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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III
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CHAPITRE II.    (TRADUCTION LIV. III, CH. II.)
Du repentir.
LES autres forment l’homme, ie le recite: et en represente vn particulier,
bien mal formé; et lequel si i’auoy à façonner de nouueau,
ie ferois vrayement bien autre qu’il n’est: mes-huy c’est fait.
Or les traits de ma peinture, ne se fouruoyent point, quoy qu’ils se
changent et diuersifient. Le monde n’est qu’vne branloire perenne.
Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase,
les pyramides d’Ægypte: et du branle public, et du leur. La•
constance mesme n’est autre chose qu’vn branle plus languissant.
Ie ne puis asseurer mon obiect: il va trouble et chancelant, d’vne
yuresse naturelle. Ie le prens en ce poinct, comme il est, en l’instant
que ie m’amuse à luy. Ie ne peinds pas l’estre, ie peinds le
passage: non vn passage d’aage en autre, ou comme dict le peuple,1
de sept en sept ans, mais de iour en iour, de minute en minute.
Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Ie pourray tantost
changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention. C’est vn
contrerolle de diuers et muables accidens, et d’imaginations irresoluës,
et quand il y eschet, contraires: soit que ie sois autre moy-mesme,•
soit que ie saisisse les subiects, par autres circonstances,
et considerations. Tant y a que ie me contredis bien à l’aduanture,
mais la verité, comme disoit Demades, ie ne la contredy point. Si
mon ame pouuoit prendre pied, ie ne m’essaierois pas, ie me resoudrois:
elle est tousiours en apprentissage, et en espreuue.2
bien mal formé; et lequel si i’auoy à façonner de nouueau,
ie ferois vrayement bien autre qu’il n’est: mes-huy c’est fait.
Or les traits de ma peinture, ne se fouruoyent point, quoy qu’ils se
changent et diuersifient. Le monde n’est qu’vne branloire perenne.
Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase,
les pyramides d’Ægypte: et du branle public, et du leur. La•
constance mesme n’est autre chose qu’vn branle plus languissant.
Ie ne puis asseurer mon obiect: il va trouble et chancelant, d’vne
yuresse naturelle. Ie le prens en ce poinct, comme il est, en l’instant
que ie m’amuse à luy. Ie ne peinds pas l’estre, ie peinds le
passage: non vn passage d’aage en autre, ou comme dict le peuple,1
de sept en sept ans, mais de iour en iour, de minute en minute.
Il faut accommoder mon histoire à l’heure. Ie pourray tantost
changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention. C’est vn
contrerolle de diuers et muables accidens, et d’imaginations irresoluës,
et quand il y eschet, contraires: soit que ie sois autre moy-mesme,•
soit que ie saisisse les subiects, par autres circonstances,
et considerations. Tant y a que ie me contredis bien à l’aduanture,
mais la verité, comme disoit Demades, ie ne la contredy point. Si
mon ame pouuoit prendre pied, ie ne m’essaierois pas, ie me resoudrois:
elle est tousiours en apprentissage, et en espreuue.2
Ie propose vne vie basse, et sans lustre. C’est tout vn. On attache
aussi bien toute la philosophie morale, à vne vie populaire et priuee,
qu’à vne vie de plus riche estoffe. Chaque homme porte la forme
entiere, de l’humaine condition. Les autheurs se communiquent au
peuple par quelque marque speciale et estrangere: moy le premier,•
par mon estre vniuersel: comme, Michel de Montaigne: non
comme grammairien ou poëte, ou iurisconsulte. Si le monde se
plaint dequoy ie parle trop de moy, ie me plains dequoy il ne pense
seulement pas à soy. Mais est-ce raison, que si particulier en vsage,
ie pretende me rendre public en cognoissance? Est-il aussi raison,3
que ie produise au monde, où la façon et l’art ont tant de credit et
de commandement, des effects de nature et crus et simples, et
d’vne nature encore bien foiblette? Est-ce pas faire vne muraille
sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des liures sans
science? Les fantasies de la musique, sont conduites par art, les
miennes par sort. Aumoins i’ay cecy selon la discipline, que iamais
homme ne traicta subiect, qu’il entendist ne cogneust mieux, que
ie fay celuy que i’ay entrepris: et qu’en celuy là ie suis le plus•
sçauant homme qui viue. Secondement, que iamais aucun ne penetra
en sa matiere plus auant, ny en esplucha plus distinctement les
membres et suittes: et n’arriua plus exactement et plus plainement,
à la fin qu’il s’estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, ie n’ay
besoing d’y apporter que la fidelité: celle-là y est, la plus sincere1
et pure qui se trouue. Ie dy vray, non pas tout mon saoul: mais
autant que ie l’ose dire. Et l’ose vn peu plus en vieillissant: car il
semble que la coustume concede à cet aage, plus de liberté de bauasser,
et d’indiscretion à parler de soy. Il ne peut aduenir icy, ce
que ie voy aduenir souuent, que l’artizan et sa besongne se contrarient.•
Vn homme de si honneste conuersation, a-t-il faict vn si
sot escrit? Ou, des escrits si sçauans, sont-ils partis d’vn homme
de si foible conuersation? Qui a vn entretien commun, et ses escrits
rares: c’est à dire, que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte,
et non en luy. Vn personnage sçauant n’est pas sçauant par tout.2
Mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy
nous allons conformément, et tout d’vn train, mon liure et moy.
Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouurage, à part de
l’ouurier: icy non: qui touche l’vn, touche l’autre. Celuy qui en
iugera sans le congnoistre, se fera plus de tort qu’à moy: celuy qui•
l’aura cogneu, m’a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si
i’ay seulement cette part à l’approbation publique, que ie face sentir
aux gens d’entendement, que i’estoy capable de faire mon profit
de la science, si i’en eusse eu: et que ie meritoy que la memoire
me secourust mieux. Excusons icy ce que ie dy souuent, que ie3
me repens rarement, et que ma conscience se contente de soy: non
comme de la conscience d’vn ange, ou d’vn cheual, mais comme de
la conscience d’vn homme. Adioustant tousiours ce refrein, non vn
refrein de ceremonie, mais de naifue et essentielle submission:
Que ie parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution,•
purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Ie
n’enseigne point, ie raconte. Il n’est vice veritablement vice, qui
n’offence, et qu’vn iugement entier n’accuse. Car il a de la laideur
et incommodité si apparente, qu’à l’aduanture ceux-là ont raison,
qui disent, qu’il est principalement produict par bestise et ignorance:
tant est-il mal-aisé d’imaginer qu’on le cognoisse sans le
haïr. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s’en•
empoisonne. Le vice laisse comme vn vlcere en la chair, vne repentance
en l’ame, qui tousiours s’esgratigne, et s’ensanglante elle
mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais
elle engendre celle de la repentance: qui est plus griefue, d’autant
qu’elle naist au dedans: comme le froid et le chaud des fiéures est1
plus poignant, que celuy qui vient du dehors. Ie tiens pour vices,
mais chacun selon sa mesure, non seulement ceux que la raison et
la nature condamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a
forgé, voire fauce et erronee, si les loix et l’vsage l’auctorise. Il
n’est pareillement bonté, qui ne resiouysse vne nature bien nee. Il•
y a certes ie ne sçay quelle congratulation, de bien faire, qui nous
resiouit en nous mesmes, et vne fierté genereuse, qui accompagne
la bonne conscience. Vne ame courageusement vitieuse, se peut à
l’aduenture garnir de securité: mais de cette complaisance et satisfaction,
elle ne s’en peut fournir. Ce n’est pas vn leger plaisir,2
de se sentir preserué de la contagion d’vn siecle si gasté, et de dire
en soy: Qui me verroit iusques dans l’ame, encore ne me trouueroit-il
coupable, ny de l’affliction et ruyne de personne: ny de vengeance
ou d’enuie, ny d’offence publique des loix: ny de nouuelleté
et de trouble: ny de faute à ma parole: et quoy que la licence du•
temps permist et apprinst à chacun, si n’ay-ie mis la main ny és
biens, ny en la bourse d’homme François, et n’ay vescu que sur la
mienne non plus en guerre qu’en paix: ny ne me suis seruy du
trauail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience,
plaisent, et nous est grand benefice que cette esiouyssance naturelle:3
et le seul payement qui iamais ne nous manque. De fonder
la recompence des actions vertueuses, sur l’approbation d’autruy,
c’est prendre vn trop incertain et trouble fondement, signamment
en vn siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy: la bonne
estime du peuple est iniurieuse. A qui vous fiez vous, de veoir ce•
qui est louable? Dieu me garde d’estre homme de bien, selon la
description que ie voy faire tous les iours par honneur, à chacun
de soy. Quæ fuerant vitià, mores sunt. Tels de mes amis, ont par
fois entreprins de me chapitrer et mercurializer à cœur ouuert, ou
de leur propre mouuement, ou semons par moy, comme d’vn office,
qui à vne ame bien faicte, non en vtilité seulement, mais en douceur•
aussi, surpasse tous les offices de l’amitié. Ie l’ay tousiours
accueilli des bras de la courtoisie et recognoissance, les plus ouuerts.
