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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III

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CHAPITRE IX.    (TRADUCTION LIV. III, CH. IX.)
De la vanité.

IL n’en est à l’auanture aucune plus expresse, que d’en escrire si
vainement. Ce que la diuinité nous en a si diuinement exprimé,
deburoit estre soigneusement et continuellement medité, par les
gens d’entendement. Qui ne voit, que i’ay pris vne route, par laquelle
sans cesse et sans trauail, i’iray autant, qu’il y aura d’ancre
et de papier au monde? Ie ne puis tenir registre de ma vie, par mes
actions: Fortune les met trop bas: ie le tiens par mes fantasies. Si
ay-ie veu vn Gentil-homme, qui ne communiquoit sa vie, que par
les operations de son ventre. Vous voyiez chez luy, en montre, vn2
ordre de bassins de sept ou huict iours. C’estoit son estude, ses discours.
Tout autre propos luy puoit. Ce sont icy, vn peu plus ciuilement,
des excremens d’vn vieil esprit: dur tantost, tantost lasche:
et tousiours indigeste. Et quand seray-ie à bout de representer vne
continuelle agitation et mutation de mes pensees, en quelque matiere
qu’elles tombent, puisque Diomedes remplit six mille liures,
du seul subiect de la grammaire? Que doit produire le babil, puisque
le begaiement et desnouement de la langue, estouffa le monde
d’vne si horrible charge de volumes? Tant de paroles, pour les paroles
seules. O Pythagoras, que n’esconjuras-tu cette tempeste! On3
accusoit vn Galba du temps passé, de ce qu’il viuoit oyseusement. Il
respondit, que chacun deuoit rendre raison de ses actions, non pas
de son seiour. Il se trompoit: car la iustice a cognoissance et animaduersion
aussi, sur ceux qui chaument. Mais il y deuroit auoir
quelque coërction des loix, contre les escriuains ineptes et inutiles,
comme il y a contre les vagabons et faineants. On banniroit des
mains de nostre peuple, et moy, et cent autres. Ce n’est pas moquerie.
L’escriuaillerie semble estre quelque symptome d’vn siecle
desbordé. Quand escriuismes nous tant, que depuis que nous
sommes en trouble? quand les Romains tant, que lors de leur
ruyne? Outre-ce que l’affinement des esprits, ce n’en est pas l’assagissement,
en vne police: cet embesongnement oisif, naist de ce1
que chacun se prent laschement à l’office de sa vacation, et s’en
desbauche. La corruption du siecle se fait, par la contribution particuliere
de chacun de nous. Les vns y conferent la trahison, les
autres l’iniustice, l’irreligion, la tyrannie, l’auarice, la cruauté, selon
qu’ils sont plus puissans: les plus foibles y apportent la sottise,
la vanité, l’oisiueté: desquels ie suis. Il semble que ce soit la saison
des choses vaines, quand les dommageables nous pressent. En
vn temps, où le meschamment faire est si commun, de ne faire
qu’inutilement, il est comme louable. Ie me console que ie seray
des derniers, sur qui il faudra mettre la main. Ce pendant qu’on2
pouruoira aux plus pressans, i’auray loy de m’amender. Car il me
semble que ce seroit contre raison, de poursuyure les menus inconuenients,
quand les grands nous infestent. Et le medecin Philotimus,
à vn qui luy presentoit le doigt à penser, auquel il recognoissoit
au visage, et à l’haleine, vn vlcere aux poulmons: Mon amy,
fit-il, ce n’est pas à cette heure le temps de t’amuser à tes ongles.
Ie vis pourtant sur ce propos, il y a quelques annees, qu’vn personnage,
de qui i’ay la memoire en recommandation singuliere, au
milieu de nos grands maux, qu’il n’y auoit ny loy, ny iustice, ny
magistrat, qui fist son office: non plus qu’à cette heure: alla publier3
ie ne sçay quelles chetiues reformations, sur les habillemens,
la cuisine et la chicane. Ce sont amusoires dequoy on paist vn
peuple mal-mené, pour dire qu’on ne l’a pas du tout mis en oubly.
Ces autres font de mesme, qui s’arrestent à deffendre à toute instance,
des formes de parler, les dances, et les ieux, à vn peuple
abandonné à toute sorte de vices execrables. Il n’est pas temps de
se lauer et decrasser, quand on est atteint d’vne bonne fiéure. C’est
à faire aux seuls Spartiates, de se mettre à se peigner et testonner,
sur le poinct qu’ils se vont precipiter à quelque extreme hazard de
leur vie. Quant à moy, i’ay cette autre pire coustume, que si i’ay
vn escarpin de trauers, ie laisse encores de trauers, et ma chemise
et ma cappe: ie desdaigne de m’amender à demy. Quand ie suis en
mauuais estat, ie m’acharne au mal. Ie m’abandonne par desespoir,
et me laisse aller vers la cheute, et iette, comme lon dit, le
manche apres la coignee. Ie m’obstine à l’empirement: et ne m’estime
plus digne de mon soing. Ou tout bien ou tout mal. Ce m’est
faueur, que la desolation de cet estat, se rencontre à la desolation
de mon aage. Ie souffre plus volontiers, que mes maux en soient rechargez,1
que si mes biens en eussent esté troublez. Les paroles que
i’exprime au mal-heur, sont paroles de despit. Mon courage se herisse
au lieu de s’applatir. Et au rebours des autres, ie me trouue plus
deuost, en la bonne, qu’en la mauuaise fortune: suyuant le precepte
de Xenophon, sinon suyuant sa raison. Et fais plus volontiers les doux
yeux au ciel, pour le remercier, que pour le requerir. I’ay plus de
soing d’augmenter la santé, quand elle me rit, que ie n’ay de la remettre,
quand ie l’ay escartee. Les prosperitez me seruent de discipline
et d’instruction, comme aux autres, les aduersitez et les verges.
Comme si la bonne fortune estoit incompatible auec la bonne conscience:2
les hommes ne se rendent gents de bien, qu’en la mauuaise.
Le bon heur m’est vn singulier aiguillon, à la moderation, et modestie.
La priere me gaigne, la menace me rebute, la faueur me
ploye, la crainte me roydit. Parmy les conditions humaines,
cette-cy est assez commune, de nous plaire plus des choses estrangeres
que des nostres, et d’aymer le remuement et le changement.

Ipsa dies ideo nos grato perluit haustu,
Quód permutatis hora recurrit equis.

I’en tiens ma part. Ceux qui suyuent l’autre extremité, de s’aggreer
en eux-mesmes: d’estimer ce qu’ils tiennent au dessus du reste: et3
de ne recognoistre aucune forme plus belle, que celle qu’ils voyent:
s’ils ne sont plus aduisez que nous, ils sont à la verité plus heureux.
Ie n’enuie point leur sagesse, mais ouy leur bonne fortune. Cette
humeur auide des choses nouuelles et incognues, ayde bien à nourrir
en moy, le desir de voyager: mais assez d’autres circonstances
y conferent. Ie me destourne volontiers du gouuernement de ma maison.
Il y a quelque commodité à commander, fust ce dans vne grange,
et à estre obey des siens. Mais c’est vn plaisir trop vniforme et languissant.
Et puis il est par necessité meslé de plusieurs pensements
fascheux. Tantost l’indigence et l’oppression de vostre peuple: tantost
la querelle d’entre vos voysins: tantost l’vsurpation qu’ils font
sur vous, vous afflige:

Aut verberatæ grandine vineæ,
Fundusque mendax, arbore nunc aquas
Culpante, nunc torrentia agros
Sydera, nunc hyemes iniquas.1

Et qu’à peine en six mois, enuoyera Dieu vne saison, dequoy vostre
receueur se contente bien à plain: et que si elle sert aux vignes,
elle ne nuyse aux prez.

