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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III
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CHAPITRE IIII. (TRADUCTION LIV. III, CH. IV.)
De la Diuersion.
I’AY autresfois esté employé à consoler vne dame vrayement affligee.2
La plus part de leurs deuils sont artificiels et ceremonieux.
Vberibus semper lacrymis, sempérque paratis
In statione sua, atque expectantibus illam
Quo iubeat manare modo.
On y procede mal, quand on s’oppose à cette passion: car l’opposition•
les pique et les engage plus auant à la tristesse. On exaspere le
mal par la ialousie du debat. Nous voyons des propos communs,
que ce que i’auray dit sans soing, si on vient à me le contester, ie
m’en formalise, ie l’espouse: beaucoup plus ce à quoy i’aurois
interest. Et puis en ce faisant, vous vous presentez à vostre operation
d’vne entree rude: là où les premiers accueils du medecin•
enuers son patient, doiuent estre gracieux, gays, et aggreables.
Iamais medecin laid, et rechigné n’y fit œuure. Au contraire doncq,
il faut ayder d’arriuee et fauoriser leur plaincte, et en tesmoigner
quelque approbation et excuse. Par cette intelligence, vous gaignez
credit à passer outre, et d’vne facile et insensible inclination, vous1
vous coulez aux discours plus fermes et propres à leur guerison.
Moy, qui ne desirois principalement que de piper l’assistance, qui
auoit les yeux sur moy, m’aduisay de plastrer le mal. Aussi me trouue-ie
par experience, auoir mauuaise main et infructueuse à persuader.
Ou ie presente mes raisons trop pointues et trop seiches: ou trop brusquement:•
ou trop nonchalamment. Apres que ie me fus appliqué
vn temps à son tourment, ie n’essayay pas de le guarir par fortes et
viues raisons: par ce que i’en ay faute, ou que ie pensois autrement
faire mieux mon effect. Ny n’allay choisissant les diuerses manieres,
que la philosophie prescrit à consoler: Que ce qu’on plaint n’est2
pas mal, comme Cleanthes: Que c’est vn leger mal, comme les Peripateticiens:
Que se plaindre n’est action, ny iuste, ny loüable,
comme Chrysippus: Ny cette cy d’Epicurus, plus voisine à mon
style, de transferer la pensee des choses fascheuses aux plaisantes:
Ny faire vne charge de tout cet amas, le dispensant par occasion,•
comme Cicero. Mais declinant tout mollement noz propos, et les
gauchissant peu à peu, aux subiects plus voysins, et puis vn peu
plus eslongnez, selon qu’elle se prestoit plus à moy, ie luy desrobay
imperceptiblement cette pensee douloureuse: et la tins en bonne
contenance et du tout r’apaisee autant que i’y fus. I’vsay de diuersion.3
Ceux qui me suyuirent à ce mesme seruice, n’y trouuerent
aucun amendement: car ie n’auois pas porté la coignee aux racines.
La plus part de leurs deuils sont artificiels et ceremonieux.
Vberibus semper lacrymis, sempérque paratis
In statione sua, atque expectantibus illam
Quo iubeat manare modo.
On y procede mal, quand on s’oppose à cette passion: car l’opposition•
les pique et les engage plus auant à la tristesse. On exaspere le
mal par la ialousie du debat. Nous voyons des propos communs,
que ce que i’auray dit sans soing, si on vient à me le contester, ie
m’en formalise, ie l’espouse: beaucoup plus ce à quoy i’aurois
interest. Et puis en ce faisant, vous vous presentez à vostre operation
d’vne entree rude: là où les premiers accueils du medecin•
enuers son patient, doiuent estre gracieux, gays, et aggreables.
Iamais medecin laid, et rechigné n’y fit œuure. Au contraire doncq,
il faut ayder d’arriuee et fauoriser leur plaincte, et en tesmoigner
quelque approbation et excuse. Par cette intelligence, vous gaignez
credit à passer outre, et d’vne facile et insensible inclination, vous1
vous coulez aux discours plus fermes et propres à leur guerison.
Moy, qui ne desirois principalement que de piper l’assistance, qui
auoit les yeux sur moy, m’aduisay de plastrer le mal. Aussi me trouue-ie
par experience, auoir mauuaise main et infructueuse à persuader.
Ou ie presente mes raisons trop pointues et trop seiches: ou trop brusquement:•
ou trop nonchalamment. Apres que ie me fus appliqué
vn temps à son tourment, ie n’essayay pas de le guarir par fortes et
viues raisons: par ce que i’en ay faute, ou que ie pensois autrement
faire mieux mon effect. Ny n’allay choisissant les diuerses manieres,
que la philosophie prescrit à consoler: Que ce qu’on plaint n’est2
pas mal, comme Cleanthes: Que c’est vn leger mal, comme les Peripateticiens:
Que se plaindre n’est action, ny iuste, ny loüable,
comme Chrysippus: Ny cette cy d’Epicurus, plus voisine à mon
style, de transferer la pensee des choses fascheuses aux plaisantes:
Ny faire vne charge de tout cet amas, le dispensant par occasion,•
comme Cicero. Mais declinant tout mollement noz propos, et les
gauchissant peu à peu, aux subiects plus voysins, et puis vn peu
plus eslongnez, selon qu’elle se prestoit plus à moy, ie luy desrobay
imperceptiblement cette pensee douloureuse: et la tins en bonne
contenance et du tout r’apaisee autant que i’y fus. I’vsay de diuersion.3
Ceux qui me suyuirent à ce mesme seruice, n’y trouuerent
aucun amendement: car ie n’auois pas porté la coignee aux racines.
A l’aduenture ay-ie touché quelque espece de diuersions publiques.
