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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III

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CHAPITRE VII.    (TRADUCTION LIV. III, CH. VII.)
De l’incommodité de la grandeur.

PVISQVE nous ne la pouuons aueindre, vengeons nous à en mesdire.
Si n’est-ce pas entierement mesdire de quelque chose, d’y
trouuer des deffauts: il s’en trouue en toutes choses, pour belles et
desirables qu’elles soyent. En general, elle a cet euident auantage,3
qu’elle se raualle quand il luy plaist, et qu’à peu pres, elle a le
choix, de l’vne et l’autre condition. Car on ne tombe pas de toute
hauteur, il en est plus, desquelles on peut descendre, sans tomber.
Bien me semble-il, que nous la faisons trop valoir: et trop valoir
aussi la resolution de ceux que nous auons ou veu ou ouy dire,
l’auoir mesprisee, ou s’en estre desmis, de leur propre dessein. Son
essence n’est pas si euidemment commode, qu’on ne la puisse refuser
sans miracle. Ie trouue l’effort bien difficile à la souffrance des
maux, mais au contentement d’vne mediocre mesure de fortune, et
fuite de la grandeur, i’y trouue fort peu d’affaire. C’est vne vertu,
ce me semble, où moy, qui ne suis qu’vn oyson, arriuerois sans1
beaucoup de contention. Que doiuent faire ceux, qui mettroient
encores en consideration, la gloire qui accompagne ce refus, auquel
il peut escheoir plus d’ambition, qu’au desir mesme et iouyssance de
la grandeur? D’autant que l’ambition ne se conduit iamais mieux
selon soy, que par vne voye esgaree et inusitee.   I’aiguise mon
courage vers la patience, ie l’affoiblis vers le desir. Autant ay-ie à
souhaitter qu’vn autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et
d’indiscretion: mais pourtant, si ne m’est-il iamais aduenu, de souhaitter
ny empire ny royauté, ny l’eminence de ces hautes fortunes
et commanderesses. Ie ne vise pas de ce costé là: ie m’aime trop.2
Quand ie pense à croistre, c’est bassement: d’vne accroissance contrainte
et coüarde: proprement pour moy: en resolution, en prudence,
en santé, en beauté, et en richesse encore. Mais ce credit,
cette auctorité si puissante, foule mon imagination. Et tout à l’opposite
de l’autre, m’aymerois à l’auanture mieux, deuxiesme ou
troisiesme à Perigueux, que premier à Paris: au moins sans mentir,
mieux troisiesme à Paris, que premier en charge, Ie ne veux ny
debattre auec vn huissier de porte, miserable incognu: ny faire
fendre en adoration, les presses où ie passe. Ie suis duit à vn estage
moyen, comme par mon sort, aussi par mon goust. Et ay montré en3
la conduitte de ma vie, et de mes entreprinses, que i’ay plustost
fuy, qu’autrement, d’eniamber par dessus le degré de fortune, auquel
Dieu logea ma naissance. Toute constitution naturelle, est pareillement
iuste et aysee. I’ay ainsi l’ame poltrone, que ie ne mesure
pas la bonne fortune selon sa hauteur, ie la mesure selon sa
facilité.   Mais si ie n’ay point le cœur gros assez, ie l’ay à l’equipollent
ouuert, et qui m’ordonne de publier hardiment sa foiblesse.
Qui me donneroit à conferer la vie de L. Thorius Balbus, gallant
homme, beau, sçauant, sain, entendu et abondant en toute sorte de
commoditez et plaisirs, conduisant vne vie tranquille, et toute
sienne, l’ame bien preparee contre la mort, la superstition, les douleurs,
et autres encombriers de l’humaine necessité, mourant en fin
en bataille, les armes en la main, pour la defense de son païs, d’vne
part: et d’autre part la vie de M. Regulus, ainsi grande et hautaine,
que chascun la cognoist, et sa fin admirable: l’vne sans nom,1
sans dignité: l’autre exemplaire et glorieuse à merueilles: i’en diroy
certes ce qu’en dit Cicero, si ie sçauoy aussi bien dire que luy.