Aut nimiis torret feruoribus ætherius sol,
Aut subiti perimunt imbres, gelidæque pruinæ,
Flabràque ventorum violento turbine vexant.

Ioinct le soulier neuf, et bien formé, de cet homme du temps passé,
qui vous blesse le pied. Et que l’estranger n’entend pas, combien il
vous couste, et combien vous prestez, à maintenir l’apparence de
cet ordre, qu’on void en vostre famille: et qu’à l’auanture l’achetez2
vous trop cher.   Ie me suis pris tard au mesnage. Ceux que Nature
auoit fait naistre auant moy, m’en ont deschargé long temps.
I’auois des-ja pris vn autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois
de ce que i’en ay veu, c’est vn’ occupation plus empeschante,
que difficile. Quiconque est capable d’autre chose, le sera bien aysément
de celle là. Si ie cherchois à m’enrichir, cette voye me sembleroit
trop longue. I’eusse seruy les Roys, trafique plus fertile que
toute autre. Puis que ie ne pretens acquerir que la reputation de
n’auoir rien acquis, non plus que dissipé: conformément au reste
de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal qui vaille: et que ie3
ne cherche qu’à passer, ie le puis faire, Dieu mercy, sans grande
attention. Au pis aller, courez tousiours par retranchement de despence,
deuant la pauureté. C’est à quoy ie m’attends, et de me reformer,
auant qu’elle m’y force. I’ay estably au demeurant, en mon
ame, assez de degrez, à me passer de moins, que ce que i’ay. Ie dis,
passer auec contentement. Non æstimatione census, verùm victu atque
cultu, terminatur pecuniæ modus. Mon vray besoing n’occupe pas
si iustement tout mon auoir, que sans venir au vif, Fortune n’ait où
mordre sur moy. Ma presence, toute ignorante et desdaigneuse
qu’elle est, preste grande espaule à mes affaires domestiques. Ie4
m’y employe, mais despiteusement. Ioinct que i’ay cela chez moy,
que pour brusler à part, la chandelle par mon bout, l’autre bout ne
s’espargne de rien.   Les voyages ne me blessent que par la despence,
qui est grande, et outre mes forces: ayant accoustumé d’y
estre auec equippage non necessaire seulement, mais aussi honneste.
Il me les en faut faire d’autant plus courts et moins frequents:
et n’y employe que l’escume, et ma reserue, temporisant
et differant, selon qu’elle vient. Ie ne veux pas, que le plaisir
de me promener, corrompe le plaisir de me retirer. Au rebours,
i’entends qu’ils se nourrissent, et fauorisent l’vn l’autre. La Fortune
m’a aydé en cecy: que puis que ma principale profession en cette1
vie, estoit de la viure mollement, et plustost laschement qu’affaireusement;
elle m’a osté le besoing de multiplier en richesses, pour
pouruoir à la multitude de mes heritiers. Pour vn, s’il n’a assez de
ce, dequoy i’ay eu si plantureusement assez, à son dam. Son imprudence
ne meritera pas, que ie luy en desire d’auantage. Et chascun,
selon l’exemple de Phocion, pouruoid suffisamment à ses enfants,
qui leur pouruoid, en tant qu’ils ne luy sont dissemblables. Nullement
seroy-ie d’aduis du faict de Crates. Il laissa son argent chez
vn banquier, auec cette condition: si ses enfants estoient des sots,
qu’il le leur donnast; s’ils estoient habiles, qu’il le distribuast aux2
plus sots du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables
de s’en passer, estoient plus capables d’vser des richesses. Tant y a,
que le dommage qui vient de mon absence, ne me semble point meriter,
pendant que i’auroy dequoy le porter, que ie refuse d’accepter
les occasions qui se presentent, de me distraire de cette assistance
penible.   Il y a tousiours quelque piece qui va de trauers. Les negoces,
tantost d’vne maison, tantost d’vne autre, vous tirassent. Vous
esclairez toutes choses de trop pres. Votre perspicacité vous nuit icy,
comme si fait elle assez ailleurs. Ie me desrobe aux occasions de me
fascher: et me destourne de la cognoissance des choses, qui vont3
mal. Et si ne puis tant faire, qu’à toute heure ie ne heurte chez
moy, en quelque rencontre, qui me desplaise. Et les fripponneries,
qu’on me cache le plus, sont celles que ie sçay le mieux. Il en est
que pour faire moins mal, il faut ayder soy mesme à cacher. Vaines
pointures: vaines par fois, mais tousiours pointures. Les plus menus
et graisles empeschemens, sont les plus persans. Et comme les
petites lettres lassent plus les yeux, aussi nous piquent plus les petits
affaires: la tourbe des menus maux, offence plus, que la violence
d’vn, pour grand qu’il soit. A mesure que ces espines domestiques
sont drues et desliees, elles nous mordent plus aigu, et sans
menace, nous surprenant facilement à l’impourueu. Ie ne suis pas
philosophe. Les maux me foullent selon qu’ils poisent: et poisent
selon la forme, comme selon la matiere: et souuent plus. I’y ay plus
de perspicacité que le vulgaire, si i’y ay plus de patience. En fin s’ils
ne me blessent, ils me poisent. C’est chose tendre que la vie, et1
aysee à troubler. Depuis que i’ay le visage tourné vers le chagrin,
nemo enim resistit sibi cùm cœperit impelli, pour sotte cause qui m’y
ayt porté: i’irrite l’humeur de ce costé là: qui se nourrit apres, et
s’exaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant vne matiere
sur autre, dequoy se paistre.

Stillicidi casus lapidem cauat.

Ces ordinaires goutieres me mangent, et m’vlcerent. Les inconuenients
ordinaires ne sont iamais legers. Ils sont continuels et irreparables,
quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et
inseparables. Quand ie considere mes affaires de loing, et en gros;2
ie trouue, soit pour n’en auoir la memoire gueres exacte, qu’ils sont
allez iusques à cette heure, en prosperant, outre mes contes et mes
raisons. I’en retire ce me semble plus, qu’il n’y en a: leur bon heur
me trahit. Mais suis-ie au dedans de la besongne, voy-ie marcher
toutes ces parcelles?

Tum verò in curas animum diducimur omnes:

mille choses m’y donnent à desirer et craindre. De les abandonner
du tout, il m’est tres-facile: de m’y prendre sans m’en peiner, tres-difficile.
C’est pitié, d’estre en lieu où tout ce que vous voyez, vous
embesongne, et vous concerne. Et me semble iouyr plus gayement3
les plaisirs d’vne maison estrangere, et y apporter le goust plus libre
et pur. Diogenes respondit selon moy, à celuy qui luy demanda
quelle sorte de vin il trouuoit le meilleur: L’estranger, feit il.
   Mon pere aymoit à bastir Montaigne, où il estoit nay: et en toute
cette police d’affaires domestiques, i’ayme à me seruir de son exemple,
et de ses regles; et y attacheray mes successeurs autant que ie
pourray. Si ie pouuois mieux pour luy, ie le feroys. Ie me glorifie
que sa volonté s’exerce encores, et agisse par moy. Ia Dieu ne permette
que ie laisse faillir entre mes mains, aucune image de vie,
que ie puisse rendre à vn si bon pere. Ce que ie me suis meslé d’acheuer
quelque vieux pan de mur, et de renger quelque piece de
bastiment mal dolé, ç’a esté certes, regardant plus à son intention,
qu’à mon contentement. Et accuse ma faineance, de n’auoir passé
outre, à parfaire les commencements qu’il a laissez en sa maison:
d’autant plus, que ie suis en grands termes d’en estre le dernier1
possesseur de ma race, et d’y porter la derniere main. Car quant à
mon application particuliere, ny ce plaisir de bastir, qu’on dit estre
si attrayant, ny la chasse, ny les iardins, ny ces autres plaisirs de
la vie retiree, ne me peuuent beaucoup amuser. C’est chose dequoy
ie me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes.
Ie ne me soucie pas tant de les auoir vigoureuses et
doctes, comme ie me soucie de les auoir aisees et commodes à la
vie. Elles sont bien assez vrayes et saines, si elles sont vtiles et aggreables.
Ceux qui m’oyans dire mon insuffisance aux occupations
du mesnage, me viennent souffler aux oreilles que c’est desdaing,2
et que ie laisse de sçauoir les instrumens du labourage, ses saisons,
son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de sçauoir
le nom et la forme des herbes et des fruicts, et l’apprest des viandes,
dequoy ie vis: le nom et prix des estoffes, de quoy ie m’abille, pour
auoir à cœur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela,
c’est sottise: et plustost bestise, que gloire. Ie m’aymerois mieux
bon escuyer, que bon logicien.

Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget vsus,
Viminibus mollique paras detexere iunco?

Nous empeschons noz pensees du general, et des causes et conduittes3
vniuerselles: qui se conduisent tresbien sans nous: et laissons
en arriere nostre faict: et Michel, qui nous touche encore de
plus pres que l’homme.   Or i’arreste bien chez moy le plus ordinairement:
mais ie voudrois m’y plaire plus qu’ailleurs.

Sit meæ sedes vtinam senectæ,
Sit modus lasso maris, et viarum,
Militiæque!

Ie ne sçay si i’en viendray à bout. Ie voudrois qu’au lieu de quelque
autre piece de sa succession, mon pere m’eut resigné cette passionnee
amour, qu’en ses vieux ans il portoit à son mesnage. Il estoit4
bien heureux, de ramener ses desirs, à sa fortune, et de se sçauoir
plaire de ce qu’il auoit. La philosophie politique aura bel accuser la
bassesse et sterilité de mon occupation, si i’en puis vne fois prendre
le goust, comme luy. Ie suis de cet auis, que la plus honorable
vacation, est de seruir au publiq, et estre vtile à beaucoup. Fructus
enim ingenij et virtutis, omnisque præstantiæ tum maximus accipitur,
quum in proximum quemque confertur. Pour mon regard ie m’en
despars: partie par conscience: (car par où ie vois le poix qui touche
telles vacations, ie vois aussi le peu de moyen que i’ay d’y fournir:
et Platon maistre ouurier en tout gouuernement politique, ne
laissa de s’en abstenir) partie par poltronerie. Ie me contente de
iouïr le monde, sans m’en empresser: de viure vne vie, seulement1
excusable: et qui seulement ne poise, ny à moy, ny à autruy.
   Iamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus laschement,
au soing et gouuernement d’vn tiers, que ie ferois, si i’auois
à qui. L’vn de mes souhaits pour cette heure, ce seroit de trouuer
vn gendre, qui sçeust appaster commodément mes vieux ans, et les
endormir: entre les mains de qui ie deposasse en toute souueraineté,
la conduite et vsage de mes biens: qu’il en fist ce que i’en
fais, et gaignast sur moy ce que i’y gaigne: pourueu qu’il y apportast
vn courage vrayement recognoissant, et amy. Mais quoy? nous
viuons en vn monde, où la loyauté des propres enfans est incognue.2
Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l’a pure et sans contrerolle:
aussi bien me tromperoit il en comptant. Et si ce n’est vn
diable, ie l’oblige à bien faire, par vne si abandonnee confiance.
Multi fallere docuerunt, dum timent falli, et aliis ius peccandi suspicando
fecerunt. La plus commune seureté, que ie prens de mes
gens, c’est la mescognoissance. Ie ne presume les vices qu’apres que
ie les aye veuz: et m’en fie plus aux ieunes, que i’estime moins gastez
par mauuais exemple. I’oy plus volontiers dire, au bout de deux
mois, que i’ay despandu quatre cens escus, que d’auoir les oreilles
battues tous les soirs, de trois, cinq, sept. Si ay-ie esté desrobé3
aussi peu qu’vn autre de cette sorte de larrecin. Il est vray, que ie
preste la main à l’ignorance. Ie nourris à escient, aucunement trouble
et incertaine la science de mon argent. Iusques à certaine mesure,
ie suis content, d’en pouuoir doubter. Il faut laisser vn peu de
place à la desloyauté, ou imprudence de vostre valet. S’il nous en
reste en gros, dequoy faire nostre effect, cet excez de la liberalité
de la Fortune, laissons le vn peu plus courre à sa mercy. La portion
du glanneur. Apres tout, ie ne prise pas tant la foy de mes
gents, comme ie mesprise leur iniure. O le vilain et sot estude,
d’estudier son argent, se plaire à le manier et recomter! c’est par
là, que l’auarice faict ses approches.   Dépuis dix huict ans, que ie
gouuerne des biens, ie n’ay sçeu gaigner sur moy, de voir, ny tiltres,
ny mes principaux affaires qui ont necessairement à passer par
ma science, et par mon soing. Ce n’est pas vn mespris philosophique,
des choses transitoires et mondaines: ie n’ay pas le goust si espuré,1
et les prise pour le moins ce qu’elles valent: mais certes c’est paresse
et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy ie plustost que de
lire vn contract? Et plustost, que d’aller secoüant ces paperasses
poudreuses, serf de mes negoces? ou encore pis, de ceux d’autruy,
comme font tant de gents à prix d’argent? Ie n’ay rien cher que le
soucy et la peine: et ne cherche qu’à m’anonchalir et auachir. I’estoy,
ce croy-je, plus propre, à viure de la fortune d’autruy, s’il se
pouuoit, sans obligation et sans seruitude. Et si ne sçay, à l’examiner
de pres, si selon mon humeur et mon sort, ce que i’ay à souffrir
des affaires, et des seruiteurs, et des domestiques, n’a point plus2
d’abiection, d’importunité, et d’aigreur, que n’auroit la suitte d’vn
homme, nay plus grand que moy, qui me guidast vn peu à mon aise.
Seruitus obedientia est fracti animi et abiecti, arbitrio carentis suo.
Crates fit pis, qui se ietta en la franchise de la pauureté, pour se
deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne ferois-ie pas.
Ie hay la pauureté à pair de la douleur: mais ouy bien, changer
cette sorte de vie, à vne autre moins braue, et moins affaireuse.
   Absent, ie me despouille de tous tels pensemens: et sentirois moins
lors la ruyne d’vne tour, que ie ne fais present, la cheute d’vne ardoyse.
Mon ame se démesle bien ayséement à part, mais en presence,3
elle souffre, comme celle d’vn vigneron. Vne rene de trauers
à mon cheual, vn bout d’estriuiere qui batte ma iambe, me tiendront
tout vn iour en eschec. I’esleue assez mon courage à l’encontre
des inconueniens, les yeux, ie ne puis.

Sensus! ô superi sensus!