Et l’vsage des militaires, dequoy se seruit Pericles en la
guerre Peloponnesiaque: et mille autres ailleurs, pour reuoquer de
leurs païs les forces contraires, est trop frequent aux histoires. Ce
fut vn ingenieux destour, dequoy le Sieur d’Himbercourt sauua et
soy et d’autres, en la ville du Liege: où le Duc de Bourgongne, qui•
la tenoit assiegee, l’auoit fait entrer, pour executer les conuenances
de leur reddition accordee. Ce peuple assemblé de nuict pour y
pouruoir, commence à se mutiner contre ces accords passez: et delibererent
plusieurs, de courre sus aux negociateurs, qu’ils tenoient
en leur puissance. Luy, sentant le vent de la premiere ondee de ces1
gens, qui venoient se ruer en son logis, lascha soudain vers eux,
deux des habitans de la ville, (car il y en auoit aucuns auec luy)
chargez de plus douces et nouuelles offres, à proposer en leur conseil,
qu’il auoit forgees sur le champ pour son besoing. Ces deux
arresterent la premiere tempeste, ramenant cette tourbe esmeüe en•
la maison de ville, pour ouyr leur charge, et y deliberer. La deliberation
fut courte. Voicy desbonder vn second orage, autant animé
que l’autre: et luy à leur despecher en teste, quatre nouueaux et
semblables intercesseurs, protestans auoir à leur declarer à ce
coup, des presentations plus grasses, du tout à leur contentement et2
satisfaction: par où ce peuple fut de rechef repoussé dans le conclaue.
Somme, que par telle dispensation d’amusemens, diuertissant
leur furie, et la dissipant en vaines consultations, il l’endormit
en fin, et gaigna le iour, qui estoit son principal affaire. Cet autre
comte est aussi de ce predicament. Atalante fille de beauté excellente,•
et de merueilleuse disposition, pour se deffaire de la
presse de mille poursuiuants, qui la demandoient en mariage, leur
donna cette loy, qu’elle accepteroit celuy qui l’egalleroit à la course,
pourueu que ceux qui y faudroient, en perdissent la vie. Il s’en
trouua assez, qui estimerent ce prix digne d’vn tel hazard, et qui3
encoururent la peine de ce cruel marché. Hippomenes ayant à faire
son essay apres les autres, s’adressa à la deesse tutrice de cette
amoureuse ardeur, l’appellant à son secours: qui exauçant sa
priere, le fournit de trois pommes d’or, et de leur vsage. Le champ
de la course ouuert, à mesure qu’Hippomenes sent sa maistresse•
luy presser les talons, il laisse eschapper, comme par inaduertance,
l’vne de ces pommes: la fille amusee de sa beauté, ne faut point de
se destourner pour l’amasser:
Obstupuit virgo, nitidique cupidine pomi
Declinat cursus, aurúmque volubile tollit.4
Autant en fit-il à son poinct, et de la seconde et de la tierce: iusques
à ce que par ce fouruoyement et diuertissement, l’aduantage
de la course luy demeura. Quand les medecins ne peuuent purger
le caterrhe, ils le diuertissent, et desuoyent à vne autre partie
moins dangereuse. Ie m’apperçoy que c’est aussi la plus ordinaire•
recepte aux maladies de l’ame. Abducendus etiam nonnunquam animus
est ad alia studia, solicitudines, curas, negotia: loci denique
mutatione, tanquam ægroti non conualescentes, sæpe curandus est.
On luy fait peu choquer les maux de droit fil: on ne luy en fait ny
soustenir ny rabatre l’atteinte: on la luy fait decliner et gauchir.1
Et l’vsage des militaires, dequoy se seruit Pericles en la
guerre Peloponnesiaque: et mille autres ailleurs, pour reuoquer de
leurs païs les forces contraires, est trop frequent aux histoires. Ce
fut vn ingenieux destour, dequoy le Sieur d’Himbercourt sauua et
soy et d’autres, en la ville du Liege: où le Duc de Bourgongne, qui•
la tenoit assiegee, l’auoit fait entrer, pour executer les conuenances
de leur reddition accordee. Ce peuple assemblé de nuict pour y
pouruoir, commence à se mutiner contre ces accords passez: et delibererent
plusieurs, de courre sus aux negociateurs, qu’ils tenoient
en leur puissance. Luy, sentant le vent de la premiere ondee de ces1
gens, qui venoient se ruer en son logis, lascha soudain vers eux,
deux des habitans de la ville, (car il y en auoit aucuns auec luy)
chargez de plus douces et nouuelles offres, à proposer en leur conseil,
qu’il auoit forgees sur le champ pour son besoing. Ces deux
arresterent la premiere tempeste, ramenant cette tourbe esmeüe en•
la maison de ville, pour ouyr leur charge, et y deliberer. La deliberation
fut courte. Voicy desbonder vn second orage, autant animé
que l’autre: et luy à leur despecher en teste, quatre nouueaux et
semblables intercesseurs, protestans auoir à leur declarer à ce
coup, des presentations plus grasses, du tout à leur contentement et2
satisfaction: par où ce peuple fut de rechef repoussé dans le conclaue.
Somme, que par telle dispensation d’amusemens, diuertissant
leur furie, et la dissipant en vaines consultations, il l’endormit
en fin, et gaigna le iour, qui estoit son principal affaire. Cet autre
comte est aussi de ce predicament. Atalante fille de beauté excellente,•
et de merueilleuse disposition, pour se deffaire de la
presse de mille poursuiuants, qui la demandoient en mariage, leur
donna cette loy, qu’elle accepteroit celuy qui l’egalleroit à la course,
pourueu que ceux qui y faudroient, en perdissent la vie. Il s’en
trouua assez, qui estimerent ce prix digne d’vn tel hazard, et qui3
encoururent la peine de ce cruel marché. Hippomenes ayant à faire
son essay apres les autres, s’adressa à la deesse tutrice de cette
amoureuse ardeur, l’appellant à son secours: qui exauçant sa
priere, le fournit de trois pommes d’or, et de leur vsage. Le champ
de la course ouuert, à mesure qu’Hippomenes sent sa maistresse•
luy presser les talons, il laisse eschapper, comme par inaduertance,
l’vne de ces pommes: la fille amusee de sa beauté, ne faut point de
se destourner pour l’amasser:
Obstupuit virgo, nitidique cupidine pomi
Declinat cursus, aurúmque volubile tollit.4
Autant en fit-il à son poinct, et de la seconde et de la tierce: iusques
à ce que par ce fouruoyement et diuertissement, l’aduantage
de la course luy demeura. Quand les medecins ne peuuent purger
le caterrhe, ils le diuertissent, et desuoyent à vne autre partie
moins dangereuse. Ie m’apperçoy que c’est aussi la plus ordinaire•
recepte aux maladies de l’ame. Abducendus etiam nonnunquam animus
est ad alia studia, solicitudines, curas, negotia: loci denique
mutatione, tanquam ægroti non conualescentes, sæpe curandus est.
