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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III

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CHAPITRE VI.    (TRADUCTION LIV. III, CH. VI.)
Des Coches.

IL est bien aisé à verifier, que les grands autheurs, escriuans des
causes, ne se seruent pas seulement de celles qu’ils estiment estre
vrayes, mais de celles encores qu’ils ne croient pas, pourueu qu’elles
ayent quelque inuention et beauté. Ils disent assez veritablement et
vtilement, s’ils disent ingenieusement. Nous ne pouuons nous asseurer
de la maistresse cause, nous en entassons plusieurs, pour voir
si par rencontre elle se trouuera en ce nombre,

Namque vnam dicere causam3
Non satis est, verum plures, vnde vna tamen sit.

Me demandez vous d’où vient cette coustume, de benir ceux qui
esternuent? Nous produisons trois sortes de vent; celuy qui sort
par embas est trop sale: celuy qui sort par la bouche, porte quelque
reproche de gourmandise: le troisiesme est l’esternuement: et
parce qu’il vient de la teste, et est sans blasme, nous luy faisons cet
honneste recueil. Ne vous moquez pas de cette subtilité, elle est,
dit-on, d’Aristote.   Il me semble auoir veu en Plutarque (qui est
de tous les autheurs que ie cognoisse, celuy qui a mieux meslé l’art
à la nature, et le iugement à la science) rendant la cause du sousleuement
d’estomach, qui aduient à ceux qui voyagent en mer, que1
cela leur arriue de crainte, ayant trouué quelque raison, par laquelle
il prouue, que la crainte peut produire vn tel effect. Moy qui
y suis fort subiect, sçay bien, que cette cause ne me touche pas. Et
le sçay, non par argument, mais par necessaire experience. Sans
alleguer ce qu’on m’a dict, qu’il en arriue de mesme souuent aux
bestes, specialement aux pourceaux, hors de toute apprehension de
danger: et ce qu’vn mien cognoissant, m’a tesmoigné de soy, qu’y
estant fort subiect, l’enuie de vomir luy estoit passee, deux ou trois
fois, se trouuant pressé de frayeur, en grande tourmente. Comme
à cet ancien: Peius vexabar quàm vt periculum mihi succurreret.2
Ie n’euz iamais peur sur l’eau: comme ie n’ay aussi ailleurs (et s’en
est assez souuent offert de iustes, si la mort l’est) qui m’ait troublé
ou esblouy. Elle naist par fois de faute de iugement, comme
de faute de cœur. Tous les dangers que i’ay veu, ç’a esté les yeux
ouuerts, la veuë libre, saine, et entiere. Encore faut-il du courage à
craindre. Il me seruit autrefois au prix d’autres, pour conduire et
tenir en ordre ma fuite, qu’elle fust sinon sans crainte, toutesfois
sans effroy, et sans estonnement. Elle estoit esmeue, mais non pas
estourdie ny esperdue. Les grandes ames vont bien plus outre, et
representent des fuites, non rassises seulement, et saines, mais3
fieres. Disons celle qu’Alcibiades recite de Socrates, son compagnon
d’armes: Ie le trouuay, dit-il, apres la route de nostre armee, luy
et Lachez, des derniers entre les fuyans: et le consideray tout
à mon aise, et en seureté, car i’estois sur vn bon cheual, et luy à
pied, et auions ainsi combatu. Ie remarquay premierement, combien
il montroit d’auisement et de resolution, au prix de Lachez:
et puis la brauerie de son marcher, nullement different du sien
ordinaire: sa veue ferme et reglee, considerant et iugeant ce qui se
passoit autour de luy: regardant tantost les vns, tantost les autres,
amis et ennemis, d’vne façon, qui encourageoit les vns, et signifioit
aux autres, qu’il estoit pour vendre bien cher son sang et sa vie, à
qui essayeroit de la luy oster, et se sauuerent ainsi: car volontiers
on n’attaque pas ceux-cy, on court apres les effraiez. Voylà le tesmoignage
de ce grand capitaine: qui nous apprend ce que nous
essaions tous les iours, qu’il n’est rien qui nous iette tant aux dangers,
qu’vne faim inconsideree de nous en mettre hors. Quo timoris
minus est, eo minus fermè periculi est. Nostre peuple a tort, de dire,
celuy-là craint la mort, quand il veut exprimer, qu’il y songe, et
qu’il la preuoit. La preuoyance conuient egallement à ce qui nous1
touche en bien, et en mal. Considerer et iuger le danger, est aucunement
le rebours de s’en estonner. Ie ne me sens pas assez fort
pour soustenir le coup, et l’impetuosité, de cette passion de la peur,
ny d’autre vehemente. Si i’en estois vn coup vaincu, et atterré, ie
ne m’en releuerois iamais bien entier. Qui auroit faict perdre pied à
mon ame, ne la remettroit iamais droicte en sa place. Elle se retaste
et recherche trop vifuement et profondement. Et pourtant, ne
lairroit iamais ressoudre et consolider la playe qui l’auroit percee.
Il m’a bien pris qu’aucune maladie ne me l’ayt encore desmise. A
chasque charge qui me vient, ie me presente et oppose, en mon2
haut appareil. Ainsi la premiere qui m’emporteroit, me mettroit
sans ressource. Ie n’en fais point à deux. Par quelque endroict que
le rauage fauçast ma leuee, me voyla ouuert, et noyé sans remede.
Epicurus dit, que le sage ne peut iamais passer à vn estat contraire.
I’ay quelque opinion de l’enuers de cette sentence; que qui aura
esté vne fois bien fol, ne sera nulle autre fois bien sage. Dieu me
donne le froid selon la robe, et me donne les passions selon le
moyen que i’ay de les soustenir. Nature m’ayant descouuert d’vn
costé, m’a couuert de l’autre: m’ayant desarmé de force, m’a armé
d’insensibilité, et d’vne apprehension reglee, ou mousse.   Or ie ne3
puis souffrir long temps, et les souffrois plus difficilement en ieunesse,
ny coche, ny littiere, ny bateau, et hay toute autre voiture
que de cheual, en la ville, et aux champs. Mais ie puis souffrir la
lictiere, moins qu’vn coche: et par mesme raison, plus aisement
vne agitation rude sur l’eau, d’où se produict la peur, que le mouuement
qui se sent en temps calme. Par cette legere secousse, que
les auirons donnent, desrobant le vaisseau soubs nous, ie me sens
brouiller, ie ne sçay comment, la teste et l’estomach: comme ie ne
puis souffrir sous moy vn siege tremblant. Quand la voile, ou le
cours de l’eau, nous emporte esgallement, ou qu’on nous touë,
cette agitation vnie, ne me blesse aucunement. C’est vn remuement
interrompu, qui m’offence: et plus, quand il est languissant. Ie ne
sçaurois autrement peindre sa forme. Les medecins m’ont ordonné
de me presser et sangler d’vne seruiette le bas du ventre, pour remedier
à cet accident: ce que ie n’ay point essayé, ayant accoustumé
de lucter les deffauts qui sont en moy, et les dompter par
moy-mesme.   Si i’en auoy la memoire suffisamment informee, ie
ne pleindroy mon temps à dire icy l’infinie varieté, que les histoires1