Ie suis chez moy, respondant de tout ce qui va mal. Peu de maistres,
ie parle de ceux de moyenne condition, comme est la mienne:
et s’il en est, ils sont plus heureux: se peuuent tant reposer, sur
vn second, qu’il ne leur reste bonne part de la charge. Cela oste
volontiers quelque chose de ma façon, au traittement des suruenants:
et en ay peu arrester quelcun par aduenture plus par ma
cuisine, que par ma grace: comme font les fascheux: et oste beaucoup
du plaisir que ie deurois prendre chez moy, de la visitation et
assemblees de mes amys. La plus sotte contenance d’vn Gentil-homme
en sa maison, c’est de le voir empesché du train de sa police:1
parler à l’oreille d’vn valet, en menacer vn autre des yeux.
Elle doit couler insensiblement, et representer vn cours ordinaire.
Et treuue laid, qu’on entretienne ses hostes, du traictement qu’on
leur fait, autant à l’excuser qu’à le vanter. I’ayme l’ordre et la
netteté,

Et cantharus et lanx
Ostendunt mihi me,

au prix de l’abondance: et regarde chez moy exactement à la necessité,
peu à la parade. Si vn valet se bat chez autruy, si vn plat se
verse, vous n’en faites que rire: vous dormez ce pendant que monsieur2
renge auec son maistre d’hostel, son faict, pour vostre traictement
du lendemain. I’en parle selon moy. Ne laissant pas en general
d’estimer, combien c’est vn doux amusement à certaines natures,
qu’vn mesnage paisible, prospere, conduict par vn ordre reglé.
Et ne voulant attacher à la chose, mes propres erreurs et
inconuenients. Ny desdire Platon, qui estime la plus heureuse occupation
à chascun, faire ses particuliers affaires sans iniustice.
   Quand ie voyage, ie n’ay à penser qu’à moy, et à l’emploicte de
mon argent: cela se dispose d’vn seul precepte. Il est requis trop
de parties à amasser: ie n’y entens rien. A despendre, ie m’y3
entens vn peu, et à donner iour à ma despence: qui est de vray
son principal vsage. Mais ie m’y attens trop ambitieusement; qui la
rend inegalle et difforme: et en outre immoderee en l’vn et l’autre
visage. Si elle paroist, si elle sert, ie m’y laisse indiscretement aller:
et me resserre autant indiscretement, si elle ne luyt, et si elle ne
me rit. Qui que ce soit, ou art, ou nature, qui nous imprime cette
condition de viure, par la relation à autruy, nous fait beaucoup
plus de mal que de bien. Nous nous defraudons de nos propres vtilitez,
pour former les apparences à l’opinion commune. Il ne nous
chaut pas tant, quel soit nostre estre, en nous, et en effect, comme
quel il soit, en la cognoissance publique. Les biens mesmes de l’esprit,
et la sagesse, nous semblent sans fruict, si elle n’est iouye que
de nous: si elle ne se produict à la veuë et approbation estrangere.
Il y en a, de qui l’or coulle à gros bouillons, par des lieux sousterreins,
imperceptiblement: d’autres l’estendent tout en lames et en
feuilles. Si qu’aux vns les liars valent escuz, aux autres le contraire:
le monde estimant l’emploite et la valeur, selon la montre. Tout
soing curieux autour des richesses sent à l’auarice. Leur dispensation
mesme, et la liberalité trop ordonnee et artificielle: elles ne1
valent pas vne aduertance et sollicitude penible. Qui veut faire sa
despense iuste, la fait estroitte et contrainte. La garde, ou l’emploitte,
sont de soy choses indifferentes, et ne prennent couleur de
bien ou de mal, que selon l’application de nostre volonté.   L’autre
cause qui me conuie à ces promenades, c’est la disconuenance aux
mœurs presentes de nostre estat: ie me consolerois aysement de
cette corruption, pour le regard de l’interest public:

Peioraque sæcula ferri
Temporibus, quorum sceleri non inuenit ipsa
Nomen, et à nullo posuit natura metallo:2

mais pour le mien, non. I’en suis en particulier trop pressé. Car en
mon voisinage, nous sommes tantost par la longue licence de ces
guerres ciuiles, enuieillis en vne forme d’estat si desbordee,

Quippe vbi fas versum atque nefas:

qu’à la verité, c’est merueille qu’elle se puisse maintenir.

Armati terram exercent, sempérque recentes
Conuectare iuuat prædas, et viuere rapto.

En fin ie vois par nostre exemple, que la societé des hommes se
tient et se coust, à quelque prix que ce soit. En quelque assiette
qu’on les couche, ils s’appilent, et se rengent, en se remuant et3
s’entassant: comme des corps mal vnis qu’on empoche sans ordre,
trouuent d’eux mesmes la façon de se ioindre, et s’emplacer, les
vns parmy les autres: souuent mieux, que l’art ne les eust sçeu
disposer. Le Roy Philippus fit vn amas, des plus meschans hommes
et incorrigibles qu’il peut trouuer, et les logea tous en vne ville,
qu’il leur fit bastir, qui en portoit le nom. I’estime qu’ils dresserent
des vices mesme, vne contexture politique entre eux, et vne commode
et iuste societé. Ie vois, non vne action, ou trois, ou cent,
mais des mœurs, en vsage commun et reçeu, si farouches, en inhumanité
sur tout et desloyauté, qui est pour moy la pire espece des4
vices, que ie n’ay point le courage de les conceuoir sans horreur:
et les admire, quasi autant que ie les deteste. L’exercice de ces
meschancetez insignes, porte marque de vigueur et force d’ame,
autant que d’erreur et desreglement. La necessité compose les
hommes et les assemble. Cette cousture fortuite se forme apres en
loix. Car il en a esté d’aussi sauuages qu’aucune opinion humaine
puisse enfanter, qui toutesfois ont maintenu leurs corps, auec autant
de santé et longueur de vie, que celles de Platon et Aristote
sçauroient faire. Et certes toutes ces descriptions de police, feintes
par art, se trouuent ridicules, et ineptes à mettre en practique.1
   Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de societé:
et des regles plus commodes à nous attacher, sont altercations
propres seulement à l’exercice de nostre esprit. Comme il se
trouue és arts, plusieurs subiects qui ont leur essence en l’agitation
et en la dispute, et n’ont aucune vie hors de là. Telle peinture de
police, seroit de mise, en vn nouueau monde: mais nous prenons vn
monde desia faict et formé à certaines coustumes. Nous ne l’engendrons
pas comme Pyrrha, ou comme Cadmus. Par quelque moyen
que nous ayons loy de le redresser, et renger de nouueau, nous ne
pouuons gueres le tordre de son accoustumé ply, que nous ne rompions2
tout. On demandoit à Solon, s’il auoit estably les meilleures
loyx qu’il auoit peu aux Atheniens: Ouy bien, respondit-il, de celles
qu’ils eussent receuës. Varro s’excuse de pareil air: Que s’il auoit
tout de nouueau à escrire de la religion, il diroit ce, qu’il en croid.
Mais, estant desia receuë, il en dira selon l’vsage, plus que selon nature.
   Non par opinion, mais en verité, l’excellente et meilleure police,
est à chacune nation, celle soubs laquelle elle s’est maintenuë.
Sa forme et commodité essentielle despend de l’vsage. Nous nous
desplaisons volontiers de la condition presente. Mais ie tiens pourtant,
que d’aller desirant le commandement de peu, en vn estat3
populaire: ou en la monarchie, vne autre espece de gouuernement,
c’est vice et folie.

Ayme l’estat tel que tu le vois estre:
S’il est royal, ayme la royauté;
S’il est de peu, ou bien communauté,
Ayme l’aussi, car Dieu t’y a faict naistre.