On luy fait peu choquer les maux de droit fil: on ne luy en fait ny
soustenir ny rabatre l’atteinte: on la luy fait decliner et gauchir.1
Cette autre leçon est trop haute et trop difficile. C’est à faire à
ceux de la premiere classe, de s’arrester purement à la chose, la
considerer, la iuger. Il appartient à vn seul Socrates, d’accointer
la mort d’vn visage ordinaire, s’en appriuoiser et s’en iouer. Il ne
cherche point de consolation hors de la chose: le mourir luy semble•
accident naturel et indifferent: il fiche là iustement sa veuë, et
s’y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples d’Hegesias, qui se
font mourir de faim, eschauffez des beaux discours de ses leçons,
et si dru que le Roy Ptolomee luy fit defendre de plus entretenir
son eschole de ces homicides discours: ceux là ne considerent2
point la mort en soy, ils ne la iugent point: ce n’est pas là où ils
arrestent leur pensee: ils courent, ils visent à vn estre nouueau.
ceux de la premiere classe, de s’arrester purement à la chose, la
considerer, la iuger. Il appartient à vn seul Socrates, d’accointer
la mort d’vn visage ordinaire, s’en appriuoiser et s’en iouer. Il ne
cherche point de consolation hors de la chose: le mourir luy semble•
accident naturel et indifferent: il fiche là iustement sa veuë, et
s’y resoult, sans regarder ailleurs. Les disciples d’Hegesias, qui se
font mourir de faim, eschauffez des beaux discours de ses leçons,
et si dru que le Roy Ptolomee luy fit defendre de plus entretenir
son eschole de ces homicides discours: ceux là ne considerent2
point la mort en soy, ils ne la iugent point: ce n’est pas là où ils
arrestent leur pensee: ils courent, ils visent à vn estre nouueau.
Ces pauures gens qu’on void sur l’eschaffaut, remplis d’vne ardente
deuotion, y occupants tous leurs sens autant qu’ils peuuent:
les aureilles aux instructions qu’on leur donne; les yeux et les•
mains tendues au ciel: la voix à des prieres hautes, auec vne esmotion
aspre et continuelle, font certes chose louable et conuenable à
vne telle necessité. On les doibt louer de religion: mais non proprement
de constance. Ils fuyent la lucte: ils destournent de la
mort leur consideration: comme on amuse les enfans pendant qu’on3
leur veut donner le coup de lancette. I’en ay veu, si par fois leur
veuë se raualoit à ces horribles asprets de la mort, qui sont autour
d’eux, s’en transir, et reietter auec furie ailleurs leur pensee. A
ceux qui passent vne profondeur effroyable, on ordonne de clorre
ou destourner leurs yeux. Subrius Flauius, ayant par le commandement
de Neron, à estre deffaict, et par les mains de Niger, tous
deux chefs de guerre: quand on le mena au champ, où l’execution•
deuoit estre faicte, voyant le trou que Niger auoit fait cauer pour
le mettre, inegal et mal formé: Ny cela, mesme, dit-il, se tournant
aux soldats qui y assistoyent, n’est selon la discipline militaire. Et
à Niger, qui l’exhortoit de tenir la teste ferme: Frapasses tu seulement
aussi ferme. Et deuina bien: car le bras tremblant à Niger,1
il la luy coupa à diuers coups. Cettuy-cy semble auoir eu sa pensee
droittement et fixement au subiect. Celuy qui meurt en la meslee,
les armes à la main, il n’estudie pas lors la mort, il ne la sent, ny
ne la considere: l’ardeur du combat l’emporte. Vn honneste homme
de ma cognoissance, estant tombé comme il se batoit en estocade,•
et se sentant daguer à terre par son ennemy de neuf ou dix coups,
chacun des assistans luy crioit qu’il pensast à sa conscience, mais
il me dit depuis, qu’encores que ces voix luy vinssent aux oreilles,
elles ne l’auoient aucunement touché, et qu’il ne pensa iamais qu’à
se descharger et à se venger. Il tua son homme en ce mesme combat.2
Beaucoup fit pour L. Syllanus, celuy qui luy apporta sa condamnation:
de ce qu’ayant ouy sa response, qu’il estoit bien preparé
à mourir, mais non pas de mains scelerees: il se rua sur luy,
auec ses soldats pour le forcer: et comme luy tout desarmé, se
defendoit obstinement de poingts et de pieds, il le fit mourir en ce•
debat: dissipant en prompte cholere et tumultuaire, le sentiment
penible d’vne mort longue et preparee, à quoy il estoit destiné.
Nous pensons tousiours ailleurs: l’esperance d’vne meilleure vie
nous arreste et appuye: ou l’esperance de la valeur de nos enfans:
ou la gloire future de nostre nom: ou la fuitte des maux de cette3
vie: ou la vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort:
Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido
Sæpe vocaturum.
Audiam, et hæc manes veniet mihi fama sub imos.