nous presentent de l’vsage des coches, au seruice de la guerre:
diuers selon les nations, selon les siecles: de grand effect, ce me
semble, et necessité. Si que c’est merueille, que nous en ayons perdu
toute cognoissance. I’en diray seulement cecy, que tout freschement,
du temps de nos peres, les Hongres les mirent tres-vtilement en besongne
contre les Turcs: en chacun y ayant vn rondelier et vn mousquetaire,
et nombre de harquebuzes rengees, prestes et chargees:
le tout couuert d’vne pauesade, à la mode d’vne galliotte. Ils faisoient
front à leur bataille de trois mille tels coches et apres que le canon
auoit ioué, les faisoient tirer, et aualler aux ennemys cette salue,2
auant que de taster le reste: qui n’estoit pas vn leger auancement:
ou descochoient lesdits coches dans leurs escadrons, pour les rompre
et y faire iour: outre le secours qu’ils en pouuoient prendre,
pour flanquer en lieu chatouilleux, les trouppes marchants en la
campagne: ou à couurir vn logis à la haste, et le fortifier. De mon
temps, vn Gentil-homme, en l’vne de nos frontieres, impost de sa
personne, et ne trouuant cheual capable de son poids, ayant vne
querelle, marchoit par païs en coche, de mesme cette peinture, et
s’en trouuoit tres-bien. Mais laissons ces coches guerriers.
Comme si leur neantise n’estoit assez cognue à meilleures enseignes,3
les derniers Roys de nostre premiere race marchoient par
païs en vn chariot mené de quatre bœufs. Marc Antoine fut le premier,
qui se fit trainer à Rome, et vne garse menestriere quand et
luy, par des lyons attelez à vn coche. Heliogabalus en fit depuis
autant, se disant Cibelé la mere des Dieux: et aussi par des tigres,
contrefaisant le Dieu Bacchus: il attela aussi par fois deux cerfs à
son coche: et vne autre fois quatre chiens: et encore quatre garses
nues, se faisant trainer par elles, en pompe, tout nud. L’empereur
Firmus fit mener son coche, à des autruches de merueilleuse grandeur,
de maniere qu’il sembloit plus voler que rouler.   L’estrangeté
de ces inuentions, me met en teste cett’ autre fantasie: Que
c’est vne espece de pusillanimité, aux monarques, et vn tesmoignage
de ne sentir point assez, ce qu’ils sont, de trauailler à se faire valloir
et paroistre, par despenses excessiues. Ce seroit chose excusable
en pays estranger: mais parmy ses subiects, où il peut tout, il
tire de sa dignité, le plus extreme degré d’honneur, où il puisse
arriuer. Comme à vn Gentil-homme, il me semble, qu’il est superflu1
de se vestir curieusement en son priué: sa maison, son train, sa
cuysine respondent assez de luy. Le conseil qu’Isocrates donne à son
Roy, ne me semble sans raison: Qu’il soit splendide en meubles
et vtensiles: d’autant que c’est vne despense de duree, qui passe
iusques à ses successeurs: et qu’il fuye toutes magnificences, qui
s’escoulent incontinent et de l’vsage et de la memoire. I’aymois à
me parer quand i’estoy cadet, à faute d’autre parure: et me seoit
bien. Il en est sur qui les belles robes pleurent. Nous auons des
comtes merueilleux de la frugalité de nos Roys au tour de leurs
personnes, et en leurs dons: grands Roys en credit, en valeur, et2
en fortune. Demosthenes combat à outrance, la loy de sa ville, qui
assignoit les deniers publics aux pompes des ieux, et de leurs festes.
Il veut que leur grandeur se montre, en quantité de vaisseaux bien
equippez, et bonnes armees bien fournies. Et a lon raison d’accuser
Theophrastus, qui establit en son liure des richesses, vn aduis contraire:
et maintient telle nature de despense, estre le vray fruit de
l’opulence. Ce sont plaisirs, dit Aristote, qui ne touchent que la
plus basse commune: qui s’euanouissent de la souuenance aussi
tost qu’on en est rassasié: et desquels nul homme iudicieux et
graue ne peut faire estime. L’emploitte me sembleroit bien plus3
royale, comme plus vtile, iuste et durable, en ports, en haures,
fortifications et murs: en bastiments somptueux, en eglises, hospitaux,
colleges, reformation de ruës et chemins: en quoy le Pape
Gregoire treziesme lairra sa memoire recommandable à long temps:
et en quoy nostre Royne Catherine tesmoigneroit à longues annees
sa liberalité naturelle et munificence, si ses moyens suffisoient à son
affection. La Fortune m’a faict grand desplaisir d’interrompre la
belle structure du Pont neuf, de nostre grand’ ville, et m’oster l’espoir
auant mourir d’en veoir en train le seruice.   Outre ce, il
semble aux subiects spectateurs de ces triomphes, qu’on leur fait
montre de leurs propres richesses, et qu’on les festoye à leurs despens.
Car les peuples presument volontiers des Roys, comme nous
faisons de nos valets: qu’ils doiuent prendre soing de nous apprester
en abondance tout ce qu’il nous faut, mais qu’ils n’y doiuent
aucunement toucher de leur part. Et pourtant l’Empereur Galba,
ayant pris plaisir à vn musicien pendant son souper, se fit porter sa1
boëte, et luy donna en sa main vne poignee d’escus, qu’il y pescha,
auec ces paroles: Ce n’est pas du public, c’est du mien. Tant y a,
qu’il aduient le plus souuent, que le peuple a raison: et qu’on repaist
ses yeux, de ce dequoy il auoit à paistre son ventre.   La liberalité
mesme n’est pas bien en son lustre en main souueraine:
les priuez y ont plus de droict. Car à le prendre exactement, vn
Roy n’a rien proprement sien; il se doibt soy-mesmes à autruy. La
iurisdiction ne se donne point en faueur du iuridiciant: c’est en faueur
du iuridicié. On fait vn superieur, non iamais pour son profit,
ains pour le profit de l’inferieur: et vn medecin pour le malade,2
non pour soy. Toute magistrature, comme tout art, iette sa fin hors
d’elle. Nulla ars in se versatur. Parquoy les gouuerneurs de l’enfance
des Princes, qui se piquent à leur imprimer cette vertu de
largesse: et les preschent de ne sçauoir rien refuser, et n’estimer
rien si bien employé, que ce qu’ils donront (instruction que i’ay veu
en mon temps fort en credit) ou ils regardent plus à leur proufit,
qu’à celuy de leur maistre: ou ils entendent mal à qui ils parlent.
Il est trop aysé d’imprimer la liberalité, en celuy, qui a dequoy y
fournir autant qu’il veut, aux despens d’autruy. Et son estimation
se reglant, non à la mesure du present, mais à la mesure des moyens3
de celuy qui l’exerce, elle vient à estre vaine en mains si puissantes.
Ils se trouuent prodigues, auant qu’ils soient liberaux.
Pourtant est elle de peu de recommandation, au prix d’autres vertus
royalles. Et la seule, comme disoit le tyran Dionysius, qui se comporte
bien auec la tyrannie mesme. Ie luy apprendroy plustost ce
verset du laboureur ancien,

