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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III
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CHAPITRE VIII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. VIII.)
De l’art de conferer.
C’EST vn vsage de nostre iustice, d’en condamner aucuns, pour
l’aduertissement des autres. De les condamner, par ce qu’ils ont
failly, ce seroit bestise, comme dit Platon. Car ce qui est faict, ne
se peut deffaire: mais c’est afin qu’ils ne faillent plus de mesmes, ou
qu’on fuye l’exemple de leur faute. On ne corrige pas celuy qu’on2
pend, on corrige les autres par luy. Ie fais de mesmes. Mes erreurs
sont tantost naturelles et incorrigibles et irremediables. Mais ce que
les honnestes hommes profitent au public en se faisant imiter, ie le
profiteray à l’auanture à me faire euiter.
Nónne vides Albi vt malè viuat filius, vtque•
Barrus inops? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere quis velit.
Publiant et accusant mes imperfections, quelqu’vn apprendra de les
craindre. Les parties que i’estime le plus en moy, tirent plus d’honneur
de m’accuser, que de me recommander. Voylà pourquoy i’y3
retombe, et m’y arreste plus souuent. Mais quand tout est compté,
on ne parle iamais de soy, sans perte. Les propres condemnations
sont tousiours accreuës, les louanges mescruës. Il en peut estre
aucuns de ma complexion, qui m’instruis mieux par contrarieté que
par similitude: et par fuite que par suite. A cette sorte de discipline•
regardoit le vieux Caton, quand il dict, que les sages ont plus
à apprendre des fols, que les fols des sages. Et cet ancien ioueur
de lyre, que Pausanias recite, auoir accoustumé contraindre ses
disciples d’aller ouyr vn mauuais sonneur, qui logeoit vis à vis de
luy: où ils apprinssent à hayr ses desaccords et fauces mesures.1
L’horreur de la cruauté me reiecte plus auant en la clemence,
qu’aucun patron de clemence ne me sçauroit attirer. Vn bon escuyer
ne redresse pas tant mon assiete, comme fait vn procureur, ou vn
Venitien à cheual. Et vne mauuaise façon de langage, reforme
mieux la mienne, que ne fait la bonne. Tous les iours la sotte contenance•
d’vn autre, m’aduertit et m’aduise. Ce qui poincte, touche
et esueille mieux, que ce qui plaist. Ce temps est propre à nous
amender à reculons, par disconuenance plus que par conuenance;
par difference, que par accord. Estant peu apprins par les bons
exemples, ie me sers des mauuais: desquels la leçon est ordinaire.2
Ie me suis efforcé de me rendre autant aggreable comme i’en voyoy
de fascheux: aussi ferme, que i’en voyoy de mols: aussi doux,
que i’en voyoy d’aspres: aussi bon, que i’en voyoy de meschants.
Mais ie me proposoy des mesures inuincibles. Le plus fructueux
et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon gré la conference.•
I’en trouue l’vsage plus doux, que d’aucune autre action de nostre
vie. Et c’est la raison pourquoy, si i’estois à cette heure forcé de
choisir, ie consentirois plustost, ce crois-ie, de perdre la veuë, que
l’ouyr ou le parler. Les Atheniens, et encore les Romains, conseruoient
en grand honneur cet exercice en leurs Academies. De nostre3
temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand
profit: comme il se voit par la comparaison de nos entendemens
aux leurs. L’estude des liures, c’est vn mouuement languissant et
foible qui n’eschauffe point: là où la conference, apprend et exerce
en vn coup. Si ie confere auec vne ame forte, et vn roide iousteur,•
il me presse les flancs, me picque à gauche et à dextre: ses imaginations
eslancent les miennes. La ialousie, la gloire, la contention,
me poussent et rehaussent au dessus de moy-mesmes. Et l’vnisson,
est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Mais comme nostre
esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reglez,
il ne se peut dire, combien il perd, et s’abastardit, par le
continuel commerce, et frequentation, que nous auons auec les•
esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui s’espande comme
celle-là. Ie sçay par assez d’experience, combien en vaut l’aune.
I’ayme à contester, et à discourir, mais c’est auec peu d’hommes,
et pour moy. Car de seruir de spectacle aux grands, et faire à
l’enuy parade de son esprit, et de son caquet, ie trouue que c’est1
vn mestier tres-messeant à vn homme d’honneur. La sottise est
vne mauuaise qualité, mais de ne la pouuoir supporter, et s’en despiter
et ronger, comme il m’aduient, c’est vne autre sorte de maladie,
qui ne doit guere à la sottise, en importunité. Et est ce qu’à
present ie veux accuser du mien. I’entre en conference et en dispute,•
auec grande liberté et facilité: d’autant que l’opinion trouue en
moy le terrein mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes racines.
Nulles propositions m’estonnent, nulle creance me blesse,
quelque contrarieté qu’elle aye à la mienne. Il n’est si friuole et si
extrauagante fantasie, qui ne me semble bien sortable à la production2
de l’esprit humain. Nous autres, qui priuons nostre iugement
du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions
diuerses: et si nous n’y prestons le iugement, nous y prestons
aysement l’oreille. Où l’vn plat est vuide du tout en la balance, ie
laisse vaciller l’autre, sous les songes d’vne vieille. Et me semble•
estre excusable, si i’accepte plustost le nombre impair: le ieudy au
prix du vendredy: si ie m’aime mieux douziesme ou quatorziesme,
que treiziesme à table: si ie vois plus volontiers vn liéure costoyant,
que trauersant mon chemin, quand ie voyage: et donne
plustost le pied gauche, que le droict, à chausser. Toutes telles reuasseries,3
qui sont en credit autour de nous, meritent aumoins
qu’on les escoute. Pour moy, elles emportent seulement l’inanité,
mais elles l’emportent. Encores sont en poids, les opinions vulgaires
et casuelles, autre chose, que rien, en nature. Et qui ne s’y laisse
aller iusques là, tombe à l’auanture au vice de l’opiniastreté, pour•
euiter celuy de la superstition. Les contradictions donc des iugemens,
ne m’offencent, ny m’alterent: elles m’esueillent seulement
et m’exercent. Nous fuyons la correction, il s’y faudroit presenter
et produire notamment quand elle vient par forme de conference,
non de regence. A chasque opposition, on ne regarde pas si elle est
iuste, mais, à tort, ou à droit, comme on s’en deffera. Au lieu d’y
tendre les bras, nous y tendons les griffes. Ie souffrirois estre rudement•
heurté par mes amis: Tu és vn sot, tu resues. I’ayme entre
les galans hommes, qu’on s’exprime courageusement: que les mots
aillent où va la pensee. Il nous faut fortifier l’ouye, et la durcir,
contre cette tendreur du son ceremonieux des parolles. I’ayme vne
societé, et familiarité forte, et virile: vne amitié, qui se flatte en1
l’aspreté et vigueur de son commerce: comme l’amour, és morsures
et esgratigneures sanglantes. Elle n’est pas assez vigoureuse et genereuse,
si elle n’est querelleuse: si elle est ciuilisee et artiste: si
elle craint le heurt, et a ses allures contreintes. Neque enim disputari
sine reprehensione potest. Quand on me contrarie, on esueille•
mon attention, non pas ma cholere: ie m’auance vers celuy qui me
contredit, qui m’instruit. La cause de la verité, deuroit estre la
cause commune à l’vn et à l’autre. Que respondra-il? la passion du
courroux luy a desia frappé le iugement: le trouble s’en est saisi,
auant la raison. Il seroit vtile, qu’on passast par gageure, la decision2
de nos disputes: qu’il y eust vne marque materielle de nos
pertes: affin que nous en tinssions estat, et que mon valet me peust
dire: Il vous cousta l’annee passee cent escus, à vingt fois, d’auoir
esté ignorant et opiniastre. Ie festoye et caresse la verité en quelque
main que ie la trouue, et m’y rends alaigrement, et luy tends•
mes armes vaincues, de loing que ie la vois approcher. Et pourueu
qu’on n’y procede d’vne troigne trop imperieusement magistrale,
ie prens plaisir à estre reprins. Et m’accommode aux accusateurs,
souuent plus, par raison de ciuilité, que par raison d’amendement:
aymant à gratifier et à nourrir la liberté de m’aduertir, par la facilité3
de ceder. Toutesfois il est malaisé d’y attirer les hommes de
mon temps. Ils n’ont pas le courage de corriger, par ce qu’ils n’ont
pas le courage de souffrir à l’estre. Et parlent tousiours auec dissimulation,
en presence les vns des autres. Ie prens si grand plaisir
d’estre iugé et cogneu, qu’il m’est comme indifferent, en quelle des•
deux formes ie le soys. Mon imagination se contredit elle mesme si
souuent, et condamne, que ce m’est tout vn, qu’vn autre le face:
veu principalement que ie ne donne à sa reprehension, que l’authorité
que ie veux. Mais ie romps paille auec celuy, qui se tient si
haut à la main: comme i’en cognoy quelqu’vn, qui plaint son aduertissement,
s’il n’en est creu: et prend à iniure, si on estriue à le
suiure. Ce que Socrates recueilloit tousiours riant, les contradictions,•
qu’on opposoit à son discours, on pourroit dire, que sa force
en estoit cause: et que l’auantage ayant à tomber certainement de
son costé, il les acceptoit, comme matiere de nouuelle victoire. Toutesfois
nous voyons au rebours, qu’il n’est rien, qui nous y rende le
sentiment si delicat, que l’opinion de la préeminence, et desdaing1
de l’aduersaire. Et que par raison, c’est au foible plustost, d’accepter
de bon gré les oppositions qui le redressent et rabillent. Ie cherche
à la verité plus la frequentation de ceux qui me gourment, que
de ceux qui me craignent. C’est vn plaisir fade et nuisible, d’auoir
affaire à gens qui nous admirent et facent place. Antisthenes commanda•
à ses enfans, de ne sçauoir iamais gré ny grace, à homme
qui les louast. Ie me sens bien plus fier, de la victoire que ie gaigne
sur moy, quand en l’ardeur mesme du combat, ie me faits plier
soubs la force de la raison de mon aduersaire: que ie ne me sens
gré, de la victoire que ie gaigne sur luy, par sa foiblesse. En fin, ie2
reçois et aduoue toute sorte d’atteinctes qui sont de droict fil, pour
foibles qu’elles soient: mais ie suis par trop impatient, de celles
qui se donnent sans forme. Il me chaut peu de la matiere, et me
sont les opinions vnes, et la victoire du subiect à peu pres indifferente.
Tout vn iour ie contesteray paisiblement, si la conduicte du•
debat se suit auec ordre. Ce n’est pas tant la force et la subtilité,
que ie demande, comme l’ordre. L’ordre qui se voit tous les iours,
aux altercations des bergers et des enfants de boutique: iamais
entre nous. S’ils se detraquent, c’est en inciuilité: si faisons nous
bien. Mais leur tumulte et impatience, ne les deuoye pas de leur3
theme. Leur propos suit son cours. S’ils preuiennent l’vn l’autre,
s’ils ne s’attendent pas, aumoins ils s’entendent. On respond tousiours
trop bien pour moy, si on respond à ce que ie dits. Mais quand
la dispute est trouble et des-reglee, ie quitte la chose, et m’attache
à la forme, auec despit et indiscretion: et me iette à vne façon de•
debattre, testue, malicieuse, et imperieuse, dequoy i’ay à rougir
apres. Il est impossible de traitter de bonne foy auec vn sot. Mon
iugement ne se corrompt pas seulement à la main d’vn maistre si
impetueux: mais aussi ma conscience. Noz disputes deuroient
estre defendues et punies, comme d’autres crimes verbaux. Quel
vice n’esueillent elles et n’amoncellent, tousiours regies et commandees
par la cholere? Nous entrons en inimitié, premierement contre•
les raisons, et puis contre les hommes. Nous n’apprenons à disputer
que pour contredire: et chascun contredisant et estant
contredict, il en aduient que le fruit du disputer, c’est perdre et
aneantir la verité. Ainsi Platon en sa republique, prohibe cet exercice
aux esprits ineptes et mal nays. A quoy faire vous mettez vous1
en voye de quester ce qui est, auec celuy qui n’a ny pas, ny alleure
qui vaille? On ne fait point tort au subiect, quand on le quicte,
pour voir du moyen de le traicter. Ie ne dis pas moyen scholastique
et artiste, ie dis moyen naturel, d’vn sain entendement. Que sera-ce
en fin? l’vn va en Orient, l’autre en Occident. Ils perdent le principal,•
et l’escartent dans la presse des incidens. Au bout d’vne heure
de tempeste, ils ne sçauent ce qu’ils cherchent: l’vn est bas, l’autre
haut, l’autre costier. Qui se prend à vn mot et vne similitude. Qui
ne sent plus ce qu’on luy oppose, tant il est engagé en sa course, et
pense à se suiure, non pas à vous. Qui se trouuant foible de reins,2
craint tout, refuse tout, mesle dez l’entree, et confond le propos:
ou sur l’effort du debat, se mutine à se taire tout plat: par vne
ignorance despite, affectant vn orgueilleux mesprix: ou vne sottement
modeste fuitte de contention. Pourueu que cettuy-cy frappe,
il ne luy chaut combien il se descouure. L’autre compte ses mots, et•
les poise pour raisons. Celuy-là n’y employe que l’auantage de sa
voix, et de ses poulmons. En voyla vn qui conclud contre soy-mesme:
et cettuy-cy qui vous assourdit de prefaces et digressions
inutiles. Cet autre s’arme de pures iniures, et cherche vne querelle
d’Alemaigne, pour se deffaire de la societé et conference d’vn esprit,3
qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous
tient assiegé sur la closture dialectique de ses clauses, et sur les
formules de son art. Or qui n’entre en deffiance des sciences, et
n’est en doubte, s’il s’en peut tirer quelque solide fruict, au besoin
de la vie: à considerer l’vsage que nous en auons? Nihil sanantibus
litteris. Qui a pris de l’entendement en la logique? où sont ses belles
promesses? Nec ad melius viuendum, nec ad commodius disserendum.•
Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengeres, qu’aux disputes
publiques des hommes de cette profession? I’aymeroy mieux,
que mon fils apprint aux tauernes à parler, qu’aux escholes de la
parlerie. Ayez vn maistre és arts, conferez auec luy, que ne nous
fait-il sentir cette excellence artificiele, et ne rauit les femmes, et1
les ignorans comme nous sommes, par l’admiration de la fermeté
de ses raisons, de la beauté de son ordre? que ne nous domine-il et
persuade comme il veut? Vn homme si auantageux en matiere, et
en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les iniures, l’indiscretion
et la rage? Qu’il oste son chapperon, sa robbe, et son Latin,•
qu’il ne batte pas nos aureilles d’Aristote tout pur et tout creu, vous
le prendrez pour l’vn d’entre nous, ou pis. Il me semble de cette
implication et entrelasseure du langage, par où ils nous pressent,
qu’il en va comme des ioueurs de passe-passe: leur souplesse combat
et force nos sens, mais elle n’esbranle aucunement nostre2
creance: hors ce bastelage, ils ne font rien qui ne soit commun et
vil. Pour estre plus sçauans, ils n’en sont pas moins ineptes. I’ayme
et honore le sçauoir, autant que ceux qui l’ont. Et en son vray
vsage, c’est le plus noble et puissant acquest des hommes. Mais en
ceux-là, et il en est vn nombre infiny de ce genre, qui en establissent•
leur fondamentale suffisance et valeur: qui se rapportent de leur
entendement à leur memoire, sub aliena vmbra latentes: et ne peuuent
rien que par liure: ie le hay, si ie l’ose dire, vn peu plus que
la bestise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amande assez
les bourses, nullement les ames. Si elle les rencontre mousses, elle3
les aggraue et suffoque: masse crue et indigeste: si desliees, elle
les purifie volontiers, clarifie et subtilise iusques à l’exinanition.