Xenophon sacrifioit couronné quand on luy vint annoncer la•
mort de son fils Gryllus, en la bataille de Mantinee. Au premier
sentiment de cette nouuelle, il ietta sa couronne à terre: mais par
la suitte du propos, entendant la forme d’vne mort tres-valeureuse,
il l’amassa, et remit sur sa teste. Epicurus mesme se console en sa
fin, sur l’eternité et l’vtilité de ses escrits. Omnes clari et nobilitati1
labores, fiunt tolerabiles. Et la mesme playe, le mesme trauail,
ne poise pas, dit Xenophon, à vn general d’armee, comme à vn
soldat. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant
esté informé, que la victoire estoit demeuree de son costé. Hæc
sunt solatia, hæc fomenta summorum dolorum. Et telles autres circonstances•
nous amusent, diuertissent et destournent de la consideration
de la chose en soy. Voire les arguments de la philosophie,
vont à touts coups costoyans et gauchissans la matiere, et à peine
essuyans sa crouste. Le premier homme de la premiere eschole
philosophique, et surintendante des autres, ce grand Zenon, contre2
la mort: Nul mal n’est honorable: la mort l’est: elle n’est pas
donc mal. Contre l’yurongnerie: Nul ne fie son secret à l’yurongne:
chacun le fie au sage: le sage ne sera donc pas yurongne.
Cela est-ce donner au blanc? I’ayme à veoir ces ames principales,
ne se pouuoir desprendre de nostre consorce. Tant parfaicts hommes•
qu’ils soyent, ce sont tousiours bien lourdement des hommes.
deuotion, y occupants tous leurs sens autant qu’ils peuuent:
les aureilles aux instructions qu’on leur donne; les yeux et les•
mains tendues au ciel: la voix à des prieres hautes, auec vne esmotion
aspre et continuelle, font certes chose louable et conuenable à
vne telle necessité. On les doibt louer de religion: mais non proprement
de constance. Ils fuyent la lucte: ils destournent de la
mort leur consideration: comme on amuse les enfans pendant qu’on3
leur veut donner le coup de lancette. I’en ay veu, si par fois leur
veuë se raualoit à ces horribles asprets de la mort, qui sont autour
d’eux, s’en transir, et reietter auec furie ailleurs leur pensee. A
ceux qui passent vne profondeur effroyable, on ordonne de clorre
ou destourner leurs yeux. Subrius Flauius, ayant par le commandement
de Neron, à estre deffaict, et par les mains de Niger, tous
deux chefs de guerre: quand on le mena au champ, où l’execution•
deuoit estre faicte, voyant le trou que Niger auoit fait cauer pour
le mettre, inegal et mal formé: Ny cela, mesme, dit-il, se tournant
aux soldats qui y assistoyent, n’est selon la discipline militaire. Et
à Niger, qui l’exhortoit de tenir la teste ferme: Frapasses tu seulement
aussi ferme. Et deuina bien: car le bras tremblant à Niger,1
il la luy coupa à diuers coups. Cettuy-cy semble auoir eu sa pensee
droittement et fixement au subiect. Celuy qui meurt en la meslee,
les armes à la main, il n’estudie pas lors la mort, il ne la sent, ny
ne la considere: l’ardeur du combat l’emporte. Vn honneste homme
de ma cognoissance, estant tombé comme il se batoit en estocade,•
et se sentant daguer à terre par son ennemy de neuf ou dix coups,
chacun des assistans luy crioit qu’il pensast à sa conscience, mais
il me dit depuis, qu’encores que ces voix luy vinssent aux oreilles,
elles ne l’auoient aucunement touché, et qu’il ne pensa iamais qu’à
se descharger et à se venger. Il tua son homme en ce mesme combat.2
Beaucoup fit pour L. Syllanus, celuy qui luy apporta sa condamnation:
de ce qu’ayant ouy sa response, qu’il estoit bien preparé
à mourir, mais non pas de mains scelerees: il se rua sur luy,
auec ses soldats pour le forcer: et comme luy tout desarmé, se
defendoit obstinement de poingts et de pieds, il le fit mourir en ce•
debat: dissipant en prompte cholere et tumultuaire, le sentiment
penible d’vne mort longue et preparee, à quoy il estoit destiné.
Nous pensons tousiours ailleurs: l’esperance d’vne meilleure vie
nous arreste et appuye: ou l’esperance de la valeur de nos enfans:
ou la gloire future de nostre nom: ou la fuitte des maux de cette3
vie: ou la vengeance qui menasse ceux qui nous causent la mort:
Spero equidem mediis, si quid pia numina possunt,
Supplicia hausurum scopulis, et nomine Dido
Sæpe vocaturum.
Audiam, et hæc manes veniet mihi fama sub imos.
Xenophon sacrifioit couronné quand on luy vint annoncer la•
mort de son fils Gryllus, en la bataille de Mantinee. Au premier
sentiment de cette nouuelle, il ietta sa couronne à terre: mais par
la suitte du propos, entendant la forme d’vne mort tres-valeureuse,
il l’amassa, et remit sur sa teste. Epicurus mesme se console en sa
fin, sur l’eternité et l’vtilité de ses escrits. Omnes clari et nobilitati1
labores, fiunt tolerabiles. Et la mesme playe, le mesme trauail,
ne poise pas, dit Xenophon, à vn general d’armee, comme à vn
soldat. Epaminondas print sa mort bien plus alaigrement, ayant
esté informé, que la victoire estoit demeuree de son costé. Hæc
sunt solatia, hæc fomenta summorum dolorum. Et telles autres circonstances•
nous amusent, diuertissent et destournent de la consideration
de la chose en soy. Voire les arguments de la philosophie,
vont à touts coups costoyans et gauchissans la matiere, et à peine
essuyans sa crouste. Le premier homme de la premiere eschole
philosophique, et surintendante des autres, ce grand Zenon, contre2
la mort: Nul mal n’est honorable: la mort l’est: elle n’est pas
donc mal. Contre l’yurongnerie: Nul ne fie son secret à l’yurongne:
chacun le fie au sage: le sage ne sera donc pas yurongne.
Cela est-ce donner au blanc? I’ayme à veoir ces ames principales,
ne se pouuoir desprendre de nostre consorce. Tant parfaicts hommes•
qu’ils soyent, ce sont tousiours bien lourdement des hommes.