Mais, à en parler à cette heure en conscience, i’ay souuent trouué en
leurs reproches et louanges, tant de fauce mesure, que ie n’eusse
guere failly, de faillir plustost, que de bien faire à leur mode. Nous1
autres principalement, qui viuons vne vie priuee, qui n’est en montre
qu’à nous, deuons auoir estably vn patron au dedans, auquel
toucher nos actions: et selon iceluy nous caresser tantost, tantost
nous chastier. I’ay mes loix et ma cour, pour iuger de moy, et m’y
adresse plus qu’ailleurs. Ie restrains bien selon autruy mes actions,•
mais ie ne les estends que selon moy. Il n’y a que vous qui sçache
si vous estes lâche et cruel, ou loyal et deuotieux: les autres ne
vous voyent point, ils vous deuinent par coniectures incertaines:
ils voyent, non tant vostre naturel, que vostre art. Par ainsi, ne
vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. Tuo tibi iudicio2
est vtendum. Virtutis et vitiorum graue ipsius conscientiæ pondus
est: qua sublata, iacent omnia. Mais ce qu’on dit, que la repentance
suit de pres le peché, ne semble pas regarder le peché qui
est en son haut appareil: qui loge en nous comme en son propre
domicile. On peut desauouër et desdire les vices, qui nous surprennent,•
et vers lesquels les passions nous emportent: mais ceux qui
par longue habitude, sont enracinez et ancrez en vne volonté forte
et vigoureuse, ne sont subiects à contradiction. Le repentir n’est
qu’vne desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies,
qui nous pourmene à tout sens. Il faict desaduouër à celuy-là, sa3
vertu passee et sa continence.
Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit,
Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ?
aussi bien toute la philosophie morale, à vne vie populaire et priuee,
qu’à vne vie de plus riche estoffe. Chaque homme porte la forme
entiere, de l’humaine condition. Les autheurs se communiquent au
peuple par quelque marque speciale et estrangere: moy le premier,•
par mon estre vniuersel: comme, Michel de Montaigne: non
comme grammairien ou poëte, ou iurisconsulte. Si le monde se
plaint dequoy ie parle trop de moy, ie me plains dequoy il ne pense
seulement pas à soy. Mais est-ce raison, que si particulier en vsage,
ie pretende me rendre public en cognoissance? Est-il aussi raison,3
que ie produise au monde, où la façon et l’art ont tant de credit et
de commandement, des effects de nature et crus et simples, et
d’vne nature encore bien foiblette? Est-ce pas faire vne muraille
sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des liures sans
science? Les fantasies de la musique, sont conduites par art, les
miennes par sort. Aumoins i’ay cecy selon la discipline, que iamais
homme ne traicta subiect, qu’il entendist ne cogneust mieux, que
ie fay celuy que i’ay entrepris: et qu’en celuy là ie suis le plus•
sçauant homme qui viue. Secondement, que iamais aucun ne penetra
en sa matiere plus auant, ny en esplucha plus distinctement les
membres et suittes: et n’arriua plus exactement et plus plainement,
à la fin qu’il s’estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, ie n’ay
besoing d’y apporter que la fidelité: celle-là y est, la plus sincere1
et pure qui se trouue. Ie dy vray, non pas tout mon saoul: mais
autant que ie l’ose dire. Et l’ose vn peu plus en vieillissant: car il
semble que la coustume concede à cet aage, plus de liberté de bauasser,
et d’indiscretion à parler de soy. Il ne peut aduenir icy, ce
que ie voy aduenir souuent, que l’artizan et sa besongne se contrarient.•
Vn homme de si honneste conuersation, a-t-il faict vn si
sot escrit? Ou, des escrits si sçauans, sont-ils partis d’vn homme
de si foible conuersation? Qui a vn entretien commun, et ses escrits
rares: c’est à dire, que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte,
et non en luy. Vn personnage sçauant n’est pas sçauant par tout.2
Mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy
nous allons conformément, et tout d’vn train, mon liure et moy.
Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouurage, à part de
l’ouurier: icy non: qui touche l’vn, touche l’autre. Celuy qui en
iugera sans le congnoistre, se fera plus de tort qu’à moy: celuy qui•
l’aura cogneu, m’a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si
i’ay seulement cette part à l’approbation publique, que ie face sentir
aux gens d’entendement, que i’estoy capable de faire mon profit
de la science, si i’en eusse eu: et que ie meritoy que la memoire
me secourust mieux. Excusons icy ce que ie dy souuent, que ie3
me repens rarement, et que ma conscience se contente de soy: non
comme de la conscience d’vn ange, ou d’vn cheual, mais comme de
la conscience d’vn homme. Adioustant tousiours ce refrein, non vn
refrein de ceremonie, mais de naifue et essentielle submission:
Que ie parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution,•
purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Ie
n’enseigne point, ie raconte. Il n’est vice veritablement vice, qui
n’offence, et qu’vn iugement entier n’accuse. Car il a de la laideur
et incommodité si apparente, qu’à l’aduanture ceux-là ont raison,
qui disent, qu’il est principalement produict par bestise et ignorance:
tant est-il mal-aisé d’imaginer qu’on le cognoisse sans le
haïr. La malice hume la pluspart de son propre venin, et s’en•
empoisonne. Le vice laisse comme vn vlcere en la chair, vne repentance
en l’ame, qui tousiours s’esgratigne, et s’ensanglante elle
mesme. Car la raison efface les autres tristesses et douleurs, mais
elle engendre celle de la repentance: qui est plus griefue, d’autant
qu’elle naist au dedans: comme le froid et le chaud des fiéures est1
plus poignant, que celuy qui vient du dehors. Ie tiens pour vices,
mais chacun selon sa mesure, non seulement ceux que la raison et
la nature condamnent, mais ceux aussi que l’opinion des hommes a
forgé, voire fauce et erronee, si les loix et l’vsage l’auctorise. Il
n’est pareillement bonté, qui ne resiouysse vne nature bien nee. Il•
y a certes ie ne sçay quelle congratulation, de bien faire, qui nous
resiouit en nous mesmes, et vne fierté genereuse, qui accompagne
la bonne conscience. Vne ame courageusement vitieuse, se peut à
l’aduenture garnir de securité: mais de cette complaisance et satisfaction,
elle ne s’en peut fournir. Ce n’est pas vn leger plaisir,2
de se sentir preserué de la contagion d’vn siecle si gasté, et de dire
en soy: Qui me verroit iusques dans l’ame, encore ne me trouueroit-il
coupable, ny de l’affliction et ruyne de personne: ny de vengeance
ou d’enuie, ny d’offence publique des loix: ny de nouuelleté
et de trouble: ny de faute à ma parole: et quoy que la licence du•
temps permist et apprinst à chacun, si n’ay-ie mis la main ny és
biens, ny en la bourse d’homme François, et n’ay vescu que sur la
mienne non plus en guerre qu’en paix: ny ne me suis seruy du
trauail de personne, sans loyer. Ces tesmoignages de la conscience,
plaisent, et nous est grand benefice que cette esiouyssance naturelle:3
et le seul payement qui iamais ne nous manque. De fonder
la recompence des actions vertueuses, sur l’approbation d’autruy,
c’est prendre vn trop incertain et trouble fondement, signamment
en vn siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy: la bonne
estime du peuple est iniurieuse. A qui vous fiez vous, de veoir ce•
qui est louable? Dieu me garde d’estre homme de bien, selon la
description que ie voy faire tous les iours par honneur, à chacun
de soy. Quæ fuerant vitià, mores sunt. Tels de mes amis, ont par
fois entreprins de me chapitrer et mercurializer à cœur ouuert, ou
de leur propre mouuement, ou semons par moy, comme d’vn office,
qui à vne ame bien faicte, non en vtilité seulement, mais en douceur•
aussi, surpasse tous les offices de l’amitié. Ie l’ay tousiours
accueilli des bras de la courtoisie et recognoissance, les plus ouuerts.
