiquee de tant d’argumentations, et de discours
appellez du dehors, qu’elle en est deuenue variable, et particuliere
à chacun: et a perdu son propre visage, constant, et vniuersel.
Et nous faut en chercher tesmoignage des bestes, non subiect à
faueur, corruption, ny à diuersité d’opinions. Car il est bien vray,
qu’elles mesmes ne vont pas tousiours exactement dans la route de
Nature, mais ce qu’elles en desuoyent, c’est si peu, que vous en•
apperceuez tousiours l’orniere. Tout ainsi que les cheuaux qu’on
meine en main, font bien des bonds, et des escapades, mais c’est à
la longueur de leurs longes: et suyuent neantmoins tousiours les
pas de celuy qui les guide: et comme l’oiseau prend son vol, mais
sous la bride de sa filiere. Exilia, tormenta, bella, morbos, naufragia1
meditare, vt nullo sis malo tyro. A quoy nous sert cette curiosité,
de preoccuper tous les inconueniens de l’humaine nature, et
nous preparer auec tant de peine à l’encontre de ceux mesme, qui
n’ont à l’auanture point à nous toucher? (Parem passis tristitiam
facit, pati posse. Non seulement le coup, mais le vent et le pet nous•
frappe). Ou comme les plus fieureux, car certes c’est fieure, aller
dés à cette heure vous faire donner le fouët, par ce qu’il peut aduenir,
que Fortune vous le fera souffrir vn iour: et prendre vostre
robe fourree dés la S. Iean, pour ce que vous en aurez besoing à
Noel? Iettez vous à l’experience de tous les maux qui vous peuuent2
arriuer, nommement des plus extremes: esprouuez vous là, disent-ils,
asseurez vous là. Au rebours; le plus facile et plus naturel, seroit
en descharger mesme sa pensee. Ils ne viendront pas assez tost,
leur vray estre ne nous dure pas assez, il faut que nostre esprit les
estende et les allonge, et qu’auant la main il les incorpore en soy,•
et s’en entretienne, comme s’ils ne poisoient pas raisonnablement à
nos sens. Ils poiseront assez, quand ils y seront (dit vn des maistres,
non de quelque tendre secte, mais de la plus dure) cependant
fauorise toy: croy ce que tu aimes le mieux: que te sert il d’aller
recueillant et preuenant ta male fortune: et de perdre le present,3
par la crainte du futur: et estre dés cette heure miserable, par ce
que tu le dois estre auec le temps? Ce sont ses mots. La science
nous faict volontiers vn bon office, de nous instruire bien exactement
des dimensions des maux.
Curis acuens mortalia corda.•
Ce seroit dommage, si partie de leur grandeur eschappoit à nostre
sentiment et cognoissance. Il est certain, qu’à la plus part, la
preparation à la mort, a donné plus de torment, que n’a faict la
souffrance. Il fut iadis veritablement dict, et par vn bien iudicieux
autheur: Minus afficit sensus fatigatio, quàm cogitatio. Le sentiment
de la mort presente, nous anime par fois de soy mesme, d’vne
prompte resolution, de ne plus euiter chose du tout ineuitable. Plusieurs•
gladiateurs se sont veus au temps passé, apres auoir couardement
combattu, aualler courageusement la mort; offrans leur
gosier au fer de l’ennemy, et le conuians. La veue esloignee de la
mort aduenir, a besoing d’vne fermeté lente, et difficile par consequent
à fournir. Si vous ne sçauez pas mourir, ne vous chaille. Nature1
vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment;
elle fera exactement cette besongne pour vous, n’en empeschez vostre
soing.
Incertam frustra, mortales, funeris horam
Quæritis, et qua sit mors aditura via.•
Pœna minor certam subito perferre ruinam,
Quod timeas grauius sustinuisse diu.
Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le
soing de la vie. L’vne nous ennuye, l’autre nous effraye. Ce n’est
pas contre la mort, que nous nous preparons, c’est chose trop momentanee.2
Vn quart d’heure de passion sans consequence, sans nuisance,
ne merite pas des preceptes particuliers. A dire vray, nous
nous preparons contre les preparations de la mort. La philosophie
nous ordonne, d’auoir la mort tousiours deuant les yeux, de la preuoir
et considerer auant le temps: et nous donne apres, les regles•
et les precautions, pour prouuoir à ce, que cette preuoyance, et
cette pensee ne nous blesse. Ainsi font les medecins qui nous iettent
aux maladies, afin qu’ils ayent où employer leurs drogues et
leur art. Si nous n’auons sçeu viure, c’est iniustice de nous apprendre
à mourir et difformer la fin de son total. Si nous auons sçeu3
viure, constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de
mesme. Ils s’en venteront tant qu’il leur plaira. Tota philosophorum
vita commentatio mortis est. Mais il m’est aduis, que c’est bien le
bout, non pourtant le but de la vie. C’est sa fin, son extremité, non
pourtant son obiect. Elle doit estre elle mesme à soy, sa visee, son•
dessein. Son droit estude est se regler, se conduire, se souffrir. Au
nombre de plusieurs autres offices, que comprend le general et
principal chapitre de sçauoir viure, est cet article de sçauoir mourir.
Et des plus legers, si nostre crainte ne luy donnoit poids. A
les iuger par l’vtilité, et par la verité naifue, les leçons de la simplicité,4
ne cedent gueres à celles que nous presche la doctrine au
contraire. Les hommes sont diuers en sentiment et en force: il les
faut mener à leur bien, selon eux: et par routes diuerses. Quò me
cumque rapit tempestas, deferor hospes. Ie ne vy iamais paysan de
mes voisins, entrer en cogitation de quelle contenance, et asseurance,•
il passeroit cette heure derniere. Nature luy apprend à ne
songer à la mort, que quand il se meurt. Et lors il y a meilleure
grace qu’Aristote: lequel la mort presse doublement, et par elle,
et par vne si longue premeditation. Pourtant fut-ce l’opinion de Cæsar,
que la moins premeditee mort, estoit la plus heureuse, et plus1
deschargee. Plus dolet quàm necesse est, qui antê dolet quàm necesse
est. L’aigreur de cette imagination, naist de nostre curiosité. Nous
nous empeschons tousiours ainsi: voulans deuancer et regenter les
prescriptions naturelles. Ce n’est qu’aux docteurs, d’en disner plus
mal, tous sains, et se renfroigner de l’image de la mort. Le commun,•
n’a besoing ny de remede ny de consolation, qu’au heurt, et
au coup. Et n’en considere qu’autant iustement qu’il en souffre. Est-ce
pas ce que nous disons, que la stupidité, et faute d’apprehension,
du vulgaire, luy donne cette patience aux maux presens, et cette
profonde nonchalance des sinistres accidens futurs? Que leur ame2
pour estre plus crasse, et obtuse, est moins penetrable et agitable?
Pour Dieu s’il est ainsi, tenons d’ores en auant escole de bestise.
C’est l’extreme fruit, que les sciences nous promettent, auquel
ceste-cy conduict si doucement ses disciples. Nous n’aurons pas
faute de bons regens, interpretes de la simplicité naturelle. Socrates•
en sera l’vn. Car de ce qu’il m’en souuient, il parle enuiron
en ce sens, aux iuges qui deliberent de sa vie: I’ay peur, messieurs,
si ie vous prie de ne me faire mourir, que ie m’enferre en la delation
de mes accusateurs; qui est: Que ie fais plus l’entendu que
les autres: comme ayant quelque cognoissance plus cachee, des3
choses qui sont au dessus et au dessous de nous. Ie sçay que ie n’ay
ni frequenté, ny recogneu la mort, ni n’ay veu personne qui ait
essayé ses qualitez, pour m’en instruire. Ceux qui la craignent presupposent
la cognoistre: quant à moy, ie ne sçay ny quelle elle
est, ny quel il faict en l’autre monde. A l’auanture est la mort•
chose indifferente, à l’auanture desirable. Il est à croire pourtant, si
c’est vne transmigration d’vne place à autre, qu’il y a de l’amendement,
d’aller viure auec tant de grands personnages trespassez: et
d’estre exempt d’auoir plus affaire à iuges iniques et corrompus. Si
c’est vn aneantissement de nostre estre, c’est encore amendement
d’entrer en vne longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de
plus doux en la vie, qu’vn repos et sommeil tranquille, et profond sans
songes. Les choses que ie sçay estre mauuaises, comme d’offencer•
son prochain, et desobeir au superieur, soit Dieu, soit homme, ie
les euite soigneusement: celles desquelles ie ne sçay, si elles sont
bonnes ou mauuaises, ie ne les sçaurois craindre. Si ie m’en vay
mourir, et vous laisse en vie: les Dieux seuls voyent, à qui, de vous
ou de moy, il en ira mieux. Parquoy pour mon regard, vous en ordonnerez,1
comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller
les choses iustes et vtiles, ie dy bien, que pour vostre conscience
vous ferez mieux de m’eslargir, si vous ne voyez plus auant que
moy en ma cause. Et iugeant selon mes actions passees, et publiques,
et priuees, selon mes intentions, et selon le profit, que tirent•
tous les iours de ma conuersation tant de nos citoyens, ieunes
et vieux, et le fruit, que ie vous fay à tous, vous ne pouuez duëment
vous descharger enuers mon merite, qu’en ordonnant, que ie
sois nourry, attendu ma pauureté, au Prytanee, aux despens publiques:
ce que souuent ie vous ay veu à moindre raison, octroyer2
à d’autres. Ne prenez pas à obstination ou desdaing, que, suyuant
la coustume, ie n’aille vous suppliant et esmouuant à commiseration.
I’ay des amis et des parents, n’estant, comme dict Homere,
engendré ny de bois, ny de pierre non plus que les autres: capables
de se presenter, avec des larmes, et le dueil: et ay trois enfans•
esplorez, dequoy vous tirer à pitié. Mais ie feroy honte à nostre
ville, en l’aage que ie suis, et en telle reputation de sagesse, que
m’en voyci en preuention, de m’aller desmettre à si lasches contenances.
Que diroit-on des autres Atheniens? I’ay tousiours admonnesté
ceux qui m’ont ouy parler, de ne racheter leur vie, par vne3
action deshonnete. Et aux guerres de mon pays à Amphipolis, à
Potidee, à Delie, et autres où ie me suis trouué, i’ay montré par
effect, combien i’estoy loing de garantir ma seureté par ma honte.