C’est vne douce passion que la vengeance, de grande impression
et naturelle: ie le voy bien, encore que ie n’en aye aucune experience.
Pour en distraire dernierement vn ieune Prince, ie ne luy
allois pas disant, qu’il falloit prester la iouë à celuy qui vous auoit3
frappé l’autre, pour le deuoir de charité: ny ne luy allois representer
les tragiques euenements que la poësie attribue à cette passion.
Ie la laissay là, et m’amusay à luy faire gouster la beauté
d’vne image contraire: l’honneur, la faueur, la bien-vueillance
qu’il acquerroit par clemence et bonté: ie le destournay à l’ambition.•
Voyla comme lon en faict. Si vostre affection en l’amour
est trop puissante, dissipez la, disent-ils. Et disent vray, car ie l’ay
souuent essayé auec vtilité. Rompez la à diuers desirs, desquels il
y en ayt vn regent et vn maistre, si vous voulez, mais de peur qu’il
ne vous gourmande et tyrannise, affoiblissez-le, seiournez-le, en le
diuisant et diuertissant.
Cùm morosa vago singultiet inguine vena,•
Coniicito humorem collectum in corpora quæque.
Et pouruoyez y de bonne heure, de peur que vous n’en soyez en
peine, s’il vous a vne fois saisi.
Si non prima nouis conturbes vulnera plagis,
Volgiuagáque vagus Venere ante recentia cures.1
et naturelle: ie le voy bien, encore que ie n’en aye aucune experience.
Pour en distraire dernierement vn ieune Prince, ie ne luy
allois pas disant, qu’il falloit prester la iouë à celuy qui vous auoit3
frappé l’autre, pour le deuoir de charité: ny ne luy allois representer
les tragiques euenements que la poësie attribue à cette passion.
Ie la laissay là, et m’amusay à luy faire gouster la beauté
d’vne image contraire: l’honneur, la faueur, la bien-vueillance
qu’il acquerroit par clemence et bonté: ie le destournay à l’ambition.•
Voyla comme lon en faict. Si vostre affection en l’amour
est trop puissante, dissipez la, disent-ils. Et disent vray, car ie l’ay
souuent essayé auec vtilité. Rompez la à diuers desirs, desquels il
y en ayt vn regent et vn maistre, si vous voulez, mais de peur qu’il
ne vous gourmande et tyrannise, affoiblissez-le, seiournez-le, en le
diuisant et diuertissant.
Cùm morosa vago singultiet inguine vena,•
Coniicito humorem collectum in corpora quæque.
Et pouruoyez y de bonne heure, de peur que vous n’en soyez en
peine, s’il vous a vne fois saisi.
Si non prima nouis conturbes vulnera plagis,
Volgiuagáque vagus Venere ante recentia cures.1
Ie fus autrefois touché d’vn puissant desplaisir, selon ma complexion:
et encores plus iuste que puissant: ie m’y fusse perdu à
l’aduenture, si ie m’en fusse simplement fié à mes forces. Ayant
besoing d’vne vehemente diuersion pour m’en distraire, ie me fis
par art amoureux et par estude: à quoy l’aage m’aydoit. L’amour•
me soulagea et retira du mal, qui m’estoit causé par l’amitié. Par
tout ailleurs de mesme. Vne aigre imagination me tient: ie trouue
plus court, que de la dompter, la changer: ie luy en substitue, si ie
ne puis vne contraire, aumoins vn’ autre. Tousiours la variation
soulage, dissout et dissipe. Si ie ne puis la combatre, ie luy eschappe:2
et en la fuïant, ie fouruoye, ie ruse. Muant de lieu,
d’occupation, de compagnie, ie me sauue dans la presse d’autres
amusemens et pensees, où elle perd ma trace, et m’esgare. Nature
procede ainsi, par le benefice de l’inconstance. Car le temps
qu’elle nous a donné pour souuerain medecin de nos passions, gaigne•
son effect principalement par là, que fournissant autres et
autres affaires à nostre imagination, il demesle et corrompt cette
premiere apprehension, pour forte qu’elle soit. Vn sage ne voit
guere moins, son amy mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu’au
premier an; et suiuant Epicurus, de rien moins: car il n’attribuoit3
aucun leniment des fascheries, ny à la preuoyance, ny à l’antiquité
d’icelles. Mais tant d’autres cogitations trauersent cette-cy, qu’elle
s’alanguit, et se lasse en fin. Pour destourner l’inclination des
bruits communs, Alcibiades couppa les oreilles et la queuë à son
beau chien, et le chassa en la place: afin que donnant ce subiect•
pour babiller au peuple, il laissast en paix ses autres actions. I’ay
veu aussi, pour cet effect de diuertir les opinions et coniectures du
peuple, et desuoyer les parleurs, des femmes, couurir leurs vrayes
affections, par des affections contrefaictes. Mais i’en ay veu telle,
qui en se contrefaisant s’est laissee prendre à bon escient, et a
quitté la vraye et originelle affection pour la feinte: et aprins par
elle, que ceux qui se trouuent bien logez, sont des sots de consentir•
à ce masque. Les accueils et entretiens publiques estans reseruez à
ce seruiteur aposté, croyez qu’il n’est guere habile, s’il ne se met
en fin en vostre place, et vous envoye en la sienne. Cela c’est proprement
tailler et coudre vn soulier, pour qu’vn autre le chausse.