Ainsin en parloit le bon monsieur de Pibrac, que nous venons de
perdre: vn esprit si gentil, les opinions si saines, les mœurs si
douces. Cette perte, et celle qu’en mesme temps nous auons faicte
de monsieur de Foix, sont pertes importantes à nostre couronne. Ie4
ne sçay s’il reste à la France dequoy substituer vne autre coupple,
pareille à ces deux Gascons, en syncerité, et en suffisance, pour le
conseil de nos Roys. C’estoyent ames diuersement belles, et certes
selon le siecle, rares et belles, chacune en sa forme. Mais qui les auoit
logees en cet aage, si desconuenables et si disproportionnees à nostre
corruption, et à nos tempestes?   Rien ne presse vn estat que
l’innouation: le changement donne seul forme à l’iniustice, et à la
tyrannie. Quand quelque piece se démanche, on peut l’estayer: on
peut s’opposer à ce que l’alteration et corruption naturelle à toutes
choses, ne nous esloigne trop de nos commencemens et principes.1
Mais d’entreprendre à refondre vne si grande masse, et à changer
les fondements d’vn si grand bastiment, c’est à faire à ceux qui
pour descrasser effacent: qui veulent amender les deffauts particuliers,
par vne confusion vniuerselle, et guarir les maladies par la
mort: non tam commutandarum quàm euertendarum rerum cupidi.
Le monde est inepte à se guarir. Il est si impatient de ce qui le
presse, qu’il ne vise qu’à s’en deffaire, sans regarder à quel prix.
Nous voyons par mille exemples, qu’il se guarit ordinairement à ses
despens: la descharge du mal present, n’est pas guarison, s’il n’y
a en general amendement de condition. La fin du chirurgien, n’est2
pas de faire mourir la mauuaise chair: ce n’est que l’acheminement
de sa cure: il regarde au delà, d’y faire renaistre la naturelle,
et rendre la partie à son deu estre. Quiconque propose seulement
d’emporter ce qui le masche, il demeure court: car le bien ne succede
pas necessairement au mal: vn autre mal luy peut succeder;
et pire. Comme il aduint aux tueurs de Cesar, qui ietterent la chose
publique à tel poinct, qu’ils eurent à se repentir de s’en estre meslez.
A plusieurs depuis, iusques à nos siecles, il est aduenu de
mesmes. Les François mes contemporanees sçauent bien qu’en dire.
Toutes grandes mutations esbranlent l’estat, et le desordonnent.3
   Qui viseroit droit à la guarison, et en consulteroit auant toute œuure,
se refroidiroit volontiers d’y mettre la main. Pacuuius Calauius
corrigea le vice de ce proceder, par vn exemple insigne. Ses concitoyens
estoient mutinez contre leurs magistrats: luy personnage de
grande authorité en la ville de Capouë, trouua vn iour moyen d’enfermer
le Senat dans le Palais: et conuoquant le peuple en la place,
leur dit: Que le iour estoit venu, auquel en pleine liberté ils pouuoient
prendre vengeance des tyrans qui les auoyent si long temps
oppressez, lesquels il tenoit à sa mercy seuls et desarmez. Fut
d’aduis, qu’au sort, on les tirast hors, l’vn apres l’autre: et de chacun
on ordonnast particulierement: faisant sur le champ, executer
ce qui en seroit decreté: pourueu aussi que tout d’vn train ils
aduisassent d’establir quelque homme de bien, en la place du condamné,
affin qu’elle ne demeurast vuide d’officier. Ils n’eurent pas
plustost ouy le nom d’vn senateur, qu’il s’esleua vn cry de mescontentement
vniuersel à l’encontre de luy: Ie voy bien, dit Pacuuius,1
il faut demettre cettuy-cy: c’est vn meschant: ayons en vn bon en
change. Ce fut vn prompt silence: tout le monde se trouuant bien
empesché au choix. Au premier plus effronté, qui dit le sien:
voyla vn consentement de voix encore plus grand à refuser celuy là.
Cent imperfections, et iustes causes, de le rebuter. Ces humeurs
contradictoires, s’estans eschauffees, il aduint encore pis du second
Senateur, et du tiers. Autant de discorde à l’election, que de conuenance
à la demission. S’estans inutilement lassez à ce trouble, ils
commencent, qui deçà, qui delà, à se desrober peu à peu de l’assemblee:
rapportant chacun cette resolution en son ame, que le2
plus vieil et mieux cogneu mal, est tousiours plus supportable, que
le mal recent et inexperimenté.   Pour nous voir bien piteusement
agitez: car que n’auons nous faict?

Eheu! cicatricum et sceleris pudet,
Fratrúmque: quid nos dura refugimus
Ætas? quid intactum nefasti
Liquimus? vnde manus iuuentus
Metu Deorum continuit? quibus
Pepercit aris?

ie ne vay pas soudain me resoluant,3

Ipsa si velit Salus,
Seruare prorsus non potest hanc familiam.

Nous ne sommes pas pourtant à l’auanture, à nostre dernier periode.
La conseruation des estats, est chose qui vray-semblablement
surpasse nostre intelligence. C’est, comme dit Platon, chose puissante,
et de difficile dissolution, qu’vne ciuile police, elle dure souuent
contre des maladies mortelles et intestines: contre l’iniure des
loix iniustes, contre la tyrannie, contre le debordement et ignorance
des magistrats, licence et sedition des peuples. En toutes nos
fortunes, nous nous comparons à ce qui est au dessus de nous, et4
regardons vers ceux qui sont mieux. Mesurons nous à ce qui est au
dessous: il n’en est point de si miserable, qui ne trouue mille
exemples où se consoler. C’est nostre vice, que nous voyons plus
mal volontiers, ce qui est dessus nous, que volontiers, ce qui est
dessoubs. Si disoit Solon, qui dresseroit vn tas de tous les maux
ensemble, qu’il n’est aucun, qui ne choisist plustost de remporter
auec soy les maux qu’il a, que de venir à diuision legitime, auec
tous les autres hommes, de ce tas de maux, et en prendre sa quotte
part. Nostre police se porte mal. Il en a esté pourtant de plus malades,
sans mourir. Les dieux s’esbatent de nous à la pelote, et nous agitent
à toutes mains, enimuero Dij nos homines quasi pilas habent.
   Les astres ont fatalement destiné l’estat de Rome, pour exemplaire
de ce qu’ils peuuent en ce genre. Il comprend en soy toutes les1
formes et auantures, qui touchent vn estat: tout ce que l’ordre y
peut, et le trouble, et l’heur, et le mal’heur. Qui se doit desesperer
de sa condition, voyant les secousses et mouuemens dequoy celuy là
fut agité, et qu’il supporta? Si l’estendue de la domination, est la
santé d’vn estat, dequoy ie ne suis aucunement d’aduis (et me plaist
Isocrates, qui instruit Nicocles, non d’enuier les Princes, qui ont
des dominations larges, mais qui sçauent bien conseruer celles qui
leur sont escheuës) celuy-là ne fut iamais si sain, que quand il fut
le plus malade. La pire de ses formes, luy fut la plus fortunee. A
peine recognoist-on l’image d’aucune police, soubs les premiers2
Empereurs: c’est la plus horrible et la plus espesse confusion qu’on
puisse conceuoir. Toutesfois il la supporta: et y dura, conseruant,
non pas vne monarchie resserree en ses limites, mais tant de nations,
si diuerses, si esloignees, si mal affectionnees, si desordonnement
commandees, et iniustement conquises.

Nec gentibus vllis
Commodat in populum, terræ pelagique potentem,
Inuidiam fortuna suam.

Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d’vn si grand corps
tient à plus d’vn clou. Il tient mesme par son antiquité: comme les3
vieux bastimens, ausquels l’aage a desrobé le pied, sans crouste et
sans cyment, qui pourtant viuent et soustiennent en leur propre
poix,

Nec iam validis radicibus hærens,
Pondere tuta suo est.
D’auantage ce n’est pas bien procedé, de recognoistre seulement
le flanc et le fossé: pour iuger de la seureté d’vne place, il faut
voir, par où on y peut venir, en quel estat est l’assaillant. Peu de
vaisseaux fondent de leur propre poix, et sans violence estrangere.
Or tournons les yeux par tout, tout croulle autour de nous. En tous
les grands estats, soit de Chrestienté, soit d’ailleurs, que nous cognoissons,
regardez y, vous y trouuerez vne euidente menasse de
changement et de ruyne:

Et sua sunt illis incommoda, párque per omnes
Tempestas.