Mais, à en parler à cette heure en conscience, i’ay souuent trouué en
leurs reproches et louanges, tant de fauce mesure, que ie n’eusse
guere failly, de faillir plustost, que de bien faire à leur mode. Nous1
autres principalement, qui viuons vne vie priuee, qui n’est en montre
qu’à nous, deuons auoir estably vn patron au dedans, auquel
toucher nos actions: et selon iceluy nous caresser tantost, tantost
nous chastier. I’ay mes loix et ma cour, pour iuger de moy, et m’y
adresse plus qu’ailleurs. Ie restrains bien selon autruy mes actions,•
mais ie ne les estends que selon moy. Il n’y a que vous qui sçache
si vous estes lâche et cruel, ou loyal et deuotieux: les autres ne
vous voyent point, ils vous deuinent par coniectures incertaines:
ils voyent, non tant vostre naturel, que vostre art. Par ainsi, ne
vous tenez pas à leur sentence, tenez vous à la vostre. Tuo tibi iudicio2
est vtendum. Virtutis et vitiorum graue ipsius conscientiæ pondus
est: qua sublata, iacent omnia. Mais ce qu’on dit, que la repentance
suit de pres le peché, ne semble pas regarder le peché qui
est en son haut appareil: qui loge en nous comme en son propre
domicile. On peut desauouër et desdire les vices, qui nous surprennent,•
et vers lesquels les passions nous emportent: mais ceux qui
par longue habitude, sont enracinez et ancrez en vne volonté forte
et vigoureuse, ne sont subiects à contradiction. Le repentir n’est
qu’vne desdicte de nostre volonté, et opposition de nos fantasies,
qui nous pourmene à tout sens. Il faict desaduouër à celuy-là, sa3
vertu passee et sa continence.
Quæ mens est hodie, cur eadem non puero fuit,
Vel cur his animis incolumes non redeunt genæ?
C’est vne vie exquise, celle qui se maintient en ordre iusques en
son priué. Chacun peut auoir part au battelage, et representer vn•
honneste personnage en l’eschaffaut: mais au dedans, et en sa poictrine,
où tout nous est loisible, où tout est caché, d’y estre reglé,
c’est le poinct. Le voysin degré, c’est de l’estre en sa maison, en
ses actions ordinaires, desquelles nous n’auons à rendre raison à
personne: où il n’y a point d’estude, point d’artifice. Et pourtant•
Bias peignant vn excellent estat de famille: de laquelle, dit-il, le
maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors,
par la crainte de la loy, et du dire des hommes. Et fut vne digne
parole de Iulius Drusus, aux ouuriers qui luy offroient pour trois
mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n’y1
auroient plus la veuë qu’ils y auoient: Ie vous en donneray, dit-il,
six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque
auec honneur l’vsage d’Agesilaus, de prendre en voyageant son
logis dans les eglises, affin que le peuple, et les Dieux mesmes,
vissent dans ses actions priuees. Tel a esté miraculeux au monde,•
auquel sa femme et son valet n’ont rien veu seulement de remercable.
Peu d’hommes ont esté admirez par leurs domestiques. Nul a
esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dit
l’experience des histoires. De mesmes aux choses de neant. Et en
ce bas exemple, se void l’image des grands. En mon climat de Gascongne,2
on tient pour drolerie de me veoir imprimé. D’autant que
la cognoissance, qu’on prend de moy, s’esloigne de mon giste,
i’en vaux d’autant mieux. I’achette les imprimeurs en Guienne:
ailleurs ils m’achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent
viuants et presents, pour se mettre en credit, trepassez et•
absents. I’ayme mieux en auoir moins. Et ne me iette au monde,
que pour la part que i’en tire. Au partir de là, ie l’en quitte. Le
peuple reconuoye celuy-là, d’vn acte public, auec estonnement,
iusqu’à sa porte: il laisse auec sa robbe ce rolle: il en retombe
d’autant plus bas, qu’il s’estoit plus haut monté. Au dedans chez3
luy, tout est tumultuaire et vil. Quand le reglement s’y trouueroit,
il faut vn iugement vif et bien trié, pour l’apperceuoir en ces actions
basses et priuees. Ioint que l’ordre est vne vertu morne et sombre.
Gaigner vne bresche, conduire vne ambassade, regir vn peuple, ce
sont actions esclatantes: tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr,•
et conuerser auec les siens, et auec soy-mesme, doucement et iustement:
ne relascher point, ne se desmentir point, c’est chose plus
rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirees soustiennent
par là, quoy qu’on die, des deuoirs autant ou plus aspres
et tendus, que ne font les autres vies. Et les priuez, dit Aristote,
seruent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux
qui sont en magistrat. Nous nous preparons aux occasions eminentes,
plus par gloire que par conscience. La plus courte façon•
d’arriuer à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous
faisons pour la gloire. Et la vertu d’Alexandre me semble representer
assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates,
en cette exercitation basse et obscure. Ie conçois aisément
Socrates, en la place d’Alexandre; Alexandre en celle de Socrates,1
ie ne puis. Qui demandera à celuy-là, ce qu’il sçait faire, il respondra,
Subiuguer le monde: qui le demandera à cettuy-cy, il dira,
Mener l’humaine vie conformément à sa naturelle condition: science
bien plus generale, plus poisante, et plus legitime. Le prix de
l’ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément. Sa grandeur•
ne s’exerce pas en la grandeur: c’est en la mediocrité. Ainsi
que ceux qui nous iugent et touchent au dedans, ne font pas grand’recette
de la lueur de noz actions publiques: et voyent que ce ne
sont que filets et pointes d’eau fine reiallies d’vn fond au demeurant
limonneux et poisant. En pareil cas, ceux qui nous iugent par2
cette braue apparence du dehors, concluent de mesmes de nostre
constitution interne: et ne peuuent accoupler des facultez populaires
et pareilles aux leurs, à ces autres facultez, qui les estonnent,
si loin de leur visee. Ainsi donnons nous aux demons des
formes sauuages. Et qui non à Tamburlan des sourcils esleuez,•
des nazeaux ouuerts, vn visage afreux, et vne taille desmesuree,
comme est la taille de l’imagination qu’il en a conceuë par le bruit
de son nom? Qui m’eust faict veoir Erasme autrefois, il eust esté
mal-aisé, que ie n’eusse prins pour adages et apophthegmes, tout
ce qu’il eust dit à son vallet et à son hostesse. Nous imaginons bien3
plus sortablement vn artisan sur sa garderobe ou sur sa femme
qu’vn grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il
nous semble que de ces hauts thrones ils ne s’abaissent pas iusques à
viure. Comme les ames vicieuses sont incitees souuent à bien faire,
par quelque impulsion estrangere? aussi sont les vertueuses à faire•
mal. Il les faut doncq iuger par leur estat rassis: quand elles sont
chez elles, si quelquefois elles y sont: ou au moins quand elles sont
plus voysines du repos, et en leur naifue assiette. Les inclinations
naturelles s’aident et fortifient par institution: mais elles ne
se changent gueres et surmontent. Mille natures, de mon temps,
ont eschappé vers la vertu, ou vers le vice, au trauers d’vne discipline
contraire.•
Sic vbi desuetæ siluis in carcere clausæ
Mansueuêre feræ, et vultus posuere minaces,
Atque hominem didicere pati, si torrida paruus
Venit in ora cruor, redeunt rabiésque furórque,
Admonitæque tument gustato sanguine fauces;1
Feruet, et à trepido vix abstinet ira magistro.
On n’extirpe pas ces qualitez originelles, on les couure, on les cache.
Le langage Latin m’est comme naturel: ie l’entends mieux
que le François: mais il y a quarante ans, que ie ne m’en suis du
tout poinct seruy à parler, ny guere à escrire. Si est-ce qu’à des•
extremes et soudaines esmotions, où ie suis tombé, deux ou trois
fois en ma vie: et l’vne, voyant mon pere tout sain, se renuerser
sur moy pasmé: i’ay tousiours eslancé du fonds des entrailles, les
premieres paroles Latines: Nature se sourdant et s’exprimant à
force, à l’encontre d’vn si long vsage: et cet exemple se dit d’assez2
d’autres. Ceux qui ont essaié de r’auiser les mœurs du monde,
de mon temps, par nouuelles opinions, reforment les vices de l’apparence,
ceux de l’essence ils les laissent là, s’ils ne les augmentent.