et encores plus iuste que puissant: ie m’y fusse perdu à
l’aduenture, si ie m’en fusse simplement fié à mes forces. Ayant
besoing d’vne vehemente diuersion pour m’en distraire, ie me fis
par art amoureux et par estude: à quoy l’aage m’aydoit. L’amour•
me soulagea et retira du mal, qui m’estoit causé par l’amitié. Par
tout ailleurs de mesme. Vne aigre imagination me tient: ie trouue
plus court, que de la dompter, la changer: ie luy en substitue, si ie
ne puis vne contraire, aumoins vn’ autre. Tousiours la variation
soulage, dissout et dissipe. Si ie ne puis la combatre, ie luy eschappe:2
et en la fuïant, ie fouruoye, ie ruse. Muant de lieu,
d’occupation, de compagnie, ie me sauue dans la presse d’autres
amusemens et pensees, où elle perd ma trace, et m’esgare. Nature
procede ainsi, par le benefice de l’inconstance. Car le temps
qu’elle nous a donné pour souuerain medecin de nos passions, gaigne•
son effect principalement par là, que fournissant autres et
autres affaires à nostre imagination, il demesle et corrompt cette
premiere apprehension, pour forte qu’elle soit. Vn sage ne voit
guere moins, son amy mourant, au bout de vingt et cinq ans, qu’au
premier an; et suiuant Epicurus, de rien moins: car il n’attribuoit3
aucun leniment des fascheries, ny à la preuoyance, ny à l’antiquité
d’icelles. Mais tant d’autres cogitations trauersent cette-cy, qu’elle
s’alanguit, et se lasse en fin. Pour destourner l’inclination des
bruits communs, Alcibiades couppa les oreilles et la queuë à son
beau chien, et le chassa en la place: afin que donnant ce subiect•
pour babiller au peuple, il laissast en paix ses autres actions. I’ay
veu aussi, pour cet effect de diuertir les opinions et coniectures du
peuple, et desuoyer les parleurs, des femmes, couurir leurs vrayes
affections, par des affections contrefaictes. Mais i’en ay veu telle,
qui en se contrefaisant s’est laissee prendre à bon escient, et a
quitté la vraye et originelle affection pour la feinte: et aprins par
elle, que ceux qui se trouuent bien logez, sont des sots de consentir•
à ce masque. Les accueils et entretiens publiques estans reseruez à
ce seruiteur aposté, croyez qu’il n’est guere habile, s’il ne se met
en fin en vostre place, et vous envoye en la sienne. Cela c’est proprement
tailler et coudre vn soulier, pour qu’vn autre le chausse.
Peu de chose nous diuertit et destourne: car peu de chose nous1
tient. Nous ne regardons gueres les subiects en gros et seuls: ce
sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui
nous frappent: et des vaines escorces qui reiallissent des subiects.
Folliculos vt nunc teretes æstate cicadæ•
Linquunt.
Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance.
Le souuenir d’vn adieu, d’vne action, d’vne grace particuliere, d’vne
recommandation derniere, nous afflige. La robe de Cæsar troubla
toute Romme, ce que sa mort n’auoit pas faict. Le son mesme des2
noms, qui nous tintoüine aux oreilles: Mon pauure maistre, ou
mon grand amy: helas mon cher pere, ou ma bonne fille. Quand
ces redites me pinsent, et que i’y regarde de pres, ie trouue que
c’est vne pleinte grammairiene, le mot et le ton me blesse. Comme
les exclamations des prescheurs, esmouuent leur auditoire souuent,•
plus que ne font leurs raisons: et comme nous frappe la voix piteuse
d’vne beste qu’on tue pour nostre seruice: sans que ie poise
ou penetre ce pendant, la vraye essence et massiue de mon subiect.
His se stimulis dolor ipse lacessit.
Ce sont les fondemens de nostre deuil. L’opiniastreté de mes3
pierres, specialement en la verge, m’a par fois ietté en longues
suppressions d’vrine, de trois, de quatre iours: et si auant en la
mort, que c’eust esté follie d’esperer l’euiter, voyre desirer, veu les
cruels efforts que cet estat m’apporte. O que ce bon Empereur, qui
faisoit lier la verge à ses criminels, pour les faire mourir à faute•
de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie! Me
trouuant là, ie consideroy par combien legeres causes et obiects,
l’imagination nourrissoit en moy le regret de la vie: de quels atomes
se bastissoit en mon ame, le poids et la difficulté de ce deslogement:
à combien friuoles pensees nous donnions place en vn si
grand affaire. Vn chien, vn cheual, vn liure, vn verre, et quoy non?
tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses esperances,
leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré.•
Ie voy nonchalamment la mort, quand ie la voy vniuersellement,
comme fin de la vie. Ie la gourmande en bloc: par le menu, elle
me pille. Les larmes d’vn laquais, la dispensation de ma desferre,
l’attouchement d’vne main cognue, vne consolation commune, me
desconsole et m’attendrit. Ainsi nous troublent l’ame, les plaintes1
des fables: et les regrets de Didon, et d’Ariadné passionnent ceux
mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle: c’est vne
exemple de nature obstinee et dure, n’en sentir aucune emotion:
comme on recite, pour miracle, de Polemon: mais aussi ne pallit
il pas seulement à la morsure d’vn chien enragé, qui luy emporta•
le gras de la iambe. Et nulle sagesse ne va si auant, de conceuoir
la cause d’vne tristesse, si viue et entiere, par iugement, qu’elle ne
souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y
ont leur part: parties qui ne peuuent estre agitees que par vains
accidens. Est-ce raison que les arts mesmes se seruent et facent2
leur proufit, de nostre imbecillité et bestise naturelle? L’orateur,
dit la rhetorique, en cette farce de son plaidoier, s’esmouuera par
le son de sa voix, et par ses agitations feintes; et se lairra piper à
la passion qu’il represente. Il s’imprimera vn vray deuil et essentiel,
par le moyen de ce battelage qu’il iouë, pour le transmettre•
aux iuges, à qui il touche encore moins. Comme font ces personnes
qu’on loüe aux mortuaires, pour ayder à la ceremonie du deuil,
qui vendent leurs larmes à poix et à mesure, et leur tristesse. Car