Τη χειρι δει σπειρειν, αλλαμη ὁλω τω θυλακω

Qu’il faut à qui en veut retirer fruict, semer de la main, non pas verser
du sac: il faut espandre le grain, non pas le respandre: et qu’ayant
à donner, ou pour mieux dire, à payer, et rendre à tant de gens,
selon qu’ils ont deseruy, il en doibt estre loyal et auisé dispensateur.
Si la liberalité d’vn Prince est sans discretion et sans mesure,
ie l’ayme mieux auare.   La vertu Royalle semble consister le plus
en la iustice. Et de toutes les parties de la iustice, celle là remerque
mieux les Roys, qui accompagne la liberalité. Car ils l’ont particulierement
reseruee à leur charge: là où toute autre iustice, ils
l’exercent volontiers par l’entremise d’autruy. L’immoderee largesse,
est vn moyen foible à leur acquerir bien-vueillance: car elle
rebute plus de gens, qu’elle n’en practique: Quo in plures vsus sis,1
minus in multos vti possis. Quid autem est stultius, quàm, quod libenter
facias, curare vt id diutius facere non possis? Et si elle est employee
sans respect du merite, fait vergongne à qui la reçoit: et se
reçoit sans grace. Des tyrans ont esté sacrifiez à la hayne du peuple,
par les mains de ceux mesme, qu’ils auoyent iniquement auancez:
telle maniere d’hommes, estimants asseurer la possession des biens
indeuement receuz, s’ils montrent auoir à mespris et hayne, celuy
duquel ils les tenoyent, et se r’allient au iugement et opinion commune
en cela.   Les subiects d’vn Prince excessif en dons, se rendent
excessifs en demandes: ils se taillent, non à la raison, mais à2
l’exemple. Il y a certes souuent, dequoy rougir, de nostre impudence.
Nous sommes surpayez selon iustice, quand la recompence
esgalle nostre seruice: car n’en deuons nous rien à nos Princes d’obligation
naturelle? S’il porte nostre despence, il fait trop: c’est
assez qu’il l’ayde: le surplus s’appelle bien-faict, lequel ne se peut
exiger: car le nom mesme de la liberalité sonne liberté. A nostre
mode, ce n’est iamais faict: le reçeu ne se met plus en compte:
on n’ayme la liberalité que future. Par quoy plus vn Prince s’espuise
en donnant, plus il s’appaourit d’amys. Comment assouuiroit
il les enuies, qui croissent, à mesure qu’elles se remplissent? Qui a3
sa pensee à prendre, ne l’a plus à ce qu’il a prins. La conuoitise
n’a rien si propre que d’estre ingrate.   L’exemple de Cyrus ne
duira pas mal en ce lieu, pour seruir aux Roys de ce temps, de
touche, à recognoistre leurs dons, bien ou mal employez: et leur
faire veoir, combien cet Empereur les assenoit plus heureusement,
qu’ils ne font. Par où ils sont reduits à faire leurs emprunts, apres
sur les subiects incognus, et plustost sur ceux, à qui ils ont faict
du mal, que sur ceux, à qui ils ont faict du bien: et n’en reçoiuent
aydes, où il y aye rien de gratuit, que le nom. Crœsus luy reprochoit
sa largesse: et calculoit à combien se monteroit son thresor,4
s’il eust eu les mains plus restreintes. Il eut enuie de iustifier sa
liberalité: et despeschant de toutes parts, vers les grands de son
estat, qu’il auoit particulierement auancez: pria chacun de le secourir,
d’autant d’argent qu’il pourroit, à vne sienne necessité: et
le luy enuoyer par declaration. Quand touts ces bordereaux luy
furent apportez, chacun de ses amys, n’estimant pas que ce fust
assez faire, de luy en offrir seulement autant qu’il en auoit reçeu
de sa munificence, y en meslant du sien propre beaucoup, il se
trouua, que cette somme se montoit bien plus que ne disoit l’espargne
de Crœsus. Sur quoy Cyrus: Ie ne suis pas moins amoureux1
des richesses, que les autres Princes, et en suis plustost plus
mesnager. Vous voyez à combien peu de mise i’ay acquis le thresor
inestimable de tant d’amis: et combien ils me sont plus fideles
thresoriers, que ne seroient des hommes mercenaires, sans obligation,
sans affection: et ma cheuance mieux logee qu’en des coffres,
appellant sur moy la haine, l’enuie, et le mespris des autres Princes.