Les astrologues ont beau ieu, à nous aduertir, comme ils font, de
grandes alterations, et mutations prochaines: leurs deuinations1
sont presentes et palpables, il ne faut pas aller au ciel pour cela.
Nous n’auons pas seulement à tirer consolation, de cette societé
vniuerselle de mal et de menasse: mais encores quelque esperance,
pour la duree de nostre estat: d’autant que naturellement, rien ne
tombe, là où tout tombe. La maladie vniuerselle est la santé particuliere.
La conformité, est qualité ennemie à la dissolution. Pour
moy, ie n’en entre point au desespoir, et me semble y voir des
routes à nous sauuer!

Deus hæc fortasse benigna
Reducet in sedem vice.2

Qui sçait, si Dieu voudra qu’il en aduienne, comme des corps qui
se purgent, et remettent en meilleur estat, par longues et griefues
maladies: lesquelles leur rendent vne santé plus entiere et plus
nette, que celle qu’elles leur auoient osté? Ce qui me poise le plus,
c’est qu’à conter les symptomes de nostre mal, i’en vois autant de
naturels, et de ceux que le ciel nous enuoye, et proprement siens,
que de ceux que nostre desreglement, et l’imprudence humaine y
conferent. Il semble que les astres mesmes ordonnent, que nous
auons assez duré, et outre les termes ordinaires. Et cecy aussi me
poise, que le plus voysin mal, qui nous menace, ce n’est pas alteration3
en la masse entiere et solide, mais sa dissipation et diuulsion:
l’extreme de noz craintes.   Encores en ces reuasseries icy
crains-ie la trahison, de ma memoire, que par inaduertance, elle
m’aye faict enregistrer vne chose deux fois. Ie hay à me recognoistre:
et ne retaste iamais qu’enuis ce qui m’est vne fois eschappé.
Or ie n’apporte icy rien de nouuel apprentissage. Ce sont imaginations
communes: les ayant à l’auanture conceuës cent fois, i’ay peur
de les auoir desia enrollees. La redicte est par tout ennuyeuse, fut
ce dans Homere. Mais elle est ruyneuse, aux choses qui n’ont qu’vne
montre superficielle et passagere. Ie me desplais de l’inculcation,4
voire aux choses vtiles, comme en Seneque. Et l’vsage de son escole
Stoïque me desplaist, de redire sur chasque matiere, tout au long et
au large, les principes et presuppositions, qui seruent en general:
et realleguer tousiours de nouueau les arguments et raisons communes
et vniuerselles.   Ma memoire s’empire cruellement tous les
iours:

Pocula Lethæos vt si ducentia somnos,
Arente fauce traxerim.