C’est chose de qualité à peu pres indifferente: tres-vtile accessoire, à
vne ame bien nee, pernicieux à vne autre ame et dommageable. Ou
plustost, chose de tres-precieux vsage, qui ne se laisse pas posseder•
à vil prix: en quelque main c’est vn sceptre, en quelque autre, vne
marotte. Mais suyuons. Quelle plus grande victoire attendez vous,
que d’apprendre à vostre ennemy qu’il ne vous peut combattre?
Quand vous gaignez l’auantage de vostre proposition, c’est la verité
qui gaigne: quand vous gaignez l’auantage de l’ordre, et de la conduitte,
c’est vous qui gaignez. Il m’est aduis qu’en Platon et Xenophon
Socrates dispute plus, en faueur des disputants qu’en faueur•
de la dispute: et pour instruire Euthydemus et Protagoras de la
cognoissance de leur impertinence, plus que de l’impertinence de
leur art. Il empoigne la premiere matiere, comme celuy qui a vne
fin plus vtile que de l’aisclaircir, assauoir esclaircir les esprits, qu’il
prend à manier et exercer. L’agitation et la chasse est proprement1
de nostre gibier, nous ne sommes pas excusables de la conduire
mal et impertinemment: de faillir à la prise, c’est autre chose.
Car nous sommes nais à quester la verité, il appartient de la posseder
à vne plus grande puissance. Elle n’est pas, comme disoit Democritus,
cachee dans le fonds des abysmes: mais plustost esleuee•
en hauteur infinie en la cognoissance diuine. Le monde n’est qu’vne
escole d’inquisition. Ce n’est pas à qui mettra dedans, mais à qui
fera les plus belles courses. Autant peut faire le sot, celuy qui dit
vray, que celuy qui dit faux: car nous sommes sur la maniere, non
sur la matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la2
forme, qu’à la substance: autant à l’aduocat qu’à la cause, comme
Alcibiades ordonnoit qu’on fist. Et tous les iours m’amuse à lire en
des autheurs, sans soing de leur science: y cherchant leur façon,
non leur subiect. Tout ainsi que ie poursuy la communication de
quelque esprit fameux, non affin qu’il m’enseigne, mais affin que•
ie le cognoisse, et que le cognoissant, s’il le vaut, ie l’imite. Tout
homme peut dire veritablement, mais dire ordonnement, prudemment,
et suffisamment, peu d’hommes le peuuent. Par ainsi la fauceté
qui vient d’ignorance, ne m’offence point: c’est l’ineptie. I’ay
rompu plusieurs marchez qui m’estoient vtiles, par l’impertinence3
de la contestation de ceux, auec qui ie marchandois. Ie ne m’esmeus
pas vne fois l’an, des fautes de ceux sur lesquels i’ay puissance:
mais sur le poinct de la bestise et opiniastreté de leurs allegations,
excuses et defences, asnieres et brutales, nous sommes
tous les iours à nous en prendre à la gorge. Ils n’entendent ny ce•
qui se dit, ny pourquoy, et respondent de mesme: c’est pour desesperer.
Ie ne sens heurter rudement ma teste, que par vne autre
teste. Et entre plustost en composition auec le vice de mes gens,
qu’auec leur temerité, importunité et leur sottise. Qu’ils facent
moins, pourueu qu’ils soient capables de faire. Vous viuez en esperance4
d’eschauffer leur volonté. Mais d’vne souche, il n’y a ny
qu’esperer, ny que iouyr qui vaille. Or quoy, si ie prends les
choses autrement qu’elles ne sont? Il peut estre. Et pourtant i’accuse
mon impatience. Et tiens, premierement, qu’elle est esgallement
vitieuse en celuy qui a droit, comme en celuy qui a tort. Car•
c’est tousiours vn’aigreur tyrannique, de ne pouuoir souffrir vne
forme diuerse à la sienne. Et puis, qu’il n’est à la verité point de
plus grande fadese, et plus constante, que de s’esmouuoir et piquer
des fadeses du monde, ny plus heteroclite. Car elle nous formalise
principallement contre nous: et ce philosophe du temps passé1
n’eust iamais eu faute d’occasion à ses pleurs, tant qu’il se fust
consideré. Mison l’vn des sept sages, d’vne humeur Timoniene et
Democritiene interrogé, dequoy il rioit seul: De ce que ie ris seul:
respondit-il. Combien de sottises dis-ie, et respons-ie tous les
iours, selon moy: et volontiers donq combien plus frequentes, selon•
autruy? Si ie m’en mors les leures, qu’en doiuent faire les autres?
Somme, il faut viure entre les viuants, et laisser la riuiere
courre sous le pont, sans nostre soing: ou à tout le moins, sans
nostre alteration. De vray, pourquoy sans nous esmouuoir, rencontrons
nous quelqu’vn qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouuons2
souffrir le rencontre d’vn esprit mal rengé, sans nous mettre
en cholere? Cette vitieuse aspreté tient plus au iuge, qu’à la faute.
Ayons tousiours en la bouche ce mot de Platon: Ce que ie treuue
mal sain, n’est-ce pas pour estre moy-mesmes mal sain? Ne suis-ie
pas moy-mesmes en coulpe? mon aduertissement se peut-il pas•
renuerser contre moy? Sage et diuin refrein, qui fouete la plus vniuerselle,
et commune erreur des hommes. Non seulement les reproches,
que nous faisons les vns aux autres, mais noz raisons aussi,
et noz arguments et matieres controuerses, sont ordinairement retorquables
à nous: et nous enferrons de noz armes. Dequoy l’ancienneté3
m’a laissé assez de graues exemples. Ce fut ingenieusement dit
et bien à propos, par celuy qui l’inuenta:
Stercus cuique suum bene olet.
Noz yeux ne voyent rien en derriere. Cent fois le iour, nous nous
moquons de nous sur le subiect de nostre voysin, et detestons en•
d’autres, les defauts qui sont en nous plus clairement: et les admirons
d’vne merueilleuse impudence et inaduertence. Encores hier
ie fus à mesmes, de veoir vn homme d’entendement se moquant
autant plaisamment que iustement, de l’inepte façon d’vn autre, qui
rompt la teste à tout le monde du registre de ses genealogies et
alliances, plus de moitié fauces (ceux-là se iettent plus volontiers
sur tels sots propos, qui ont leurs qualitez plus doubteuses et moins
seures) et luy s’il eust reculé sur soy, se fust trouué non guere
moins intemperant et ennuyeux à semer et faire valoir la prerogatiue•
de la race de sa femme. O importune presomption, de laquelle
la femme se voit armee par les mains de son mary mesme? S’il entendoit
du Latin, il luy faudroit dire,
Age! si hæc non insanit satis sua sponte, instiga.
Ie ne dis pas, que nul n’accuse, qui ne soit net: car nul n’accuseroit:1
voire ny net, en mesme sorte de tache. Mais i’entens, que
nostre iugement chargeant sur vn autre, duquel pour lors il est
question, ne nous espargne pas, d’vne interne et seuere iurisdiction.
C’est office de charité, que, qui ne peut oster vn vice en soy, cherche
ce neantmoins à l’oster en autruy: où il peut auoir moins maligne•
et reuesche semence. Ny ne me semble responce à propos, à
celuy, qui m’aduertit de ma faute, dire qu’elle est aussi en luy.
Quoy pour cela? Tousiours l’aduertissement est vray et vtile. Si
nous auions bon nez, nostre ordure nous deuroit plus puïr, d’autant
qu’elle est nostre. Et Socrates est d’aduis, que qui se trouueroit2
coulpable, et son fils, et vn estranger, de quelque violence et iniure,
deuroit commencer par soy, à se presenter à la condamnation de
la iustice, et implorer, pour se purger, le secours de la main du
bourreau: secondement pour son fils: et dernierement pour l’estranger.
Si ce precepte prend le ton vn peu trop haut: au moins se•
doibt il presenter le premier, à la punition de sa propre conscience.
l’aduertissement des autres. De les condamner, par ce qu’ils ont
failly, ce seroit bestise, comme dit Platon. Car ce qui est faict, ne
se peut deffaire: mais c’est afin qu’ils ne faillent plus de mesmes, ou
qu’on fuye l’exemple de leur faute. On ne corrige pas celuy qu’on2
pend, on corrige les autres par luy. Ie fais de mesmes. Mes erreurs
sont tantost naturelles et incorrigibles et irremediables. Mais ce que
les honnestes hommes profitent au public en se faisant imiter, ie le
profiteray à l’auanture à me faire euiter.
Nónne vides Albi vt malè viuat filius, vtque•
Barrus inops? magnum documentum, ne patriam rem
Perdere quis velit.
Publiant et accusant mes imperfections, quelqu’vn apprendra de les
craindre. Les parties que i’estime le plus en moy, tirent plus d’honneur
de m’accuser, que de me recommander. Voylà pourquoy i’y3
retombe, et m’y arreste plus souuent. Mais quand tout est compté,
on ne parle iamais de soy, sans perte. Les propres condemnations
sont tousiours accreuës, les louanges mescruës. Il en peut estre
aucuns de ma complexion, qui m’instruis mieux par contrarieté que
par similitude: et par fuite que par suite. A cette sorte de discipline•
regardoit le vieux Caton, quand il dict, que les sages ont plus
à apprendre des fols, que les fols des sages. Et cet ancien ioueur
de lyre, que Pausanias recite, auoir accoustumé contraindre ses
disciples d’aller ouyr vn mauuais sonneur, qui logeoit vis à vis de
luy: où ils apprinssent à hayr ses desaccords et fauces mesures.1
L’horreur de la cruauté me reiecte plus auant en la clemence,
qu’aucun patron de clemence ne me sçauroit attirer. Vn bon escuyer
ne redresse pas tant mon assiete, comme fait vn procureur, ou vn
Venitien à cheual. Et vne mauuaise façon de langage, reforme
mieux la mienne, que ne fait la bonne. Tous les iours la sotte contenance•
d’vn autre, m’aduertit et m’aduise. Ce qui poincte, touche
et esueille mieux, que ce qui plaist. Ce temps est propre à nous
amender à reculons, par disconuenance plus que par conuenance;
par difference, que par accord. Estant peu apprins par les bons
exemples, ie me sers des mauuais: desquels la leçon est ordinaire.2
Ie me suis efforcé de me rendre autant aggreable comme i’en voyoy
de fascheux: aussi ferme, que i’en voyoy de mols: aussi doux,
que i’en voyoy d’aspres: aussi bon, que i’en voyoy de meschants.
Mais ie me proposoy des mesures inuincibles. Le plus fructueux
et naturel exercice de nostre esprit, c’est à mon gré la conference.•
I’en trouue l’vsage plus doux, que d’aucune autre action de nostre
vie. Et c’est la raison pourquoy, si i’estois à cette heure forcé de
choisir, ie consentirois plustost, ce crois-ie, de perdre la veuë, que
l’ouyr ou le parler. Les Atheniens, et encore les Romains, conseruoient
en grand honneur cet exercice en leurs Academies. De nostre3
temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand
profit: comme il se voit par la comparaison de nos entendemens
aux leurs. L’estude des liures, c’est vn mouuement languissant et
foible qui n’eschauffe point: là où la conference, apprend et exerce
en vn coup. Si ie confere auec vne ame forte, et vn roide iousteur,•
il me presse les flancs, me picque à gauche et à dextre: ses imaginations
eslancent les miennes. La ialousie, la gloire, la contention,
me poussent et rehaussent au dessus de moy-mesmes. Et l’vnisson,
est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Mais comme nostre
esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reglez,
il ne se peut dire, combien il perd, et s’abastardit, par le
continuel commerce, et frequentation, que nous auons auec les•
esprits bas et maladifs. Il n’est contagion qui s’espande comme
celle-là. Ie sçay par assez d’experience, combien en vaut l’aune.
I’ayme à contester, et à discourir, mais c’est auec peu d’hommes,
et pour moy. Car de seruir de spectacle aux grands, et faire à
l’enuy parade de son esprit, et de son caquet, ie trouue que c’est1
vn mestier tres-messeant à vn homme d’honneur. La sottise est
vne mauuaise qualité, mais de ne la pouuoir supporter, et s’en despiter
et ronger, comme il m’aduient, c’est vne autre sorte de maladie,
qui ne doit guere à la sottise, en importunité. Et est ce qu’à
present ie veux accuser du mien. I’entre en conference et en dispute,•
auec grande liberté et facilité: d’autant que l’opinion trouue en
moy le terrein mal propre à y penetrer, et y pousser de hautes racines.