Mais s’il me les falloit coucher sur la mienne, ie diroy aussi, que la
premiere est autant selon ma portee, et selon mon desir, que ie conforme
à ma portee, comme la seconde est loing au delà. Qu’à cette
cy, ie ne puis aduenir que par veneration: i’aduiendroy volontiers à
l’autre par vsage.   Retournons à nostre grandeur temporelle, d’où
nous sommes partis. Ie suis desgousté de maistrise, et actiue et passiue.
Otanez l’vn des sept, qui auoient droit de pretendre au royaume
de Perse, print vn party, que i’eusse prins volontiers: c’est qu’il quitta2
à ses compagnons son droit d’y pouuoir arriuer par election, ou par
sort: pourueu que luy et les siens, vescussent en cet empire hors de
toute subiection et maistrise, sauf celle des loix antiques: et y
eussent toute liberté, qui ne porteroit preiudice à icelles: impatient
de commander, comme d’estre commandé.   Le plus aspre et difficile
mestier du monde, à mon gré, c’est, faire dignement le Roy.
I’excuse plus de leurs fautes, qu’on ne fait communement, en consideration
de l’horrible poix de leur charge, qui m’estonne. Il est
difficile de garder mesure, à vne puissance si desmesuree. Si est-ce
que c’est enuers ceux-mesmes qui sont de moins excellente nature,3
vne singuliere incitation à la vertu, d’estre logé en tel lieu, où vous
ne faciez aucun bien, qui ne soit mis en registre et en compte: et
où le moindre bien faire, porte sur tant de gens: et où vostre suffisance,
comme celle des prescheurs, s’adresse principallement au
peuple, iuge peu exacte, facile à piper, facile à contenter. Il est peu
de choses, ausquelles nous puissions donner le iugement syncere,
par ce qu’il en est peu, ausquelles en quelque façon nous n’ayons
particulier interest. La superiorité et inferiorité, la maistrise, et la
subiection, sont obligees à vne naturelle enuie et contestation: il
faut qu’elles s’entrepillent perpetuellement. Ie ne crois ny l’vne ny
l’autre, des droicts de sa compagne: laissons en dire à la raison,
qui est inflexible et impassible, quand nous en pourrons finer. Ie
feuilletois il n’y a pas vn mois, deux liures Escossois, se combattans
sur ce subiect. Le populaire rend le Roy de pire condition
qu’vn charretier, le monarchique le loge quelques brasses au dessus
de Dieu, en puissance et souueraineté.   Or l’incommodité de
la grandeur, que i’ay pris icy à remerquer, par quelque occasion
qui vient de m’en aduertir, est cette-cy. Il n’est à l’auanture rien1
plus plaisant au commerce des hommes, que les essais que nous
faisons les vns contre les autres, par ialousie d’honneur et de valeur,
soit aux exercices du corps ou de l’esprit: ausquels la grandeur
souueraine n’a aucune vraye part. A la verité il m’a semblé
souuent, qu’à force de respect, on y traicte les Princes desdaigneusement
et iniurieusement. Car ce dequoy ie m’offençois infiniement
en mon enfance, que ceux qui s’exerçoient auec moy, espargnassent
de s’y employer à bon escient, pour me trouuer indigne contre qui
ils s’efforçassent: c’est ce qu’on voit leur aduenir tous les iours,
chacun se trouuant indigne de s’efforcer contre eux. Si on recognoist2
qu’ils ayent tant soit peu d’affection à la victoire, il n’est celuy,
qui ne se trauaille à la leur prester: et qui n’ayme mieux trahir
sa gloire, que d’offenser la leur. On n’y employe qu’autant
d’effort qu’il en faut pour seruir à leur honneur. Quelle part ont ils
à la meslee, en laquelle chacun est pour eux? Il me semble voir ces
paladins du temps passé, se presentans aux ioustes et aux combats,
auec des corps, et des armes faëes. Brisson courant contre Alexandre,
se feignit en la course: Alexandre l’en tança: mais il luy en
deuoit faire donner le foüet. Pour cette consideration, Carneades
disoit, que les enfans des Princes n’apprennent rien à droict qu’à3
manier des cheuaux: d’autant qu’en tout autre exercice, chacun
fleschit soubs eux, et leur donne gaigné: mais vn cheual qui n’est
ny flateur ny courtisan, verse le fils du Roy par terre, comme il feroit
le fils d’vn crocheteur.   Homere a esté contrainct de consentir
que Venus fut blessee au combat de Troye, vne si douce saincte
et si delicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse, qualitez
qui ne tombent aucunement en ceux qui sont exempts de danger.