   Les Empereurs tiroient excuse à la superfluité de leurs ieux
et montres publiques, de ce que leur authorité dependoit aucunement,
aumoins par apparence, de la volonté du peuple Romain:
lequel auoit de tout temps accoustumé d’estre flaté par telle sorte de2
spectacles et d’excez. Mais c’estoyent particuliers qui auoyent nourry
cette coustume, de gratifier leurs concitoyens et compagnons:
principalement sur leur bourse, par telle profusion et magnificence.
Elle eut tout autre goust, quand ce furent les maistres qui vindrent
à l’imiter. Pecuniarum translatio à iustis dominis ad alienos non debet
liberalis videri. Philippus de ce que son fils essayoit par presents,
de gaigner la volonté des Macedoniens, l’en tança par vne
lettre, en cette maniere. Quoy? as tu enuie, que tes subiects te
tiennent pour leur boursier, non pour leur Roy? Veux tu les prattiquer?
Prattique les, des bien-faicts de ta vertu, non des bien-faicts3
de ton coffre.   C’etoit pourtant vne belle chose, d’aller faire apporter
et planter en la place aux arenes, vne grande quantité de
gros arbres, tous branchus et tous verts, representans vne grande
forest ombrageuse, despartie en belle symmetrie: et le premier
iour, ietter là dedans mille austruches, mille cerfs, mille sangliers, et
mille dains, les abandonnant à piller au peuple: le lendemain
faire assommer en sa presence, cent gros lyons, cent leopards, et
trois cens ours: et pour le troisiesme iour, faire combatre à outrance,
trois cens paires de gladiateurs, comme fit l’Empereur Probus.
C’estoit aussi belle chose à voir, ces grands amphitheatres encroustez
de marbre au dehors, labouré d’ouurages et statues, le
dedans reluisant de rares enrichissemens,

Baltheus en gemmis, en illita porticus auro.1

Tous les costez de ce grand vuide, remplis et enuironnez depuis le
fons iusques au comble, de soixante ou quatre vingts rangs d’eschelons,
aussi de marbre, couuers de carreaux,

Exeat, inquit,
Si pudor est, et puluino surgat equestri,
Cuius res legi non sufficit,

où se peussent renger cent mille hommes, assis à leur aise. Et la
place du fons, où les ieux se iouoyent, la faire premierement par
art, entr’ouurir et fendre en creuasses, representant des antres qui
vomissoient les bestes destinees au spectacle: et puis secondement2
l’inonder d’vne mer profonde, qui charioit force monstres marins,
chargee de vaisseaux armez à representer vne bataille naualle: et
tiercement, l’applanir et assecher de nouueau, pour le combat des
gladiateurs: et pour la quatriesme façon, la sabler de vermillon et
de storax, au lieu d’arene, pour y dresser vn festin solemne, à tout
ce nombre infiny de peuple: le dernier acte d’vn seul iour.

Quoties nos descendentis arenæ
Vidimus in partes, ruptáque voragine terræ
Emersisse feras, et ijsdem sæpe latebris
Aurea cum croceo creuerunt arbuta libro!3
Nec solùm nobis siluestria cernere monstra
Contigit, æquoreos ego cum certantibus vrsis
Spectaui vitulos, et equorum nomine dignum,
Sed deforme pecus.

Quelquefois on y a faict naistre, vne haute montaigne pleine de
fruitiers et arbres verdoyans, rendant par son feste, vn ruisseau
d’eau, comme de la bouche d’vne viue fontaine. Quelquefois on y
promena vn grand nauire, qui s’ouuroit et desprenoit de soy-mesmes,
et apres auoir vomy de son ventre, quatre ou cinq cens
bestes à combat, se resserroit et s’esuanouissoit, sans ayde. Autresfois,4
du bas de cette place, ils faisoient eslancer des surgeons et
filets d’eau, qui reiallissoient contremont, et à cette hauteur infinie,
alloient arrousant et embaumant cette infinie multitude. Pour
se couurir de l’iniure du temps, ils faisoient tendre cette immense
capacité, tantost de voyles de pourpre labourez à l’éguille, tantost
de soye, d’vne ou autre couleur, et les auançoyent et retiroyent en
vn moment, comme il leur venoit en fantasie,

Quamuis non modico caleant spectacula sole,
Vela reducuntur, cùm venit Hermogenes.