D’auantage i’interesserois vostre deuoir, et vous conuierois à choses
laydes: car ce n’est pas à mes prieres de vous persuader: c’est•
aux raisons pures et solides de la iustice. Vous auez iuré aux Dieux
d’ainsi vous maintenir. Il sembleroit, que ie vous vousisse soupçonner
et recriminer, de ne croire pas, qu’il y en aye. Et moy mesme
tesmoigneroy contre moy, de ne croire point en eux, comme ie doy:
me deffiant de leur conduicte, et ne remettant purement en leurs4
mains mon affaire. Ie m’y fie du tout: et tiens pour certain, qu’ils
feront en cecy, selon qu’il sera plus propre à vous et à moy. Les
gens de bien ny viuans, ny morts, n’ont aucunement à se craindre
des Dieux. Voyla pas vn playdoyé puerile, d’vne hauteur inimaginable
et employé en quelle necessité? Vrayement ce fut raison, qu’il
le preferast à celuy, que ce grand orateur Lysias, auoit mis par•
escrit pour luy: excellemment façonné au stile iudiciaire: mais
indigne d’vn si noble criminel. Eust on ouï de la bouche de Socrates
vne voix suppliante? Cette superbe vertu, eust elle calé, au
plus fort de sa montre? Et sa riche et puissante nature, eust elle
commis à l’art sa defense: et en son plus haut essay, renoncé à la1
verité et naïueté, ornemens de son parler, pour se parer du fard,
des figures, et feintes, d’vne oraison apprinse? Il feit tressagement,
et selon luy, de ne corrompre vne teneur de vie incorruptible, et
vne si saincte image de l’humaine forme, pour allonger d’vn an sa
decrepitude: et trahir l’immortelle memoire de cette fin glorieuse.•
Il deuoit sa vie, non pas à soy, mais à l’exemple du monde. Seroit
ce pas dommage publique, qu’il eust acheuee d’vne oysiue et
obscure façon? Certes vne si nonchallante et molle consideration
de sa mort, meritoit que la posterité la considerast d’autant plus
pour luy. Ce qu’elle fit. Et il n’y a rien en la iustice si iuste, que2
ce que la Fortune ordonna pour sa recommandation. Car les Atheniens
eurent en telle abomination ceux, qui en auoient esté cause,
qu’on les fuyoit comme personnes excommuniees. On tenoit pollu
tout ce, à quoy ils auoient touché: personne à l’estuue ne lauoit
auec eux, personne ne les saluoit ni accointoit: si qu’en fin ne pouuant•
plus porter cette haine publique, ils se pendirent eux mesmes.
Si quelqu’vn estime, que parmy tant d’autres exemples que
i’auois à choisir pour le seruice de mon propos, és dits de Socrates,
i’aye mal trié cestuy-cy: et qu’il iuge, ce discours estre esleué
au dessus des opinions communes: ie l’ay faict à escient: car ie3
iuge autrement. Et tiens que c’est vn discours, en rang, et en naïfueté
bien plus arriere, et plus bas, que les opinions communes. Il
represente en vne hardiesse inartificielle et securité enfantine la
pure et premiere impression et ignorance de nature. Car il est
croyable, que nous auons naturellement crainte de la douleur;
mais non de la mort, à cause d’elle. C’est vne partie de nostre estre,
non moins essentielle que le viure. A quoy faire, nous en auroit
Nature engendré la haine et l’horreur, veu qu’elle luy tient•
rang de tres-grande vtilité, pour nourrir la succession et vicissitude
de ses ouurages? Et qu’en cette republique vniuerselle, elle
sert plus de naissance et d’augmentation, que de perte ou ruyne:
Sic rerum summa nouatur:
Mille animas vna necata dedit.1
La deffaillance d’vne vie, est le passage à mille autres vies. Nature
a empreint aux bestes, le soing d’elles et de leur conseruation. Elles
vont iusques-là, de craindre leur empirement: de se heurter et
blesser: que nous les encheuestrions et battions, accidents subiects
à leur sens et experience. Mais que nous les tuions, elles ne le peuuent•
craindre, ny n’ont la faculté d’imaginer et conclurre la mort.
Si dit-on encore qu’on les void, non seulement la souffrir gayement:
la plus-part des cheuaux hannissent en mourant, les cygnes
la chantent: mais de plus, la rechercher à leur besoing; comme
portent plusieurs exemples des elephans. Outre ce, la façon d’argumenter,2
de laquelle se sert icy Socrates, est-elle pas admirable
esgallement, en simplicité et en vehemence? Vrayment il est bien
plus aisé, de parler comme Aristote, viure comme Cæsar, qu’il
n’est aisé de parler et viure comme Socrates. Là, loge l’extreme
degré de perfection et de difficulté: l’art n’y peut ioindre. Or nos•
facultez ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons, ny ne les
cognoissons: nous nous inuestissons de celles d’autruy, et laissons
chomer les nostres. Comme quelqu’vn pourroit dire de moy: que
i’ay seulement faict icy vn amas de fleurs estrangeres, n’y ayant
fourny du mien, que le filet à les lier. Certes i’ay donné à l’opinion3
publique, que ces parements empruntez m’accompaignent:
mais ie n’entends pas qu’ils me couurent, et qu’ils me cachent:
c’est le rebours de mon dessein. Qui ne veux faire montre que du
mien et de ce qui est mien par nature. Et si ie m’en fusse creu, à
tout hazard, i’eusse parlé tout fin seul. Ie m’en charge de plus fort,•
tous les iours, outre ma proposition et ma forme premiere, sur la
fantasie du siecle: et par oisiueté. S’il me messied à moy, comme
ie le croy, n’importe: il peut estre vtile à quelque autre. Tel allegue
Platon et Homere, qui ne les vid onques: et moy, ay prins des
lieux assez, ailleurs qu’en leur source. Sans peine et sans suffisance,
ayant mille volumes de liures, autour de moy, en ce lieu
où i’escris, i’emprunteray presentement s’il me plaist, d’vne douzaine
de tels rauaudeurs, gens que ie ne fueillette guere, dequoy•
esmailler le traicté de la Physionomie. Il ne faut que l’epitre liminaire
d’vn Allemand pour me farcir d’allegations: et nous allons
quester par là vne friande gloire, à piper le sot monde. Ces pastissages
de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur
estude, ne seruent guere qu’à subiects communs: et seruent à nous1
montrer, non à nous conduire: ridicule fruict de la science, que
Socrates exagite si plaisamment contre Euthydemus. I’ay veu faire
des liures de choses, ny iamais estudiées ny entenduës: l’autheur
commettant à diuers de ses amis sçauants, la recherche de cette-cy,
et de cette autre matiere, à le bastir: se contentant pour sa part,•
d’en auoir proietté le dessein, et lié par son industrie, ce fagot de
prouisions incogneuës: au moins est sien l’ancre, et le papier.
Cela, c’est achetter, ou emprunter vn liure, non pas le faire. C’est
apprendre aux hommes, non qu’on sçait faire vn liure, mais, ce dequoy
ils pouuoient estre en doute, qu’on ne le sçait pas faire. Vn2
president se ventoit où i’estois, d’auoir amoncelé deux cens tant de
lieux estrangers, en vn sien arrest presidental. En le preschant, il
effaçoit la gloire qu’on luy en donnoit. Pusillanime et absurde venterie
à mon gré, pour vn tel subiect et telle personne. Ie fais le
contraire: et parmy tant d’emprunts, suis bien aise d’en pouuoir•
desrober quelqu’vn: le desguisant et difformant à nouueau seruice.
Au hazard, que ie laisse dire, que c’est par faute d’auoir entendu
son naturel vsage, ie luy donne quelque particuliere adresse de ma
main, à ce qu’il en soit d’autant moins purement estranger. Ceux-cy
mettent leurs larrecins en parade et en conte. Aussi ont-ils plus3
de credit aux loix que moy. Nous autres naturalistes, estimons,
qu’il y aye grande et incomparable preference, de l’honneur de
l’inuention, à l’honneur de l’allegation. Si i’eusse voulu parler
par science, i’eusse parlé plustost. I’eusse escrit du temps plus
voisin de mes estudes, que i’auois plus d’esprit et de memoire. Et•
me fusse plus fié à la vigueur de cet aage là, qu’à cettuy-cy, si
i’eusse voulu faire mestier d’escrire. Et quoy, si cette faueur gratieuse,
que la Fortune m’a n’aguere offerte par l’entremise de cet
ouurage, m’eust peu rencontrer en telle saison au lieu de celle-cy;
où elle est egallement desirable à posseder, et preste à perdre?•
Deux de mes cognoissans, grands hommes en cette faculté, ont
perdu par moitié, à mon aduis, d’auoir refusé de se mettre au iour,
à quarante ans, pour attendre les soixante. La maturité a ses deffaux,
comme la verdeur, et pires. Et autant est la vieillesse incommode
à cette nature de besongne, qu’à toute autre. Quiconque met1
sa decrepitude soubs la presse, faict folie, s’il espere en espreindre
des humeurs, qui ne sentent le disgratié, le resueur et l’assoupy.
Nostre esprit se constipe et s’espessit en vieillissant. Ie dis pompeusement
et opulemment l’ignorance, et dis la science maigrement
et piteusement. Accessoirement cette-cy, et accidentalement:•
celle-là expressément, et principallement. Et ne traicte à poinct
nommé de rien, que du rien: ny d’aucune science, que de celle de
l’inscience. I’ay choisi le temps, où ma vie, que i’ay à peindre, ie
l’ay toute deuant moy: ce qui en reste, tient plus de la mort. Et
de ma mort seulement, si ie la rencontrois babillarde, comme font2
d’autres, donrois-ie encores volontiers aduis au peuple, en deslogeant.
Socrates a esté vn exemplaire parfaict en toutes grandes
qualitez. I’ay despit, qu’il eust rencontré vn corps si disgratié,
comme ils disent, et si disconuenable à la beauté de son ame, luy
si amoureux et si affolé de la beauté. Nature luy fit iniustice. Il•
n’est rien plus vray-semblable, que la conformité et relation du
corps à l’esprit. Ipsi animi, magni refert, quali in corpore locati
sint: multa enim è corpore existunt, quæ acuant mentem: multa, quæ
obtundant. Cettuy-cy parle d’vne laideur desnaturée, et difformité
de membres: mais nous appellons laideur aussi, vne mesauenance3
au premier regard, qui loge principallement au visage: et nous
desgoute par le teint, vne tache, vne rude contenance, par quelque
cause souuent inexplicable, en des membres pourtant bien ordonnez
et entiers. La laideur, qui reuestoit vne ame tres-belle en
la Boittie, estoit de ce predicament. Cette laideur superficielle, qui•
est toutesfois la plus imperieuse, est de moindre preiudice à l’estat
de l’esprit: et a peu de certitude en l’opinion des hommes. L’autre,
qui d’vn plus propre nom, s’appelle difformité plus substantielle,
porte plus volontiers coup iusques au dedans. Non pas tout
soulier de cuir bien lissé, mais tout soulier bien formé, montre
l’interieure forme du pied. Comme Socrates disoit de la sienne,
qu’elle en accusoit iustement, autant en son ame, s’il ne l’eust corrigée
par institution. Mais en le disant, ie tiens qu’il se mocquoit,
suiuant son vsage: et iamais ame si excellente, ne se fit elle-mesme.•
que la moderation apporte en telles maladies. Ie fus pelaudé
à toutes mains. Au Gibelin i’estois Guelphe, au Guelphe Gibelin.