Nulles propositions m’estonnent, nulle creance me blesse,
quelque contrarieté qu’elle aye à la mienne. Il n’est si friuole et si
extrauagante fantasie, qui ne me semble bien sortable à la production2
de l’esprit humain. Nous autres, qui priuons nostre iugement
du droict de faire des arrests, regardons mollement les opinions
diuerses: et si nous n’y prestons le iugement, nous y prestons
aysement l’oreille. Où l’vn plat est vuide du tout en la balance, ie
laisse vaciller l’autre, sous les songes d’vne vieille. Et me semble•
estre excusable, si i’accepte plustost le nombre impair: le ieudy au
prix du vendredy: si ie m’aime mieux douziesme ou quatorziesme,
que treiziesme à table: si ie vois plus volontiers vn liéure costoyant,
que trauersant mon chemin, quand ie voyage: et donne
plustost le pied gauche, que le droict, à chausser. Toutes telles reuasseries,3
qui sont en credit autour de nous, meritent aumoins
qu’on les escoute. Pour moy, elles emportent seulement l’inanité,
mais elles l’emportent. Encores sont en poids, les opinions vulgaires
et casuelles, autre chose, que rien, en nature. Et qui ne s’y laisse
aller iusques là, tombe à l’auanture au vice de l’opiniastreté, pour•
euiter celuy de la superstition. Les contradictions donc des iugemens,
ne m’offencent, ny m’alterent: elles m’esueillent seulement
et m’exercent. Nous fuyons la correction, il s’y faudroit presenter
et produire notamment quand elle vient par forme de conference,
non de regence. A chasque opposition, on ne regarde pas si elle est
iuste, mais, à tort, ou à droit, comme on s’en deffera. Au lieu d’y
tendre les bras, nous y tendons les griffes. Ie souffrirois estre rudement•
heurté par mes amis: Tu és vn sot, tu resues. I’ayme entre
les galans hommes, qu’on s’exprime courageusement: que les mots
aillent où va la pensee. Il nous faut fortifier l’ouye, et la durcir,
contre cette tendreur du son ceremonieux des parolles. I’ayme vne
societé, et familiarité forte, et virile: vne amitié, qui se flatte en1
l’aspreté et vigueur de son commerce: comme l’amour, és morsures
et esgratigneures sanglantes. Elle n’est pas assez vigoureuse et genereuse,
si elle n’est querelleuse: si elle est ciuilisee et artiste: si
elle craint le heurt, et a ses allures contreintes. Neque enim disputari
sine reprehensione potest. Quand on me contrarie, on esueille•
mon attention, non pas ma cholere: ie m’auance vers celuy qui me
contredit, qui m’instruit. La cause de la verité, deuroit estre la
cause commune à l’vn et à l’autre. Que respondra-il? la passion du
courroux luy a desia frappé le iugement: le trouble s’en est saisi,
auant la raison. Il seroit vtile, qu’on passast par gageure, la decision2
de nos disputes: qu’il y eust vne marque materielle de nos
pertes: affin que nous en tinssions estat, et que mon valet me peust
dire: Il vous cousta l’annee passee cent escus, à vingt fois, d’auoir
esté ignorant et opiniastre. Ie festoye et caresse la verité en quelque
main que ie la trouue, et m’y rends alaigrement, et luy tends•
mes armes vaincues, de loing que ie la vois approcher. Et pourueu
qu’on n’y procede d’vne troigne trop imperieusement magistrale,
ie prens plaisir à estre reprins. Et m’accommode aux accusateurs,
souuent plus, par raison de ciuilité, que par raison d’amendement:
aymant à gratifier et à nourrir la liberté de m’aduertir, par la facilité3
de ceder. Toutesfois il est malaisé d’y attirer les hommes de
mon temps. Ils n’ont pas le courage de corriger, par ce qu’ils n’ont
pas le courage de souffrir à l’estre. Et parlent tousiours auec dissimulation,
en presence les vns des autres. Ie prens si grand plaisir
d’estre iugé et cogneu, qu’il m’est comme indifferent, en quelle des•
deux formes ie le soys. Mon imagination se contredit elle mesme si
souuent, et condamne, que ce m’est tout vn, qu’vn autre le face:
veu principalement que ie ne donne à sa reprehension, que l’authorité
que ie veux. Mais ie romps paille auec celuy, qui se tient si
haut à la main: comme i’en cognoy quelqu’vn, qui plaint son aduertissement,
s’il n’en est creu: et prend à iniure, si on estriue à le
suiure. Ce que Socrates recueilloit tousiours riant, les contradictions,•
qu’on opposoit à son discours, on pourroit dire, que sa force
en estoit cause: et que l’auantage ayant à tomber certainement de
son costé, il les acceptoit, comme matiere de nouuelle victoire. Toutesfois
nous voyons au rebours, qu’il n’est rien, qui nous y rende le
sentiment si delicat, que l’opinion de la préeminence, et desdaing1
de l’aduersaire. Et que par raison, c’est au foible plustost, d’accepter
de bon gré les oppositions qui le redressent et rabillent. Ie cherche
à la verité plus la frequentation de ceux qui me gourment, que
de ceux qui me craignent. C’est vn plaisir fade et nuisible, d’auoir
affaire à gens qui nous admirent et facent place. Antisthenes commanda•
à ses enfans, de ne sçauoir iamais gré ny grace, à homme
qui les louast. Ie me sens bien plus fier, de la victoire que ie gaigne
sur moy, quand en l’ardeur mesme du combat, ie me faits plier
soubs la force de la raison de mon aduersaire: que ie ne me sens
gré, de la victoire que ie gaigne sur luy, par sa foiblesse. En fin, ie2
reçois et aduoue toute sorte d’atteinctes qui sont de droict fil, pour
foibles qu’elles soient: mais ie suis par trop impatient, de celles
qui se donnent sans forme. Il me chaut peu de la matiere, et me
sont les opinions vnes, et la victoire du subiect à peu pres indifferente.
Tout vn iour ie contesteray paisiblement, si la conduicte du•
debat se suit auec ordre. Ce n’est pas tant la force et la subtilité,
que ie demande, comme l’ordre. L’ordre qui se voit tous les iours,
aux altercations des bergers et des enfants de boutique: iamais
entre nous. S’ils se detraquent, c’est en inciuilité: si faisons nous
bien. Mais leur tumulte et impatience, ne les deuoye pas de leur3
theme. Leur propos suit son cours. S’ils preuiennent l’vn l’autre,
s’ils ne s’attendent pas, aumoins ils s’entendent. On respond tousiours
trop bien pour moy, si on respond à ce que ie dits. Mais quand
la dispute est trouble et des-reglee, ie quitte la chose, et m’attache
à la forme, auec despit et indiscretion: et me iette à vne façon de•
debattre, testue, malicieuse, et imperieuse, dequoy i’ay à rougir
apres. Il est impossible de traitter de bonne foy auec vn sot. Mon
iugement ne se corrompt pas seulement à la main d’vn maistre si
impetueux: mais aussi ma conscience. Noz disputes deuroient
estre defendues et punies, comme d’autres crimes verbaux. Quel
vice n’esueillent elles et n’amoncellent, tousiours regies et commandees
par la cholere? Nous entrons en inimitié, premierement contre•
les raisons, et puis contre les hommes. Nous n’apprenons à disputer
que pour contredire: et chascun contredisant et estant
contredict, il en aduient que le fruit du disputer, c’est perdre et
aneantir la verité. Ainsi Platon en sa republique, prohibe cet exercice
aux esprits ineptes et mal nays. A quoy faire vous mettez vous1
en voye de quester ce qui est, auec celuy qui n’a ny pas, ny alleure
qui vaille? On ne fait point tort au subiect, quand on le quicte,
pour voir du moyen de le traicter. Ie ne dis pas moyen scholastique
et artiste, ie dis moyen naturel, d’vn sain entendement. Que sera-ce
en fin? l’vn va en Orient, l’autre en Occident. Ils perdent le principal,•
et l’escartent dans la presse des incidens. Au bout d’vne heure
de tempeste, ils ne sçauent ce qu’ils cherchent: l’vn est bas, l’autre
haut, l’autre costier. Qui se prend à vn mot et vne similitude. Qui
ne sent plus ce qu’on luy oppose, tant il est engagé en sa course, et
pense à se suiure, non pas à vous. Qui se trouuant foible de reins,2
craint tout, refuse tout, mesle dez l’entree, et confond le propos:
ou sur l’effort du debat, se mutine à se taire tout plat: par vne
ignorance despite, affectant vn orgueilleux mesprix: ou vne sottement
modeste fuitte de contention. Pourueu que cettuy-cy frappe,
il ne luy chaut combien il se descouure. L’autre compte ses mots, et•
les poise pour raisons. Celuy-là n’y employe que l’auantage de sa
voix, et de ses poulmons. En voyla vn qui conclud contre soy-mesme:
et cettuy-cy qui vous assourdit de prefaces et digressions
inutiles. Cet autre s’arme de pures iniures, et cherche vne querelle
d’Alemaigne, pour se deffaire de la societé et conference d’vn esprit,3
qui presse le sien. Ce dernier ne voit rien en la raison, mais il vous
tient assiegé sur la closture dialectique de ses clauses, et sur les
formules de son art. Or qui n’entre en deffiance des sciences, et
n’est en doubte, s’il s’en peut tirer quelque solide fruict, au besoin
de la vie: à considerer l’vsage que nous en auons? Nihil sanantibus
litteris. Qui a pris de l’entendement en la logique? où sont ses belles
promesses? Nec ad melius viuendum, nec ad commodius disserendum.•
Voit-on plus de barbouillage au caquet des harengeres, qu’aux disputes
publiques des hommes de cette profession? I’aymeroy mieux,
que mon fils apprint aux tauernes à parler, qu’aux escholes de la
parlerie. Ayez vn maistre és arts, conferez auec luy, que ne nous
fait-il sentir cette excellence artificiele, et ne rauit les femmes, et1
les ignorans comme nous sommes, par l’admiration de la fermeté
de ses raisons, de la beauté de son ordre? que ne nous domine-il et
persuade comme il veut? Vn homme si auantageux en matiere, et
en conduicte, pourquoy mesle-il à son escrime les iniures, l’indiscretion
et la rage? Qu’il oste son chapperon, sa robbe, et son Latin,•
qu’il ne batte pas nos aureilles d’Aristote tout pur et tout creu, vous
le prendrez pour l’vn d’entre nous, ou pis. Il me semble de cette
implication et entrelasseure du langage, par où ils nous pressent,
qu’il en va comme des ioueurs de passe-passe: leur souplesse combat
et force nos sens, mais elle n’esbranle aucunement nostre2
creance: hors ce bastelage, ils ne font rien qui ne soit commun et
vil. Pour estre plus sçauans, ils n’en sont pas moins ineptes. I’ayme
et honore le sçauoir, autant que ceux qui l’ont. Et en son vray
vsage, c’est le plus noble et puissant acquest des hommes. Mais en
ceux-là, et il en est vn nombre infiny de ce genre, qui en establissent•
leur fondamentale suffisance et valeur: qui se rapportent de leur
entendement à leur memoire, sub aliena vmbra latentes: et ne peuuent
rien que par liure: ie le hay, si ie l’ose dire, vn peu plus que
la bestise. En mon pays, et de mon temps, la doctrine amande assez
les bourses, nullement les ames. Si elle les rencontre mousses, elle3
les aggraue et suffoque: masse crue et indigeste: si desliees, elle
les purifie volontiers, clarifie et subtilise iusques à l’exinanition.
C’est chose de qualité à peu pres indifferente: tres-vtile accessoire, à
vne ame bien nee, pernicieux à vne autre ame et dommageable. Ou
plustost, chose de tres-precieux vsage, qui ne se laisse pas posseder•
à vil prix: en quelque main c’est vn sceptre, en quelque autre, vne
marotte. Mais suyuons. Quelle plus grande victoire attendez vous,
que d’apprendre à vostre ennemy qu’il ne vous peut combattre?
Quand vous gaignez l’auantage de vostre proposition, c’est la verité
qui gaigne: quand vous gaignez l’auantage de l’ordre, et de la conduitte,
c’est vous qui gaignez. Il m’est aduis qu’en Platon et Xenophon
Socrates dispute plus, en faueur des disputants qu’en faueur•
de la dispute: et pour instruire Euthydemus et Protagoras de la
cognoissance de leur impertinence, plus que de l’impertinence de
leur art. Il empoigne la premiere matiere, comme celuy qui a vne
fin plus vtile que de l’aisclaircir, assauoir esclaircir les esprits, qu’il
prend à manier et exercer. L’agitation et la chasse est proprement1
de nostre gibier, nous ne sommes pas excusables de la conduire
mal et impertinemment: de faillir à la prise, c’est autre chose.
Car nous sommes nais à quester la verité, il appartient de la posseder
à vne plus grande puissance. Elle n’est pas, comme disoit Democritus,
cachee dans le fonds des abysmes: mais plustost esleuee•
en hauteur infinie en la cognoissance diuine. Le monde n’est qu’vne
escole d’inquisition. Ce n’est pas à qui mettra dedans, mais à qui
fera les plus belles courses. Autant peut faire le sot, celuy qui dit
vray, que celuy qui dit faux: car nous sommes sur la maniere, non
sur la matiere du dire. Mon humeur est de regarder autant à la2
forme, qu’à la substance: autant à l’aduocat qu’à la cause, comme
Alcibiades ordonnoit qu’on fist. Et tous les iours m’amuse à lire en
des autheurs, sans soing de leur science: y cherchant leur façon,
non leur subiect. Tout ainsi que ie poursuy la communication de
quelque esprit fameux, non affin qu’il m’enseigne, mais affin que•
ie le cognoisse, et que le cognoissant, s’il le vaut, ie l’imite. Tout
homme peut dire veritablement, mais dire ordonnement, prudemment,
et suffisamment, peu d’hommes le peuuent. Par ainsi la fauceté
qui vient d’ignorance, ne m’offence point: c’est l’ineptie. I’ay
rompu plusieurs marchez qui m’estoient vtiles, par l’impertinence3
de la contestation de ceux, auec qui ie marchandois. Ie ne m’esmeus
pas vne fois l’an, des fautes de ceux sur lesquels i’ay puissance:
mais sur le poinct de la bestise et opiniastreté de leurs allegations,
excuses et defences, asnieres et brutales, nous sommes
tous les iours à nous en prendre à la gorge. Ils n’entendent ny ce•
qui se dit, ny pourquoy, et respondent de mesme: c’est pour desesperer.