Les rets aussi qu’on mettoit au deuant du peuple, pour le defendre
de la violence de ces bestes eslancees, estoient tyssus d’or,

Auro quoque torta refulgent
Retia.
S’il y a quelque chose qui soit excusable en tels excez, c’est, où
l’inuention et la nouueauté, fournit d’admiration, non pas la despence.
En ces vanitez mesme, nous descouurons combien ces siecles
estoyent fertiles d’autres esprits que ne sont les nostres. Il va de1
cette sorte de fertilité, comme il fait de toutes autres productions
de la Nature. Ce n’est pas à dire qu’elle y ayt lors employé son dernier
effort. Nous n’allons point, nous rodons plustost, et tourneuirons
çà et là: nous nous promenons sur nos pas. Ie crains que
nostre cognoissance soit foible en tous sens. Nous ne voyons ny
gueres loing, ny guere arriere. Elle embrasse peu, et vit peu:
courte et en estendue de temps, et en estendue de matiere.

Vixere fortes ante Agamemnona
Multi, sed omnes illacrymabiles
Vrgentur, ignotique longa2
Nocte.

Et supera bellum Troianum et funera Troiæ,
Multi alias alij quoque res cecinere poetæ.

Et la narration de Solon, sur ce qu’il auoit apprins des prestres
d’Ægypte de la longue vie de leur estat, et maniere d’apprendre et
conseruer les histoires estrangeres, ne me semble tesmoignage de
refus en cette consideration. Si interminatam in omnes partes magnitudinem
regionum videremus et temporum, in quam se iniiciens
animus et intendens, ita latè longeque peregrinatur, vt nullam oram
vltimi videat, in qua possit insistere: in hac immensitate infinita, vis3
innumerabilium appareret formarum. Quand tout ce qui est venu
par rapport du passé, iusques à nous, seroit vray, et seroit sçeu
par quelqu’vn, ce seroit moins que rien, au prix de ce qui est
ignoré. Et de cette mesme image du monde, qui coule pendant que
nous y sommes, combien chetiue et racourcie est la cognoissance
des plus curieux? Non seulement des euenemens particuliers, que
Fortune rend souuent exemplaires et poisans: mais de l’estat des
grandes polices et nations, il nous en eschappe cent fois plus, qu’il
n’en vient a nostre science. Nous escrions, du miracle de l’inuention
de nostre artillerie, de nostre impression: d’autres hommes,4
vn autre bout du monde à la Chine, en iouyssoit mille ans auparauant.
Si nous voyions autant du monde, comme nous n’en voyons
pas, nous apperceurions, comme il est à croire, vne perpetuelle
multiplication et vicissitude de formes. Il n’y a rien de seul et de
rare, eu esgard à Nature, ouy bien eu esgard à nostre cognoissance:
qui est vn miserable fondement de nos regles, et qui nous
represente volontiers vne tres-fauce image des choses. Comme vainement
nous concluons auiourd’huy, l’inclination et la decrepitude
du monde, par les arguments que nous tirons de nostre propre foiblesse
et decadence:

Iámque adeo affecta est ætas, affectáque tellus.

Ainsi vainement concluoit cettuy-la, sa naissance et ieunesse, par
la vigueur qu’il voyoit aux esprits de son temps, abondans en nouuelletez
et inuentions de diuers arts:

Verum, vt opinor, habet nouitatem summa, recénsque
Natura est mundi, neque pridem exordia cœpit: 1
Quare etiam quædam nunc artes expoliuntur,
Nunc etiam augescunt, nunc addita nauigiis sunt
Multa.
Nostre monde vient d’en trouuer vn autre (et qui nous respond
si c’est le dernier de ses freres, puis que les Dæmons, les Sybilles,
et nous, auons ignoré cettuy-cy iusqu’à cette heure?) non moins
grand, plain, et membru, que luy: toutesfois si nouueau et si enfant,
qu’on luy apprend encore son a, b, c. Il n’y a pas cinquante
ans, qu’il ne sçauoit, ny lettres, ny poix, ny mesure, ny vestements,
ny bleds, ny vignes. Il estoit encore tout nud, au giron, et ne viuoit2
que des moyens de sa mere nourrice. Si nous concluons bien, de
nostre fin, et ce poëte de la ieunesse de son siecle, cet autre
monde ne fera qu’entrer en lumiere, quand le nostre en sortira.
L’vniuers tombera en paralysie: l’vn membre sera perclus, l’autre
en vigueur. Bien crains-ie, que nous aurons tres-fort hasté sa declinaison
et sa ruyne, par nostre contagion: et que nous luy aurons
bien cher vendu nos opinions et nos arts. C’estoit vn monde
enfant: si ne l’auons nous pas fouëté et soubsmis à nostre discipline,
par l’auantage de nostre valeur, et forces naturelles: ny ne
l’auons practiqué par nostre iustice et bonté: ny subiugué par3
nostre magnanimité. La plus part de leurs responces, et des negotiations
faictes auec eux, tesmoignent qu’ils ne nous deuoient rien
en clarté d’esprit naturelle, et en pertinence. L’espouuentable magnificence
des villes de Cusco et de Mexico, et entre plusieurs choses
pareilles, le iardin de ce Roy, où tous les arbres, les fruicts,
et toutes les herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ils ont en vn iardin,
estoient excellemment formees en or: comme en son cabinet,
tous les animaux, qui naissoient en son estat et en ses mers: et
la beauté de leurs ouurages, en pierrerie, en plume, en cotton, en
la peinture, montrent qu’ils ne nous cedoient non plus en l’industrie.
Mais quant à la deuotion, obseruance des loix, bonté, liberalité,
loyauté, franchise, il nous a bien seruy, de n’en auoir pas tant
qu’eux. Ils se sont perdus par cet aduantage, et vendus, et trahis
eux mesmes.   Quant à la hardiesse et courage, quant à la fermeté,
constance, resolution contre les douleurs et la faim, et la
mort, ie ne craindrois pas d’opposer les exemples, que ie trouuerois
parmy eux, aux plus fameux exemples anciens, que nous ayons
aux memoires de nostre monde pardeçà. Car pour ceux qui les ont1
subiuguez, qu’ils ostent les ruses et batelages, dequoy ils se sont
seruis à les piper: et le iuste estonnement, qu’apportoit à ces nations
là, de voir arriuer si inopinement des gens barbus, diuers en
langage, religion, en forme, et en contenance: d’vn endroit du
monde si esloigné, et où ils n’auoient iamais sçeu qu’il y eust habitation
quelconque: montez sur des grands monstres incongneuz:
contre ceux, qui n’auoient non seulement iamais veu de cheual,
mais beste quelconque, duicte à porter et soustenir homme ny autre
charge: garnis d’vne peau luysante et dure, et d’vne arme trenchante
et resplendissante: contre ceux, qui pour le miracle de la2
lueur d’vn miroir ou d’vn cousteau, alloyent eschangeant vne
grande richesse en or et en perles, et qui n’auoient ny science ny
matiere, par où tout à loysir, ils sçeussent percer nostre acier:
adioustez y les foudres et tonnerres de nos pieces et harquebuses,
capables de troubler Cæsar mesme, qui l’en eust surpris autant
inexperimenté: et à cett’heure, contre des peuples nuds, si ce
n’est où l’inuention estoit arriuee de quelque tyssu de cotton: sans
autres armes pour le plus, que d’arcs, pierres, bastons et boucliers
de bois: des peuples surpris soubs couleur d’amitié et de bonne
foy, par la curiosité de veoir des choses estrangeres et incognues:3
ostez, dis-ie, aux conquerans cette disparité, vous leur ostez toute
l’occasion de tant de victoires. Quand ie regarde à cette ardeur indomtable,
dequoy tant de milliers d’hommes, femmes, et enfans,
se presentent et reiettent à tant de fois, aux dangers ineuitables,
pour la deffence de leurs dieux, et de leur liberté: cette genereuse
obstination de souffrir toutes extremitez et difficultez, et la mort,
plus volontiers, que de se soubsmettre à la domination de ceux, de
qui ils ont esté si honteusement abusez: et aucuns, choisissans plutost
de se laisser defaillir par faim et par ieusne, estans pris, que
d’accepter le viure des mains de leurs ennemis, si vilement victorieuses:
ie preuois que à qui les eust attaquez pair à pair, et d’armes,
et d’experience, et de nombre, il y eust faict aussi dangereux,
et plus, qu’en autre guerre que nous voyons.   Que n’est tombee
soubs Alexandre, ou soubs ces anciens Grecs et Romains, vne si
noble conqueste: et vne si grande mutation et alteration de tant1
d’empires et de peuples, soubs des mains, qui eussent doucement
poly et defriché ce qu’il y auoit de sauuage: et eussent conforté et
promeu les bonnes semences, que Nature y auoit produit: meslant
non seulement à la culture des terres, et ornement des villes, les
arts de deça, en tant qu’elles y eussent esté necessaires, mais aussi,
meslant les vertus Grecques et Romaines, aux origineles du pays?
Quelle reparation eust-ce esté, et quel amendement à toute cette
machine, que les premiers exemples et deportemens nostres, qui
se sont presentez par delà, eussent appellé ces peuples, à l’admiration,
et imitation de la vertu, et eussent dressé entre-eux et nous,2
vne fraternelle societé et intelligence? Combien il eust esté aisé, de
faire son profit, d’ames si neuues, si affamees d’apprentissage,
ayants pour la plus part, de si beaux commencemens naturels? Au
rebours, nous nous sommes seruis de leur ignorance, et inexperience,
à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, auarice,
et vers toute sorte d’inhumanité et de cruauté, à l’exemple et patron
de nos mœurs. Qui mit iamais à tel prix, le seruice de la mercadence
et de la trafique? Tant de villes rasees, tant de nations exterminees,
tant de millions de peuples, passez au fil de l’espee, et
la plus riche et belle partie du monde bouleuersee, pour la negotiation3