Et l’augmentation y est à craindre. On se seiourne volontiers
de tout autre bien faire, sur ces reformations externes, de moindre•
coust et de plus grand merite: et satisfait-on à bon marché par là,
les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez vn
peu, comment s’en porte nostre experience. Il n’est personne, s’il
s’escoute, qui ne descouure en soy, vne forme sienne, vne forme
maistresse, qui lucte contre l’institution: et contre la tempeste des3
passions, qui luy sont contraires. De moy, ie ne me sens gueres
agiter par secousse: ie me trouue quasi tousiours en ma place,
comme font les corps lourds et poisans. Si ie ne suis chez moy,
i’en suis tousiours bien pres: mes desbauches ne m’emportent pas
fort loing: il n’y a rien d’extreme et d’estrange: et si ay des rauisemens•
sains et vigoureux. La vraye condamnation, et qui touche
la commune façon de nos hommes, c’est, que leur retraicte mesme
est pleine de corruption, et d’ordure: l’idée de leur amendement
chafourree, leur penitence malade, et en coulpe, autant à peu pres
que leur peché. Aucuns, ou pour estre collez au vice d’vne attache
naturelle, ou par longue accoustumance, n’en trouuent plus la laideur.•
A d’autres, duquel regiment ie suis, le vice poise, mais ils le
contrebalancent auec le plaisir, ou autre occasion: et le souffrent
et s’y prestent, à certain prix. Vitieusement pourtant, et laschement.
Si se pourroit-il à l’aduanture imaginer, si esloignee disproportion
de mesure, où auec iustice, le plaisir excuseroit le peché,1
comme nous disons de l’vtilité. Non seulement s’il estoit accidental,
et hors du peché, comme au larrecin, mais en l’exercice mesme
d’iceluy, comme en l’accointance des femmes, où l’incitation est
violente, et, dit-on, par fois inuincible. En la terre d’vn mien parent,
l’autre iour que i’estois en Armaignac, ie vis vn paisant, que•
chacun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie:
Qu’estant nay mendiant, et trouuant, qu’à gaigner son pain au trauail
de ses mains, il n’arriueroit iamais à se fortifier assez contre
l’indigence, il s’aduisa de se faire larron: et auoit employé à ce
mestier toute sa ieunesse, en seureté, par le moyen de sa force2
corporelle: car il moissonnoit et vendangeoit des terres d’autruy:
mais c’estoit au loing, et à si gros monceaux, qu’il estoit inimaginable
qu’vn homme en eust tant emporté en vne nuict sur ses
espaules: et auoit soing outre cela, d’egaler, et disperser le dommage
qu’il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chaque•
particulier. Il se trouue à cette heure en sa vieillesse, riche pour
vn homme de sa condition, mercy à cette trafique: de laquelle il
se confesse ouuertement. Et pour s’accommoder auec Dieu, de ses
acquests, il dit, estre tous les iours apres à satisfaire par bien-faicts,
aux successeurs de ceux qu’il a desrobez: et s’il n’acheue3
(car d’y pouruoir tout à la fois, il ne peut) qu’il en chargera ses
heritiers, à la raison de la science qu’il a luy seul, du mal qu’il a
faict à chacun. Par cette description, soit vraye ou fauce, cettuy-cy
regarde le larrecin, comme action des-honneste, et le hayt, mais
moins que l’indigence: s’en repent bien simplement, mais en tant•
qu’elle estoit ainsi contrebalancee et compensee, il ne s’en repent
pas. Cela, ce n’est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice,
et y conforme nostre entendement mesme: ny n’est ce vent impetueux
qui va troublant et aueuglant à secousses nostre ame, et
nous precipite pour l’heure, iugement et tout, en la puissance du•
vice. Ie fay coustumierement entier ce que ie fay, et marche tout
d’vne piece: ie n’ay guere de mouuement qui se cache et desrobe à
ma raison, et qui ne se conduise à peu pres, par le consentement
de toutes mes parties: sans diuision, sans sedition intestine: mon
iugement en a la coulpe, ou la louange entiere: et la coulpe qu’il1
a vne fois, il l’a tousiours: car quasi dés sa naissance il est vn,
mesme inclination, mesme routte, mesme force. Et en matiere d’opinions
vniuerselles, dés l’enfance, ie me logeay au poinct où
i’auois à me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits,
laissons les à part: mais en ces autres pechez, à tant de fois reprins,•
deliberez, et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez
de profession et de vacation: ie ne puis pas conceuoir, qu’ils soient
plantez si long temps en vn mesme courage, sans que la raison et
la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et
l’entende ainsin. Et le repentir qu’il se vante luy en venir à certain2
instant prescript, m’est vn peu dur à imaginer et former. Ie ne suy
pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent vne ame
nouuelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour recueillir
leurs oracles. Sinon qu’il voulust dire cela mesme, qu’il
faut bien qu’elle soit estrangere, nouuelle, et prestee pour le•
temps: la nostre montrant si peu de signe de purification et netteté
condigne à cet office. Ils font tout à l’opposite des preceptes
Stoiques: qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections
et vices que nous recognoissons en nous, mais nous defendent d’en
alterer le repos de nostre ame. Ceux-cy nous font à croire, qu’ils3
en ont grande desplaisance, et remors au dedans, mais d’amendement
et correction ny d’interruption, ils ne nous en font rien apparoir.
Si n’est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal. Si la
repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le
peché. Ie ne trouue aucune qualité si aysee à contrefaire, que la•
deuotion, si on n’y conforme les mœurs et la vie: son essence est
abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses. Quant
à moy, ie puis desirer en general estre autre: ie puis condamner
et me desplaire de ma forme vniuerselle, et supplier Dieu pour
mon entiere reformation, et pour l’excuse de ma foiblesse naturelle:
mais cela, ie ne le doibs nommer repentir, ce me semble,
non plus que le desplaisir de n’estre ny Ange ny Caton. Mes actions•
sont reglees, et conformes à ce que ie suis, et à ma condition. Ie ne
puis faire mieux: et le repentir ne touche pas proprement les
choses qui ne sont pas en nostre force: ouy bien le regret. I’imagine
infinies natures plus hautes et plus reglees que la mienne. Ie
n’amende pourtant mes facultez: comme ny mon bras, ny mon esprit,1
ne deuiennent plus vigoureux, pour en conceuoir vn autre qui
le soit. Si l’imaginer et desirer vn agir plus noble que le nostre,
produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir
de nos operations plus innocentes: d’autant que nous iugeons bien
qu’en la nature plus excellente, elles auroyent esté conduictes d’vne•
plus grande perfection et dignité: et voudrions faire de mesme.
Lors que ie consulte des deportemens de ma ieunesse auec ma
vieillesse, ie trouue que ie les ay communement conduits auec ordre,
selon moy. C’est tout ce que peut ma resistance. Ie ne me flatte
pas: à circonstances pareilles, ie seroy tousiours tel. Ce n’est pas2
macheure, c’est plustost vne teinture vniuerselle qui me tache. Ie
ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de ceremonie.
Il faut qu’elle me touche de toutes parts, auant que ie la
nomme ainsin: et qu’elle pinse mes entrailles, et les afflige autant
profondement, que Dieu me voit, et autant vniuersellement.•
son priué. Chacun peut auoir part au battelage, et representer vn•
honneste personnage en l’eschaffaut: mais au dedans, et en sa poictrine,
où tout nous est loisible, où tout est caché, d’y estre reglé,
c’est le poinct. Le voysin degré, c’est de l’estre en sa maison, en
ses actions ordinaires, desquelles nous n’auons à rendre raison à
personne: où il n’y a point d’estude, point d’artifice. Et pourtant•
Bias peignant vn excellent estat de famille: de laquelle, dit-il, le
maistre soit tel au dedans, par luy-mesme, comme il est au dehors,
par la crainte de la loy, et du dire des hommes. Et fut vne digne
parole de Iulius Drusus, aux ouuriers qui luy offroient pour trois
mille escus, mettre sa maison en tel poinct, que ses voysins n’y1
auroient plus la veuë qu’ils y auoient: Ie vous en donneray, dit-il,
six mille, et faictes que chacun y voye de toutes parts. On remarque
auec honneur l’vsage d’Agesilaus, de prendre en voyageant son
logis dans les eglises, affin que le peuple, et les Dieux mesmes,
vissent dans ses actions priuees. Tel a esté miraculeux au monde,•
auquel sa femme et son valet n’ont rien veu seulement de remercable.
Peu d’hommes ont esté admirez par leurs domestiques. Nul a
esté prophete non seulement en sa maison, mais en son païs, dit
l’experience des histoires. De mesmes aux choses de neant. Et en
ce bas exemple, se void l’image des grands. En mon climat de Gascongne,2
on tient pour drolerie de me veoir imprimé. D’autant que
la cognoissance, qu’on prend de moy, s’esloigne de mon giste,
i’en vaux d’autant mieux. I’achette les imprimeurs en Guienne:
ailleurs ils m’achettent. Sur cet accident se fondent ceux qui se cachent
viuants et presents, pour se mettre en credit, trepassez et•
absents. I’ayme mieux en auoir moins. Et ne me iette au monde,
que pour la part que i’en tire. Au partir de là, ie l’en quitte. Le
peuple reconuoye celuy-là, d’vn acte public, auec estonnement,
iusqu’à sa porte: il laisse auec sa robbe ce rolle: il en retombe
d’autant plus bas, qu’il s’estoit plus haut monté. Au dedans chez3
luy, tout est tumultuaire et vil. Quand le reglement s’y trouueroit,
il faut vn iugement vif et bien trié, pour l’apperceuoir en ces actions
basses et priuees. Ioint que l’ordre est vne vertu morne et sombre.