Ie ne sens heurter rudement ma teste, que par vne autre
teste. Et entre plustost en composition auec le vice de mes gens,
qu’auec leur temerité, importunité et leur sottise. Qu’ils facent
moins, pourueu qu’ils soient capables de faire. Vous viuez en esperance4
d’eschauffer leur volonté. Mais d’vne souche, il n’y a ny
qu’esperer, ny que iouyr qui vaille. Or quoy, si ie prends les
choses autrement qu’elles ne sont? Il peut estre. Et pourtant i’accuse
mon impatience. Et tiens, premierement, qu’elle est esgallement
vitieuse en celuy qui a droit, comme en celuy qui a tort. Car•
c’est tousiours vn’aigreur tyrannique, de ne pouuoir souffrir vne
forme diuerse à la sienne. Et puis, qu’il n’est à la verité point de
plus grande fadese, et plus constante, que de s’esmouuoir et piquer
des fadeses du monde, ny plus heteroclite. Car elle nous formalise
principallement contre nous: et ce philosophe du temps passé1
n’eust iamais eu faute d’occasion à ses pleurs, tant qu’il se fust
consideré. Mison l’vn des sept sages, d’vne humeur Timoniene et
Democritiene interrogé, dequoy il rioit seul: De ce que ie ris seul:
respondit-il. Combien de sottises dis-ie, et respons-ie tous les
iours, selon moy: et volontiers donq combien plus frequentes, selon•
autruy? Si ie m’en mors les leures, qu’en doiuent faire les autres?
Somme, il faut viure entre les viuants, et laisser la riuiere
courre sous le pont, sans nostre soing: ou à tout le moins, sans
nostre alteration. De vray, pourquoy sans nous esmouuoir, rencontrons
nous quelqu’vn qui ayt le corps tortu et mal basty, et ne pouuons2
souffrir le rencontre d’vn esprit mal rengé, sans nous mettre
en cholere? Cette vitieuse aspreté tient plus au iuge, qu’à la faute.
Ayons tousiours en la bouche ce mot de Platon: Ce que ie treuue
mal sain, n’est-ce pas pour estre moy-mesmes mal sain? Ne suis-ie
pas moy-mesmes en coulpe? mon aduertissement se peut-il pas•
renuerser contre moy? Sage et diuin refrein, qui fouete la plus vniuerselle,
et commune erreur des hommes. Non seulement les reproches,
que nous faisons les vns aux autres, mais noz raisons aussi,
et noz arguments et matieres controuerses, sont ordinairement retorquables
à nous: et nous enferrons de noz armes. Dequoy l’ancienneté3
m’a laissé assez de graues exemples. Ce fut ingenieusement dit
et bien à propos, par celuy qui l’inuenta:
Stercus cuique suum bene olet.
Noz yeux ne voyent rien en derriere. Cent fois le iour, nous nous
moquons de nous sur le subiect de nostre voysin, et detestons en•
d’autres, les defauts qui sont en nous plus clairement: et les admirons
d’vne merueilleuse impudence et inaduertence. Encores hier
ie fus à mesmes, de veoir vn homme d’entendement se moquant
autant plaisamment que iustement, de l’inepte façon d’vn autre, qui
rompt la teste à tout le monde du registre de ses genealogies et
alliances, plus de moitié fauces (ceux-là se iettent plus volontiers
sur tels sots propos, qui ont leurs qualitez plus doubteuses et moins
seures) et luy s’il eust reculé sur soy, se fust trouué non guere
moins intemperant et ennuyeux à semer et faire valoir la prerogatiue•
de la race de sa femme. O importune presomption, de laquelle
la femme se voit armee par les mains de son mary mesme? S’il entendoit
du Latin, il luy faudroit dire,
Age! si hæc non insanit satis sua sponte, instiga.
Ie ne dis pas, que nul n’accuse, qui ne soit net: car nul n’accuseroit:1
voire ny net, en mesme sorte de tache. Mais i’entens, que
nostre iugement chargeant sur vn autre, duquel pour lors il est
question, ne nous espargne pas, d’vne interne et seuere iurisdiction.
C’est office de charité, que, qui ne peut oster vn vice en soy, cherche
ce neantmoins à l’oster en autruy: où il peut auoir moins maligne•
et reuesche semence. Ny ne me semble responce à propos, à
celuy, qui m’aduertit de ma faute, dire qu’elle est aussi en luy.
Quoy pour cela? Tousiours l’aduertissement est vray et vtile. Si
nous auions bon nez, nostre ordure nous deuroit plus puïr, d’autant
qu’elle est nostre. Et Socrates est d’aduis, que qui se trouueroit2
coulpable, et son fils, et vn estranger, de quelque violence et iniure,
deuroit commencer par soy, à se presenter à la condamnation de
la iustice, et implorer, pour se purger, le secours de la main du
bourreau: secondement pour son fils: et dernierement pour l’estranger.
Si ce precepte prend le ton vn peu trop haut: au moins se•
doibt il presenter le premier, à la punition de sa propre conscience.
Les sens sont nos propres et premiers iuges, qui n’apperçoiuent
les choses que par les accidens externes: et n’est merueille, si en
toutes les pieces du seruice de nostre societé, il y a vn si perpetuel,
et vniuersel meslange de ceremonies et apparences superficielles:3
si que la meilleure et plus effectuelle part des polices, consiste en
cela. C’est tousiours à l’homme que nous auons affaire, duquel la
condition est merueilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont
voulu bastir ces annees passees, vn exercice de religion, si contemplatif
et immateriel, ne s’estonnent point, s’il en trouue, qui pensent,•
qu’elle fust eschappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne
tenoit parmy nous, comme marque, tiltre, et instrument de diuision
et de part, plus que par soy-mesmes. Comme en la conference. La
grauité, la robbe, et la fortune de celuy qui parle, donne souuent
credit à des propos vains et ineptes. Il n’est pas à presumer, qu’vn•
monsieur, si suiuy, si redouté, n’aye au dedans quelque suffisance
autre que populaire: et qu’vn homme à qui on donne tant de commissions,
et de charges, si desdaigneux et si morguant, ne soit plus
habile, que cet autre, qui le salue de si loing, et que personne
n’employe. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces1
gens là, se considerent et mettent en compte: chacun s’appliquant
à y donner quelque belle et solide interpretation. S’ils se rabaissent
à la conference commune, et qu’on leur presente autre chose qu’approbation
et reuerence, ils vous assomment de l’authorité de leur
experience: ils ont ouy, ils ont veu, ils ont faict, vous estes accablé•
d’exemples. Ie leur dirois volontiers, que le fruict de l’experience
d’vn chirurgien, n’est pas l’histoire de ses practiques, et se souuenir
qu’il a guary quatre empestez et trois gouteux, s’il ne sçait de
cet vsage, tirer dequoy former son iugement, et ne nous sçait faire
sentir, qu’il en soit deuenu plus sage à l’vsage de son art. Comme2
en vn concert d’instruments, on n’oit pas vn leut, vne espinete, et
la flutte: on oyt vne harmonie en globe: l’assemblage et le fruict de
tout cet amas. Si les voyages et les charges les ont amendez, c’est à
la production de leur entendement de le faire paroistre. Ce n’est
pas assez de compter les experiences, il les faut poiser et assortir:•
et les faut auoir digerees et alambiquees, pour en tirer les raisons
et conclusions qu’elles portent. Il ne fut iamais tant d’historiens.
Bon est-il tousiours et vtile de les ouyr, car ils nous fournissent tout
plein de belles instructions et louables du magasin de leur memoire.
Grande partie certes, au secours de la vie. Mais nous ne3
cherchons pas cela pour cette heure, nous cherchons si ces recitateurs
et recueilleurs sont louables eux-mesmes. Ie hay toute
sorte de tyrannie, et la parliere, et l’effectuelle. Ie me bande volontiers
contre ces vaines circonstances, qui pipent nostre iugement
par les sens: et me tenant au guet de ces grandeurs extraordinaires,•
ay trouué que ce sont pour le plus, des hommes comme les
autres:
Rarus enim fermè sensus communis in illa
Fortuna.
A l’auanture les estime lon, et apperçoit moindres qu’ils ne sont,
d’autant qu’ils entreprennent plus, et se montrent plus, ils ne respondent
point au faix qu’ils ont pris. Il faut qu’il y ayt plus de vigueur,
et de pouuoir au porteur, qu’en la charge. Celuy qui n’a pas
remply sa force, il vous laisse deuiner, s’il a encore de la force au•
delà, et s’il a esté essayé iusques à son dernier poinct. Celuy qui
succombe à sa charge, il descouure sa mesure, et la foiblesse de
ses espaules. C’est pourquoy on voit tant d’ineptes ames entre les
sçauantes, et plus que d’autres. Il s’en fust faict des bons hommes
de mesnage, bons marchans, bons artizans: leur vigueur naturelle1
estoit taillee à cette proportion. C’est chose de grand poix que la
science, ils fondent dessoubs. Pour estaller et distribuer cette riche
et puissante matiere, pour l’employer et s’en ayder: leur engin
n’a, ny assez de vigueur, ny assez de maniement. Elle ne peut qu’en
vne forte nature: or elles sont bien rares. Et les foibles, dit Socrates,•
corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. Elle
paroist et inutile et vicieuse, quand elle est mal estuyee. Voyla
comment ils se gastent et affollent.
Humani qualis simulator simius oris,
Quem puer arridens, pretioso stamine serum2
Velauit, nudásques nates ac terga reliquit,
Ludibrium mensis.
A ceux pareillement, qui nous regissent et commandent, qui tiennent
le monde en leur main, ce n’est pas assez d’auoir vn entendement
commun: de pouuoir ce que nous pouuons. Ils sont bien•
loing au dessoubs de nous, s’ils ne sont bien loing au dessus.
Comme ils promettent plus, ils doiuent aussi plus. Et pourtant
leur est le silence, non seulement contenance de respect et grauité,
mais encore souuent de profit et de mesnage. Car Megabysus estant
allé voir Apelles en son ouurouer, fut long temps sans mot dire:3
et puis commença à discourir de ses ouurages. Dont il reçeut cette
reprimende: Tandis que tu as gardé silence, tu semblois quelque
grande chose, à cause de tes cheines et de ta pompe: mais
maintenant, qu’on t’a ouy parler, il n’est pas iusques aux garsons
de ma boutique qui ne te mesprisent. Ces magnifiques atours, ce•
grand estat, ne luy permettoient point d’estre ignorant d’vne ignorance
populaire: et de parler impertinemment de la peinture. Il deuoit
maintenir muet, cette externe et presomptiue suffisance. A combien
de sottes ames en mon temps, a seruy vne mine froide et taciturne,
de tiltre de prudence et de capacité? Les dignitez, les charges, se4
donnent necessairement, plus par fortune que par merite: et a lon
tort souuent de s’en prendre aux Roys. Au rebours c’est merueille
qu’ils y ayent tant d’heur, y ayans si peu d’adresse: Principis est
virtus maxima, nosse suos. Car la nature ne leur a pas donné la
veuë, qui se puisse estendre à tant de peuple, pour en discerner la•
precellence: et perser nos poitrines, où loge la cognoissance de
nostre volonté et de nostre meilleure valeur. Il faut qu’ils nous
trient par coniecture, et à tastons: par la race, les richesses, la
doctrine, la voix du peuple: tres-foibles argumens. Qui pourroit
trouuer moyen, qu’on en peust iuger par iustice, et choisir les1
hommes par raison, establiroit de ce seul trait, vne parfaite forme
de police. Ouy mais, il a mené à poinct ce grand affaire. C’est
dire quelque chose; mais ce n’est pas assez dire. Car cette sentence
est iustement receuë, Qu’il ne faut pas iuger les conseils par
les euenemens. Les Carthaginois punissoient les mauuais aduis de•
leurs capitaines, encore qu’ils fussent corrigez par vne heureuse
yssue. Et le peuple Romain a souuent refusé le triomphe à des
grandes et tres-vtiles victoires, par ce que la conduitte du chef ne
respondoit point à son bon heur. On s’apperçoit ordinairement aux
actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien2
elle peut en toutes choses: et qui prent plaisir à rabatre nostre
presomption: n’ayant peu faire les mal-habiles sages, elle les fait
heureux, à l’enuy de la vertu. Et se mesle volontiers à fauoriser les
executions, où la trame est plus purement sienne. D’où il se voit
tous les iours, que les plus simples d’entre nous, mettent à fin de•
tres-grandes besongnes et publiques et priuees. Et comme Sirannez
le Persien, respondit à ceux qui s’estonnoient comme ses affaires succedoient
si mal, veu que ses propos estoient si sages: Qu’il estoit
seul maistre de ses propos, mais du succez de ses affaires, c’estoit
la fortune. Ceux-cy peuuent respondre de mesme: mais d’vn contraire3
biais. La plus part des choses du monde se font par elles
mesmes.
Fata viam inueniunt.
L’issuë authorise souuent vne tresinepte conduite. Nostre entremise
n’est quasi qu’vne routine: et plus communement consideration•
d’vsage, et d’exemple, que de raison. Estonné de la grandeur de
l’affaire, i’ay autrefois sçeu par ceuz qui l’auoient mené à fin, leurs
motifs et leur addresse: ie n’y ay trouué que des aduis vulgaires:
et les plus vulgaires et vsitez, sont aussi peut-estre, les plus seurs
et plus commodes à la pratique, sinon à la montre. Quoy si les
plus plattes raisons, sont les mieux assises: les plus basses et lasches,
et les plus battues, se couchent mieux aux affaires? Pour•
conseruer l’authorité du conseil des Roys, il n’est pas besoing que
les personnes profanes y participent, et y voyent plus auant que de
la premiere barriere. Il se doibt reuerer à credit et en bloc, qui en
veut nourrir la reputation. Ma consultation esbauche vn peu la matiere,
et la considere legerement par ses premiers visages: le fort1
et principal de la besongne, i’ay accoustumé de le resigner au ciel,
Permitte diuis cætera.
les choses que par les accidens externes: et n’est merueille, si en
toutes les pieces du seruice de nostre societé, il y a vn si perpetuel,
et vniuersel meslange de ceremonies et apparences superficielles:3
si que la meilleure et plus effectuelle part des polices, consiste en
cela. C’est tousiours à l’homme que nous auons affaire, duquel la
condition est merueilleusement corporelle. Que ceux qui nous ont
voulu bastir ces annees passees, vn exercice de religion, si contemplatif
et immateriel, ne s’estonnent point, s’il en trouue, qui pensent,•
qu’elle fust eschappée et fondue entre leurs doigts, si elle ne
tenoit parmy nous, comme marque, tiltre, et instrument de diuision
et de part, plus que par soy-mesmes. Comme en la conference. La
grauité, la robbe, et la fortune de celuy qui parle, donne souuent
credit à des propos vains et ineptes. Il n’est pas à presumer, qu’vn•
monsieur, si suiuy, si redouté, n’aye au dedans quelque suffisance
autre que populaire: et qu’vn homme à qui on donne tant de commissions,
et de charges, si desdaigneux et si morguant, ne soit plus
habile, que cet autre, qui le salue de si loing, et que personne
n’employe. Non seulement les mots, mais aussi les grimaces de ces1
gens là, se considerent et mettent en compte: chacun s’appliquant
à y donner quelque belle et solide interpretation. S’ils se rabaissent
à la conference commune, et qu’on leur presente autre chose qu’approbation
et reuerence, ils vous assomment de l’authorité de leur
experience: ils ont ouy, ils ont veu, ils ont faict, vous estes accablé•
d’exemples. Ie leur dirois volontiers, que le fruict de l’experience
d’vn chirurgien, n’est pas l’histoire de ses practiques, et se souuenir
qu’il a guary quatre empestez et trois gouteux, s’il ne sçait de
cet vsage, tirer dequoy former son iugement, et ne nous sçait faire
sentir, qu’il en soit deuenu plus sage à l’vsage de son art. Comme2
en vn concert d’instruments, on n’oit pas vn leut, vne espinete, et
la flutte: on oyt vne harmonie en globe: l’assemblage et le fruict de
tout cet amas. Si les voyages et les charges les ont amendez, c’est à
la production de leur entendement de le faire paroistre. Ce n’est
pas assez de compter les experiences, il les faut poiser et assortir:•
et les faut auoir digerees et alambiquees, pour en tirer les raisons
et conclusions qu’elles portent. Il ne fut iamais tant d’historiens.