Il faudra doresnauant (car Dieu mercy iusques à cette heure, il
n’en est pas aduenu de faute) qu’au lieu que les autres cherchent
temps, et occasion de penser à ce qu’ils ont à dire, ie fuye à me
preparer, de peur de m’attacher à quelque obligation, de laquelle1
i’aye à despendre. L’estre tenu et obligé, me fouruoye et le despendre
d’vn si foible instrument qu’est ma memoire. Ie ne lis iamais
cette histoire, que ie ne m’en offence, d’vn ressentiment propre et
naturel. Lyncestez accusé de coniuration, contre Alexandre, le iour
qu’il fut mené en la presence de l’armée, suiuant la coustume, pour
estre ouy en ses deffences, auoit en sa teste vne harangue estudiée,
de laquelle tout hesitant et begayant il prononça quelques paroles.
Comme il se troubloit de plus en plus, ce pendant qu’il lucte auec
sa memoire, et qu’il la retaste, le voila chargé et tué à coups de
pique, par les soldats, qui luy estoyent plus voisins: le tenans pour2
conuaincu. Son estonnement et son silence, leur seruit de confession.
Ayant eu en prison tant de loysir de se preparer, ce n’est à leur aduis,
plus la memoire qui luy manque: c’est la conscience qui luy
bride la langue, et luy oste la force. Vrayement c’est bien dit. Le lieu
estonne, l’assistance, l’expectation, lors mesme qu’il n’y va que de
l’ambition de bien dire. Que peut on faire, quand c’est vne harangue,
qui porte la vie en consequence?   Pour moy, cela mesme, que ie
sois lié à ce que i’ay à dire, sert à m’en desprendre. Quand ie me
suis commis et assigné entierement à ma memoire, ie pends si fort
sur elle, que ie l’accable: elle s’effraye de sa charge. Autant que ie3
m’en rapporte à elle, ie me mets hors de moy: iusques à essayer
ma contenance. Et me suis veu quelque iour en peine, de celer la
seruitude en laquelle i’estois entraué. Là où mon dessein est, de
representer en parlant, vne profonde nonchalance d’accent et de
visage, et des mouuemens fortuites et impremeditez, comme naissans
des occasions presentes: aymant aussi cher ne rien dire qui
vaille, que de montrer estre venu preparé pour bien dire: chose
messeante, sur tout à gens de ma profession: et chose de trop
grande obligation, à qui ne peut beaucoup tenir. L’apprest donne
plus à esperer, qu’il ne porte. On se met souuent sottement en
pourpoinct, pour ne sauter pas mieux qu’en saye. Nihil est his, qui
placere volunt, tam aduersarium, quàm expectatio. Ils ont laissé par
escrit de l’orateur Curio, que quand il proposoit la distribution des
pieces de son oraison, en trois, ou en quatre: ou le nombre de ses
arguments et raisons, il luy aduenoit volontiers, ou d’en oublier
quelqu’vn, ou d’y en adiouster vn ou deux de plus. I’ay tousiours
bien euité, de tomber en cet inconuenient: ayant hay ces promesses
et prescriptions: non seulement pour la deffiance de ma memoire:
mais aussi pource que cette forme retire trop à l’artiste. Simpliciora1
militares decent. Baste, que ie me suis meshuy promis, de ne prendre
plus la charge de parler en lieu de respect. Car quant à parler
en lisant son escript: outre ce qu’il est tresinepte, il est de grand
desauantage à ceux, qui par nature pouuoient quelque chose en
l’action. Et de me ietter à la mercy de mon inuention presente,
encore moins: ie l’ay lourde et trouble, qui ne sçauroit fournir aux
soudaines necessitez, et importantes.   Laisse Lecteur courir encore
ce coup d’essay, et ce troisiesme alongeail, du reste des pieces de
ma peinture. I’adiouste, mais ie ne corrige pas. Premierement, par
ce que celuy qui a hypothequé au monde son ouurage, ie trouue2
apparence, qu’il n’y ayt plus de droict. Qu’il die, s’il peut, mieux
ailleurs, et ne corrompe la besongne qu’il a venduë. De telles gens,
il ne faudroit rien acheter qu’apres leur mort. Qu’ils y pensent bien,
auant que de se produire. Qui les haste? Mon liure est tousiours
vn: sauf qu’à mesure, qu’on se met à le renouueller, afin que l’achetteur
ne s’en aille les mains du tout vuides, ie me donne loy d’y
attacher (comme ce n’est qu’vne marqueterie mal iointe) quelque
embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent
point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier
à chacune des suiuantes, par vne petite subtilité ambitieuse. De là3
toutesfois il aduiendra facilement, qu’il s’y mesle quelque transposition
de chronologie: mes contes prenants place selon leur opportunité,
non tousiours selon leur aage.   Secondement, à cause que
pour mon regard, ie crains de perdre au change. Mon entendement
ne va pas tousiours auant, il va à reculons aussi. Ie ne me
deffie gueres moins de mes fantasies, pour estre secondes ou
tierces, que premieres: ou presentes, que passees. Nous nous corrigeons
aussi sottement souuent, comme nous corrigeons les autres.
Ie suis enuieilly de nombre d’ans, depuis mes premieres publications,
qui furent l’an mille cinq cens quatre vingts. Mais ie fais
doute que ie sois assagi d’vn pouce. Moy à cette heure, et moy
tantost, sommes bien deux. Quand meilleur, ie n’en puis rien dire.
Il feroit bel estre vieil, si nous ne marchions, que vers l’amendement.
C’est vn mouuement d’yuroigne, titubant, vertigineux, informe:
ou des ionchez, que l’air manie casuellement selon soy.
Antiochus auoit vigoureusement escript en faueur de l’Academie:
il print sur ses vieux ans vn autre party: lequel des deux ie1
suyuisse, seroit ce pas tousiours suiure Antiochus? Apres auoir
estably le doubte, vouloir establir la certitude des opinions humaines,
estoit ce pas establir le doubte, non la certitude? et promettre,
qui luy eust donné encore vn aage à durer, qu’il estoit
tousiours en termes de nouuelle agitation: non tant meilleure,
qu’autre?   La faueur publique m’a donné vn peu plus de hardiesse
que ie n’esperois: mais ce que ie crains le plus, c’est de saouler.
I’aymerois mieux poindre que lasser. Comme a faict vn sçauant
homme de mon temps. La louange est tousiours plaisante, de qui,
et pourquoy elle vienne. Si faut-il pour s’en aggreer iustement,2
estre informé de sa cause. Les imperfections mesme ont leur moyen
de se recommander. L’estimation vulgaire et commune, se voit peu
heureuse en rencontre. Et de mon temps, ie suis trompé, si les
pires escrits ne sont ceux qui ont gaigné le dessus du vent populaire.
Certes ie rends graces à des honnestes hommes, qui daignent
prendre en bonne part, mes foibles efforts. Il n’est lieu où les
fautes de la façon paroissent tant, qu’en vne matiere qui de soy n’a
point de recommandation. Ne te prens point à moy, Lecteur, de
celles qui se coulent icy, par la fantasie, ou inaduertance d’autruy:
chasque main, chasque ouurier, y apporte les siennes. Ie ne me3
mesle, ny d’orthographe, et ordonne seulement qu’ils suiuent l’ancienne,
ny de la punctuation: ie suis peu expert en l’vn et en l’autre.
Où ils rompent du tout le sens, ie m’en donne peu de peine, car aumoins
ils me deschargent. Mais où ils en substituent vn faux, comme
ils font si souuent, et me destournent à leur conception, ils me
ruynent. Toutesfois quand la sentence n’est forte à ma mesure, vn
honneste homme la doit refuser pour mienne. Qui cognoistra combien
ie suis peu laborieux, combien ie suis faict à ma mode, croira
facilement, que ie redicterois plus volontiers, encore autant d’Essais,
que de m’assuiettir à resuiure ceux-cy, pour cette puerile correction.
   Ie disois donc tantost, qu’estant planté en la plus profonde
miniere de ce nouueau metal, non seulement ie suis priué
de grande familiarité, auec gens d’autres mœurs que les miennes:
et d’autres opinions, par lesquelles ils tiennent ensemble d’vn nœud,
qui commande tout autre nœud. Mais encore ie ne suis pas sans
hazard, parmy ceux, à qui tout est esgalement loisible: et desquels
la plus part ne peut empirer meshuy son marché, vers nostre iustice.1
D’où naist l’extreme degré de licence. Comptant toutes les
particulieres circonstances qui me regardent, ie ne trouue homme
des nostres, à qui la deffence des loix, couste, et en gain cessant,
et en dommage emergeant, disent les clercs, plus qu’à moy. Et tels
font bien les braues, de leur chaleur et aspreté, qui font beaucoup
moins que moy, en iuste balance. Comme maison de tout temps
libre, de grand abbord, et officieuse à chacun (car ie ne me suis
iamais laissé induire, d’en faire vn outil de guerre: laquelle ie vois
chercher plus volontiers, où elle est le plus esloingnee de mon voisinage)
ma maison a merité assez d’affection populaire: et seroit2
bien mal-aisé de me gourmander sur mon fumier. Et i’estime à vn
merueilleux chef d’œuure, et exemplaire, qu’elle soit encore vierge
de sang, et de sac, soubs vn si long orage, tant de changemens et
agitations voisines. Car à dire vray, il estoit possible à vn homme
de ma complexion, d’eschapper à vne forme constante, et continue,
telle qu’elle fust. Mais les inuasions et incursions contraires, et alternations
et vicissitudes de la fortune, au tour de moy, ont iusqu’à
cette heure plus exasperé qu’amolly l’humeur du pays: et me rechargent
de dangers, et difficultez inuincibles.   I’eschape. Mais il
me desplaist que ce soit plus par fortune: voire, et par ma prudence,3
que par iustice: et me desplaist d’estre hors la protection
des loix, et soubs autre sauuegarde que la leur. Comme les choses
sont, ie vis plus qu’à demy, de la faueur d’autruy: qui est vne rude
obligation. Ie ne veux debuoir ma seureté, ny à la bonté, et benignité
des grands, qui s’aggreent de ma legalité et liberté: ny à la
facilité des mœurs de mes predecesseurs, et miennes: car quoy si
i’estois autre? Si mes desportemens et la franchise de ma conuersation,
obligent mes voisins, ou la parenté: c’est cruauté qu’ils s’en
puissent acquitter, en me laissant viure, et qu’ils puissent dire:
Nous luy condonons la libre continuation du seruice diuin, en la
chapelle de sa maison, toutes les eglises d’autour, estants par nous
desertées: et luy condonons l’vsage de ses biens, et sa vie, comme
il conserue nos femmes, et nos bœufs au besoing. De longue main
chez moy, nous auons part à la louange de Lycurgus Athenien, qui
estoit general depositaire et gardien des bourses de ses concitoyens.1
Or ie tiens, qu’il faut viure par droict, et par auctorité, non par
recompense ny par grace. Combien de galans hommes ont mieux
aymé perdre la vie, que la deuoir? Ie fuis à me submettre à toute
sorte d’obligation. Mais sur tout, à celle qui m’attache, par deuoir
d’honneur. Ie ne trouue rien si cher, que ce qui m’est donné: et ce
pourquoy, ma volonté demeure hypothequee par tiltre de gratitude.
Et reçois plus volontiers les offices, qui sont à vendre. Ie
croy bien. Pour ceux-cy, ie ne donne que de l’argent: pour les autres,
ie me donne moy-mesme.   Le neud, qui me tient par la loy
d’honnesteté, me semble bien plus pressant et plus poisant, que2
n’est celuy de la contraincte ciuile. On me garotte plus doucement
par vn notaire, que par moy. N’est-ce pas raison, que ma conscience
soit beaucoup plus engagee, à ce, en quoy on s’est simplement fié
d’elle? Ailleurs, ma foy ne doit rien: car on ne luy a rien presté.
Qu’on s’ayde de la fiance et asseurance, qu’on a prise hors de moy.
I’aymeroy bien plus cher, rompre la prison d’vne muraille, et des
loix, que de ma parole. Ie suis delicat à l’obseruation de mes promesses,
iusques à la superstition: et les fay en tous subiects volontiers
incertaines et conditionnelles. A celles, qui sont de nul poids,
ie donne poids de la ialousie de ma regle: elle me gehenne et3
charge de son propre interest. Ouy, és entreprinses toutes miennes
et libres, si i’en dy le poinct, il me semble, que ie me les prescry:
et que, le donner à la science d’autruy, c’est le preordonner à soy.
Il me semble que ie le promets, quand ie le dy. Ainsi i’euente peu
mes propositions. La condemnation que ie fais de moy, est plus
vifue et roide, que n’est celle des iuges, qui ne me prennent que
par le visage de l’obligation commune: l’estreinte de ma conscience
plus serree, et plus seuere. Ie suy laschement les debuoirs ausquels
on m’entraineroit, si ie n’y allois. Hoc ipsum ita iustum est quod
rectè fit, si est voluntarium. Si l’action n’a quelque splendeur de liberté,
elle n’a point de grace, ny d’honneur.