Gaigner vne bresche, conduire vne ambassade, regir vn peuple, ce
sont actions esclatantes: tancer, rire, vendre, payer, aymer, hayr,•
et conuerser auec les siens, et auec soy-mesme, doucement et iustement:
ne relascher point, ne se desmentir point, c’est chose plus
rare, plus difficile, et moins remerquable. Les vies retirees soustiennent
par là, quoy qu’on die, des deuoirs autant ou plus aspres
et tendus, que ne font les autres vies. Et les priuez, dit Aristote,
seruent la vertu plus difficilement et hautement, que ne font ceux
qui sont en magistrat. Nous nous preparons aux occasions eminentes,
plus par gloire que par conscience. La plus courte façon•
d’arriuer à la gloire, ce seroit faire pour la conscience ce que nous
faisons pour la gloire. Et la vertu d’Alexandre me semble representer
assez moins de vigueur en son theatre, que ne fait celle de Socrates,
en cette exercitation basse et obscure. Ie conçois aisément
Socrates, en la place d’Alexandre; Alexandre en celle de Socrates,1
ie ne puis. Qui demandera à celuy-là, ce qu’il sçait faire, il respondra,
Subiuguer le monde: qui le demandera à cettuy-cy, il dira,
Mener l’humaine vie conformément à sa naturelle condition: science
bien plus generale, plus poisante, et plus legitime. Le prix de
l’ame ne consiste pas à aller haut, mais ordonnément. Sa grandeur•
ne s’exerce pas en la grandeur: c’est en la mediocrité. Ainsi
que ceux qui nous iugent et touchent au dedans, ne font pas grand’recette
de la lueur de noz actions publiques: et voyent que ce ne
sont que filets et pointes d’eau fine reiallies d’vn fond au demeurant
limonneux et poisant. En pareil cas, ceux qui nous iugent par2
cette braue apparence du dehors, concluent de mesmes de nostre
constitution interne: et ne peuuent accoupler des facultez populaires
et pareilles aux leurs, à ces autres facultez, qui les estonnent,
si loin de leur visee. Ainsi donnons nous aux demons des
formes sauuages. Et qui non à Tamburlan des sourcils esleuez,•
des nazeaux ouuerts, vn visage afreux, et vne taille desmesuree,
comme est la taille de l’imagination qu’il en a conceuë par le bruit
de son nom? Qui m’eust faict veoir Erasme autrefois, il eust esté
mal-aisé, que ie n’eusse prins pour adages et apophthegmes, tout
ce qu’il eust dit à son vallet et à son hostesse. Nous imaginons bien3
plus sortablement vn artisan sur sa garderobe ou sur sa femme
qu’vn grand President, venerable par son maintien et suffisance. Il
nous semble que de ces hauts thrones ils ne s’abaissent pas iusques à
viure. Comme les ames vicieuses sont incitees souuent à bien faire,
par quelque impulsion estrangere? aussi sont les vertueuses à faire•
mal. Il les faut doncq iuger par leur estat rassis: quand elles sont
chez elles, si quelquefois elles y sont: ou au moins quand elles sont
plus voysines du repos, et en leur naifue assiette. Les inclinations
naturelles s’aident et fortifient par institution: mais elles ne
se changent gueres et surmontent. Mille natures, de mon temps,
ont eschappé vers la vertu, ou vers le vice, au trauers d’vne discipline
contraire.•
Sic vbi desuetæ siluis in carcere clausæ
Mansueuêre feræ, et vultus posuere minaces,
Atque hominem didicere pati, si torrida paruus
Venit in ora cruor, redeunt rabiésque furórque,
Admonitæque tument gustato sanguine fauces;1
Feruet, et à trepido vix abstinet ira magistro.
On n’extirpe pas ces qualitez originelles, on les couure, on les cache.
Le langage Latin m’est comme naturel: ie l’entends mieux
que le François: mais il y a quarante ans, que ie ne m’en suis du
tout poinct seruy à parler, ny guere à escrire. Si est-ce qu’à des•
extremes et soudaines esmotions, où ie suis tombé, deux ou trois
fois en ma vie: et l’vne, voyant mon pere tout sain, se renuerser
sur moy pasmé: i’ay tousiours eslancé du fonds des entrailles, les
premieres paroles Latines: Nature se sourdant et s’exprimant à
force, à l’encontre d’vn si long vsage: et cet exemple se dit d’assez2
d’autres. Ceux qui ont essaié de r’auiser les mœurs du monde,
de mon temps, par nouuelles opinions, reforment les vices de l’apparence,
ceux de l’essence ils les laissent là, s’ils ne les augmentent.
Et l’augmentation y est à craindre. On se seiourne volontiers
de tout autre bien faire, sur ces reformations externes, de moindre•
coust et de plus grand merite: et satisfait-on à bon marché par là,
les autres vices naturels consubstantiels et intestins. Regardez vn
peu, comment s’en porte nostre experience. Il n’est personne, s’il
s’escoute, qui ne descouure en soy, vne forme sienne, vne forme
maistresse, qui lucte contre l’institution: et contre la tempeste des3
passions, qui luy sont contraires. De moy, ie ne me sens gueres
agiter par secousse: ie me trouue quasi tousiours en ma place,
comme font les corps lourds et poisans. Si ie ne suis chez moy,
i’en suis tousiours bien pres: mes desbauches ne m’emportent pas
fort loing: il n’y a rien d’extreme et d’estrange: et si ay des rauisemens•
sains et vigoureux. La vraye condamnation, et qui touche
la commune façon de nos hommes, c’est, que leur retraicte mesme
est pleine de corruption, et d’ordure: l’idée de leur amendement
chafourree, leur penitence malade, et en coulpe, autant à peu pres
que leur peché. Aucuns, ou pour estre collez au vice d’vne attache
naturelle, ou par longue accoustumance, n’en trouuent plus la laideur.•
A d’autres, duquel regiment ie suis, le vice poise, mais ils le
contrebalancent auec le plaisir, ou autre occasion: et le souffrent
et s’y prestent, à certain prix. Vitieusement pourtant, et laschement.
Si se pourroit-il à l’aduanture imaginer, si esloignee disproportion
de mesure, où auec iustice, le plaisir excuseroit le peché,1
comme nous disons de l’vtilité. Non seulement s’il estoit accidental,
et hors du peché, comme au larrecin, mais en l’exercice mesme
d’iceluy, comme en l’accointance des femmes, où l’incitation est
violente, et, dit-on, par fois inuincible. En la terre d’vn mien parent,
l’autre iour que i’estois en Armaignac, ie vis vn paisant, que•
chacun surnomme le Larron. Il faisoit ainsi le conte de sa vie:
Qu’estant nay mendiant, et trouuant, qu’à gaigner son pain au trauail
de ses mains, il n’arriueroit iamais à se fortifier assez contre
l’indigence, il s’aduisa de se faire larron: et auoit employé à ce
mestier toute sa ieunesse, en seureté, par le moyen de sa force2
corporelle: car il moissonnoit et vendangeoit des terres d’autruy:
mais c’estoit au loing, et à si gros monceaux, qu’il estoit inimaginable
qu’vn homme en eust tant emporté en vne nuict sur ses
espaules: et auoit soing outre cela, d’egaler, et disperser le dommage
qu’il faisoit, si que la foule estoit moins importable à chaque•
particulier. Il se trouue à cette heure en sa vieillesse, riche pour
vn homme de sa condition, mercy à cette trafique: de laquelle il
se confesse ouuertement. Et pour s’accommoder auec Dieu, de ses
acquests, il dit, estre tous les iours apres à satisfaire par bien-faicts,
aux successeurs de ceux qu’il a desrobez: et s’il n’acheue3
(car d’y pouruoir tout à la fois, il ne peut) qu’il en chargera ses
heritiers, à la raison de la science qu’il a luy seul, du mal qu’il a
faict à chacun. Par cette description, soit vraye ou fauce, cettuy-cy
regarde le larrecin, comme action des-honneste, et le hayt, mais
moins que l’indigence: s’en repent bien simplement, mais en tant•
qu’elle estoit ainsi contrebalancee et compensee, il ne s’en repent
pas. Cela, ce n’est pas cette habitude, qui nous incorpore au vice,
et y conforme nostre entendement mesme: ny n’est ce vent impetueux
qui va troublant et aueuglant à secousses nostre ame, et
nous precipite pour l’heure, iugement et tout, en la puissance du•
vice. Ie fay coustumierement entier ce que ie fay, et marche tout
d’vne piece: ie n’ay guere de mouuement qui se cache et desrobe à
ma raison, et qui ne se conduise à peu pres, par le consentement
de toutes mes parties: sans diuision, sans sedition intestine: mon
iugement en a la coulpe, ou la louange entiere: et la coulpe qu’il1
a vne fois, il l’a tousiours: car quasi dés sa naissance il est vn,
mesme inclination, mesme routte, mesme force. Et en matiere d’opinions
vniuerselles, dés l’enfance, ie me logeay au poinct où
i’auois à me tenir. Il y a des pechez impetueux, prompts et subits,
laissons les à part: mais en ces autres pechez, à tant de fois reprins,•
deliberez, et consultez, ou pechez de complexion, ou pechez
de profession et de vacation: ie ne puis pas conceuoir, qu’ils soient
plantez si long temps en vn mesme courage, sans que la raison et
la conscience de celuy qui les possede, le vueille constamment, et
l’entende ainsin. Et le repentir qu’il se vante luy en venir à certain2
instant prescript, m’est vn peu dur à imaginer et former. Ie ne suy
pas la secte de Pythagoras, que les hommes prennent vne ame
nouuelle, quand ils approchent des simulacres des Dieux, pour recueillir
leurs oracles. Sinon qu’il voulust dire cela mesme, qu’il
faut bien qu’elle soit estrangere, nouuelle, et prestee pour le•
temps: la nostre montrant si peu de signe de purification et netteté
condigne à cet office. Ils font tout à l’opposite des preceptes
Stoiques: qui nous ordonnent bien, de corriger les imperfections
et vices que nous recognoissons en nous, mais nous defendent d’en
alterer le repos de nostre ame. Ceux-cy nous font à croire, qu’ils3
en ont grande desplaisance, et remors au dedans, mais d’amendement
et correction ny d’interruption, ils ne nous en font rien apparoir.