Bon est-il tousiours et vtile de les ouyr, car ils nous fournissent tout
plein de belles instructions et louables du magasin de leur memoire.
Grande partie certes, au secours de la vie. Mais nous ne3
cherchons pas cela pour cette heure, nous cherchons si ces recitateurs
et recueilleurs sont louables eux-mesmes. Ie hay toute
sorte de tyrannie, et la parliere, et l’effectuelle. Ie me bande volontiers
contre ces vaines circonstances, qui pipent nostre iugement
par les sens: et me tenant au guet de ces grandeurs extraordinaires,•
ay trouué que ce sont pour le plus, des hommes comme les
autres:
Rarus enim fermè sensus communis in illa
Fortuna.
A l’auanture les estime lon, et apperçoit moindres qu’ils ne sont,
d’autant qu’ils entreprennent plus, et se montrent plus, ils ne respondent
point au faix qu’ils ont pris. Il faut qu’il y ayt plus de vigueur,
et de pouuoir au porteur, qu’en la charge. Celuy qui n’a pas
remply sa force, il vous laisse deuiner, s’il a encore de la force au•
delà, et s’il a esté essayé iusques à son dernier poinct. Celuy qui
succombe à sa charge, il descouure sa mesure, et la foiblesse de
ses espaules. C’est pourquoy on voit tant d’ineptes ames entre les
sçauantes, et plus que d’autres. Il s’en fust faict des bons hommes
de mesnage, bons marchans, bons artizans: leur vigueur naturelle1
estoit taillee à cette proportion. C’est chose de grand poix que la
science, ils fondent dessoubs. Pour estaller et distribuer cette riche
et puissante matiere, pour l’employer et s’en ayder: leur engin
n’a, ny assez de vigueur, ny assez de maniement. Elle ne peut qu’en
vne forte nature: or elles sont bien rares. Et les foibles, dit Socrates,•
corrompent la dignité de la philosophie en la maniant. Elle
paroist et inutile et vicieuse, quand elle est mal estuyee. Voyla
comment ils se gastent et affollent.
Humani qualis simulator simius oris,
Quem puer arridens, pretioso stamine serum2
Velauit, nudásques nates ac terga reliquit,
Ludibrium mensis.
A ceux pareillement, qui nous regissent et commandent, qui tiennent
le monde en leur main, ce n’est pas assez d’auoir vn entendement
commun: de pouuoir ce que nous pouuons. Ils sont bien•
loing au dessoubs de nous, s’ils ne sont bien loing au dessus.
Comme ils promettent plus, ils doiuent aussi plus. Et pourtant
leur est le silence, non seulement contenance de respect et grauité,
mais encore souuent de profit et de mesnage. Car Megabysus estant
allé voir Apelles en son ouurouer, fut long temps sans mot dire:3
et puis commença à discourir de ses ouurages. Dont il reçeut cette
reprimende: Tandis que tu as gardé silence, tu semblois quelque
grande chose, à cause de tes cheines et de ta pompe: mais
maintenant, qu’on t’a ouy parler, il n’est pas iusques aux garsons
de ma boutique qui ne te mesprisent. Ces magnifiques atours, ce•
grand estat, ne luy permettoient point d’estre ignorant d’vne ignorance
populaire: et de parler impertinemment de la peinture. Il deuoit
maintenir muet, cette externe et presomptiue suffisance. A combien
de sottes ames en mon temps, a seruy vne mine froide et taciturne,
de tiltre de prudence et de capacité? Les dignitez, les charges, se4
donnent necessairement, plus par fortune que par merite: et a lon
tort souuent de s’en prendre aux Roys. Au rebours c’est merueille
qu’ils y ayent tant d’heur, y ayans si peu d’adresse: Principis est
virtus maxima, nosse suos. Car la nature ne leur a pas donné la
veuë, qui se puisse estendre à tant de peuple, pour en discerner la•
precellence: et perser nos poitrines, où loge la cognoissance de
nostre volonté et de nostre meilleure valeur. Il faut qu’ils nous
trient par coniecture, et à tastons: par la race, les richesses, la
doctrine, la voix du peuple: tres-foibles argumens. Qui pourroit
trouuer moyen, qu’on en peust iuger par iustice, et choisir les1
hommes par raison, establiroit de ce seul trait, vne parfaite forme
de police. Ouy mais, il a mené à poinct ce grand affaire. C’est
dire quelque chose; mais ce n’est pas assez dire. Car cette sentence
est iustement receuë, Qu’il ne faut pas iuger les conseils par
les euenemens. Les Carthaginois punissoient les mauuais aduis de•
leurs capitaines, encore qu’ils fussent corrigez par vne heureuse
yssue. Et le peuple Romain a souuent refusé le triomphe à des
grandes et tres-vtiles victoires, par ce que la conduitte du chef ne
respondoit point à son bon heur. On s’apperçoit ordinairement aux
actions du monde, que la fortune, pour nous apprendre, combien2
elle peut en toutes choses: et qui prent plaisir à rabatre nostre
presomption: n’ayant peu faire les mal-habiles sages, elle les fait
heureux, à l’enuy de la vertu. Et se mesle volontiers à fauoriser les
executions, où la trame est plus purement sienne. D’où il se voit
tous les iours, que les plus simples d’entre nous, mettent à fin de•
tres-grandes besongnes et publiques et priuees. Et comme Sirannez
le Persien, respondit à ceux qui s’estonnoient comme ses affaires succedoient
si mal, veu que ses propos estoient si sages: Qu’il estoit
seul maistre de ses propos, mais du succez de ses affaires, c’estoit
la fortune. Ceux-cy peuuent respondre de mesme: mais d’vn contraire3
biais. La plus part des choses du monde se font par elles
mesmes.
Fata viam inueniunt.
L’issuë authorise souuent vne tresinepte conduite. Nostre entremise
n’est quasi qu’vne routine: et plus communement consideration•
d’vsage, et d’exemple, que de raison. Estonné de la grandeur de
l’affaire, i’ay autrefois sçeu par ceuz qui l’auoient mené à fin, leurs
motifs et leur addresse: ie n’y ay trouué que des aduis vulgaires:
et les plus vulgaires et vsitez, sont aussi peut-estre, les plus seurs
et plus commodes à la pratique, sinon à la montre. Quoy si les
plus plattes raisons, sont les mieux assises: les plus basses et lasches,
et les plus battues, se couchent mieux aux affaires? Pour•
conseruer l’authorité du conseil des Roys, il n’est pas besoing que
les personnes profanes y participent, et y voyent plus auant que de
la premiere barriere. Il se doibt reuerer à credit et en bloc, qui en
veut nourrir la reputation. Ma consultation esbauche vn peu la matiere,
et la considere legerement par ses premiers visages: le fort1
et principal de la besongne, i’ay accoustumé de le resigner au ciel,
Permitte diuis cætera.
L’heur et le mal’heur, sont à mon gré deux souueraines puissances.
C’est imprudence, d’estimer que l’humaine prudence puisse
remplir le rolle de la fortune. Et vaine est l’entreprise de celuy, qui•
presume d’embrasser et causes et consequences, et mener par la main,
le progrez de son faict. Vaine sur tout aux deliberations guerrieres.
Il ne fut iamais plus de circonspection et prudence militaire, qu’il
s’en voit par fois entre nous. Seroit ce qu’on crainct de se perdre en
chemin, se reseruant à la catastrophe de ce ieu? Ie dis plus, que2
nostre sagesse mesme et consultation, suit pour la plus part la conduicte
du hazard. Ma volonté et mon discours, se remue tantost
d’vn air, tantost d’vn autre: et y a plusieurs de ces mouuemens,
qui se gouuernent sans moy. Ma raison a des impulsions et agitations
iournallieres, et casuelles:•
Vertuntur species animorum, et pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt.
Qu’on regarde qui sont les plus puissans aux villes, et qui font
mieux leurs besongnes: on trouuera ordinairement, que ce sont les3
moins habiles. Il est aduenu aux femmelettes, aux enfans, et aux
insensez, de commander des grands estats, à l’esgal des plus suffisans
Princes. Et y rencontrent, dit Thucydides, plus ordinairement
les grossiers que les subtils. Nous attribuons les effects de leur
bonne fortune à leur prudence.•
Vt quisque Fortuna vtitur,
Ita præcellet: atque exinde sapere illum omnes dicimus.
Parquoy ie dis bien, en toutes façons, que les euenemens, sont maigres
tesmoings de nostre prix et capacité. Or i’estois sur ce
poinct, qu’il ne faut que voir vn homme esleué en dignité: quand
nous l’aurions cogneu trois iours deuant, homme de peu: il coule
insensiblement en nos opinions, vne image de grandeur, de suffisance,
et nous persuadons que croissant de train et de credit, il est
creu de merite. Nous iugeons de luy non selon sa valeur: mais à la•
mode des getons, selon la prerogatiue de son rang. Que la chanse
tourne aussi, qu’il retombe et se mesle à la presse: chacun s’enquiert
auec admiration de la cause qui l’auoit guindé si haut. Est-ce
luy? faict on: n’y sçauoit il autre chose quand il y estoit? les
Princes se contentent ils de si peu? nous estions vrayement en1
bonnes mains. C’est chose que i’ay veu souuent de mon temps.
Voyre et le masque des grandeurs, qu’on represente aux comedies,
nous touche aucunement et nous pippe. Ce que i’adore moy-mesmes
aux Roys, c’est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et
soubmission leur est deuë, sauf celle de l’entendement. Ma raison•
n’est pas duite à se courber et fleschir, ce sont mes genoux. Melanthius
interrogé ce qu’il luy sembloit de la tragedie de Dionysius:
Ie ne l’ay, dit-il, point veuë, tant elle est offusquee de langage.
Aussi la pluspart de ceux qui iugent les discours des grans, deburoient
dire: Ie n’ay point entendu son propos, tant il estoit offusqué2
de grauité, de grandeur, et de majesté. Antisthenes suadoit vn
iour aux Atheniens, qu’ils commandassent, que leurs asnes fussent
aussi bien employez au labourage des terres, comme estoyent les
cheuaux: sur quoy il luy fut respondu, que cet animal n’estoit pas
nay à vn tel seruice: C’est tout vn, repliqua il; il n’y va que de•
vostre ordonnance: car les plus ignorans et incapables hommes,
que vous employez aux commandemens de vos guerres, ne laissent
pas d’en deuenir incontinent tres-dignes, par ce que vous les y employez.
A quoy touche l’vsage de tant de peuples, qui canonizent le
Roy, qu’ils ont faict d’entre eux, et ne se contentent point de l’honnorer,3
s’ils ne l’adorent. Ceux de Mexico, dépuis que les ceremonies
de son sacre sont paracheuees, n’osent plus le regarder au visage:
ains comme s’ils l’auoient deifié par sa royauté, entre les serments
qu’ils luy font iurer, de maintenir leur religion, leurs loix, leurs libertez,
d’estre vaillant, iuste et debonnaire: il jure aussi, de faire•
marcher le soleil en sa lumiere accoustumee: d’esgouster les nuees
en temps opportun: courir aux riuieres leurs cours: et faire porter
à la terre toutes choses necessaires à son peuple. Ie suis
diuers à cette façon commune: et me deffie plus de la suffisance,
quand ie la vois accompagnée de grandeur de fortune, et de recommandation
populaire. Il nous fault prendre garde, combien c’est,
de parler à son heure, de choisir son poinct, de rompre le propos,
ou le changer, d’vne authorité magistrale: de se deffendre des•
oppositions d’autruy, par vn mouuement de teste, vn sous-ris, ou
vn silence, deuant vne assistance, qui tremble de reuerence et de
respect. Vn homme de monstrueuse fortune, venant mesler son
aduis à certain leger propos, qui se demenoit tout laschement, en
sa table, commença iustement ainsi: Ce ne peut estre qu’vn menteur1
ou ignorant, qui dira autrement que, etc. Suyuez cette
poincte philosophique, vn poignart à la main. Voicy vn autre
aduertissement, duquel ie tire grand vsage. C’est qu’aux disputes
et conferences, tous les mots qui nous semblent bons, ne doiuent
pas incontinent estre acceptez. La plus part des hommes sont riches•
d’vne suffisance estrangere. Il peut bien aduenir à tel, de dire vn
beau traict, vne bonne responce et sentence, et la mettre en auant,
sans en cognoistre la force. Qu’on ne tient pas tout ce qu’on emprunte,
à l’aduenture se pourra-il verifier par moy-mesme. Il n’y
faut point tousiours ceder, quelque verité ou beauté qu’elle ayt. Ou2
il la faut combatre à escient, ou se tirer arriere, soubs couleur de
ne l’entendre pas: pour taster de toutes parts, comment elle est
logee en son autheur. Il peut aduenir, que nous nous enferrons, et
aydons au coup, outre sa portee. I’ay autrefois employé à la necessité
et presse du combat, des reuirades, qui ont faict faucee outre•
mon dessein, et mon esperance. Ie ne les donnois qu’en nombre, on
les reçeuoit en poix. Tout ainsi, comme, quand ie debats contre vn
homme vigoureux; ie me plais d’anticiper ses conclusions: ie luy
oste la peine de s’interpreter: i’essaye de preuenir son imagination
imparfaicte encores et naissante: l’ordre et la pertinence de son3
entendement, m’aduertit et menace de loing: de ces autres ie fais
tout le rebours, il ne faut rien entendre que par eux, ny rien presupposer.