On fait courroucer, craindre, fuyr les Dieux, s’enialouser, se
douloir, et se passionner, pour les honorer des vertus qui se bastissent
entre nous, de ces imperfections. Qui ne participe, au hazard et
difficulté, ne peut pretendre interest à l’honneur et plaisir qui suit
les actions hazardeuses. C’est pitié de pouuoir tant, qu’il aduienne
que toutes choses vous cedent. Vostre fortune reiette trop loing de
vous la societé et la compagnie, elle vous plante trop à l’escart.
Cette aysance et lasche facilité, de faire tout baisser soubs soy, est
ennemye de toute sorte de plaisir. C’est glisser cela, ce n’est pas
aller: c’est dormir, ce n’est pas viure! Conceuez l’homme accompagné
d’omnipotence, vous l’abysmez: il faut qu’il vous demande par
aumosne, de l’empeschement et de la resistance. Son estre et son1
bien est en indigence.   Leurs bonnes qualitez sont mortes et perdues:
car elles ne se sentent que par comparaison, et on les en met
hors: ils ont peu de cognoissance de la vraye loüange, estans batus
d’vne si continuelle approbation et vniforme. Ont ils affaire au
plus sot de leurs subiects? ils n’ont aucun moyen de prendre aduantage
sur luy: en disant, C’est pour ce qu’il est mon Roy, il luy
semble auoir assez dict, qu’il a presté la main à se laisser vaincre.
Cette qualité estouffe et consomme les autres qualitez vrayes et
essentielles: elles sont enfoncees dans la royauté: et ne leur laisse
à eux faire valoir, que les actions qui la touchent directement, et2
qui luy seruent: les offices de leur charge. C’est tant estre Roy,
qu’il n’est que par là. Cette lueur estrangere qui l’enuironne, le
cache, et nous le desrobe: nostre veuë s’y rompt et s’y dissipe,
estant remplie et arrestee par cette forte lumiere. Le Senat ordonna
le prix d’eloquence à Tybere: il le refusa, n’estimant pas d’vn iugement
si peu libre, quand bien il eust esté veritable, il s’en peust
ressentir.   Comme on leur cede tous auantages d’honneur, aussi
conforte lon et auctorise les deffauts et vices qu’ils ont: non seulement
par approbation, mais aussi par imitation. Chacun des suiuans
d’Alexandre portoit comme luy, la teste à costé. Et les flateurs de3
Dionisius, s’entrehurtoient en sa presence, poussoyent et versoient
ce qui se rencontroit à leurs pieds, pour dire qu’ils auoient la veuë
aussi courte que luy. Les greueures ont aussi par fois seruy de recommandation
et faueur. I’en ay veu la surdité en affectation. Et
par ce que le maistre hayssoit sa femme, Plutarque a veu les courtisans
repudier les leurs, qu’ils aymoient. Qui plus est, la paillardise
s’en est veuë en credit, et toute dissolution: comme aussi la desloyauté,
les blasphemes, la cruauté: comme l’heresie, comme la
superstition, l’irreligion, la mollesse, et pis si pis il y a. Par vn
exemple encores plus dangereux, que celuy des flateurs de Mithridates,
qui d’autant que leur maistre pretendoit à l’honneur de bon
medecin, luy portoient à inciser et cauteriser leurs membres. Car ces
autres souffrent cauteriser leur ame, partie plus delicate et plus
noble.   Mais pour acheuer par où i’ay commencé: Adrian l’Empereur
debatant auec le philosophe Fauorinus de l’interpretation de
quelque mot: Fauorinus luy en quitta bien tost la victoire: ses
amys se plaignans à luy: Vous vous moquez, fit-il, voudriez vous
qu’il ne fust pas plus sçauant que moy, luy qui commande à trente
legions? Auguste escriuit des vers contre Asinius Pollio: Et moy,1
dit Pollio, ie me tais: ce n’est pas sagesse d’escrire à l’enuy de celuy,
qui peut proscrire. Et auoient raison. Car Dionysius pour ne
pouuoir esgaller Philoxenus en la poësie, et Platon en discours: en
condamna l’vn aux carrieres, et enuoya vendre l’autre esclaue en
l’isle d’Ægine.
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