Si n’est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal. Si la
repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le
peché. Ie ne trouue aucune qualité si aysee à contrefaire, que la•
deuotion, si on n’y conforme les mœurs et la vie: son essence est
abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses. Quant
à moy, ie puis desirer en general estre autre: ie puis condamner
et me desplaire de ma forme vniuerselle, et supplier Dieu pour
mon entiere reformation, et pour l’excuse de ma foiblesse naturelle:
mais cela, ie ne le doibs nommer repentir, ce me semble,
non plus que le desplaisir de n’estre ny Ange ny Caton. Mes actions•
sont reglees, et conformes à ce que ie suis, et à ma condition. Ie ne
puis faire mieux: et le repentir ne touche pas proprement les
choses qui ne sont pas en nostre force: ouy bien le regret. I’imagine
infinies natures plus hautes et plus reglees que la mienne. Ie
n’amende pourtant mes facultez: comme ny mon bras, ny mon esprit,1
ne deuiennent plus vigoureux, pour en conceuoir vn autre qui
le soit. Si l’imaginer et desirer vn agir plus noble que le nostre,
produisoit la repentance du nostre, nous aurions à nous repentir
de nos operations plus innocentes: d’autant que nous iugeons bien
qu’en la nature plus excellente, elles auroyent esté conduictes d’vne•
plus grande perfection et dignité: et voudrions faire de mesme.
Lors que ie consulte des deportemens de ma ieunesse auec ma
vieillesse, ie trouue que ie les ay communement conduits auec ordre,
selon moy. C’est tout ce que peut ma resistance. Ie ne me flatte
pas: à circonstances pareilles, ie seroy tousiours tel. Ce n’est pas2
macheure, c’est plustost vne teinture vniuerselle qui me tache. Ie
ne cognoy pas de repentance superficielle, moyenne, et de ceremonie.
Il faut qu’elle me touche de toutes parts, auant que ie la
nomme ainsin: et qu’elle pinse mes entrailles, et les afflige autant
profondement, que Dieu me voit, et autant vniuersellement.•
Quand aux negoces, il m’est eschappé plusieurs bonnes auantures,
à faute d’heureuse conduitte: mes conseils ont pourtant bien
choisi, selon les occurrences qu’on leur presentoit. Leur façon est de
prendre tousiours le plus facile et seur party. Ie trouue qu’en mes
deliberations passees, i’ay, selon ma regle, sagement procedé,3
pour l’estat du subiect qu’on me proposoit: et en ferois autant
d’icy à mille ans, en pareilles occasions. Ie ne regarde pas, quel il
est à cette heure, mais quel il estoit, quand i’en consultois. La
force de tout conseil gist au temps: les occasions et les matieres
roulent et changent sans cesse. I’ay encouru quelques lourdes erreurs•
en ma vie, et importantes: non par faute de bon aduis, mais
par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux obiects,
qu’on manie, et indiuinables: signamment en la nature des hommes:
des conditions muettes, sans montre, incognues par fois du
possesseur mesme: qui se produisent et esueillent par des occasions
suruenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et profetizer,
ie ne luy en sçay nul mauuais gré: sa charge se contient en
ses limites. Si l’euenement me bat, et s’il fauorise le party que i’ay•
refusé: il n’y a remede, ie ne m’en prens pas à moy, i’accuse ma
fortune, non pas mon ouurage: cela ne s’appelle pas repentir.
à faute d’heureuse conduitte: mes conseils ont pourtant bien
choisi, selon les occurrences qu’on leur presentoit. Leur façon est de
prendre tousiours le plus facile et seur party. Ie trouue qu’en mes
deliberations passees, i’ay, selon ma regle, sagement procedé,3
pour l’estat du subiect qu’on me proposoit: et en ferois autant
d’icy à mille ans, en pareilles occasions. Ie ne regarde pas, quel il
est à cette heure, mais quel il estoit, quand i’en consultois. La
force de tout conseil gist au temps: les occasions et les matieres
roulent et changent sans cesse. I’ay encouru quelques lourdes erreurs•
en ma vie, et importantes: non par faute de bon aduis, mais
par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux obiects,
qu’on manie, et indiuinables: signamment en la nature des hommes:
des conditions muettes, sans montre, incognues par fois du
possesseur mesme: qui se produisent et esueillent par des occasions
suruenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et profetizer,
ie ne luy en sçay nul mauuais gré: sa charge se contient en
ses limites. Si l’euenement me bat, et s’il fauorise le party que i’ay•
refusé: il n’y a remede, ie ne m’en prens pas à moy, i’accuse ma
fortune, non pas mon ouurage: cela ne s’appelle pas repentir.
Phocion auoit donné aux Atheniens certain aduis, qui ne fut pas
suiuy: l’affaire pourtant se passant contre son opinion, auec prosperité,
quelqu’vn luy dit: Et bien Phocion, es tu content que la1
chose aille si bien? Bien suis-ie content, fit-il, qu’il soit aduenu
cecy, mais ie ne me repens point d’auoir conseillé cela. Quand mes
amis s’adressent à moy, pour estre conseillez, ie le fay librement et
clairement, sans m’arrester comme faict quasi tout le monde, à ce
que la chose estant hazardeuse, il peut aduenir au rebours de mon•
sens, par où ils ayent à me faire reproche de mon conseil: dequoy
il ne me chaut. Car ils auront tort, et ie n’ay deu leur refuser cet
office. Ie n’ay guere à me prendre de mes fautes ou infortunes,
à autre qu’à moy. Car en effect, ie me sers rarement des aduis
d’autruy, si ce n’est par honneur de ceremonie: sauf où i’ay besoing2
d’instruction de science, ou de la cognoissance du faict. Mais
és choses où ie n’ay à employer que le iugement: les raisons
estrangeres peuuent seruir à m’appuyer, mais peu à me destourner.