S’ils iugent en parolles vniuerselles: Cecy est bon,
cela ne l’est pas; et qu’ils rencontrent, voyez si c’est la fortune, qui
rencontre pour eux. Qu’ils circonscriuent et restreignent vn peu
leur sentence: Pourquoy c’est; par où c’est. Ces iugements vniuersels,
que ie voy si ordinaires, ne disent rien. Ce sont gents, qui salüent
tout vn peuple, en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye•
cognoissance, le salüent et remarquent nommement et particulierement.
Mais c’est vne hazardeuse entreprinse. D’où i’ay veu plus
souuent que tous les iours, aduenir que les esprits foiblement fondez,
voulants faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque
ouurage, le point de la beauté: arrestent leur admiration, d’vn1
si mauuais choix, qu’au lieu de nous appprendre l’excellence de
l’autheur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation
est seure: Voyla qui est beau: ayant oüy vne entiere page
de Vergile. Par là se sauuent les fins. Mais d’entreprendre à le
suiure par espaulettes, et de iugement expres et trié, vouloir remarquer•
par où vn bon autheur se surmonte: poisant les mots, les
phrases, les inuentions et ses diuerses vertus, l’vne apres l’autre:
ostez vous de là. Videndum est non modo quid quisque loquatur, sed
etiam quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat.
I’oy journellement dire à des sots, des mots non sots. Ils disent2
vne bonne chose: sçachons iusques où ils la cognoissent,
voyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau
mot, et cette belle raison, qu’ils ne possedent pas, ils ne l’ont
qu’en garde: ils l’auront produicte à l’auanture, et à tastons, nous
la leur mettons en credit et en prix. Vous leur prestez la main. A•
quoy faire? Ils ne vous en sçauent nul gré, et en deuiennent plus
ineptes. Ne les secondez pas, laissez les aller: ils manieront cette
matiere, comme gens qui ont peur de s’eschauder, ils n’osent luy
changer d’assiette et de iour, ny l’enfoncer. Croullez la tant soit
peu; elle leur eschappe: ils vous la quittent, toute forte et belle3
qu’elle est. Ce sont belles armes: mais elles sont mal emmanchees.
Combien de fois en ay-ie veu l’experience? Or si vous venez à les
esclaircir et confirmer, ils vous saisissent et desrobent incontinent
cet aduantage de vostre interpretation: C’estoit ce que ie voulois
dire: voyla iustement ma conception: si ie ne l’ay ainsin exprimé, ce
n’est que faute de langue. Souflez. Il faut employer la malice
mesme, à corriger cette fiere bestise. Le dogme d’Hegesias, Qu’il ne
faut ny haïr, ny accuser: ains instruire: a de la raison ailleurs.
Mais icy, c’est iniustice et inhumanité de secourir et redresser celuy,•
qui n’en a que faire, et qui en vaut moins. I’ayme à les laisser
embourber et empestrer encore plus qu’ils ne sont: et si auant, s’il
est possible, qu’en fin ils se recognoissent. La sottise et desreglement
de sens, n’est pas chose guerissable par vn traict d’aduertissement.
Et pouuons proprement dire de cette reparation, ce que1
Cyrus respond à celuy, qui le presse d’enhorter son ost, sur le
point d’vne bataille: Que les hommes ne se rendent pas courageux
et belliqueux sur le champ, par vne bonne harangue: non plus
qu’on ne deuient incontinent musicien, pour ouyr vne bonne chanson.
Ce sont apprentissages, qui ont à estre faicts auant la main,•
par longue et constante institution. Nous deuons ce soing aux nostres,
et cette assiduité de correction et d’instruction: mais d’aller
prescher le premier passant, et regenter l’ignorance ou ineptie du
premier rencontré, c’est vn vsage auquel ie veux grand mal. Rarement
le fais-ie, aux propos mesme qui se passent auec moy, et2
quitte plustost tout, que de venir à ces instructions reculees et magistrales.
Mon humeur n’est propre, non plus à parler qu’à escrire,
pour les principians. Mais aux choses qui se disent en commun, ou
entre autres, pour fauces et absurdes que ie les iuge, ie ne me iette
iamais à la trauerse, ny de parole ny de signe. Au demeurant•
rien ne me despite tant en la sottise, que, dequoy elle se plaist
plus, que aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C’est
mal’heur, que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de
vous, et vous en enuoye tousiours mal content et craintif: là où
l’opiniastreté et la temerité, remplissent leurs hostes d’esiouïssance3
et d’asseurance. C’est aux plus mal habiles de regarder les autres
hommes par dessus l’espaule, s’en retournans tousiours du combat,
pleins de gloire et d’allegresse. Et le plus souuent encore cette outrecuidance
de langage et gayeté de visage, leur donne gaigné, à
l’endroit de l’assistance, qui est communément foible et incapable de•
bien iuger, et discerner les vrays aduantages. L’obstination et ardeur
d’opinion, est la plus seure preuue de bestise. Est il rien certain,
resolu, dedeigneux, contemplatif, serieux, graue, comme l’asne?
Pouuons nous pas mesler au tiltre de la conference et communication,
les deuis poinctus et coupez que l’alegresse et la priuauté
introduit entre les amis, gaussans et gaudissans plaisamment et
vifuement les vns les autres? Exercice auquel ma gayeté naturelle•
me rend assez propre. Et s’il n’est aussi tendu et serieux que cet
autre exercice que ie viens de dire, il n’est pas moins aigu et ingenieux,
ny moins profitable, comme il sembloit à Lycurgus. Pour
mon regard i’y apporte plus de liberté que d’esprit, et y ay plus
d’heur que d’inuention: mais ie suis parfaict en la souffrance: car1
i’endure la reuenche, non seulement aspre, mais indiscrete aussi,
sans alteration. Et à la charge qu’on me fait, si ie n’ay dequoy repartir
brusquement sur le champ, ie ne vay pas m’amusant à suiure
cette poincte, d’vne contestation ennuyeuse et lasche, tirant à l’opiniastreté.
Ie la laisse passer, et baissant ioyeusement les oreilles,•
remets d’en auoir ma raison à quelque heure meilleure. Il n’est pas
marchant qui tousiours gaigne. La plus part changent de visage, et
de voix, où la force leur faut: et par vne importune cholere, au
lieu de se venger, accusent leur foiblesse, ensemble et leur impatience.
En cette gaillardise nous pinçons par fois des cordes secrettes2
de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouuons toucher
sans offence: et nous entraduertissons vtilement de nos deffauts.
C’est imprudence, d’estimer que l’humaine prudence puisse
remplir le rolle de la fortune. Et vaine est l’entreprise de celuy, qui•
presume d’embrasser et causes et consequences, et mener par la main,
le progrez de son faict. Vaine sur tout aux deliberations guerrieres.
Il ne fut iamais plus de circonspection et prudence militaire, qu’il
s’en voit par fois entre nous. Seroit ce qu’on crainct de se perdre en
chemin, se reseruant à la catastrophe de ce ieu? Ie dis plus, que2
nostre sagesse mesme et consultation, suit pour la plus part la conduicte
du hazard. Ma volonté et mon discours, se remue tantost
d’vn air, tantost d’vn autre: et y a plusieurs de ces mouuemens,
qui se gouuernent sans moy. Ma raison a des impulsions et agitations
iournallieres, et casuelles:•
Vertuntur species animorum, et pectora motus
Nunc alios, alios dum nubila ventus agebat,
Concipiunt.
Qu’on regarde qui sont les plus puissans aux villes, et qui font
mieux leurs besongnes: on trouuera ordinairement, que ce sont les3
moins habiles. Il est aduenu aux femmelettes, aux enfans, et aux
insensez, de commander des grands estats, à l’esgal des plus suffisans
Princes. Et y rencontrent, dit Thucydides, plus ordinairement
les grossiers que les subtils. Nous attribuons les effects de leur
bonne fortune à leur prudence.•
Vt quisque Fortuna vtitur,
Ita præcellet: atque exinde sapere illum omnes dicimus.
Parquoy ie dis bien, en toutes façons, que les euenemens, sont maigres
tesmoings de nostre prix et capacité. Or i’estois sur ce
poinct, qu’il ne faut que voir vn homme esleué en dignité: quand
nous l’aurions cogneu trois iours deuant, homme de peu: il coule
insensiblement en nos opinions, vne image de grandeur, de suffisance,
et nous persuadons que croissant de train et de credit, il est
creu de merite. Nous iugeons de luy non selon sa valeur: mais à la•
mode des getons, selon la prerogatiue de son rang. Que la chanse
tourne aussi, qu’il retombe et se mesle à la presse: chacun s’enquiert
auec admiration de la cause qui l’auoit guindé si haut. Est-ce
luy? faict on: n’y sçauoit il autre chose quand il y estoit? les
Princes se contentent ils de si peu? nous estions vrayement en1
bonnes mains. C’est chose que i’ay veu souuent de mon temps.
Voyre et le masque des grandeurs, qu’on represente aux comedies,
nous touche aucunement et nous pippe. Ce que i’adore moy-mesmes
aux Roys, c’est la foule de leurs adorateurs. Toute inclination et
soubmission leur est deuë, sauf celle de l’entendement. Ma raison•
n’est pas duite à se courber et fleschir, ce sont mes genoux. Melanthius
interrogé ce qu’il luy sembloit de la tragedie de Dionysius:
Ie ne l’ay, dit-il, point veuë, tant elle est offusquee de langage.
Aussi la pluspart de ceux qui iugent les discours des grans, deburoient
dire: Ie n’ay point entendu son propos, tant il estoit offusqué2
de grauité, de grandeur, et de majesté. Antisthenes suadoit vn
iour aux Atheniens, qu’ils commandassent, que leurs asnes fussent
aussi bien employez au labourage des terres, comme estoyent les
cheuaux: sur quoy il luy fut respondu, que cet animal n’estoit pas
nay à vn tel seruice: C’est tout vn, repliqua il; il n’y va que de•
vostre ordonnance: car les plus ignorans et incapables hommes,
que vous employez aux commandemens de vos guerres, ne laissent
pas d’en deuenir incontinent tres-dignes, par ce que vous les y employez.
A quoy touche l’vsage de tant de peuples, qui canonizent le
Roy, qu’ils ont faict d’entre eux, et ne se contentent point de l’honnorer,3
s’ils ne l’adorent. Ceux de Mexico, dépuis que les ceremonies
de son sacre sont paracheuees, n’osent plus le regarder au visage:
ains comme s’ils l’auoient deifié par sa royauté, entre les serments
qu’ils luy font iurer, de maintenir leur religion, leurs loix, leurs libertez,
d’estre vaillant, iuste et debonnaire: il jure aussi, de faire•
marcher le soleil en sa lumiere accoustumee: d’esgouster les nuees
en temps opportun: courir aux riuieres leurs cours: et faire porter
à la terre toutes choses necessaires à son peuple. Ie suis
diuers à cette façon commune: et me deffie plus de la suffisance,
quand ie la vois accompagnée de grandeur de fortune, et de recommandation
populaire. Il nous fault prendre garde, combien c’est,
de parler à son heure, de choisir son poinct, de rompre le propos,
ou le changer, d’vne authorité magistrale: de se deffendre des•
oppositions d’autruy, par vn mouuement de teste, vn sous-ris, ou
vn silence, deuant vne assistance, qui tremble de reuerence et de
respect. Vn homme de monstrueuse fortune, venant mesler son
aduis à certain leger propos, qui se demenoit tout laschement, en
sa table, commença iustement ainsi: Ce ne peut estre qu’vn menteur1
ou ignorant, qui dira autrement que, etc. Suyuez cette
poincte philosophique, vn poignart à la main. Voicy vn autre
aduertissement, duquel ie tire grand vsage. C’est qu’aux disputes
et conferences, tous les mots qui nous semblent bons, ne doiuent
pas incontinent estre acceptez. La plus part des hommes sont riches•
d’vne suffisance estrangere. Il peut bien aduenir à tel, de dire vn
beau traict, vne bonne responce et sentence, et la mettre en auant,
sans en cognoistre la force. Qu’on ne tient pas tout ce qu’on emprunte,
à l’aduenture se pourra-il verifier par moy-mesme. Il n’y
faut point tousiours ceder, quelque verité ou beauté qu’elle ayt. Ou2
il la faut combatre à escient, ou se tirer arriere, soubs couleur de
ne l’entendre pas: pour taster de toutes parts, comment elle est
logee en son autheur. Il peut aduenir, que nous nous enferrons, et
aydons au coup, outre sa portee. I’ay autrefois employé à la necessité
et presse du combat, des reuirades, qui ont faict faucee outre•
mon dessein, et mon esperance. Ie ne les donnois qu’en nombre, on
les reçeuoit en poix. Tout ainsi, comme, quand ie debats contre vn
homme vigoureux; ie me plais d’anticiper ses conclusions: ie luy
oste la peine de s’interpreter: i’essaye de preuenir son imagination
imparfaicte encores et naissante: l’ordre et la pertinence de son3
entendement, m’aduertit et menace de loing: de ces autres ie fais
tout le rebours, il ne faut rien entendre que par eux, ny rien presupposer.
S’ils iugent en parolles vniuerselles: Cecy est bon,
cela ne l’est pas; et qu’ils rencontrent, voyez si c’est la fortune, qui
rencontre pour eux. Qu’ils circonscriuent et restreignent vn peu
leur sentence: Pourquoy c’est; par où c’est. Ces iugements vniuersels,
que ie voy si ordinaires, ne disent rien. Ce sont gents, qui salüent
tout vn peuple, en foulle et en troupe. Ceux qui en ont vraye•
cognoissance, le salüent et remarquent nommement et particulierement.
Mais c’est vne hazardeuse entreprinse. D’où i’ay veu plus
souuent que tous les iours, aduenir que les esprits foiblement fondez,
voulants faire les ingenieux à remarquer en la lecture de quelque
ouurage, le point de la beauté: arrestent leur admiration, d’vn1
si mauuais choix, qu’au lieu de nous appprendre l’excellence de
l’autheur, ils nous apprennent leur propre ignorance. Cette exclamation
est seure: Voyla qui est beau: ayant oüy vne entiere page
de Vergile. Par là se sauuent les fins. Mais d’entreprendre à le
suiure par espaulettes, et de iugement expres et trié, vouloir remarquer•
par où vn bon autheur se surmonte: poisant les mots, les
phrases, les inuentions et ses diuerses vertus, l’vne apres l’autre:
ostez vous de là. Videndum est non modo quid quisque loquatur, sed
etiam quid quisque sentiat, atque etiam qua de causa quisque sentiat.