des perles et du poiure. Mechaniques victoires. Iamais l’ambition,
iamais les inimitiez publiques, ne pousserent les hommes,
les vns contre les autres, à si horribles hostilitez, et calamitez si
miserables.   En costoyant la mer à la queste de leurs mines, aucuns
Espagnols prindrent terre en vne contree fertile et plaisante,
fort habitee: et firent à ce peuple leurs remonstrances accoustumees:
Qu’ils estoient gens paisibles, venans de loingtains voyages,
enuoyez de la part du Roy de Castille, le plus grand Prince de la
terre habitable, auquel le Pape, representant Dieu en terre, auoit
donné la principauté de toutes les Indes. Que s’ils vouloient luy estre
tributaires, ils seroient tres-benignement traictez: leur demandoient
des viures, pour leur nourriture, et de l’or pour le besoing
de quelque medecine. Leur remontroient au demeurant, la creance
d’vn seul Dieu, et la verité de nostre religion, laquelle ils leur conseilloient
d’accepter, y adioustans quelques menasses. La responce1
fut telle: Que quand à estre paisibles, ils n’en portoient pas la
mine, s’ils l’estoient. Quant à leur Roy, puis qu’il demandoit, il
deuoit estre indigent, et necessiteux: et celuy qui luy auoit faict
cette distribution, homme aymant dissension, d’aller donner à vn
tiers, chose qui n’estoit pas sienne, pour le mettre en debat contre
les anciens possesseurs. Quant aux viures, qu’ils leur en fourniroient:
d’or, ils en auoient peu: et que c’estoit chose qu’ils mettoient
en nulle estime, d’autant qu’elle estoit inutile au seruice de
leur vie, là où tout leur soin regardoit seulement à la passer heureusement
et plaisamment: pourtant ce qu’ils en pourroient trouuer,2
sauf ce qui estoit employé au seruice de leurs dieux, qu’ils le
prinssent hardiment. Quant à vn seul Dieu, le discours leur en
auoit pleu: mais qu’ils ne vouloient changer leur religion, s’en
estans si vtilement seruis si long temps: et qu’ils n’auoient accoustumé
prendre conseil, que de leurs amis et cognoissans. Quant aux
menasses, c’estoit signe de faute de iugement, d’aller menassant
ceux, desquels la nature, et les moyens estoient incongnuz. Ainsi
qu’ils se despeschassent promptement de vuyder leur terre, car ils
n’estoient pas accoustumez de prendre en bonne part, les honnestetez
et remonstrances de gens armez, et estrangers: autrement3
qu’on feroit d’eux, comme de ces autres, leur montrant les testes
d’aucuns hommes iusticiez autour de leur ville. Voylà vn exemple
de la balbucie de cette enfance. Mais tant y a, que ny en ce lieu-là,
ny en plusieurs autres, où les Espagnols ne trouuerent les marchandises
qu’ils cherchoient, ils ne feirent arrest ny entreprinse:
quelque autre commodité qu’il y eust: tesmoing mes Cannibales.
Des deux les plus puissans Monarques de ce monde là, et à
l’auanture de cettuy-cy, Roys de tant de Roys: les derniers qu’ils
en chasserent: celuy du Peru, ayant esté pris en vne bataille, et
mis à vne rançon si excessiue, qu’elle surpasse toute creance, et4
celle là fidellement payee: et auoir donné par sa conuersation signe
d’vn courage franc, liberal, et constant, et d’vn entendement
net, et bien composé: il print enuie aux vainqueurs, apres en auoir
tiré vn million trois cens vingt cinq mille cinq cens poisant d’or:
outre l’argent, et autres choses, qui ne monterent pas moins (si que
leurs cheuaux n’alloient plus ferrez, que d’or massif) de voir encores,
au prix de quelque desloyauté que ce fust, quel pouuoit estre
le reste des thresors de ce Roy, et iouyr librement de ce qu’il auoit
reserré. On luy apposta vne fauce accusation et preuue: Qu’il desseignoit
de faire sousleuer ses prouinces, pour se remettre en liberté.1
Sur quoy par beau iugement, de ceux mesme qui luy auoient
dressé cette trahison, on le condamna à estre pendu et estranglé
publiquement: luy ayant faict racheter le tourment d’estre bruslé
tout vif, par le baptesme qu’on luy donna au supplice mesme. Accident
horrible et inouy: qu’il souffrit pourtant sans se desmentir,
ny de contenance, ny de parole, d’vne forme et grauité vrayement
royalle. Et puis, pour endormir les peuples estonnez et transis de
chose si estrange, on contrefit vn grand deuil de sa mort, et luy
ordonna on des somptueuses funerailles.   L’autre Roy de Mexico,
ayant long temps defendu sa ville assiegee, et montré en ce siege2
tout ce que peut et la souffrance, et la perseuerance, si onques
Prince et peuple le montra: et son malheur l’ayant rendu vif, entre
les mains des ennemis, auec capitulation d’estre traité en Roy:
aussi ne leur fit-il rien voir en la prison, indigne de ce tiltre: ne
trouuant point apres cette victoire, tout l’or qu’ils s’estoient promis:
quand ils eurent tout remué, et tout fouillé, ils se mirent à en
chercher des nouuelles, par les plus aspres gehennes, dequoy ils se
peurent aduiser, sur les prisonniers qu’ils tenoient. Mais pour
n’auoir rien profité, trouuant des courages plus forts que leurs
tourments, ils en vindrent en fin à telle rage, que contre leur foy3
et contre tout droict des gens, ils condamnerent le Roy mesme, et
l’vn des principaux seigneurs de sa cour à la gehenne, en presence
l’vn de l’autre. Ce seigneur se trouuant forcé de la douleur, enuironné
de braziers ardens, tourna sur la fin, piteusement sa veue
vers son maistre, comme pour luy demander mercy, de ce qu’il n’en
pouuoit plus. Le Roy plantant fierement et rigoureusement les yeux
sur luy, pour reproche de sa lascheté et pusillanimité, luy dit seulement
ces mots, d’vne voix rude et ferme: Et moy, suis ie dans vn
bain, suis-ie pas plus à mon aise que toy? Celuy-là soudain apres
succomba aux douleurs, et mourut sur la place. Le Roy à demy4
rosty, fut emporté de là. Non tant par pitié (car quelle pitié toucha
iamais des ames si barbares, qui pour la doubteuse information de
quelque vase d’or à piller, fissent griller deuant leurs yeux vn
homme: non qu’vn Roy, si grand, et en fortune, et en merite) mais
ce fut que sa constance rendoit de plus en plus honteuse leur
cruauté. Ils le pendirent depuis, ayant courageusement entrepris de
se deliurer par armes d’vne si longue captiuité et subiection: où il
fit sa fin digne d’vn magnanime Prince.   A vne autre fois ils mirent