encore qu’ils s’esbranlent en forme empruntee, toutesfois en habituant
et rengeant la contenance, il est certain qu’ils s’emportent3
souuent tous entiers, et reçoiuent en eux vne vraye melancholie. Ie
fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps
de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il fut tué. Ie
consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation
et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la•
seule montre de l’appareil de nostre conuoy: car seulement le
nom du trespassé n’y estoit pas cogneu. Quintilian dit auoir veu
des comediens si fort engagez en vn rolle de deuil, qu’ils en pleuroient
encore au logis: et de soy mesme, qu’ayant prins à esmouuoir
quelque passion en autruy, il l’auoit espousee, iusques à se
trouuer surprins, non seulement de larmes, mais d’vne palleur de
visage et port d’homme vrayement accablé de douleur. En vne•
contree pres de nos montaignes, les femmes font le prestre-martin:
car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la
souuenance des bonnes et agreables conditions qu’il auoit, elles
font tout d’vn train aussi recueil et publient ses imperfections:
comme pour entrer d’elles mesmes en quelque compensation, et se1
diuertir de la pitié au desdain. De bien meilleure grace encore que
nous, qui à la perte du premier cognu, nous piquons à luy prester
des louanges nouuelles et fauces: et à le faire tout autre, quand
nous l’auons perdu de veuë, qu’il ne nous sembloit estre, quand
nous le voyions. Comme si le regret estoit vne partie instructiue:•
ou que les larmes en lauant nostre entendement, l’esclaircissent. Ie
renonce dés à present aux fauorables tesmoignages, qu’on me voudra
donner, non par ce que i’en seray digne, mais par ce que ie
seray mort. Qui demandera à celuy là, Quel interest auez vous à
ce siege? L’interest de l’exemple, dira-il, et de l’obeyssance commune2
du Prince: ie n’y pretens proffit quelconque: et de gloire,
ie sçay la petite part qui en peut toucher vn particulier comme
moy: ie n’ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain,
tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en
son rang de bataille pour l’assaut. C’est la lueur de tant d’acier,•
et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy
ont ietté cette nouuelle rigueur et hayne dans les veines. Friuole
cause, me direz vous. Comment cause? il n’en faut point, pour
agiter nostre ame. Vne resuerie sans corps et sans subiect la regente
et l’agite. Que ie me mette à faire des chasteaux en Espaigne,3
mon imagination m’y forge des commoditez et des plaisirs,
desquels mon ame est reellement chatouillee et resiouye. Combien
de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse,
par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques,
qui nous alterent et l’ame et le corps? Quelles grimaces, estonnees,
riardes, confuses, excite la resuerie en noz visages! Quelles saillies
et agitations de membres et de voix! Semble-il pas de cet homme
seul, qu’il aye des visions fauces, d’vne presse d’autres hommes,
auec qui il negocie: ou quelque demon interne, qui le persecute?•
Enquerez vous à vous, où est l’obiect de cette mutation? Est-il rien
sauf nous, en nature, que l’inanité substante, sur quoy elle puisse?
Cambyses pour auoir songé en dormant, que son frere deuoit deuenir
Roy de Perse, le fit mourir, vn frere qu’il aymoit, et duquel il
s’estoit tousiours fié. Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour1
vne fantasie qu’il print de mauuais augure, de ie ne sçay quel hurlement
de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et fasché
de quelque mal plaisant songe qu’il auoit songé. C’est priser sa
vie iustement ce qu’elle est, de l’abandonner pour vn songe. Oyez
pourtant nostre ame, triompher de la misere du corps, de sa foiblesse,•
de ce qu’il est en butte à toutes offences et alterations:
vrayement elle a raison d’en parler.
O prima infelix fingenti terra Prometheo!
Ille parum cauti pectoris egit opus.
Corpora disponens, mentem non vidit in arte,2
Recta animi primùm debuit esse via.
tient. Nous ne regardons gueres les subiects en gros et seuls: ce
sont des circonstances ou des images menues et superficielles qui
nous frappent: et des vaines escorces qui reiallissent des subiects.
Folliculos vt nunc teretes æstate cicadæ•
Linquunt.
Plutarque mesme regrette sa fille par des singeries de son enfance.
Le souuenir d’vn adieu, d’vne action, d’vne grace particuliere, d’vne
recommandation derniere, nous afflige. La robe de Cæsar troubla
toute Romme, ce que sa mort n’auoit pas faict. Le son mesme des2
noms, qui nous tintoüine aux oreilles: Mon pauure maistre, ou
mon grand amy: helas mon cher pere, ou ma bonne fille. Quand
ces redites me pinsent, et que i’y regarde de pres, ie trouue que
c’est vne pleinte grammairiene, le mot et le ton me blesse. Comme
les exclamations des prescheurs, esmouuent leur auditoire souuent,•
plus que ne font leurs raisons: et comme nous frappe la voix piteuse
d’vne beste qu’on tue pour nostre seruice: sans que ie poise
ou penetre ce pendant, la vraye essence et massiue de mon subiect.
His se stimulis dolor ipse lacessit.
Ce sont les fondemens de nostre deuil. L’opiniastreté de mes3
pierres, specialement en la verge, m’a par fois ietté en longues
suppressions d’vrine, de trois, de quatre iours: et si auant en la
mort, que c’eust esté follie d’esperer l’euiter, voyre desirer, veu les
cruels efforts que cet estat m’apporte. O que ce bon Empereur, qui
faisoit lier la verge à ses criminels, pour les faire mourir à faute•
de pisser, estoit grand maistre en la science de bourrellerie! Me
trouuant là, ie consideroy par combien legeres causes et obiects,
l’imagination nourrissoit en moy le regret de la vie: de quels atomes
se bastissoit en mon ame, le poids et la difficulté de ce deslogement:
à combien friuoles pensees nous donnions place en vn si
grand affaire. Vn chien, vn cheual, vn liure, vn verre, et quoy non?