Quelqu’vn de mes poetes dict bien cela, mais ie ne sçay où c’est.•
La situation de ma maison, et l’accointance des hommes de mon
voisinage, me presentoient d’vn visage: ma vie et mes actions d’vn
autre. Il ne s’en faisoit point des accusations formées: car il n’y
auoit où mordre. Ie ne desempare iamais les loix: et qui m’eust
recherché, m’en eust deu de reste. C’estoient suspicions muettes,2
qui couroient sous main, ausquelles il n’y a iamais faute d’apparence,
en vn meslange si confus, non plus que d’espris ou enuieux
ou ineptes. I’ayde ordinairement aux presomptions iniurieuses, que
la Fortune seme contre moy: par vne façon, que i’ay dés tousiours,
de fuyr à me iustifier, excuser et interpreter: estimant que c’est•
mettre ma conscience en compromis, de playder pour elle. Perspicuitas
enim argumentatione eleuatur. Et comme, si chacun voyoit
en moy, aussi cler que ie fay: au lieu de me tirer arriere de l’accusation,
ie m’y auance; et la renchery plustost, par vne confession
ironique et moqueuse: si ie ne m’en tais tout à plat, comme de3
chose indigne de response. Mais ceux qui le prennent pour vne trop
hautaine confiance, ne m’en veulent gueres moins de mal, que ceux,
qui le prennent pour foiblesse d’vne cause indefensible. Nommeement
les grands, enuers lesquels faute de sommission, est l’extreme
faute. Rudes à toute iustice, qui se cognoist, qui se sent: non demise,•
humble et suppliante. I’ay souuent heurté à ce pillier. Tant y
a que de ce qui m’aduint lors, vn ambitieux s’en fust pendu: si eust
faict vn auaritieux. Ie n’ay soing quelconque d’acquerir.
Sit mihi quod nunc est, etiam minus; vt mihi viuam
Quod superest æui, si quid superesse volent dij.
Mais les pertes qui me viennent par l’iniure d’autruy, soit larrecin,
soit violence, me pincent, enuiron comme vn homme malade et
gehenné d’auarice. L’offence a sans mesure plus d’aigreur, que n’a•
la perte. Mille diuerses sortes de maux accoururent à moy à la file.
Ie les eusse plus gaillardement soufferts, à la foule. Ie pensay
desia, entre mes amis, à qui ie pourrois commettre vne vieillesse
necessiteuse et disgratiee. Apres auoir rodé les yeux par tout, ie me
trouuay en pourpoint. Pour se laisser tomber à plomb, et de si1
haut, il faut que ce soit entre les bras d’vne affection solide, vigoureuse
et fortunee. Elles sont rares, s’il y en a. En fin ie cogneus
que le plus seur, estoit de me fier à moy-mesme de moy, et de ma
necessité. Et s’il m’aduenoit d’estre froidement en la grace de la
Fortune, que ie me recommandasse de plus fort à la mienne: m’attachasse,•
regardasse de plus pres à moy. En toutes choses les
hommes se iettent aux appuis estrangers, pour espargner les propres:
seuls certains et seuls puissans, qui sçait s’en armer. Chacun
court ailleurs, et à l’aduenir, d’autant que nul n’est arriué à
soy. Et me resolus, que c’estoient vtiles inconueniens: d’autant2
premierement qu’il faut aduertir à coups de foyt, les mauuais disciples,
quand la raison n’y peut assez, comme par le feu et violence
des coins, nous ramenons vn bois tortu à sa droicteur. Ie me presche,
il y a si long temps, de me tenir à moy, et separer des choses
estrangeres: toutesfois, ie tourne encores tousiours les yeux à•
costé. L’inclination, vn mot fauorable d’vn grand, vn bon visage, me
tente. Dieu sçait s’il en est cherté en ce temps, et quel sens il porte.
I’oys encore sans rider le front, les subornemens qu’on me faict,
pour me tirer en place marchande: et m’en deffens si mollement,
qu’il semble, que ie souffrisse plus volontiers d’en estre vaincu. Or à3
vn esprit si indocile, il faut des bastonnades: et faut rebattre et
reserrer, à bons coups de mail, ce vaisseau qui se desprent, se
descout, qui s’eschappe et desrobe de soy. Secondement, que cet
accident me seruoit d’exercitation, pour me preparer à pis: si moy,
qui et par le benefice de la Fortune, et par la condition de mes
mœurs, esperois estre des derniers, venois à estre des premiers
attrappé de cette tempeste. M’instruisant de bonne heure, à contraindre•
ma vie, et la renger pour vn nouuel estat. La vraye liberté c’est
pouuoir toute chose sur soy. Potentissimus est qui se habet in potestate.
En vn temps ordinaire et tranquille, on se prepare à des accidens
moderez et communs: mais en cette confusion, où nous sommes
depuis trente ans, tout homme François, soit en particulier, soit en1
general, se voit à chaque heure, sur le poinct de l’entier renuersement
de sa fortune. D’autant faut-il tenir son courage fourny de
prouisions plus fortes et vigoureuses. Sçachons gré au sort, de nous
auoir faict viure en vn siecle, non mol, languissant, ny oisif. Tel
qui ne l’eust esté par autre moyen, se rendra fameux par son malheur.•
Comme ie ne ly guere és histoires, ces confusions, des autres
estats, sans regret de ne les auoir peu mieux considerer present.
Ainsi faict ma curiosité, que ie m’aggree aucunement, de veoir de
mes yeux, ce notable spectacle de nostre mort publique, ses symptomes
et sa forme. Et puis que ie ne la sçaurois retarder, suis content2
d’estre destiné à y assister, et m’en instruire. Si cherchons
nous euidemment de recognoistre en ombre mesme, et en la fable
des Theatres, la montre des ieux tragiques de l’humaine fortune. Ce
n’est pas sans compassion de ce que nous oyons: mais nous nous
plaisons d’esueiller nostre desplaisir, par la rareté de ces pitoyables•
euenemens. Rien ne chatouille, qui ne pince. Et les bons historiens,
fuyent comme vne eaue dormante, et mer morte, des narrations
calmes: pour regaigner les seditions, les guerres, où ils sçauent
que nous les appellons. Ie doute si ie puis assez honnestement
aduouër, à combien vil prix du repos et tranquillité de ma vie, ie3
l’ay plus de moitié passee en la ruine de mon pays. Ie me donne vn
peu trop bon marché de patience, és accidens qui ne me saisissent
au propre: et pour me plaindre à moy, regarde non tant ce qu’on
m’oste, que ce qui me reste de sauue, et dedans et dehors. Il y a de
la consolation, à escheuer tantost l’vn, tantost l’autre, des maux qui•
nous guignent de suitte, et assenent ailleurs, autour de nous. Aussi,
qu’en matiere d’interests publiques, à mesure, que mon affection est
plus vniuersellement espandue, elle en est plus foible. Ioinct qu’il
est vray à demy, Tantum ex publicis malis sentimus, quantum ad priuatas
res pertinet. Et que la santé, d’où nous partismes estoit telle,
qu’elle soulage elle mesme le regret, que nous en deurions auoir.
C’estoit santé, mais non qu’à la comparaison de la maladie, qui l’a
suyuie. Nous ne sommes cheus de gueres haut. La corruption et le
brigandage, qui est en dignité et en office, me semble le moins supportable.•
On nous volle moins iniurieusement dans vn bois, qu’en
lieu de seureté. C’estoit vne iointure vniuerselle de membres gastez
en particulier à l’enuy les vns des autres: et la plus part, d’vlceres
enuieillis, qui ne receuoient plus, ny ne demandoient guerison.
Ce croulement donq m’anima certes plus, qu’il ne m’atterra, à l’aide1
de ma conscience, qui se portoit non paisiblement seulement, mais
fierement; et ne trouuois en quoy me plaindre de moy. Aussi,
comme Dieu n’enuoye iamais non plus les maux, que les biens tous
purs aux hommes, ma santé tint bon ce temps-là, outre son ordinaire.
Et ainsi que sans elle ie ne puis rien, il est peu de choses,•
que ie ne puisse auec elle. Elle me donna moyen d’esueiller toutes
mes prouisions, et de porter la main au deuant de la playe, qui eust
passé volontiers plus outre. Et esprouuay en ma patience, que
i’auois quelque tenue contre la Fortune: et qu’à me faire perdre
mes arçons, il falloit vn grand heurt. Ie ne le dis pas, pour l’irriter2
à me faire vne charge plus vigoureuse. Ie suis son seruiteur: ie luy
tends les mains. Pour Dieu qu’elle se contente. Si ie sens ses
assaux? si fais. Comme ceux que la tristesse accable et possede, se
laissent pourtant par interualles tastonner à quelque plaisir, et leur
eschappe vn sousrire: ie puis aussi assez sur moy, pour rendre mon•
estat ordinaire, paisible, et deschargé d’ennuyeuse imagination:
mais ie me laisse pourtant à boutades, surprendre des morsures de
ces malplaisantes pensees, qui me batent, pendant que ie m’arme
pour les chasser, ou pour les luicter. Voicy vn autre rengregement
de mal, qui m’arriua à la suitte du reste. Et dehors et dedans3
ma maison, ie fus accueilly d’vne peste, vehemente au prix de toute
autre. Car comme les corps sains sont subiects à plus griefues maladies,
d’autant qu’ils ne peuuent estre forcez que par celles-là:
aussi mon air tressalubre, où d’aucune memoire, la contagion, bien
que voisine, n’auoit sçeu prendre pied, venant à s’empoisonner,•
produisit des effects estranges.
Mista senum et iuuenum densantur funera, nullum
Sæua caput Proserpina fugit.
I’euz à souffrir cette plaisante condition, que la veue de ma maison
m’estoit effroyable. Tout ce qui y estoit, estoit sans garde, et à l’abandon
de qui en auoit enuie. Moy qui suis si hospitalier, fus en
tres penible queste de retraicte, pour ma famille. Vne famille
esgaree, faisant peur à ses amis, et à soy-mesme, et horreur où•
qu’elle cherchast à se placer: ayant à changer de demeure, soudain
qu’vn de la trouppe commençoit à se douloir du bout du doigt.
Toutes maladies sont alors prises pour peste: on ne se donne pas
le loysir de les recognoistre. Et c’est le bon: que selon les regles
de l’art, à tout danger qu’on approche, il faut estre quarante iours1
en transe de ce mal: l’imagination vous exerceant cependant à sa
mode, et enfleurant vostre santé mesme. Tout cela m’eust beaucoup
moins touché, si ie n’eusse eu à me ressentir de la peine d’autruy,
et seruir six mois miserablement, de guide à cette carauane. Car ie
porte en moy mes preseruatifs, qui sont, resolution et souffrance.•
L’apprehension ne me presse guere: laquelle on craint particulierement
en ce mal. Et si estant seul, ie l’eusse voulu prendre, c’eust
esté vne suitte, bien plus gaillarde et plus esloignee. C’est vne
mort, qui ne me semble des pires. Elle est communément courte,
d’estourdissement, sans douleur, consolee par la condition publique:2
sans ceremonie, sans deuil, sans presse. Mais quant au monde des
enuirons, la centiesme partie des ames ne se peut sauuer.