Ie les escoute fauorablement et decemment toutes. Mais, qu’il
m’en souuienne, ie n’en ay creu iusqu’à cette heure que les miennes.•
Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes, qui promeinent
ma volonté. Ie prise peu mes opinions: mais ie prise aussi
peu celles des autres, fortune me paye dignement. Si ie ne reçoy
pas de conseil, i’en donne aussi peu. I’en suis peu enquis, et encore
moins creu: et ne sache nulle entreprinse publique ny priuee, que3
mon aduis aye redressee et ramenee. Ceux mesmes que la fortune
y auoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier
à toute autre ceruelle qu’à la mienne. Comme cil qui suis bien autant
ialoux des droits de mon repos, que des droits de mon auctorité,
ie l’ayme mieux ainsi. Me laissant là, on fait selon ma profession,•
qui est, de m’establir et contenir tout en moy. Ce m’est
plaisir, d’estre desinteressé des affaires d’autruy, et desgagé de
leur gariement. En tous affaires quand ils sont passés, comment
que ce soit, i’ay peu de regret: car cette imagination me met hors
de peine, qu’ils deuoyent ainsi passer: les voyla dans le grand
cours de l’vniuers, et dans l’encheineure des causes Stoïques. Vostre
fantasie n’en peut, par souhait et imagination, remuer vn poinct,•
que tout l’ordre des choses ne renuerse et le passé et l’aduenir.
suiuy: l’affaire pourtant se passant contre son opinion, auec prosperité,
quelqu’vn luy dit: Et bien Phocion, es tu content que la1
chose aille si bien? Bien suis-ie content, fit-il, qu’il soit aduenu
cecy, mais ie ne me repens point d’auoir conseillé cela. Quand mes
amis s’adressent à moy, pour estre conseillez, ie le fay librement et
clairement, sans m’arrester comme faict quasi tout le monde, à ce
que la chose estant hazardeuse, il peut aduenir au rebours de mon•
sens, par où ils ayent à me faire reproche de mon conseil: dequoy
il ne me chaut. Car ils auront tort, et ie n’ay deu leur refuser cet
office. Ie n’ay guere à me prendre de mes fautes ou infortunes,
à autre qu’à moy. Car en effect, ie me sers rarement des aduis
d’autruy, si ce n’est par honneur de ceremonie: sauf où i’ay besoing2
d’instruction de science, ou de la cognoissance du faict. Mais
és choses où ie n’ay à employer que le iugement: les raisons
estrangeres peuuent seruir à m’appuyer, mais peu à me destourner.
Ie les escoute fauorablement et decemment toutes. Mais, qu’il
m’en souuienne, ie n’en ay creu iusqu’à cette heure que les miennes.•
Selon moy, ce ne sont que mousches et atomes, qui promeinent
ma volonté. Ie prise peu mes opinions: mais ie prise aussi
peu celles des autres, fortune me paye dignement. Si ie ne reçoy
pas de conseil, i’en donne aussi peu. I’en suis peu enquis, et encore
moins creu: et ne sache nulle entreprinse publique ny priuee, que3
mon aduis aye redressee et ramenee. Ceux mesmes que la fortune
y auoit aucunement attachez, se sont laissez plus volontiers manier
à toute autre ceruelle qu’à la mienne. Comme cil qui suis bien autant
ialoux des droits de mon repos, que des droits de mon auctorité,
ie l’ayme mieux ainsi. Me laissant là, on fait selon ma profession,•
qui est, de m’establir et contenir tout en moy. Ce m’est
plaisir, d’estre desinteressé des affaires d’autruy, et desgagé de
leur gariement. En tous affaires quand ils sont passés, comment
que ce soit, i’ay peu de regret: car cette imagination me met hors
de peine, qu’ils deuoyent ainsi passer: les voyla dans le grand
cours de l’vniuers, et dans l’encheineure des causes Stoïques. Vostre
fantasie n’en peut, par souhait et imagination, remuer vn poinct,•
que tout l’ordre des choses ne renuerse et le passé et l’aduenir.
Au demeurant, ie hay cet accidental repentir que l’aage apporte.
Celuy qui disoit anciennement, estre obligé aux annees, dequoy
elles l’auoyent deffait de la volupté, auoit autre opinion que la
mienne. Ie ne sçauray iamais bon gré à l’impuissance, de bien1
qu’elle me face. Nec tam auersa vnquam videbitur ab opere suo
prouidentia, vt debilitas inter optima inuenta sit. Nos appetits
sont rares en la vieillesse: vne profonde satieté nous saisit apres
le coup. En cela ie ne voy rien de conscience. Le chagrin, et la
foiblesse nous impriment vne vertu lasche, et caterreuse. Il ne nous•
faut pas laisser emporter si entiers, aux alterations naturelles, que
d’en abastardir notre iugement. La ieunesse et le plaisir n’ont pas
faict autrefois que i’aye mescogneu le visage du vice en la volupté:
ny ne fait à cette heure, le degoust que les ans m’apportent, que
ie mescognoisse celuy de la volupté au vice. Ores que ie n’y suis2
plus, i’en iuge comme si i’y estoy. Moy qui la secouë viuement et
attentiuement, trouue que ma raison est celle mesme que i’auoy en
l’aage plus licencieux: sinon à l’auanture, d’autant qu’elle s’est
affoiblie et empiree, en vieillissant. Et trouue que ce qu’elle refuse
de m’enfourner à ce plaisir, en consideration de l’interest de ma•
santé corporelle, elle ne le feroit non plus qu’autrefois, pour la
santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, ie ne l’estime pas
plus valeureuse. Mes tentations sont si cassees et mortifiees, qu’elles
ne valent pas qu’elle s’y oppose: tendant seulement les mains au
deuant, ie les coniure. Qu’on luy remette en presence, cette ancienne3
concupiscence, ie crains qu’elle auroit moins de force à la
soustenir, qu’elle n’auoit autrefois. Ie ne luy voy rien iuger à part
soy, que lors elle ne iugeast, ny aucune nouuelle clarté. Parquoy
s’il y a conualescence, c’est vne conualescence maleficiee. Miserable
sorte de remede, deuoir à la maladie sa santé. Ce n’est pas à•
nostre malheur de faire cet office: c’est au bon heur de nostre
iugement. On ne me fait rien faire par les offenses et afflictions,
que les maudire. C’est aux gents, qui ne s’esueillent qu’à coups de
fouët. Ma raison a bien son cours plus deliure en la prosperité:
elle est bien plus distraitte et occupee à digerer les maux, que les•
plaisirs. Ie voy bien plus clair en temps serain. La santé m’aduertit,
comme plus alaigrement, aussi plus vtilement, que la maladie. Ie
me suis auancé le plus que i’ay peu, vers ma reparation et reglement,
lors que i’auoy à en iouïr. Ie seroy honteux et enuieux, que
la misere et l’infortune de ma vieillesse eust à se preferer à mes1
bonnes annees, saines, esueillees, vigoureuses. Et qu’on eust à
m’estimer, non par où i’ay esté, mais par où i’ay cesse d’estre. A
mon aduis, c’est le viure heureusement, non, comme disoit Antisthenes,
le mourir heureusement, qui fait l’humaine felicité. Ie ne
me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queuë d’vn•
philosophe à la teste et au corps d’vn homme perdu: ny que ce
chetif bout eust à desaduoüer et desmentir la plus belle, entiere et
longue partie de ma vie. Ie me veux presenter et faire veoir par tout
vniformément. Si i’auois à reuiure, ie reuiurois comme i’ay vescu.
Ny ie ne pleins le passé, ny ie ne crains l’aduenir: et si ie ne me2
deçoy, il est allé du dedans enuiron comme du dehors. C’est vne
des principales obligations, que i’aye à ma fortune, que le cours de
mon estat corporel ayt esté conduit, chasque chose en sa saison,
i’en ay veu l’herbe, et les fleurs, et le fruit: et en voy la secheresse.
Heureusement, puisque c’est naturellement. Ie porte bien plus•
doucement les maux que i’ay, d’autant qu’ils sont en leur poinct:
et qu’ils me font aussi plus fauorablement souuenir de la longue
felicité de ma vie passee. Pareillement, ma sagesse peut bien estre
de mesme taille, en l’vn et en l’autre temps: mais elle estoit bien
de plus d’exploit, et de meilleure grace, verte, gaye, naïue, qu’elle3
n’est à present, cassee, grondeuse, laborieuse. Ie renonce donc à
ces reformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous
touche le courage: il faut que nostre conscience s’amende d’elle
mesme, par renforcement de nostre raison, non par l’affoiblissement
de nos appetits. La volupté n’en est en soy, ny pasle, ny descoulouree,•
pour estre apperceuë par des yeux chassieux et troubles.