I’oy journellement dire à des sots, des mots non sots. Ils disent2
vne bonne chose: sçachons iusques où ils la cognoissent,
voyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau
mot, et cette belle raison, qu’ils ne possedent pas, ils ne l’ont
qu’en garde: ils l’auront produicte à l’auanture, et à tastons, nous
la leur mettons en credit et en prix. Vous leur prestez la main. A•
quoy faire? Ils ne vous en sçauent nul gré, et en deuiennent plus
ineptes. Ne les secondez pas, laissez les aller: ils manieront cette
matiere, comme gens qui ont peur de s’eschauder, ils n’osent luy
changer d’assiette et de iour, ny l’enfoncer. Croullez la tant soit
peu; elle leur eschappe: ils vous la quittent, toute forte et belle3
qu’elle est. Ce sont belles armes: mais elles sont mal emmanchees.
Combien de fois en ay-ie veu l’experience? Or si vous venez à les
esclaircir et confirmer, ils vous saisissent et desrobent incontinent
cet aduantage de vostre interpretation: C’estoit ce que ie voulois
dire: voyla iustement ma conception: si ie ne l’ay ainsin exprimé, ce
n’est que faute de langue. Souflez. Il faut employer la malice
mesme, à corriger cette fiere bestise. Le dogme d’Hegesias, Qu’il ne
faut ny haïr, ny accuser: ains instruire: a de la raison ailleurs.
Mais icy, c’est iniustice et inhumanité de secourir et redresser celuy,•
qui n’en a que faire, et qui en vaut moins. I’ayme à les laisser
embourber et empestrer encore plus qu’ils ne sont: et si auant, s’il
est possible, qu’en fin ils se recognoissent. La sottise et desreglement
de sens, n’est pas chose guerissable par vn traict d’aduertissement.
Et pouuons proprement dire de cette reparation, ce que1
Cyrus respond à celuy, qui le presse d’enhorter son ost, sur le
point d’vne bataille: Que les hommes ne se rendent pas courageux
et belliqueux sur le champ, par vne bonne harangue: non plus
qu’on ne deuient incontinent musicien, pour ouyr vne bonne chanson.
Ce sont apprentissages, qui ont à estre faicts auant la main,•
par longue et constante institution. Nous deuons ce soing aux nostres,
et cette assiduité de correction et d’instruction: mais d’aller
prescher le premier passant, et regenter l’ignorance ou ineptie du
premier rencontré, c’est vn vsage auquel ie veux grand mal. Rarement
le fais-ie, aux propos mesme qui se passent auec moy, et2
quitte plustost tout, que de venir à ces instructions reculees et magistrales.
Mon humeur n’est propre, non plus à parler qu’à escrire,
pour les principians. Mais aux choses qui se disent en commun, ou
entre autres, pour fauces et absurdes que ie les iuge, ie ne me iette
iamais à la trauerse, ny de parole ny de signe. Au demeurant•
rien ne me despite tant en la sottise, que, dequoy elle se plaist
plus, que aucune raison ne se peut raisonnablement plaire. C’est
mal’heur, que la prudence vous deffend de vous satisfaire et fier de
vous, et vous en enuoye tousiours mal content et craintif: là où
l’opiniastreté et la temerité, remplissent leurs hostes d’esiouïssance3
et d’asseurance. C’est aux plus mal habiles de regarder les autres
hommes par dessus l’espaule, s’en retournans tousiours du combat,
pleins de gloire et d’allegresse. Et le plus souuent encore cette outrecuidance
de langage et gayeté de visage, leur donne gaigné, à
l’endroit de l’assistance, qui est communément foible et incapable de•
bien iuger, et discerner les vrays aduantages. L’obstination et ardeur
d’opinion, est la plus seure preuue de bestise. Est il rien certain,
resolu, dedeigneux, contemplatif, serieux, graue, comme l’asne?
Pouuons nous pas mesler au tiltre de la conference et communication,
les deuis poinctus et coupez que l’alegresse et la priuauté
introduit entre les amis, gaussans et gaudissans plaisamment et
vifuement les vns les autres? Exercice auquel ma gayeté naturelle•
me rend assez propre. Et s’il n’est aussi tendu et serieux que cet
autre exercice que ie viens de dire, il n’est pas moins aigu et ingenieux,
ny moins profitable, comme il sembloit à Lycurgus. Pour
mon regard i’y apporte plus de liberté que d’esprit, et y ay plus
d’heur que d’inuention: mais ie suis parfaict en la souffrance: car1
i’endure la reuenche, non seulement aspre, mais indiscrete aussi,
sans alteration. Et à la charge qu’on me fait, si ie n’ay dequoy repartir
brusquement sur le champ, ie ne vay pas m’amusant à suiure
cette poincte, d’vne contestation ennuyeuse et lasche, tirant à l’opiniastreté.
Ie la laisse passer, et baissant ioyeusement les oreilles,•
remets d’en auoir ma raison à quelque heure meilleure. Il n’est pas
marchant qui tousiours gaigne. La plus part changent de visage, et
de voix, où la force leur faut: et par vne importune cholere, au
lieu de se venger, accusent leur foiblesse, ensemble et leur impatience.
En cette gaillardise nous pinçons par fois des cordes secrettes2
de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouuons toucher
sans offence: et nous entraduertissons vtilement de nos deffauts.
Il y a d’autres ieux de main, indiscrets et aspres, à la Françoise:
que ie hay mortellement: i’ay la peau tendre et sensible: i’en ay
veu en ma vie, enterrer deux Princes de nostre sang royal. Il fait•
laid se battre en s’esbatant. Au reste, quand ie veux iuger de
quelqu’vn, ie luy demande combien il se contente de soy: iusques
où son parler ou sa besongne luy plaist. Ie veux euiter ces belles
excuses, Ie le fis en me ioüant:
Ablatum mediis opus est incudibus istud:3
ie n’y fus pas vne heure: ie ne l’ay reueu depuis. Or dis-ie, laissons
donc ces pieces, donnez m’en vne qui vous represente bien
entier, par laquelle il vous plaise qu’on vous mesure. Et puis: que
trouuez vous le plus beau en vostre ouurage? est-ce ou cette
partie, ou cette cy? la grace, ou la matiere, ou l’inuention, ou le•
iugement, ou la science? Car ordinairement ie m’apperçoy, qu’on
faut autant à iuger de sa propre besongne, que de celle d’autruy.
Non seulement pour l’affection qu’on y mesle: mais pour n’auoir la
suffisance de la cognoistre et distinguer. L’ouurage de sa propre
force, et fortune, peult seconder l’ouurier et le deuancer outre son1
inuention, et cognoissance. Pour moy, ie ne iuge la valeur d’autre
besongne, plus obscurement que de la mienne: et loge les Essais
tantost bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement. Il
y a plusieurs liures vtiles à raison de leurs subiects, desquels l’autheur
ne tire aucune recommandation: et des bons liures, comme•
des bons ouurages, qui font honte à l’ouurier. I’escriray la façon
de nos conuiues, et de nos vestemens: et l’escriray de mauuaise
grace: ie publieray les edicts de mon temps, et les lettres des
Princes qui passent és mains publiques: ie feray vn abbregé sur vn
bon liure (et tout abbregé sur vn bon liure est vn sot abbregé) lequel2
liure viendra à se perdre: et choses semblables. La posterité
retirera vtilité singuliere de telles compositions: moy quel honneur,
si ce n’est de ma bonne fortune? Bonne part des liures fameux,
sont de cette condition. Quand ie leuz Philippes de Comines,
il y a plusieurs annees, tresbon autheur certes; i’y remarquay ce•
mot pour non vulgaire: Qu’il se faut bien garder de faire tant de
seruice à son maistre, qu’on l’empesche d’en trouuer la iuste recompence.
Ie deuois louer l’inuention, non pas luy. Ie la rencontray en
Tacitus, il n’y a pas long temps: Beneficia eò vsque læta sunt, dum
videntur exolui passe; vbi multum anteuenere, pro gratta odium redditur.3
Et Seneque vigoureusement: Nam qui putat esse turpe non reddere,
non vult esse cui reddat. Q. Cicero d’vn biais plus lasche: Qui
se non putat satisfacere modo amicus esse nullo, potest. Le subiect selon
qu’il est, peut faire trouuer vn homme sçauant et memorieux: mais
pour iuger en luy les parties plus siennes, et plus dignes, la force et•
beaute de son ame: il faut sçauoir ce qui est sien, et ce qui ne l’est
point: et en ce qui n’est pas sien, combien on luy doibt en consideration
du choix, disposition, ornement, et langage qu’il a fourny.
Quoy, s’il y a emprunté la matiere, et empiré la forme? comme il
aduient souuent. Nous autres qui auons peu de practique auec les•
liures, sommes en cette peine: que quand nous voyons quelque belle
inuention en vn poëte nouueau, quelque fort argument en vn prescheur,
nous n’osons pourtant les en louer, que nous n’ayons prins
instruction de quelque sçauant, si cette piece leur est propre, ou
si elle est estrangere. Iusques lors ie me tiens tousiours sur mes1
gardes. Ie viens de courre d’vn fil, l’histoire de Tacitus (ce qui
ne m’aduient guere, il y a vingt ans que ie ne mis en liure, vne
heure de suite) et l’ay faict, à la suasion d’vn Gentil-homme que
la France estime beaucoup: tant pour sa valeur propre, que pour
vne constante forme de suffisance, et bonté, qui se voit en plusieurs•
freres qu’ils sont. Ie ne sçache point d’autheur, qui mesle à vn registre
public, tant de consideration des mœurs, et inclinations particulieres.
Et me semble le rebours, de ce qu’il luy semble à luy:
qu’ayant specialement à suiure les vies des Empereurs de son temps,
si diuerses et extremes, en toute sorte de formes: tant de notables2
actions, que nommément leur cruauté produisit en leurs subiects:
il auoit vne matiere plus forte et attirante, à discourir et à narrer,
que s’il eust eu à dire des batailles et agitations vniuerselles. Si que
souuent ie le trouue sterile, courant par dessus ces belles morts,
comme s’il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur.•
Cette forme d’histoire, est de beaucoup la plus vtile. Les mouuemens
publics, dependent plus de la conduicte de la Fortune, les
priuez de la nostre. C’est plustost vn iugement, que deduction d’histoire:
il y a plus de preceptes, que de contes: ce n’est pas vn
liure à lire, c’est vn liure à estudier et apprendre: il est si plein de3
sentences, qu’il y en a à tort et à droict: c’est vne pepiniere de
discours ethiques, et politiques, pour la prouision et ornement de
ceux, qui tiennent quelque rang au maniement du monde. Il plaide
tousiours par raisons solides et vigoureuses, d’vne façon poinctue,
et subtile: suyuant le stile affecté du siecle. Ils aymoient tant à s’enfler,•
qu’où ils ne trouuoyent de la poincte et subtilité aux choses,
ils l’empruntoyent des parolles. Il ne retire pas mal à l’escrire de
Seneque. Il me semble plus charnu, Seneque plus aigu. Son seruice
est plus propre à vn estat trouble et malade, comme est le nostre
present: vous diriez souuent qu’il nous peinct et qu’il nous pinse.
que ie hay mortellement: i’ay la peau tendre et sensible: i’en ay
veu en ma vie, enterrer deux Princes de nostre sang royal. Il fait•
laid se battre en s’esbatant. Au reste, quand ie veux iuger de
quelqu’vn, ie luy demande combien il se contente de soy: iusques
où son parler ou sa besongne luy plaist. Ie veux euiter ces belles
excuses, Ie le fis en me ioüant:
Ablatum mediis opus est incudibus istud:3
ie n’y fus pas vne heure: ie ne l’ay reueu depuis. Or dis-ie, laissons
donc ces pieces, donnez m’en vne qui vous represente bien
entier, par laquelle il vous plaise qu’on vous mesure. Et puis: que
trouuez vous le plus beau en vostre ouurage? est-ce ou cette
partie, ou cette cy? la grace, ou la matiere, ou l’inuention, ou le•
iugement, ou la science? Car ordinairement ie m’apperçoy, qu’on
faut autant à iuger de sa propre besongne, que de celle d’autruy.
Non seulement pour l’affection qu’on y mesle: mais pour n’auoir la
suffisance de la cognoistre et distinguer. L’ouurage de sa propre
force, et fortune, peult seconder l’ouurier et le deuancer outre son1
inuention, et cognoissance. Pour moy, ie ne iuge la valeur d’autre
besongne, plus obscurement que de la mienne: et loge les Essais
tantost bas, tantost haut, fort inconstamment et doubteusement. Il
y a plusieurs liures vtiles à raison de leurs subiects, desquels l’autheur
ne tire aucune recommandation: et des bons liures, comme•
des bons ouurages, qui font honte à l’ouurier. I’escriray la façon
de nos conuiues, et de nos vestemens: et l’escriray de mauuaise
grace: ie publieray les edicts de mon temps, et les lettres des
Princes qui passent és mains publiques: ie feray vn abbregé sur vn
bon liure (et tout abbregé sur vn bon liure est vn sot abbregé) lequel2
liure viendra à se perdre: et choses semblables. La posterité
retirera vtilité singuliere de telles compositions: moy quel honneur,
si ce n’est de ma bonne fortune? Bonne part des liures fameux,
sont de cette condition. Quand ie leuz Philippes de Comines,
il y a plusieurs annees, tresbon autheur certes; i’y remarquay ce•
mot pour non vulgaire: Qu’il se faut bien garder de faire tant de
seruice à son maistre, qu’on l’empesche d’en trouuer la iuste recompence.
Ie deuois louer l’inuention, non pas luy. Ie la rencontray en
Tacitus, il n’y a pas long temps: Beneficia eò vsque læta sunt, dum
videntur exolui passe; vbi multum anteuenere, pro gratta odium redditur.3
Et Seneque vigoureusement: Nam qui putat esse turpe non reddere,
non vult esse cui reddat. Q. Cicero d’vn biais plus lasche: Qui
se non putat satisfacere modo amicus esse nullo, potest. Le subiect selon
qu’il est, peut faire trouuer vn homme sçauant et memorieux: mais
pour iuger en luy les parties plus siennes, et plus dignes, la force et•
beaute de son ame: il faut sçauoir ce qui est sien, et ce qui ne l’est
point: et en ce qui n’est pas sien, combien on luy doibt en consideration
du choix, disposition, ornement, et langage qu’il a fourny.