Videas desertáque regna
Pàstorum, et longè saltus latéque vacantes.
En ce lieu, mon meilleur reuenu est manuel. Ce que cent hommes•
trauailloient pour moy, chauma pour long temps. Or lors, quel
exemple de resolution ne vismes nous, en la simplicité de tout ce
peuple? Generalement, chacun renonçoit au soing de la vie. Les raisins
demeurerent suspendus aux vignes, le bien principal du pays:
tous indifferemment se preparans et attendans la mort, à ce soir,3
ou au lendemain: d’vn visage et d’vne voix si peu effroyee, qu’il
sembloit qu’ils eussent compromis à cette necessité, et que ce fust
vne condemnation vniuerselle et ineuitable. Elle est tousiours telle.
Mais à combien peu, tient la resolution au mourir? La distance et
difference de quelques heures: la seule consideration de la compagnie,•
nous en rend l’apprehension diuerse. Voyez ceux-cy: pour ce
qu’ils meurent en mesme mois: enfans, ieunes, vieillards, ils ne s’estonnent
plus, ils ne se pleurent plus. I’en vis qui craignoient de demeurer
derriere, comme en vne horrible solitude. Et n’y cogneu communément,
autre soing que des sepultures: il leur faschoit de voir
les corps espars emmy les champs, à la mercy des bestes: qui y
peuplerent incontinent. Comment les fantasies humaines se descouppent!•
Les Neorites, nation qu’Alexandre subiugua, iettent les corps
des morts au plus profond de leurs bois, pour y estre mangez.
Seule sepulture estimee entr’eux heureuse. Tel sain faisoit desia sa
fosse: d’autres s’y couchoient encore viuans. Et vn maneuure des
miens, auec ses mains, et ses pieds, attira sur soy la terre en mourant.1
Estoit ce pas s’abrier pour s’endormir plus à son aise? D’vne
entreprise en hauteur aucunement pareille à celle des soldats Romains,
qu’on trouua apres la iournee de Cannes, la teste plongee
dans des trous, qu’ils auoient faicts et comblez de leurs mains, en
s’y suffoquant. Somme toute vne nation fut incontinent par vsage,•
logee en vne marche, qui ne cede en roideur à aucune resolution
estudiee et consultee. La plus part des instructions de la science,
à nous encourager, ont plus de montre que de force, et plus d’ornement
que de fruict. Nous auons abandonné Nature, et luy voulons
apprendre sa leçon: elle, qui nous menoit si heureusement et si2
seurement. Et ce pendant, les traces de son instruction, et ce peu
qui par le benefice de l’ignorance, reste de son image, empreint en
la vie de cette tourbe rustique d’hommes impollis: la science est
contrainte, de l’aller tous les iours empruntant, pour en faire patron
à ses disciples, de constance, d’innocence, et de tranquillité. Il•
fait beau voir, que ceux-cy plains de tant de belle cognoissance,
ayent à imiter cette sotte simplicité: et à l’imiter, aux premieres
actions de la vertu. Et que nostre sapience, apprenne des bestes
mesmes, les plus vtiles enseignemens, aux plus grandes et necessaires
parties de nostre vie. Comme il nous faut viure et mourir,3
mesnager nos biens, aymer et esleuer nos enfans, entretenir iustice.
Singulier tesmoignage de l’humaine maladie: et que cette raison
qui se manie à nostre poste, trouuant tousiours quelque diuersité
et nouuelleté, ne laisse chez nous aucune trace apparente de la
Nature. Et en ont faict les hommes, comme les parfumiers de•
l’huile: ils l’ont sophistiquee de tant d’argumentations, et de discours
appellez du dehors, qu’elle en est deuenue variable, et particuliere
à chacun: et a perdu son propre visage, constant, et vniuersel.
Et nous faut en chercher tesmoignage des bestes, non subiect à
faueur, corruption, ny à diuersité d’opinions. Car il est bien vray,
qu’elles mesmes ne vont pas tousiours exactement dans la route de
Nature, mais ce qu’elles en desuoyent, c’est si peu, que vous en•
apperceuez tousiours l’orniere. Tout ainsi que les cheuaux qu’on
meine en main, font bien des bonds, et des escapades, mais c’est à
la longueur de leurs longes: et suyuent neantmoins tousiours les
pas de celuy qui les guide: et comme l’oiseau prend son vol, mais
sous la bride de sa filiere. Exilia, tormenta, bella, morbos, naufragia1
meditare, vt nullo sis malo tyro. A quoy nous sert cette curiosité,
de preoccuper tous les inconueniens de l’humaine nature, et
nous preparer auec tant de peine à l’encontre de ceux mesme, qui
n’ont à l’auanture point à nous toucher? (Parem passis tristitiam
facit, pati posse. Non seulement le coup, mais le vent et le pet nous•
frappe). Ou comme les plus fieureux, car certes c’est fieure, aller
dés à cette heure vous faire donner le fouët, par ce qu’il peut aduenir,
que Fortune vous le fera souffrir vn iour: et prendre vostre
robe fourree dés la S. Iean, pour ce que vous en aurez besoing à
Noel? Iettez vous à l’experience de tous les maux qui vous peuuent2
arriuer, nommement des plus extremes: esprouuez vous là, disent-ils,
asseurez vous là. Au rebours; le plus facile et plus naturel, seroit
en descharger mesme sa pensee. Ils ne viendront pas assez tost,
leur vray estre ne nous dure pas assez, il faut que nostre esprit les
estende et les allonge, et qu’auant la main il les incorpore en soy,•
et s’en entretienne, comme s’ils ne poisoient pas raisonnablement à
nos sens. Ils poiseront assez, quand ils y seront (dit vn des maistres,
non de quelque tendre secte, mais de la plus dure) cependant
fauorise toy: croy ce que tu aimes le mieux: que te sert il d’aller
recueillant et preuenant ta male fortune: et de perdre le present,3
par la crainte du futur: et estre dés cette heure miserable, par ce
que tu le dois estre auec le temps? Ce sont ses mots. La science
nous faict volontiers vn bon office, de nous instruire bien exactement
des dimensions des maux.
Curis acuens mortalia corda.•
Ce seroit dommage, si partie de leur grandeur eschappoit à nostre
sentiment et cognoissance. Il est certain, qu’à la plus part, la
preparation à la mort, a donné plus de torment, que n’a faict la
souffrance. Il fut iadis veritablement dict, et par vn bien iudicieux
autheur: Minus afficit sensus fatigatio, quàm cogitatio. Le sentiment
de la mort presente, nous anime par fois de soy mesme, d’vne
prompte resolution, de ne plus euiter chose du tout ineuitable. Plusieurs•
gladiateurs se sont veus au temps passé, apres auoir couardement
combattu, aualler courageusement la mort; offrans leur
gosier au fer de l’ennemy, et le conuians. La veue esloignee de la
mort aduenir, a besoing d’vne fermeté lente, et difficile par consequent
à fournir. Si vous ne sçauez pas mourir, ne vous chaille. Nature1
vous en informera sur le champ, plainement et suffisamment;
elle fera exactement cette besongne pour vous, n’en empeschez vostre
soing.
Incertam frustra, mortales, funeris horam
Quæritis, et qua sit mors aditura via.•
Pœna minor certam subito perferre ruinam,
Quod timeas grauius sustinuisse diu.
Nous troublons la vie par le soing de la mort, et la mort par le
soing de la vie. L’vne nous ennuye, l’autre nous effraye. Ce n’est
pas contre la mort, que nous nous preparons, c’est chose trop momentanee.2
Vn quart d’heure de passion sans consequence, sans nuisance,
ne merite pas des preceptes particuliers. A dire vray, nous
nous preparons contre les preparations de la mort. La philosophie
nous ordonne, d’auoir la mort tousiours deuant les yeux, de la preuoir
et considerer auant le temps: et nous donne apres, les regles•
et les precautions, pour prouuoir à ce, que cette preuoyance, et
cette pensee ne nous blesse. Ainsi font les medecins qui nous iettent
aux maladies, afin qu’ils ayent où employer leurs drogues et
leur art. Si nous n’auons sçeu viure, c’est iniustice de nous apprendre
à mourir et difformer la fin de son total. Si nous auons sçeu3
viure, constamment et tranquillement, nous sçaurons mourir de
mesme. Ils s’en venteront tant qu’il leur plaira. Tota philosophorum
vita commentatio mortis est. Mais il m’est aduis, que c’est bien le
bout, non pourtant le but de la vie. C’est sa fin, son extremité, non
pourtant son obiect. Elle doit estre elle mesme à soy, sa visee, son•
dessein. Son droit estude est se regler, se conduire, se souffrir. Au
nombre de plusieurs autres offices, que comprend le general et
principal chapitre de sçauoir viure, est cet article de sçauoir mourir.
Et des plus legers, si nostre crainte ne luy donnoit poids. A
les iuger par l’vtilité, et par la verité naifue, les leçons de la simplicité,4
ne cedent gueres à celles que nous presche la doctrine au
contraire. Les hommes sont diuers en sentiment et en force: il les
faut mener à leur bien, selon eux: et par routes diuerses. Quò me
cumque rapit tempestas, deferor hospes. Ie ne vy iamais paysan de
mes voisins, entrer en cogitation de quelle contenance, et asseurance,•
il passeroit cette heure derniere. Nature luy apprend à ne
songer à la mort, que quand il se meurt. Et lors il y a meilleure
grace qu’Aristote: lequel la mort presse doublement, et par elle,
et par vne si longue premeditation. Pourtant fut-ce l’opinion de Cæsar,
que la moins premeditee mort, estoit la plus heureuse, et plus1
deschargee. Plus dolet quàm necesse est, qui antê dolet quàm necesse
est. L’aigreur de cette imagination, naist de nostre curiosité. Nous
nous empeschons tousiours ainsi: voulans deuancer et regenter les
prescriptions naturelles. Ce n’est qu’aux docteurs, d’en disner plus
mal, tous sains, et se renfroigner de l’image de la mort. Le commun,•
n’a besoing ny de remede ny de consolation, qu’au heurt, et
au coup. Et n’en considere qu’autant iustement qu’il en souffre. Est-ce
pas ce que nous disons, que la stupidité, et faute d’apprehension,
du vulgaire, luy donne cette patience aux maux presens, et cette
profonde nonchalance des sinistres accidens futurs? Que leur ame2
pour estre plus crasse, et obtuse, est moins penetrable et agitable?
Pour Dieu s’il est ainsi, tenons d’ores en auant escole de bestise.