brusler pour vn coup, en mesme feu, quatre cens soixante
hommes tous vifs, les quatre cens du commun peuple, les soixante
des principaux seigneurs d’vne prouince, prisonniers de guerre1
simplement. Nous tenons d’eux-mesmes ces narrations: car ilz ne
les aduouent pas seulement, ils s’en ventent, et les preschent. Seroit-ce
pour tesmoignage de leur iustice, ou zele enuers la religion?
Certes ce sont voyes trop diuerses, et ennemies d’vne si saincte fin.
S’ils se fussent proposés d’estendre nostre foy, ils eussent consideré
que ce n’est pas en possession de terres qu’elle s’amplifie, mais en
possession d’hommes: et se fussent trop contentez des meurtres
que la necessité de la guerre apporte, sans y mesler indifferemment
vne boucherie, comme sur des bestes sauuages: vniuerselle, autant
que le fer et le feu y ont peu attaindre: n’en ayant conserué par2
leur dessein, qu’autant qu’ils en ont voulu faire de miserables esclaues,
pour l’ouurage et seruice de leurs minieres. Si que plusieurs
des chefs ont esté punis à mort, sur les lieux de leur conqueste,
par ordonnance des Roys de Castille, iustement offencez de l’horreur
de leurs deportemens, et quasi tous desestimez et mal-voulus.
Dieu a meritoirement permis, que ces grands pillages se soient
absorbez par la mer en les transportant: ou par les guerres intestines,
dequoy ils se sont mangez entre-eux: et la plus part s’enterrerent
sur les lieux, sans aucun fruict de leur victoire.   Quant à
ce que la recepte, et entre les mains d’vn Prince mesnager, et prudent,3
respond si peu à l’esperance, qu’on en donna à ses predecesseurs,
et à cette premiere abondance de richesses, qu’on rencontra
à l’abord de ces nouuelles terres (car encore qu’on en retire beaucoup,
nous voyons que ce n’est rien, au prix de ce qui s’en deuoit
attendre) c’est que l’vsage de la monnoye estoit entierement incognu,
et que par consequent, leur or se trouua tout assemblé, n’estant
en autre seruice, que de montre, et de parade, comme vn
meuble reserué de pere en fils, par plusieurs puissants Roys, qui
espuisoient tousiours leurs mines, pour faire ce grand monceau de
vases et statues, à l’ornement de leurs palais, et de leurs temples:
au lieu que nostre or est tout en emploite et en commerce. Nous le
menuisons et alterons en mille formes, l’espandons et dispersons.
Imaginons que nos Roys amoncelassent ainsi tout l’or, qu’ils pourroient
trouuer en plusieurs siecles, et le gardassent immobile.
Ceux du royaume de Mexico estoient aucunement plus ciuilisez,
et plus artistes, que n’estoient les autres nations de là. Aussi iugeoient-ils,
ainsi que nous, que l’vniuers fust proche de sa fin: et
en prindrent pour signe la desolation que nous y apportasmes. Ils
croyoyent que l’estre du monde, se depart en cinq aages, et en la1
vie de cinq soleils consecutifs, desquels les quatre auoient desia
fourny leurs temps, et que celuy qui leur esclairoit, estoit le cinquiesme.
Le premier perit auec toutes les autres creatures, par
vniuerselle inondation d’eaux. Le second, par la cheute du ciel sur
nous, qui estouffa toute chose viuante: auquel aage ils assignent
les geants, et en firent voir aux Espagnols des ossements; à la proportion
desquels, la stature des hommes reuenoit à vingt paumes
de hauteur. Le troisiesme, par feu, qui embrasa et consuma tout.
Le quatriesme, par vne émotion d’air, et de vent, qui abbatit iusques
à plusieurs montaignes: les hommes n’en moururent point,2
mais ils furent changez en magots (quelles impressions ne souffre
la lascheté de l’humaine creance!) Apres la mort de ce quatriesme
soleil, le monde fut vingt-cinq ans en perpetuelles tenebres. Au
quinziesme desquels fut creé vn homme, et vne femme, qui refirent
l’humaine race. Dix ans apres, à certain de leurs iours, le soleil
parut nouuellement creé: et commence depuis, le compte de leurs
annees par ce iour là. Le troisiesme iour de sa creation, moururent
les Dieux anciens: les nouueaux sont nays depuis du iour à la
iournee. Ce qu’ils estiment de la maniere que ce dernier soleil perira,
mon autheur n’en a rien appris. Mais leur nombre de ce quatriesme3
changement, rencontre à cette grande conionction des
astres, qui produisit il y a huict cens tant d’ans, selon que les astrologiens
estiment, plusieurs grandes alterations et nouuelletez au
monde.   Quant à la pompe et magnificence, par où ie suis entré
en ce propos, ny Græce, ny Rome, ny Ægypte, ne peut, soit en vtilité,
ou difficulté, ou noblesse, comparer aucun de ses ouurages,
au chemin qui se voit au Peru, dressé par les Roys du païs, depuis
la ville de Quito, iusques à celle de Cusco (il y a trois cens lieuës)
droit, vny, large de vingt-cinq pas, paué, reuestu de costé et d’autre
de belles et hautes murailles, et le long d’icelles par le dedans,
deux ruisseaux perennes, bordez de beaux arbres, qu’ils nomment,
Moly. Où ils ont trouué des montaignes et rochers, ils les ont taillez
et applanis, et comblé les fondrieres de pierre et chaux. Au
chef de chasque iournee, il y a de beaux palais fournis de viures,
de vestements, et d’armes, tant pour les voyageurs, que pour les1
armees qui ont à y passer. En l’estimation de cet ouurage, i’ay
compté la difficulté, qui est particulierement considerable en ce
lieu là. Ils ne bastissoient point de moindres pierres, que de dix
pieds en carré: ils n’auoient autre moyen de charrier, qu’à force
de bras en trainant leur charge: et pas seulement l’art d’eschaffauder:
n’y sçachants autre finesse, que de hausser autant de terre,
contre leur bastiment, comme il s’esleue, pour l’oster apres.   Retombons
à nos coches. En leur place, et de toute autre voiture, ils
se faisoient porter par les hommes, et sur les espaules. Ce dernier
Roy du Peru, le iour qu’il fut pris, estoit ainsi porté sur des brancars2
d’or, et assis dans vne chaize d’or, au milieu de sa bataille.
Autant qu’on tuoit de ces porteurs, pour le faire choir à bas, car on
le vouloit prendre vif, autant d’autres, et à l’enuy, prenoient la
place des morts: de façon qu’on ne le peut onques abbatre, quelque
meurtre qu’on fist de ces gens là, iusques à ce qu’vn homme
de cheual l’alla saisir au corps, et l’aualla par terre.
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