Quoy, s’il y a emprunté la matiere, et empiré la forme? comme il
aduient souuent. Nous autres qui auons peu de practique auec les•
liures, sommes en cette peine: que quand nous voyons quelque belle
inuention en vn poëte nouueau, quelque fort argument en vn prescheur,
nous n’osons pourtant les en louer, que nous n’ayons prins
instruction de quelque sçauant, si cette piece leur est propre, ou
si elle est estrangere. Iusques lors ie me tiens tousiours sur mes1
gardes. Ie viens de courre d’vn fil, l’histoire de Tacitus (ce qui
ne m’aduient guere, il y a vingt ans que ie ne mis en liure, vne
heure de suite) et l’ay faict, à la suasion d’vn Gentil-homme que
la France estime beaucoup: tant pour sa valeur propre, que pour
vne constante forme de suffisance, et bonté, qui se voit en plusieurs•
freres qu’ils sont. Ie ne sçache point d’autheur, qui mesle à vn registre
public, tant de consideration des mœurs, et inclinations particulieres.
Et me semble le rebours, de ce qu’il luy semble à luy:
qu’ayant specialement à suiure les vies des Empereurs de son temps,
si diuerses et extremes, en toute sorte de formes: tant de notables2
actions, que nommément leur cruauté produisit en leurs subiects:
il auoit vne matiere plus forte et attirante, à discourir et à narrer,
que s’il eust eu à dire des batailles et agitations vniuerselles. Si que
souuent ie le trouue sterile, courant par dessus ces belles morts,
comme s’il craignoit nous fascher de leur multitude et longueur.•
Cette forme d’histoire, est de beaucoup la plus vtile. Les mouuemens
publics, dependent plus de la conduicte de la Fortune, les
priuez de la nostre. C’est plustost vn iugement, que deduction d’histoire:
il y a plus de preceptes, que de contes: ce n’est pas vn
liure à lire, c’est vn liure à estudier et apprendre: il est si plein de3
sentences, qu’il y en a à tort et à droict: c’est vne pepiniere de
discours ethiques, et politiques, pour la prouision et ornement de
ceux, qui tiennent quelque rang au maniement du monde. Il plaide
tousiours par raisons solides et vigoureuses, d’vne façon poinctue,
et subtile: suyuant le stile affecté du siecle. Ils aymoient tant à s’enfler,•
qu’où ils ne trouuoyent de la poincte et subtilité aux choses,
ils l’empruntoyent des parolles. Il ne retire pas mal à l’escrire de
Seneque. Il me semble plus charnu, Seneque plus aigu. Son seruice
est plus propre à vn estat trouble et malade, comme est le nostre
present: vous diriez souuent qu’il nous peinct et qu’il nous pinse.
Ceux qui doubtent de sa foy, s’accusent assez de luy vouloir mal
d’ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du bon party aux affaires
Romaines. Ie me plains vn peu toutesfois, dequoy il a iugé de•
Pompeius plus aigrement, que ne porte l’aduis des gens de bien,
qui ont vescu et traicté auec luy: de l’auoir estimé du tout pareil à
Marius et à Sylla, sinon d’autant qu’il estoit plus couuert. On n’a
pas exempté d’ambition, son intention au gouuernement des affaires,
ny de vengeance: et ont crainct ses amis mesmes, que la victoire1
l’eust emporté outre les bornes de la raison: mais non pas
iusques a vne mesure si effrenee. Il n’y a rien en sa vie, qui nous
ayt menassé d’vne si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne faut-il
pas contrepoiser le souspçon à l’euidence: ainsi ie ne l’en crois
pas. Que ses narrations soient naifues et droictes, il se pourroit à•
l’auanture argumenter de cecy mesme: Qu’elles ne s’appliquent
pas tousiours exactement aux conclusions de ses iugements: lesquels
il suit selon la pente qu’il y a prise, souuent outre la matiere
qu’il nous montre: laquelle il n’a daigné incliner d’vn seul air. Il
n’a pas besoing d’excuse, d’auoir approuué la religion de son temps,2
selon les loix qui luy commandoient, et ignoré la vraye. Cela, c’est
son malheur, non pas son defaut. I’ay principalement consideré
son iugement, et n’en suis pas bien esclaircy par tout. Comme ces
mots de la lettre que Tibere vieil et malade, enuoyoit au Senat:
Que vous escriray-ie messieurs, ou comment vous escriray-ie, ou•
que ne vous escriray-ie point, en ce temps? Les dieux, et les deesses
me perdent pirement, que ie ne me sens tous les iours perir, si ie
le sçay. Ie n’apperçoy pas pourquoy il les applique si certainement,
à vn poignant remors qui tourmente la conscience de Tibere. Aumoins
lors que i’estois à mesme, ie ne le vis point. Cela m’a semblé3
aussi vn peu lasche, qu’ayant eu à dire, qu’il auoit exercé certain
honnorable magistrat à Rome, il s’aille excusant que ce n’est
point par ostentation, qu’il l’a dict. Ce traict me semble bas de poil,
pour vne ame de sa sorte. Car le n’oser parler rondement de soy,
accuse quelque faute de cœur. Vn iugement roide et hautain, et qui•
iuge sainement, et seurement: il vse à toutes mains, des propres
exemples, ainsi que de chose estrangere: et tesmoigne franchement
de luy, comme de chose tierce. Il faut passer par dessus ces
regles populaires, de la ciuilité, en faueur de la verité, et de la liberté.
I’ose non seulement parler de moy: mais parler seulement•
de moy. Ie fouruoye quand i’escry d’autre chose, et me desrobe à
mon subiect. Ie ne m’ayme pas si indiscretement, et ne suis si attaché
et meslé à moy, que ie ne me puisse distinguer et considerer à
quartier: comme vn voysin, comme vn arbre. C’est pareillement
faillir, de ne veoir pas iusques où on vaut, ou d’en dire plus qu’on1
n’en void. Nous deuons plus d’amour à Dieu, qu’à nous, et le cognoissons
moins, et si en parlons tout nostre saoul. Si ses escrits
rapportent aucune chose de ses conditions: c’estoit vn grand personnage,
droicturier, et courageux, non d’vne vertu superstitieuse,
mais philosophique et genereuse. On le pourra trouuer hardy en•
ses tesmoignages. Comme où il tient, qu’vn soldat portant vn fais de
bois, ses mains se roidirent de froid, et se collerent à sa charge, si
qu’elles y demeurerent attachees et mortes, s’estants departies des
bras. I’ay accoustumé en telles choses, de plier soubs l’authorité de
si grands tesmoings. Ce qu’il dit aussi, que Vespasian, par la2
faueur du Dieu Serapis, guarit en Alexandrie vne femme aueugle,
en luy oignant les yeux de sa saliue: et ie ne sçay quel autre miracle:
il le fait par l’exemple et deuoir de tous bons historiens. Ils
tiennent registres des euenements d’importance. Parmy les accidens
publics, sont aussi les bruits et opinions populaires. C’est leur rolle,•
de reciter les communes creances, non pas de les regler. Cette part
touche les theologiens, et les philosophes directeurs des consciences.
Pourtant tres-sagement, ce sien compagnon et grand homme comme
luy: Equidem plura transcribo quàm credo: nam nec affirmare sustineo
de quibus dubito, nec subducere quæ accepi: et l’autre: Hæc3
neque affirmare neque refellere operæ pretium est: famæ rerum standum
est. Et escriuant en vn siecle, auquel la creance des prodiges
commençoit à diminuer, il dit ne vouloir pourtant laisser d’inserer
en ses annales, et donner pied à chose receuë de tant de gens de
bien, et auec si grande reuerence de l’antiquité. C’est tresbien dict.•
Qu’ils nous rendent l’histoire, plus selon qu’ils reçoyuent, que selon
qu’ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que ie traicte,
et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du
tout. Ie hazarde souuent des boutades de mon esprit, desquelles ie
me deffie: et certaines finesses verbales dequoy ie secoue les
oreilles: mais ie les laisse courir à l’auanture, ie voys qu’on s’honore•
de pareilles choses: ce n’est pas à moy seul d’en iuger. Ie me
presente debout; et couché; le deuant et le derriere; à droitte et
à gauche; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils
en force, ne sont pas tousiours pareils en application et en goust.
Voyla ce que la memoire m’en presente en gros, et assez incertainement.1
Tous iugemens en gros, sont lasches et imparfaicts.
d’ailleurs. Il a les opinions saines, et pend du bon party aux affaires
Romaines. Ie me plains vn peu toutesfois, dequoy il a iugé de•
Pompeius plus aigrement, que ne porte l’aduis des gens de bien,
qui ont vescu et traicté auec luy: de l’auoir estimé du tout pareil à
Marius et à Sylla, sinon d’autant qu’il estoit plus couuert. On n’a
pas exempté d’ambition, son intention au gouuernement des affaires,
ny de vengeance: et ont crainct ses amis mesmes, que la victoire1
l’eust emporté outre les bornes de la raison: mais non pas
iusques a vne mesure si effrenee. Il n’y a rien en sa vie, qui nous
ayt menassé d’vne si expresse cruauté et tyrannie. Encores ne faut-il
pas contrepoiser le souspçon à l’euidence: ainsi ie ne l’en crois
pas. Que ses narrations soient naifues et droictes, il se pourroit à•
l’auanture argumenter de cecy mesme: Qu’elles ne s’appliquent
pas tousiours exactement aux conclusions de ses iugements: lesquels
il suit selon la pente qu’il y a prise, souuent outre la matiere
qu’il nous montre: laquelle il n’a daigné incliner d’vn seul air. Il
n’a pas besoing d’excuse, d’auoir approuué la religion de son temps,2
selon les loix qui luy commandoient, et ignoré la vraye. Cela, c’est
son malheur, non pas son defaut. I’ay principalement consideré
son iugement, et n’en suis pas bien esclaircy par tout. Comme ces
mots de la lettre que Tibere vieil et malade, enuoyoit au Senat:
Que vous escriray-ie messieurs, ou comment vous escriray-ie, ou•
que ne vous escriray-ie point, en ce temps? Les dieux, et les deesses
me perdent pirement, que ie ne me sens tous les iours perir, si ie
le sçay. Ie n’apperçoy pas pourquoy il les applique si certainement,
à vn poignant remors qui tourmente la conscience de Tibere. Aumoins
lors que i’estois à mesme, ie ne le vis point. Cela m’a semblé3
aussi vn peu lasche, qu’ayant eu à dire, qu’il auoit exercé certain
honnorable magistrat à Rome, il s’aille excusant que ce n’est
point par ostentation, qu’il l’a dict. Ce traict me semble bas de poil,
pour vne ame de sa sorte. Car le n’oser parler rondement de soy,
accuse quelque faute de cœur. Vn iugement roide et hautain, et qui•
iuge sainement, et seurement: il vse à toutes mains, des propres
exemples, ainsi que de chose estrangere: et tesmoigne franchement
de luy, comme de chose tierce. Il faut passer par dessus ces
regles populaires, de la ciuilité, en faueur de la verité, et de la liberté.
I’ose non seulement parler de moy: mais parler seulement•
de moy. Ie fouruoye quand i’escry d’autre chose, et me desrobe à
mon subiect. Ie ne m’ayme pas si indiscretement, et ne suis si attaché
et meslé à moy, que ie ne me puisse distinguer et considerer à
quartier: comme vn voysin, comme vn arbre. C’est pareillement
faillir, de ne veoir pas iusques où on vaut, ou d’en dire plus qu’on1
n’en void. Nous deuons plus d’amour à Dieu, qu’à nous, et le cognoissons
moins, et si en parlons tout nostre saoul. Si ses escrits
rapportent aucune chose de ses conditions: c’estoit vn grand personnage,
droicturier, et courageux, non d’vne vertu superstitieuse,
mais philosophique et genereuse. On le pourra trouuer hardy en•
ses tesmoignages. Comme où il tient, qu’vn soldat portant vn fais de
bois, ses mains se roidirent de froid, et se collerent à sa charge, si
qu’elles y demeurerent attachees et mortes, s’estants departies des
bras. I’ay accoustumé en telles choses, de plier soubs l’authorité de
si grands tesmoings. Ce qu’il dit aussi, que Vespasian, par la2
faueur du Dieu Serapis, guarit en Alexandrie vne femme aueugle,
en luy oignant les yeux de sa saliue: et ie ne sçay quel autre miracle:
il le fait par l’exemple et deuoir de tous bons historiens. Ils
tiennent registres des euenements d’importance. Parmy les accidens
publics, sont aussi les bruits et opinions populaires. C’est leur rolle,•
de reciter les communes creances, non pas de les regler. Cette part
touche les theologiens, et les philosophes directeurs des consciences.
Pourtant tres-sagement, ce sien compagnon et grand homme comme
luy: Equidem plura transcribo quàm credo: nam nec affirmare sustineo
de quibus dubito, nec subducere quæ accepi: et l’autre: Hæc3
neque affirmare neque refellere operæ pretium est: famæ rerum standum
est. Et escriuant en vn siecle, auquel la creance des prodiges
commençoit à diminuer, il dit ne vouloir pourtant laisser d’inserer
en ses annales, et donner pied à chose receuë de tant de gens de
bien, et auec si grande reuerence de l’antiquité. C’est tresbien dict.•
Qu’ils nous rendent l’histoire, plus selon qu’ils reçoyuent, que selon
qu’ils estiment. Moy qui suis Roy de la matiere que ie traicte,
et qui n’en dois compte à personne, ne m’en crois pourtant pas du
tout. Ie hazarde souuent des boutades de mon esprit, desquelles ie
me deffie: et certaines finesses verbales dequoy ie secoue les
oreilles: mais ie les laisse courir à l’auanture, ie voys qu’on s’honore•
de pareilles choses: ce n’est pas à moy seul d’en iuger. Ie me
presente debout; et couché; le deuant et le derriere; à droitte et
à gauche; et en touts mes naturels plis. Les esprits, voire pareils
en force, ne sont pas tousiours pareils en application et en goust.
Voyla ce que la memoire m’en presente en gros, et assez incertainement.1
Tous iugemens en gros, sont lasches et imparfaicts.
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