C’est l’extreme fruit, que les sciences nous promettent, auquel
ceste-cy conduict si doucement ses disciples. Nous n’aurons pas
faute de bons regens, interpretes de la simplicité naturelle. Socrates•
en sera l’vn. Car de ce qu’il m’en souuient, il parle enuiron
en ce sens, aux iuges qui deliberent de sa vie: I’ay peur, messieurs,
si ie vous prie de ne me faire mourir, que ie m’enferre en la delation
de mes accusateurs; qui est: Que ie fais plus l’entendu que
les autres: comme ayant quelque cognoissance plus cachee, des3
choses qui sont au dessus et au dessous de nous. Ie sçay que ie n’ay
ni frequenté, ny recogneu la mort, ni n’ay veu personne qui ait
essayé ses qualitez, pour m’en instruire. Ceux qui la craignent presupposent
la cognoistre: quant à moy, ie ne sçay ny quelle elle
est, ny quel il faict en l’autre monde. A l’auanture est la mort•
chose indifferente, à l’auanture desirable. Il est à croire pourtant, si
c’est vne transmigration d’vne place à autre, qu’il y a de l’amendement,
d’aller viure auec tant de grands personnages trespassez: et
d’estre exempt d’auoir plus affaire à iuges iniques et corrompus. Si
c’est vn aneantissement de nostre estre, c’est encore amendement
d’entrer en vne longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de
plus doux en la vie, qu’vn repos et sommeil tranquille, et profond sans
songes. Les choses que ie sçay estre mauuaises, comme d’offencer•
son prochain, et desobeir au superieur, soit Dieu, soit homme, ie
les euite soigneusement: celles desquelles ie ne sçay, si elles sont
bonnes ou mauuaises, ie ne les sçaurois craindre. Si ie m’en vay
mourir, et vous laisse en vie: les Dieux seuls voyent, à qui, de vous
ou de moy, il en ira mieux. Parquoy pour mon regard, vous en ordonnerez,1
comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller
les choses iustes et vtiles, ie dy bien, que pour vostre conscience
vous ferez mieux de m’eslargir, si vous ne voyez plus auant que
moy en ma cause. Et iugeant selon mes actions passees, et publiques,
et priuees, selon mes intentions, et selon le profit, que tirent•
tous les iours de ma conuersation tant de nos citoyens, ieunes
et vieux, et le fruit, que ie vous fay à tous, vous ne pouuez duëment
vous descharger enuers mon merite, qu’en ordonnant, que ie
sois nourry, attendu ma pauureté, au Prytanee, aux despens publiques:
ce que souuent ie vous ay veu à moindre raison, octroyer2
à d’autres. Ne prenez pas à obstination ou desdaing, que, suyuant
la coustume, ie n’aille vous suppliant et esmouuant à commiseration.
I’ay des amis et des parents, n’estant, comme dict Homere,
engendré ny de bois, ny de pierre non plus que les autres: capables
de se presenter, avec des larmes, et le dueil: et ay trois enfans•
esplorez, dequoy vous tirer à pitié. Mais ie feroy honte à nostre
ville, en l’aage que ie suis, et en telle reputation de sagesse, que
m’en voyci en preuention, de m’aller desmettre à si lasches contenances.
Que diroit-on des autres Atheniens? I’ay tousiours admonnesté
ceux qui m’ont ouy parler, de ne racheter leur vie, par vne3
action deshonnete. Et aux guerres de mon pays à Amphipolis, à
Potidee, à Delie, et autres où ie me suis trouué, i’ay montré par
effect, combien i’estoy loing de garantir ma seureté par ma honte.
D’auantage i’interesserois vostre deuoir, et vous conuierois à choses
laydes: car ce n’est pas à mes prieres de vous persuader: c’est•
aux raisons pures et solides de la iustice. Vous auez iuré aux Dieux
d’ainsi vous maintenir. Il sembleroit, que ie vous vousisse soupçonner
et recriminer, de ne croire pas, qu’il y en aye. Et moy mesme
tesmoigneroy contre moy, de ne croire point en eux, comme ie doy:
me deffiant de leur conduicte, et ne remettant purement en leurs4
mains mon affaire. Ie m’y fie du tout: et tiens pour certain, qu’ils
feront en cecy, selon qu’il sera plus propre à vous et à moy. Les
gens de bien ny viuans, ny morts, n’ont aucunement à se craindre
des Dieux. Voyla pas vn playdoyé puerile, d’vne hauteur inimaginable
et employé en quelle necessité? Vrayement ce fut raison, qu’il
le preferast à celuy, que ce grand orateur Lysias, auoit mis par•
escrit pour luy: excellemment façonné au stile iudiciaire: mais
indigne d’vn si noble criminel. Eust on ouï de la bouche de Socrates
vne voix suppliante? Cette superbe vertu, eust elle calé, au
plus fort de sa montre? Et sa riche et puissante nature, eust elle
commis à l’art sa defense: et en son plus haut essay, renoncé à la1
verité et naïueté, ornemens de son parler, pour se parer du fard,
des figures, et feintes, d’vne oraison apprinse? Il feit tressagement,
et selon luy, de ne corrompre vne teneur de vie incorruptible, et
vne si saincte image de l’humaine forme, pour allonger d’vn an sa
decrepitude: et trahir l’immortelle memoire de cette fin glorieuse.•
Il deuoit sa vie, non pas à soy, mais à l’exemple du monde. Seroit
ce pas dommage publique, qu’il eust acheuee d’vne oysiue et
obscure façon? Certes vne si nonchallante et molle consideration
de sa mort, meritoit que la posterité la considerast d’autant plus
pour luy. Ce qu’elle fit. Et il n’y a rien en la iustice si iuste, que2
ce que la Fortune ordonna pour sa recommandation. Car les Atheniens
eurent en telle abomination ceux, qui en auoient esté cause,
qu’on les fuyoit comme personnes excommuniees. On tenoit pollu
tout ce, à quoy ils auoient touché: personne à l’estuue ne lauoit
auec eux, personne ne les saluoit ni accointoit: si qu’en fin ne pouuant•
plus porter cette haine publique, ils se pendirent eux mesmes.
Si quelqu’vn estime, que parmy tant d’autres exemples que
i’auois à choisir pour le seruice de mon propos, és dits de Socrates,
i’aye mal trié cestuy-cy: et qu’il iuge, ce discours estre esleué
au dessus des opinions communes: ie l’ay faict à escient: car ie3
iuge autrement. Et tiens que c’est vn discours, en rang, et en naïfueté
bien plus arriere, et plus bas, que les opinions communes. Il
represente en vne hardiesse inartificielle et securité enfantine la
pure et premiere impression et ignorance de nature. Car il est
croyable, que nous auons naturellement crainte de la douleur;
mais non de la mort, à cause d’elle. C’est vne partie de nostre estre,
non moins essentielle que le viure. A quoy faire, nous en auroit
Nature engendré la haine et l’horreur, veu qu’elle luy tient•
rang de tres-grande vtilité, pour nourrir la succession et vicissitude
de ses ouurages? Et qu’en cette republique vniuerselle, elle
sert plus de naissance et d’augmentation, que de perte ou ruyne:
Sic rerum summa nouatur:
Mille animas vna necata dedit.1
La deffaillance d’vne vie, est le passage à mille autres vies. Nature
a empreint aux bestes, le soing d’elles et de leur conseruation. Elles
vont iusques-là, de craindre leur empirement: de se heurter et
blesser: que nous les encheuestrions et battions, accidents subiects
à leur sens et experience. Mais que nous les tuions, elles ne le peuuent•
craindre, ny n’ont la faculté d’imaginer et conclurre la mort.
Si dit-on encore qu’on les void, non seulement la souffrir gayement:
la plus-part des cheuaux hannissent en mourant, les cygnes
la chantent: mais de plus, la rechercher à leur besoing; comme
portent plusieurs exemples des elephans. Outre ce, la façon d’argumenter,2
de laquelle se sert icy Socrates, est-elle pas admirable
esgallement, en simplicité et en vehemence? Vrayment il est bien
plus aisé, de parler comme Aristote, viure comme Cæsar, qu’il
n’est aisé de parler et viure comme Socrates. Là, loge l’extreme
degré de perfection et de difficulté: l’art n’y peut ioindre. Or nos•
facultez ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons, ny ne les
cognoissons: nous nous inuestissons de celles d’autruy, et laissons
chomer les nostres. Comme quelqu’vn pourroit dire de moy: que
i’ay seulement faict icy vn amas de fleurs estrangeres, n’y ayant
fourny du mien, que le filet à les lier. Certes i’ay donné à l’opinion3
publique, que ces parements empruntez m’accompaignent:
mais ie n’entends pas qu’ils me couurent, et qu’ils me cachent:
c’est le rebours de mon dessein. Qui ne veux faire montre que du
mien et de ce qui est mien par nature. Et si ie m’en fusse creu, à
tout hazard, i’eusse parlé tout fin seul. Ie m’en charge de plus fort,•
tous les iours, outre ma proposition et ma forme premiere, sur la
fantasie du siecle: et par oisiueté. S’il me messied à moy, comme
ie le croy, n’importe: il peut estre vtile à quelque autre. Tel allegue
Platon et Homere, qui ne les vid onques: et moy, ay prins des
lieux assez, ailleurs qu’en leur source. Sans peine et sans suffisance,
ayant mille volumes de liures, autour de moy, en ce lieu
où i’escris, i’emprunteray presentement s’il me plaist, d’vne douzaine
de tels rauaudeurs, gens que ie ne fueillette guere, dequoy•
esmailler le traicté de la Physionomie. Il ne faut que l’epitre liminaire
d’vn Allemand pour me farcir d’allegations: et nous allons
quester par là vne friande gloire, à piper le sot monde. Ces pastissages
de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur
estude, ne seruent guere qu’à subiects communs: et seruent à nous1
montrer, non à nous conduire: ridicule fruict de la science, que
Socrates exagite si plaisamment contre Euthydemus. I’ay veu faire
des liures de choses, ny iamais estudiées ny entenduës: l’autheur
commettant à diuers de ses amis sçauants, la recherche de cette-cy,
et de cette autre matiere, à le bastir: se contentant pour sa part,•
d’en auoir proietté le dessein, et lié par son industrie, ce fagot de
prouisions incogneuës: au moins est sien l’ancre, et le papier.
Cela, c’est achetter, ou emprunter vn liure, non pas le faire. C’est
apprendre aux hommes, non qu’on sçait faire vn liure, mais, ce dequoy
ils pouuoient estre en doute, qu’on ne le sçait pas faire. Vn2
president se ventoit où i’estois, d’auoir amoncelé deux cens tant de
lieux estrangers, en vn sien arrest presidental. En le preschant, il
effaçoit la gloire qu’on luy en donnoit. Pusillanime et absurde venterie
à mon gré, pour vn tel subiect et telle personne. Ie fais le
contraire: et parmy tant d’emprunts, suis bien aise d’en pouuoir•
desrober quelqu’vn: le desguisant et difformant à nouueau seruice.