tenoient compte en ma perte. Aux autres, leurs ambitieuses esperances,
leur bourse, leur science, non moins sottement à mon gré.•
Ie voy nonchalamment la mort, quand ie la voy vniuersellement,
comme fin de la vie. Ie la gourmande en bloc: par le menu, elle
me pille. Les larmes d’vn laquais, la dispensation de ma desferre,
l’attouchement d’vne main cognue, vne consolation commune, me
desconsole et m’attendrit. Ainsi nous troublent l’ame, les plaintes1
des fables: et les regrets de Didon, et d’Ariadné passionnent ceux
mesmes qui ne les croyent point en Virgile et en Catulle: c’est vne
exemple de nature obstinee et dure, n’en sentir aucune emotion:
comme on recite, pour miracle, de Polemon: mais aussi ne pallit
il pas seulement à la morsure d’vn chien enragé, qui luy emporta•
le gras de la iambe. Et nulle sagesse ne va si auant, de conceuoir
la cause d’vne tristesse, si viue et entiere, par iugement, qu’elle ne
souffre accession par la presence, quand les yeux et les oreilles y
ont leur part: parties qui ne peuuent estre agitees que par vains
accidens. Est-ce raison que les arts mesmes se seruent et facent2
leur proufit, de nostre imbecillité et bestise naturelle? L’orateur,
dit la rhetorique, en cette farce de son plaidoier, s’esmouuera par
le son de sa voix, et par ses agitations feintes; et se lairra piper à
la passion qu’il represente. Il s’imprimera vn vray deuil et essentiel,
par le moyen de ce battelage qu’il iouë, pour le transmettre•
aux iuges, à qui il touche encore moins. Comme font ces personnes
qu’on loüe aux mortuaires, pour ayder à la ceremonie du deuil,
qui vendent leurs larmes à poix et à mesure, et leur tristesse. Car
encore qu’ils s’esbranlent en forme empruntee, toutesfois en habituant
et rengeant la contenance, il est certain qu’ils s’emportent3
souuent tous entiers, et reçoiuent en eux vne vraye melancholie. Ie
fus entre plusieurs autres de ses amis, conduire à Soissons le corps
de monsieur de Grammont, du siege de la Fere, où il fut tué. Ie
consideray que par tout où nous passions, nous remplissions de lamentation
et de pleurs, le peuple que nous rencontrions, par la•
seule montre de l’appareil de nostre conuoy: car seulement le
nom du trespassé n’y estoit pas cogneu. Quintilian dit auoir veu
des comediens si fort engagez en vn rolle de deuil, qu’ils en pleuroient
encore au logis: et de soy mesme, qu’ayant prins à esmouuoir
quelque passion en autruy, il l’auoit espousee, iusques à se
trouuer surprins, non seulement de larmes, mais d’vne palleur de
visage et port d’homme vrayement accablé de douleur. En vne•
contree pres de nos montaignes, les femmes font le prestre-martin:
car comme elles agrandissent le regret du mary perdu, par la
souuenance des bonnes et agreables conditions qu’il auoit, elles
font tout d’vn train aussi recueil et publient ses imperfections:
comme pour entrer d’elles mesmes en quelque compensation, et se1
diuertir de la pitié au desdain. De bien meilleure grace encore que
nous, qui à la perte du premier cognu, nous piquons à luy prester
des louanges nouuelles et fauces: et à le faire tout autre, quand
nous l’auons perdu de veuë, qu’il ne nous sembloit estre, quand
nous le voyions. Comme si le regret estoit vne partie instructiue:•
ou que les larmes en lauant nostre entendement, l’esclaircissent. Ie
renonce dés à present aux fauorables tesmoignages, qu’on me voudra
donner, non par ce que i’en seray digne, mais par ce que ie
seray mort. Qui demandera à celuy là, Quel interest auez vous à
ce siege? L’interest de l’exemple, dira-il, et de l’obeyssance commune2
du Prince: ie n’y pretens proffit quelconque: et de gloire,
ie sçay la petite part qui en peut toucher vn particulier comme
moy: ie n’ay icy ny passion ny querelle. Voyez le pourtant le lendemain,
tout changé, tout bouillant et rougissant de cholere, en
son rang de bataille pour l’assaut. C’est la lueur de tant d’acier,•
et le feu et tintamarre de nos canons et de nos tambours, qui luy
ont ietté cette nouuelle rigueur et hayne dans les veines. Friuole
cause, me direz vous. Comment cause? il n’en faut point, pour
agiter nostre ame. Vne resuerie sans corps et sans subiect la regente
et l’agite. Que ie me mette à faire des chasteaux en Espaigne,3
mon imagination m’y forge des commoditez et des plaisirs,
desquels mon ame est reellement chatouillee et resiouye. Combien
de fois embrouillons nous nostre esprit de cholere ou de tristesse,
par telles ombres, et nous inserons en des passions fantastiques,
qui nous alterent et l’ame et le corps? Quelles grimaces, estonnees,
riardes, confuses, excite la resuerie en noz visages! Quelles saillies
et agitations de membres et de voix! Semble-il pas de cet homme
seul, qu’il aye des visions fauces, d’vne presse d’autres hommes,
auec qui il negocie: ou quelque demon interne, qui le persecute?•
Enquerez vous à vous, où est l’obiect de cette mutation? Est-il rien
sauf nous, en nature, que l’inanité substante, sur quoy elle puisse?
Cambyses pour auoir songé en dormant, que son frere deuoit deuenir
Roy de Perse, le fit mourir, vn frere qu’il aymoit, et duquel il
s’estoit tousiours fié. Aristodemus Roy des Messeniens se tua, pour1
vne fantasie qu’il print de mauuais augure, de ie ne sçay quel hurlement
de ses chiens. Et le Roy Midas en fit autant, troublé et fasché
de quelque mal plaisant songe qu’il auoit songé. C’est priser sa
vie iustement ce qu’elle est, de l’abandonner pour vn songe. Oyez
pourtant nostre ame, triompher de la misere du corps, de sa foiblesse,•
de ce qu’il est en butte à toutes offences et alterations:
vrayement elle a raison d’en parler.
O prima infelix fingenti terra Prometheo!
Ille parum cauti pectoris egit opus.
Corpora disponens, mentem non vidit in arte,2
Recta animi primùm debuit esse via.
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