Celuy qui disoit anciennement, estre obligé aux annees, dequoy
elles l’auoyent deffait de la volupté, auoit autre opinion que la
mienne. Ie ne sçauray iamais bon gré à l’impuissance, de bien1
qu’elle me face. Nec tam auersa vnquam videbitur ab opere suo
prouidentia, vt debilitas inter optima inuenta sit. Nos appetits
sont rares en la vieillesse: vne profonde satieté nous saisit apres
le coup. En cela ie ne voy rien de conscience. Le chagrin, et la
foiblesse nous impriment vne vertu lasche, et caterreuse. Il ne nous•
faut pas laisser emporter si entiers, aux alterations naturelles, que
d’en abastardir notre iugement. La ieunesse et le plaisir n’ont pas
faict autrefois que i’aye mescogneu le visage du vice en la volupté:
ny ne fait à cette heure, le degoust que les ans m’apportent, que
ie mescognoisse celuy de la volupté au vice. Ores que ie n’y suis2
plus, i’en iuge comme si i’y estoy. Moy qui la secouë viuement et
attentiuement, trouue que ma raison est celle mesme que i’auoy en
l’aage plus licencieux: sinon à l’auanture, d’autant qu’elle s’est
affoiblie et empiree, en vieillissant. Et trouue que ce qu’elle refuse
de m’enfourner à ce plaisir, en consideration de l’interest de ma•
santé corporelle, elle ne le feroit non plus qu’autrefois, pour la
santé spirituelle. Pour la voir hors de combat, ie ne l’estime pas
plus valeureuse. Mes tentations sont si cassees et mortifiees, qu’elles
ne valent pas qu’elle s’y oppose: tendant seulement les mains au
deuant, ie les coniure. Qu’on luy remette en presence, cette ancienne3
concupiscence, ie crains qu’elle auroit moins de force à la
soustenir, qu’elle n’auoit autrefois. Ie ne luy voy rien iuger à part
soy, que lors elle ne iugeast, ny aucune nouuelle clarté. Parquoy
s’il y a conualescence, c’est vne conualescence maleficiee. Miserable
sorte de remede, deuoir à la maladie sa santé. Ce n’est pas à•
nostre malheur de faire cet office: c’est au bon heur de nostre
iugement. On ne me fait rien faire par les offenses et afflictions,
que les maudire. C’est aux gents, qui ne s’esueillent qu’à coups de
fouët. Ma raison a bien son cours plus deliure en la prosperité:
elle est bien plus distraitte et occupee à digerer les maux, que les•
plaisirs. Ie voy bien plus clair en temps serain. La santé m’aduertit,
comme plus alaigrement, aussi plus vtilement, que la maladie. Ie
me suis auancé le plus que i’ay peu, vers ma reparation et reglement,
lors que i’auoy à en iouïr. Ie seroy honteux et enuieux, que
la misere et l’infortune de ma vieillesse eust à se preferer à mes1
bonnes annees, saines, esueillees, vigoureuses. Et qu’on eust à
m’estimer, non par où i’ay esté, mais par où i’ay cesse d’estre. A
mon aduis, c’est le viure heureusement, non, comme disoit Antisthenes,
le mourir heureusement, qui fait l’humaine felicité. Ie ne
me suis pas attendu d’attacher monstrueusement la queuë d’vn•
philosophe à la teste et au corps d’vn homme perdu: ny que ce
chetif bout eust à desaduoüer et desmentir la plus belle, entiere et
longue partie de ma vie. Ie me veux presenter et faire veoir par tout
vniformément. Si i’auois à reuiure, ie reuiurois comme i’ay vescu.
Ny ie ne pleins le passé, ny ie ne crains l’aduenir: et si ie ne me2
deçoy, il est allé du dedans enuiron comme du dehors. C’est vne
des principales obligations, que i’aye à ma fortune, que le cours de
mon estat corporel ayt esté conduit, chasque chose en sa saison,
i’en ay veu l’herbe, et les fleurs, et le fruit: et en voy la secheresse.
Heureusement, puisque c’est naturellement. Ie porte bien plus•
doucement les maux que i’ay, d’autant qu’ils sont en leur poinct:
et qu’ils me font aussi plus fauorablement souuenir de la longue
felicité de ma vie passee. Pareillement, ma sagesse peut bien estre
de mesme taille, en l’vn et en l’autre temps: mais elle estoit bien
de plus d’exploit, et de meilleure grace, verte, gaye, naïue, qu’elle3
n’est à present, cassee, grondeuse, laborieuse. Ie renonce donc à
ces reformations casuelles et douloureuses. Il faut que Dieu nous
touche le courage: il faut que nostre conscience s’amende d’elle
mesme, par renforcement de nostre raison, non par l’affoiblissement
de nos appetits. La volupté n’en est en soy, ny pasle, ny descoulouree,•
pour estre apperceuë par des yeux chassieux et troubles.
On doibt aymer la temperance par elle mesme, et pour le respect
de Dieu qui nous l’a ordonnee, et la chasteté: celle que les
caterres nous prestent, et que ie doibs au benefice de ma cholique,
ce n’est ny chasteté, ny temperance. On ne peut se vanter de mespriser
et combatre la volupté, si on ne la voit, si on l’ignore, et ses
graces, et ses forces, et sa beauté plus attrayante. Ie cognoy l’vne•
et l’autre, c’est à moy de le dire. Mais il me semble qu’en la vieillesse,
nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus
importunes, qu’en la ieunesse. Ie le disois estant ieune, lors on me
donnoit de mon menton par le nez: ie le dis encore à cette heure,
que mon poil gris m’en donne le credit. Nous appellons sagesse, la1
difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes: mais
à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les
changeons: et, à mon opinion, en pis. Outre vne sotte et caduque
fierté, vn babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables,
et la superstition, et vn soin ridicule des richesses, lors que l’vsage•
en est perdu, i’y trouue plus d’enuie, d’iniustice et de malignité.
Elle nous attache plus de rides en l’esprit qu’au visage: et ne se
void point d’ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l’aigre
et le moisi. L’homme marche entier, vers son croist et vers son
décroist. A voir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances2
de sa condamnation, i’oseroy croire, qu’il s’y presta aucunement
luy mesme, par preuarication, à dessein: ayant de si prés, aagé
de soixante et dix ans, à souffrir l’engourdissement des riches allures
de son esprit, et l’esblouïssement de sa clairté accoustumée.
Quelles metamorphoses luy voy-ie faire tous les iours, en plusieurs•
de mes cognoissans? c’est vne puissante maladie, et qui se coule
naturellement et imperceptiblement: il y faut grande prouision
d’estude, et grande precaution, pour euiter les imperfections qu’elle
nous charge: ou aumoins affoiblir leur progrez. Ie sens que nonobstant
tous mes retranchemens, elle gaigne pied à pied sur moy. Ie3
soustien tant que ie puis, mais ie ne sçay en fin, où elle me menera
moy-mesme. A toutes auantures, ie suis content qu’on sçache d’où
ie seray tombé.
de Dieu qui nous l’a ordonnee, et la chasteté: celle que les
caterres nous prestent, et que ie doibs au benefice de ma cholique,
ce n’est ny chasteté, ny temperance. On ne peut se vanter de mespriser
et combatre la volupté, si on ne la voit, si on l’ignore, et ses
graces, et ses forces, et sa beauté plus attrayante. Ie cognoy l’vne•
et l’autre, c’est à moy de le dire. Mais il me semble qu’en la vieillesse,
nos ames sont subiectes à des maladies et imperfections plus
importunes, qu’en la ieunesse. Ie le disois estant ieune, lors on me
donnoit de mon menton par le nez: ie le dis encore à cette heure,
que mon poil gris m’en donne le credit. Nous appellons sagesse, la1
difficulté de nos humeurs, le desgoust des choses presentes: mais
à la verité, nous ne quittons pas tant les vices, comme nous les
changeons: et, à mon opinion, en pis. Outre vne sotte et caduque
fierté, vn babil ennuyeux, ces humeurs espineuses et inassociables,
et la superstition, et vn soin ridicule des richesses, lors que l’vsage•
en est perdu, i’y trouue plus d’enuie, d’iniustice et de malignité.
Elle nous attache plus de rides en l’esprit qu’au visage: et ne se
void point d’ames, ou fort rares, qui en vieillissant ne sentent l’aigre
et le moisi. L’homme marche entier, vers son croist et vers son
décroist. A voir la sagesse de Socrates, et plusieurs circonstances2
de sa condamnation, i’oseroy croire, qu’il s’y presta aucunement
luy mesme, par preuarication, à dessein: ayant de si prés, aagé
de soixante et dix ans, à souffrir l’engourdissement des riches allures
de son esprit, et l’esblouïssement de sa clairté accoustumée.
Quelles metamorphoses luy voy-ie faire tous les iours, en plusieurs•
de mes cognoissans? c’est vne puissante maladie, et qui se coule
naturellement et imperceptiblement: il y faut grande prouision
d’estude, et grande precaution, pour euiter les imperfections qu’elle
nous charge: ou aumoins affoiblir leur progrez. Ie sens que nonobstant
tous mes retranchemens, elle gaigne pied à pied sur moy. Ie3
soustien tant que ie puis, mais ie ne sçay en fin, où elle me menera
moy-mesme. A toutes auantures, ie suis content qu’on sçache d’où
ie seray tombé.
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