Au hazard, que ie laisse dire, que c’est par faute d’auoir entendu
son naturel vsage, ie luy donne quelque particuliere adresse de ma
main, à ce qu’il en soit d’autant moins purement estranger. Ceux-cy
mettent leurs larrecins en parade et en conte. Aussi ont-ils plus3
de credit aux loix que moy. Nous autres naturalistes, estimons,
qu’il y aye grande et incomparable preference, de l’honneur de
l’inuention, à l’honneur de l’allegation. Si i’eusse voulu parler
par science, i’eusse parlé plustost. I’eusse escrit du temps plus
voisin de mes estudes, que i’auois plus d’esprit et de memoire. Et•
me fusse plus fié à la vigueur de cet aage là, qu’à cettuy-cy, si
i’eusse voulu faire mestier d’escrire. Et quoy, si cette faueur gratieuse,
que la Fortune m’a n’aguere offerte par l’entremise de cet
ouurage, m’eust peu rencontrer en telle saison au lieu de celle-cy;
où elle est egallement desirable à posseder, et preste à perdre?•
Deux de mes cognoissans, grands hommes en cette faculté, ont
perdu par moitié, à mon aduis, d’auoir refusé de se mettre au iour,
à quarante ans, pour attendre les soixante. La maturité a ses deffaux,
comme la verdeur, et pires. Et autant est la vieillesse incommode
à cette nature de besongne, qu’à toute autre. Quiconque met1
sa decrepitude soubs la presse, faict folie, s’il espere en espreindre
des humeurs, qui ne sentent le disgratié, le resueur et l’assoupy.
Nostre esprit se constipe et s’espessit en vieillissant. Ie dis pompeusement
et opulemment l’ignorance, et dis la science maigrement
et piteusement. Accessoirement cette-cy, et accidentalement:•
celle-là expressément, et principallement. Et ne traicte à poinct
nommé de rien, que du rien: ny d’aucune science, que de celle de
l’inscience. I’ay choisi le temps, où ma vie, que i’ay à peindre, ie
l’ay toute deuant moy: ce qui en reste, tient plus de la mort. Et
de ma mort seulement, si ie la rencontrois babillarde, comme font2
d’autres, donrois-ie encores volontiers aduis au peuple, en deslogeant.
Socrates a esté vn exemplaire parfaict en toutes grandes
qualitez. I’ay despit, qu’il eust rencontré vn corps si disgratié,
comme ils disent, et si disconuenable à la beauté de son ame, luy
si amoureux et si affolé de la beauté. Nature luy fit iniustice. Il•
n’est rien plus vray-semblable, que la conformité et relation du
corps à l’esprit. Ipsi animi, magni refert, quali in corpore locati
sint: multa enim è corpore existunt, quæ acuant mentem: multa, quæ
obtundant. Cettuy-cy parle d’vne laideur desnaturée, et difformité
de membres: mais nous appellons laideur aussi, vne mesauenance3
au premier regard, qui loge principallement au visage: et nous
desgoute par le teint, vne tache, vne rude contenance, par quelque
cause souuent inexplicable, en des membres pourtant bien ordonnez
et entiers. La laideur, qui reuestoit vne ame tres-belle en
la Boittie, estoit de ce predicament. Cette laideur superficielle, qui•
est toutesfois la plus imperieuse, est de moindre preiudice à l’estat
de l’esprit: et a peu de certitude en l’opinion des hommes. L’autre,
qui d’vn plus propre nom, s’appelle difformité plus substantielle,
porte plus volontiers coup iusques au dedans. Non pas tout
soulier de cuir bien lissé, mais tout soulier bien formé, montre
l’interieure forme du pied. Comme Socrates disoit de la sienne,
qu’elle en accusoit iustement, autant en son ame, s’il ne l’eust corrigée
par institution. Mais en le disant, ie tiens qu’il se mocquoit,
suiuant son vsage: et iamais ame si excellente, ne se fit elle-mesme.•
Ie ne puis dire assez souuent, combien i’estime la beauté, qualité
puissante et aduantageuse. Il l’appelloit, vne courte tyrannie:
et Platon, le priuilege de nature. Nous n’en auons point qui la surpasse
en credit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes.
Elle se presente au deuant: seduict et preoccupe nostre iugement,1
auec grande authorité et merueilleuse impression. Phryné
perdoit sa cause, entre les mains d’vn excellent aduocat, si, ouurant
sa robbe, elle n’eust corrompu ses iuges, par l’esclat de sa
beauté. Et ie trouue, que Cyrus, Alexandre, Cæsar, ces trois maistres
du monde, ne l’ont pas oubliée à faire leurs grands affaires.•
Non a pas le premier Scipion. Vn mesme mot embrasse en Grec le
bel et le bon. Et le S. Esprit appelle souuent bons, ceux qu’il veut
dire beaux. Ie maintiendroy volontiers le rang des biens, selon que
portoit la chanson, que Platon dit auoir esté triuiale, prinse de
quelque ancien poëte: La santé, la beauté, la richesse. Aristote2
dit, appartenir aux beaux, le droict de commander: et quand il en
est, de qui la beauté approche celle des images des Dieux, que la
veneration leur est pareillement deuë. A celuy qui luy demandoit,
pourquoy plus long temps, et plus souuent, on hantoit les beaux:
Cette demande, feit-il, n’appartient à estre faicte, que par vn aueugle.•
La plus-part et les plus grands philosophes, payerent leur escholage,
et acquirent la sagesse, par l’entremise et faueur de leur
beauté. Non seulement aux hommes qui me seruent, mais aux bestes
aussi, ie la considere à deux doigts pres de la bonté. Si me
semble-il, que ce traict et façon de visage, et ces lineaments, par3
lesquels on argumente aucunes complexions internes, et nos fortunes
à venir, est chose qui ne loge pas bien directement et simplement,
soubs le chapitre de beauté et de laideur. Non plus que toute
bonne odeur, et serenité d’air, n’en promet pas la santé: ny toute
espesseur et puanteur, l’infection, en temps pestilent. Ceux qui accusent•
les dames, de contre-dire leur beauté par leurs mœurs, ne
rencontrent pas tousiours. Car en vne face qui ne sera pas trop
bien composée, il peut loger quelque air de probité et de fiance.
Comme au rebours, i’ay leu par fois entre deux beaux yeux, des
menasses d’vne nature maligne et dangereuse. Il y a des physionomies
fauorables: et en vne presse d’ennemis victorieux, vous choisirez
incontinent parmy des hommes incogneus, l’vn plustost que
l’autre, à qui vous rendre et fier vostre vie: et non proprement•
par la consideration de la beauté. C’est vne foible garantie que
la mine, toutesfois elle a quelque consideration. Et si i’auois à les
foyter, ce seroit plus rudement, les meschans qui dementent et
trahissent les promesses que Nature leur auoit plantées au front. Ie
punirois plus aigrement la malice, en vne apparence debonnaire. Il1
semble qu’il y ait aucuns visages heureux, d’autres malencontreux.
Et crois, qu’il y a quelque art, à distinguer les visages debonnaires
des niais, les seueres des rudes, les malicieux des chagrins, les
desdaigneux des melancholiques, et telles autres qualitez voisines.
Il y a des beautez, non fieres seulement, mais aigres: il y en a•
d’autres douces, et encores au delà, fades. D’en prognostiquer les
auantures futures, ce sont matieres que ie laisse indecises. I’ay
pris, comme i’ay dict ailleurs, bien simplement et cruëment, pour
mon regard, ce precepte ancien: Que nous ne sçaurions faillir à
suiure Nature: que le souuerain precepte, c’est de se conformer à2
elle. Ie n’ay pas corrigé comme Socrates, par la force de la raison,
mes complexions naturelles: et n’ay aucunement troublé par art,
mon inclination. Ie me laisse aller, comme ie suis venu. Ie ne combats
rien. Mes deux maistresses pieces viuent de leur grace en paix
et bon accord: mais le laict de ma nourrice a esté, Dieu mercy,•
mediocrement sain et temperé. Diray-ie cecy en passant: que ie
voy tenir en plus de prix qu’elle ne vaut, qui est seule quasi en
vsage entre nous, certaine image de preud’hommie scholastique,
serue des preceptes, contraincte soubs l’esperance et la crainte? Ie
l’aime telle que loix et religions, non facent, mais parfacent, et authorisent:3
qui se sente dequoy se soustenir sans aide: née en nous
de ses propres racines, par la semence de la raison vniuerselle,
empreinte en tout homme non desnaturé. Cette raison, qui redresse
Socrates de son vicieux ply, le rend obeïssant aux hommes
et aux Dieux, qui commandent en sa ville: courageux en la mort,•
non parce que son ame est immortelle, mais parce qu’il est mortel.
Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable
qu’ingenieuse et subtile, qui persuade aux peuples, la religieuse
creance suffire seule, et sans les mœurs, à contenter la diuine iustice.
L’vsage nous faict veoir, vne distinction enorme, entre la•
deuotion et la conscience. I’ay vne apparence fauorable, et en
forme et en interpretation.
Quid dixi habere me? Imò habui Chreme!
Heu tantùm attriti corporis ossa vides!
Et qui faict vne contraire montre à celle de Socrates. Il m’est souuent1
aduenu, que sur le simple credit de ma presence, et de mon
air, des personnes qui n’auoient aucune cognoissance de moy, s’y
sont grandement fiées, soit pour leurs propres affaires, soit pour
les miennes. Et en ay tiré és païs estrangers des faueurs singulieres
et rares. Mais ces deux experiences, valent à l’auanture, que ie les•
recite particulierement. Vn quidam delibera de surprendre ma
maison et moy. Son art fut, d’arriuer seul à ma porte, et d’en presser
vn peu instamment l’entrée. Ie le cognoissois de nom, et auois
occasion de me fier de luy, comme de mon voisin et aucunement
mon allié. Ie luy fis ouurir comme ie fais à chacun. Le voicy tout2
effroyé, son cheual hors d’haleine, fort harassé. Il m’entretint de
cette fable: Qu’il venoit d’estre rencontré à vne demie lieuë de là,
par vn sien ennemy, lequel ie cognoissois aussi, et auois ouy parler
de leur querelle: que cet ennemy luy auoit merueilleusement
chaussé les esperons: et qu’ayant esté surpris en desarroy et plus•
foible en nombre, il s’estoit ietté à ma porte à sauueté. Qu’il estoit
en grand peine de ses gens, lesquels il disoit tenir pour morts ou
prins. I’essayay tout naïfuement de le conforter, asseurer, et refreschir.
Tantost apres, voila quatre ou cinq de ses soldats, qui se
presentent en mesme contenance, et effroy, pour entrer: et puis3
d’autres, et d’autres encores apres, bien equippez, et bien armez:
iusques à vingt cinq ou trante, feignants auoir leur ennemy aux
talons. Ce mystere commençoit à taster mon soupçon. Ie n’ignorois
pas en quel siecle ie viuois, combien ma maison pouuoit estre enuiée,
et auois plusieurs exemples d’autres de ma cognoissance, à•
qui il estoit mes-aduenu de mesme. Tant y a, que trouuant qu’il n’y
auoit point d’acquest d’auoir commencé à faire plaisir, si ie n’acheuois,
et ne pouuant me deffaire sans tout rompre; ie me laissay
aller au party le plus naturel et le plus simple, comme ie fais tousiours:
commendant qu’ils entrassent. Aussi à la verité, ie suis
peu deffiant et soupçonneux de ma nature. Ie panche volontiers
vers l’excuse, et l’interpretation plus douce. Ie prens les hommes
selon le commun ordre, et ne croy pas ces inclinations peruerses
et desnaturées, si ie n’y suis forcé par grand tesmoignage; non•
plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre, qui me
commets volontiers à la Fortune, et me laisse aller à corps perdu,
entre ses bras. Dequoy iusques à cette heure i’ay eu plus d’occasion
de me louër, que de me plaindre. Et l’ay trouuée et plus auisée, et
plus amie de mes affaires, que ie ne suis. Il y a quelques actions1
en ma vie, desquelles on peut iustement nommer la conduite difficile;
ou, qui voudra, prudente. De celles-là mesmes, posez, que la
tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à
elle. Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas
assez au ciel de nous. Et pretendons plus de nostre conduite, qu’il•
ne nous appartient. Pourtant fouruoyent si souuent nos desseins.
Il est enuieux de l’estenduë, que nous attribuons aux droicts de
l’humaine prudence, au preiudice des siens. Et nous les racourcit
d’autant plus, que nous les amplifions. Ceux-cy se tindrent à
cheual, en ma cour: le chef auec moy dans ma sale, qui n’auoit2
voulu qu’on establast son cheual, disant auoir à se retirer incontinent
qu’il auroit eu nouuelles de ses hommes. Il se veid maistre de
son entreprinse: et n’y restoit sur ce poinct, que l’execution. Souuent
depuis il a dict, car il ne craignoit pas de faire ce conte, que
mon visage, et ma franchise, luy auoient arraché la trahison des•
poings. Il remonte à cheual, ses gens ayants continuellement les
yeux sur luy, pour voir quel signe il leur donneroit: bien estonnez
de le voir sortir et abandonner son aduantage. Vne autre fois,
me fiant à ie ne sçay quelle treue, qui venoit d’estre publiée en nos
armées, ie m’acheminay à vn voyage, par païs estrangement chatoüilleux.3
Ie ne fus pas si tost esuenté, que voila trois ou quatre
caualcades de diuers lieux pour m’attraper. L’vne me ioignit à la
troisieme iournée: où ie fus chargé par quinze ou vingt Gentils-hommes
masquez, suiuis d’vne ondée d’argoulets. Me voila pris et
rendu, retiré dans l’espais d’vne forest voisine, desmonté, deualizé,•
mes cofres fouillez, ma boite prise, cheuaux et esquipage dispersé
à nouueaux maistres. Nous fusmes long temps à contester dans ce
halier, sur le faict de ma rançon: qu’ils me tailloient si haute, qu’il
paroissoit bien que ie ne leur estois guere cogneu. Ils entrerent en
grande contestation de ma vie. De vray, il y auoit plusieurs circonstances,4
qui me menassoyent du danger où i’en estois.
Tunc animis opus, Ænea, tunc pectore firmo.
Ie me maintins tousiours sur le tiltre de ma trefue, à leur quitter
seulement le gain qu’ils auoient faict de ma despouille, qui n’estoit
pas à mespriser, sans promesse d’autre rançon. Apres deux ou
trois heures, que nous eusmes esté là, et qu’ils m’eurent faict monter
sur vn cheual, qui n’auoit garde de leur eschapper, et commis•
ma conduicte particuliere à quinze ou vingt harquebusiers, et dispersé
mes gens à d’autres, ayant ordonné qu’on nous menast prisonniers,
diuerses routes, et moy desia acheminé à deux ou trois
harquebusades de là,
Iam prece Pollucis, iam Castoris implorata:1
voicy vne soudaine et tres-inopinée mutation qui leur print. Ie vis
reuenir à moy le chef, auec paroles plus douces: se mettant en
peine de rechercher en la trouppe mes hardes escartées, et me les
faisant rendre, selon qu’il s’en pouuoit recouurer, iusques à ma
boite. Le meilleur present qu’ils me firent, ce fut en fin ma liberté:•
le reste ne me touchoit gueres en ce temps-là. La vraye cause d’vn
changement si nouueau, et de ce rauisement, sans aucune impulsion
apparente, et d’vn repentir si miraculeux, en tel temps, en vne
entreprinse pourpensée et deliberée, et deuenue iuste par l’vsage,
(car d’arriuée ie leur confessay ouuertement le party duquel i’estois,2
et le chemin que ie tenois) certes ie ne sçay pas bien encores
quelle elle est. Le plus apparent qui se demasqua, et me fit cognoistre
son nom, me redist lors plusieurs fois, que ie deuoy cette deliurance
à mon visage, liberté, et fermeté de mes parolles, qui me
rendoient indigne d’vne telle mes-aduenture, me demanda asseurance•
d’vne pareille. Il est possible, que la bonté diuine se voulut
seruir de ce vain instrument pour ma conseruation. Elle me deffendit
encore lendemain d’autres pires embusches, desquelles ceux-cy
mesme m’auoient aduerty. Le dernier est encore en pieds, pour en
faire le conte: le premier fut tué il n’y a pas long temps. Si3
mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeux, et
en ma voix, la simplicité de mon intention, ie n’eusse pas duré
sans querelle, et sans offence, si long temps: auec cette indiscrette
liberté, de dire à tort et à droict, ce qui me vient en fantasie, et
iuger temerairement des choses. Cette façon peut paroistre auec•
raison inciuile, et mal accommodée à nostre vsage: mais outrageuse
et malitieuse, ie n’ay veu personne qui l’en ait iugée: ny qui
se soit piqué de ma liberté, s’il l’a receuë de ma bouche. Les paroles
redites, ont comme autre son, autre sens. Aussi ne hay-ie
personne. Et suis si lasche à offencer, que pour le seruice de la
raison mesme, ie ne le puis faire. Et lors que l’occasion m’a conuié
aux condemnations criminelles, i’ay plustost manqué à la iustice.
Vt magis peccari nolim, quàm satis animi ad vindicanda peccata•
habeam. On reprochoit, dit-on, à Aristote, d’auoir esté trop misericordieux
enuers vn meschant homme: I’ay esté de vray, dit-il,
misericordieux enuers l’homme, non enuers la meschanceté. Les
iugements ordinaires, s’exasperent à la punition par l’horreur du
meffaict. Cela mesme refroidit le mien. L’horreur du premier meurtre,1
m’en faict craindre vn second. Et la laideur de la premiere
cruauté m’en faict abhorrer toute imitation. A moy, qui ne suis
qu’escuyer de trefles, peut toucher, ce qu’on disoit de Charillus
Roy de Sparte: Il ne sçauroit estre bon, puis qu’il n’est pas mauuais
aux meschans. Ou bien ainsi: car Plutarque le presente en•
ces deux sortes, comme mille autres choses diuersement et contrairement:
Il faut bien qu’il soit bon, puis qu’il l’est aux meschants
mesme. De mesme qu’aux actions legitimes, ie me fasche de m’y
employer, quand c’est enuers ceux qui s’en desplaisent: aussi à
dire verité, aux illegitimes, ie ne fay pas assez de conscience, de2
m’y employer, quand c’est enuers ceux qui y consentent.
puissante et aduantageuse. Il l’appelloit, vne courte tyrannie:
et Platon, le priuilege de nature. Nous n’en auons point qui la surpasse
en credit. Elle tient le premier rang au commerce des hommes.
Elle se presente au deuant: seduict et preoccupe nostre iugement,1
auec grande authorité et merueilleuse impression. Phryné
perdoit sa cause, entre les mains d’vn excellent aduocat, si, ouurant
sa robbe, elle n’eust corrompu ses iuges, par l’esclat de sa
beauté. Et ie trouue, que Cyrus, Alexandre, Cæsar, ces trois maistres
du monde, ne l’ont pas oubliée à faire leurs grands affaires.•
Non a pas le premier Scipion. Vn mesme mot embrasse en Grec le
bel et le bon. Et le S. Esprit appelle souuent bons, ceux qu’il veut
dire beaux. Ie maintiendroy volontiers le rang des biens, selon que
portoit la chanson, que Platon dit auoir esté triuiale, prinse de
quelque ancien poëte: La santé, la beauté, la richesse. Aristote2
dit, appartenir aux beaux, le droict de commander: et quand il en
est, de qui la beauté approche celle des images des Dieux, que la
veneration leur est pareillement deuë. A celuy qui luy demandoit,
pourquoy plus long temps, et plus souuent, on hantoit les beaux:
Cette demande, feit-il, n’appartient à estre faicte, que par vn aueugle.•
La plus-part et les plus grands philosophes, payerent leur escholage,
et acquirent la sagesse, par l’entremise et faueur de leur
beauté. Non seulement aux hommes qui me seruent, mais aux bestes
aussi, ie la considere à deux doigts pres de la bonté. Si me
semble-il, que ce traict et façon de visage, et ces lineaments, par3
lesquels on argumente aucunes complexions internes, et nos fortunes
à venir, est chose qui ne loge pas bien directement et simplement,
soubs le chapitre de beauté et de laideur. Non plus que toute
bonne odeur, et serenité d’air, n’en promet pas la santé: ny toute
espesseur et puanteur, l’infection, en temps pestilent. Ceux qui accusent•
les dames, de contre-dire leur beauté par leurs mœurs, ne
rencontrent pas tousiours. Car en vne face qui ne sera pas trop
bien composée, il peut loger quelque air de probité et de fiance.
Comme au rebours, i’ay leu par fois entre deux beaux yeux, des
menasses d’vne nature maligne et dangereuse. Il y a des physionomies
fauorables: et en vne presse d’ennemis victorieux, vous choisirez
incontinent parmy des hommes incogneus, l’vn plustost que
l’autre, à qui vous rendre et fier vostre vie: et non proprement•
par la consideration de la beauté. C’est vne foible garantie que
la mine, toutesfois elle a quelque consideration. Et si i’auois à les
foyter, ce seroit plus rudement, les meschans qui dementent et
trahissent les promesses que Nature leur auoit plantées au front. Ie
punirois plus aigrement la malice, en vne apparence debonnaire. Il1
semble qu’il y ait aucuns visages heureux, d’autres malencontreux.
Et crois, qu’il y a quelque art, à distinguer les visages debonnaires
des niais, les seueres des rudes, les malicieux des chagrins, les
desdaigneux des melancholiques, et telles autres qualitez voisines.
Il y a des beautez, non fieres seulement, mais aigres: il y en a•
d’autres douces, et encores au delà, fades. D’en prognostiquer les
auantures futures, ce sont matieres que ie laisse indecises. I’ay
pris, comme i’ay dict ailleurs, bien simplement et cruëment, pour
mon regard, ce precepte ancien: Que nous ne sçaurions faillir à
suiure Nature: que le souuerain precepte, c’est de se conformer à2
elle. Ie n’ay pas corrigé comme Socrates, par la force de la raison,
mes complexions naturelles: et n’ay aucunement troublé par art,
mon inclination. Ie me laisse aller, comme ie suis venu. Ie ne combats
rien. Mes deux maistresses pieces viuent de leur grace en paix
et bon accord: mais le laict de ma nourrice a esté, Dieu mercy,•
mediocrement sain et temperé. Diray-ie cecy en passant: que ie
voy tenir en plus de prix qu’elle ne vaut, qui est seule quasi en
vsage entre nous, certaine image de preud’hommie scholastique,
serue des preceptes, contraincte soubs l’esperance et la crainte? Ie
l’aime telle que loix et religions, non facent, mais parfacent, et authorisent:3
qui se sente dequoy se soustenir sans aide: née en nous
de ses propres racines, par la semence de la raison vniuerselle,
empreinte en tout homme non desnaturé. Cette raison, qui redresse
Socrates de son vicieux ply, le rend obeïssant aux hommes
et aux Dieux, qui commandent en sa ville: courageux en la mort,•
non parce que son ame est immortelle, mais parce qu’il est mortel.
Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable
qu’ingenieuse et subtile, qui persuade aux peuples, la religieuse
creance suffire seule, et sans les mœurs, à contenter la diuine iustice.
L’vsage nous faict veoir, vne distinction enorme, entre la•
deuotion et la conscience. I’ay vne apparence fauorable, et en
forme et en interpretation.
Quid dixi habere me? Imò habui Chreme!
Heu tantùm attriti corporis ossa vides!
Et qui faict vne contraire montre à celle de Socrates. Il m’est souuent1
aduenu, que sur le simple credit de ma presence, et de mon
air, des personnes qui n’auoient aucune cognoissance de moy, s’y
sont grandement fiées, soit pour leurs propres affaires, soit pour
les miennes. Et en ay tiré és païs estrangers des faueurs singulieres
et rares. Mais ces deux experiences, valent à l’auanture, que ie les•
recite particulierement. Vn quidam delibera de surprendre ma
maison et moy. Son art fut, d’arriuer seul à ma porte, et d’en presser
vn peu instamment l’entrée. Ie le cognoissois de nom, et auois
occasion de me fier de luy, comme de mon voisin et aucunement
mon allié. Ie luy fis ouurir comme ie fais à chacun. Le voicy tout2
effroyé, son cheual hors d’haleine, fort harassé. Il m’entretint de
cette fable: Qu’il venoit d’estre rencontré à vne demie lieuë de là,
par vn sien ennemy, lequel ie cognoissois aussi, et auois ouy parler
de leur querelle: que cet ennemy luy auoit merueilleusement
chaussé les esperons: et qu’ayant esté surpris en desarroy et plus•
foible en nombre, il s’estoit ietté à ma porte à sauueté. Qu’il estoit
en grand peine de ses gens, lesquels il disoit tenir pour morts ou
prins. I’essayay tout naïfuement de le conforter, asseurer, et refreschir.
Tantost apres, voila quatre ou cinq de ses soldats, qui se
presentent en mesme contenance, et effroy, pour entrer: et puis3
d’autres, et d’autres encores apres, bien equippez, et bien armez:
iusques à vingt cinq ou trante, feignants auoir leur ennemy aux
talons. Ce mystere commençoit à taster mon soupçon. Ie n’ignorois
pas en quel siecle ie viuois, combien ma maison pouuoit estre enuiée,
et auois plusieurs exemples d’autres de ma cognoissance, à•
qui il estoit mes-aduenu de mesme. Tant y a, que trouuant qu’il n’y
auoit point d’acquest d’auoir commencé à faire plaisir, si ie n’acheuois,
et ne pouuant me deffaire sans tout rompre; ie me laissay
aller au party le plus naturel et le plus simple, comme ie fais tousiours:
commendant qu’ils entrassent. Aussi à la verité, ie suis
peu deffiant et soupçonneux de ma nature. Ie panche volontiers
vers l’excuse, et l’interpretation plus douce. Ie prens les hommes
selon le commun ordre, et ne croy pas ces inclinations peruerses
et desnaturées, si ie n’y suis forcé par grand tesmoignage; non•
plus que les monstres et miracles. Et suis homme en outre, qui me
commets volontiers à la Fortune, et me laisse aller à corps perdu,
entre ses bras. Dequoy iusques à cette heure i’ay eu plus d’occasion
de me louër, que de me plaindre. Et l’ay trouuée et plus auisée, et
plus amie de mes affaires, que ie ne suis. Il y a quelques actions1
en ma vie, desquelles on peut iustement nommer la conduite difficile;
ou, qui voudra, prudente. De celles-là mesmes, posez, que la
tierce partie soit du mien, certes les deux tierces sont richement à
elle. Nous faillons, ce me semble, en ce que nous ne nous fions pas
assez au ciel de nous. Et pretendons plus de nostre conduite, qu’il•
ne nous appartient. Pourtant fouruoyent si souuent nos desseins.
Il est enuieux de l’estenduë, que nous attribuons aux droicts de
l’humaine prudence, au preiudice des siens. Et nous les racourcit
d’autant plus, que nous les amplifions. Ceux-cy se tindrent à
cheual, en ma cour: le chef auec moy dans ma sale, qui n’auoit2
voulu qu’on establast son cheual, disant auoir à se retirer incontinent
qu’il auroit eu nouuelles de ses hommes. Il se veid maistre de
son entreprinse: et n’y restoit sur ce poinct, que l’execution. Souuent
depuis il a dict, car il ne craignoit pas de faire ce conte, que
mon visage, et ma franchise, luy auoient arraché la trahison des•
poings. Il remonte à cheual, ses gens ayants continuellement les
yeux sur luy, pour voir quel signe il leur donneroit: bien estonnez
de le voir sortir et abandonner son aduantage. Vne autre fois,
me fiant à ie ne sçay quelle treue, qui venoit d’estre publiée en nos
armées, ie m’acheminay à vn voyage, par païs estrangement chatoüilleux.3
Ie ne fus pas si tost esuenté, que voila trois ou quatre
caualcades de diuers lieux pour m’attraper. L’vne me ioignit à la
troisieme iournée: où ie fus chargé par quinze ou vingt Gentils-hommes
masquez, suiuis d’vne ondée d’argoulets. Me voila pris et
rendu, retiré dans l’espais d’vne forest voisine, desmonté, deualizé,•
mes cofres fouillez, ma boite prise, cheuaux et esquipage dispersé
à nouueaux maistres. Nous fusmes long temps à contester dans ce
halier, sur le faict de ma rançon: qu’ils me tailloient si haute, qu’il
paroissoit bien que ie ne leur estois guere cogneu. Ils entrerent en
grande contestation de ma vie. De vray, il y auoit plusieurs circonstances,4
qui me menassoyent du danger où i’en estois.
Tunc animis opus, Ænea, tunc pectore firmo.
Ie me maintins tousiours sur le tiltre de ma trefue, à leur quitter
seulement le gain qu’ils auoient faict de ma despouille, qui n’estoit
pas à mespriser, sans promesse d’autre rançon. Apres deux ou
trois heures, que nous eusmes esté là, et qu’ils m’eurent faict monter
sur vn cheual, qui n’auoit garde de leur eschapper, et commis•
ma conduicte particuliere à quinze ou vingt harquebusiers, et dispersé
mes gens à d’autres, ayant ordonné qu’on nous menast prisonniers,
diuerses routes, et moy desia acheminé à deux ou trois
harquebusades de là,
Iam prece Pollucis, iam Castoris implorata:1
voicy vne soudaine et tres-inopinée mutation qui leur print. Ie vis
reuenir à moy le chef, auec paroles plus douces: se mettant en
peine de rechercher en la trouppe mes hardes escartées, et me les
faisant rendre, selon qu’il s’en pouuoit recouurer, iusques à ma
boite. Le meilleur present qu’ils me firent, ce fut en fin ma liberté:•
le reste ne me touchoit gueres en ce temps-là. La vraye cause d’vn
changement si nouueau, et de ce rauisement, sans aucune impulsion
apparente, et d’vn repentir si miraculeux, en tel temps, en vne
entreprinse pourpensée et deliberée, et deuenue iuste par l’vsage,
(car d’arriuée ie leur confessay ouuertement le party duquel i’estois,2
et le chemin que ie tenois) certes ie ne sçay pas bien encores
quelle elle est. Le plus apparent qui se demasqua, et me fit cognoistre
son nom, me redist lors plusieurs fois, que ie deuoy cette deliurance
à mon visage, liberté, et fermeté de mes parolles, qui me
rendoient indigne d’vne telle mes-aduenture, me demanda asseurance•
d’vne pareille. Il est possible, que la bonté diuine se voulut
seruir de ce vain instrument pour ma conseruation. Elle me deffendit
encore lendemain d’autres pires embusches, desquelles ceux-cy
mesme m’auoient aduerty. Le dernier est encore en pieds, pour en
faire le conte: le premier fut tué il n’y a pas long temps. Si3
mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeux, et
en ma voix, la simplicité de mon intention, ie n’eusse pas duré
sans querelle, et sans offence, si long temps: auec cette indiscrette
liberté, de dire à tort et à droict, ce qui me vient en fantasie, et
iuger temerairement des choses. Cette façon peut paroistre auec•
raison inciuile, et mal accommodée à nostre vsage: mais outrageuse
et malitieuse, ie n’ay veu personne qui l’en ait iugée: ny qui
se soit piqué de ma liberté, s’il l’a receuë de ma bouche. Les paroles
redites, ont comme autre son, autre sens. Aussi ne hay-ie
personne. Et suis si lasche à offencer, que pour le seruice de la
raison mesme, ie ne le puis faire. Et lors que l’occasion m’a conuié
aux condemnations criminelles, i’ay plustost manqué à la iustice.
Vt magis peccari nolim, quàm satis animi ad vindicanda peccata•
habeam. On reprochoit, dit-on, à Aristote, d’auoir esté trop misericordieux
enuers vn meschant homme: I’ay esté de vray, dit-il,
misericordieux enuers l’homme, non enuers la meschanceté. Les
iugements ordinaires, s’exasperent à la punition par l’horreur du
meffaict. Cela mesme refroidit le mien. L’horreur du premier meurtre,1
m’en faict craindre vn second. Et la laideur de la premiere
cruauté m’en faict abhorrer toute imitation. A moy, qui ne suis
qu’escuyer de trefles, peut toucher, ce qu’on disoit de Charillus
Roy de Sparte: Il ne sçauroit estre bon, puis qu’il n’est pas mauuais
aux meschans. Ou bien ainsi: car Plutarque le presente en•
ces deux sortes, comme mille autres choses diuersement et contrairement:
Il faut bien qu’il soit bon, puis qu’il l’est aux meschants
mesme. De mesme qu’aux actions legitimes, ie me fasche de m’y
employer, quand c’est enuers ceux qui s’en desplaisent: aussi à
dire verité, aux illegitimes, ie ne fay pas assez de conscience, de2
m’y employer, quand c’est enuers ceux qui y consentent.
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