Quod me ius cogit, vix voluntate impetrent.

Où la necessité me tire, i’ayme à lacher la volonté. Quia quicquid1
imperio cogitur, exigenti magis, quàm præstanti acceptum refertur.
I’en sçay qui suyuent cet air, iusques à l’iniustice: donnent plustost
qu’ils ne rendent, prestent plustost qu’ilz ne payent: font plus escharsement
bien à celuy, à qui ils en sont tenus. Ie ne vois pas là,
mais ie touche contre.   I’ayme tant à me descharger et desobliger,
que i’ay parfois compté à profit, les ingratitudes, offences, et indignitez,
que i’auois reçeu de ceux, à qui ou par nature, ou par accident,
i’auois quelque deuoir d’amitié: prenant cette occasion de
leur faute, pour autant d’acquit, et descharge de ma debte. Encore
que ie continue à leur payer les offices apparents, de la raison publique,2
ie trouue grande espargne pourtant à faire par iustice, ce
que ie faysoy par affection, et à me soulager vn peu, de l’attention
et sollicitude, de ma volonté au dedans. Est prudentis sustinere vt
cursum, sic impetum beneuolentiæ. Laquelle i’ay trop vrgente et
pressante, où ie m’addonne: aumoins pour vn homme, qui ne veut
estre aucunement en presse. Et me sert cette mesnagerie, de quelque
consolation, aux imperfections de ceux qui me touchent. Ie suis
bien desplaisant qu’ils en vaillent moins, mais tant y a, que i’en
espargne aussi quelque chose de mon application et engagement
enuers eux. I’approuue celuy qui ayme moins son enfant, d’autant3
qu’il est ou teigneux ou bossu. Et non seulement, quand il est malicieux;
mais aussi quand il est malheureux, et mal nay (Dieu mesme
en a rabbatu cela de son prix, et estimation naturelle) pourueu qu’il
se porte en ce refroidissement, auec moderation, et iustice exacte.
En moy, la proximité n’allege pas les deffauts, elle les aggraue
plustost.   Apres tout, selon que ie m’entends en la science du bien-faict
et de recognoissance, qui est vne subtile science et de grand
vsage, ie ne vois personne, plus libre et moins endebté, que ie suis
iusques à cette heure. Ce que ie doibs, ie le doibs simplement aux
obligations communes et naturelles. Il n’en est point, qui soit plus
nettement quitte d’ailleurs.

Nec sunt mihi nota potentum
Munera.

Les Princes me donnent prou, s’ils ne m’ostent rien: et me font
assez de bien, quand ils ne me font point de mal: c’est tout ce que1
i’en demande. O combien ie suis tenu à Dieu, de ce qu’il luy a pleu,
que i’aye reçeu immediatement de sa grace, tout ce que i’ay: qu’il
a retenu particulierement à soy toute ma debte! Combien ie supplie
instamment sa saincte misericorde, que iamais ie ne doiue vn
essentiel grammercy à personne! Bien heureuse franchise: qui m’a
conduit si loing. Qu’elle acheue. I’essaye à n’auoir expres besoing
de nul. In me omnis spes est mihi. C’est chose que chacun peut en
soy: mais plus facilement ceux, que Dieu a mis à l’abry des necessitez
naturelles et vrgentes. Il fait bien piteux, et hazardeux, despendre
d’vn autre. Nous mesmes qui est la plus iuste adresse, et la2
plus seure, ne nous sommes pas assez asseurez. Ie n’ay rien mien,
que moy; et si en est la possession en partie manque et empruntee.
Ie me cultiue et en courage, qui est le plus fort: et encores en fortune,
pour y trouuer dequoy me satisfaire, quand ailleurs tout m’abandonneroit.
Eleus Hippias ne se fournit pas seulement de science,
pour au giron des muses se pouuoir ioyeusement esquarter de toute
autre compagnie au besoing: ny seulement de la cognoissance de
la philosophie, pour apprendre à son ame de se contenter d’elle, et
se passer virilement des commoditez qui lui viennent du dehors,
quand le sort l’ordonne. Il fut si curieux, d’apprendre encore à3
faire sa cuisine, et son poil, ses robes, ses souliers, ses bragues,
pour se fonder en soy, autant qu’il pourroit, et soustraire au secours
estranger. On iouyt bien plus librement, et plus gayement,
des biens empruntez: quand ce n’est pas vne iouyssance obligee et
contrainte par le besoing: et qu’on a, et en sa volonté, et en sa
fortune, la force et les moyens de s’en passer. Ie me connoy bien.
Mais il m’est malaisé d’imaginer nulle si pure liberalité de personne
enuers moy, nulle hospitalité si franche et gratuite, qui ne me semblast
disgratiée, tyrannique, et teinte de reproche, si la necessité
m’y auoit encheuestré. Comme le donner est qualité ambitieuse, et
de prerogatiue, aussi est l’accepter qualité de summission. Tesmoin
l’iniurieux, et querelleux refus, que Baiazet feit des presents, que
Temir luy enuoyoit. Et ceux qu’on offrit de la part de l’Empereur
Solyman, à l’Empereur de Calicut, le mirent en si grand despit,
que non seulement il les refusa rudement: disant, que ny luy ny ses
predecesseurs n’auoient accoustumé de prendre: et que c’estoit leur
office de donner: mais en outre feit mettre en vn cul de fosse, les
ambassadeurs enuoyez à cet effect. Quand Thetis, dit Aristote, flatte1
Iuppiter: quand les Lacedemoniens flattent les Atheniens: ils ne
vont pas leur rafreschissant la memoire des biens, qu’ils leur ont
faits, qui est tousiours odieuse: mais la memoire des bien-faicts
qu’ils ont receuz d’eux. Ceux que ie voy si familierement employer
tout chacun et s’y engager: ne le feroient pas, s’ils sauouroient
comme moy la douceur d’vne pure liberté: et s’ils poisoient autant
que doit poiser à vn sage homme, l’engageure d’vne obligation. Elle
se paye à l’aduenture quelquefois: mais elle ne se dissout iamais.
Cruel garrotage, à qui ayme d’affranchir les coudees de sa liberté,
en tout sens. Mes cognoissants, et au dessus et au dessous de moy,2
sçauent, s’ils en ont iamais veu, de moins sollicitant, requerant,
suppliant, ny moins chargeant sur autruy. Si ie le suis, au delà de
tout exemple moderne, ce n’est pas grande merueille: tant de
pieces de mes mœurs y contribuants. Vn peu de fierté naturelle:
l’impatience du refus: contraction de mes desirs et desseins: inhabileté
à toute sorte d’affaires. Et mes qualitez plus fauories, l’oysiueté,
la franchise. Par tout cela, i’ay prins à haine mortelle, d’estre
tenu ny à autre, ny par autre que moy. I’employe bien viuement,
tout ce que ie puis, à m’en passer: auant que i’employe la beneficence
d’vn autre, en quelque, ou legere ou poisante occasion ou besoing3
que ce soit. Mes amis m’importunent estrangement, quand ils
me requierent, de requerir vn tiers. Et ne me semble guere moins
de coust, desengager celuy qui me doibt, vsant de luy: que m’engager
enuers celuy, qui ne me doibt rien. Cette condition ostee, et
cet’ autre, qu’ils ne vueillent de moy chose negotieuse et soucieuse (car
i’ay denoncé à tout soing guerre capitale) ie suis commodement facile
et prest au besoing de chacun. Mais i’ay encore plus fuy à receuoir,
que ie n’ay cherché à donner: aussi est il bien plus aysé
selon Aristote. Ma fortune m’a peu permis de bien faire à autruy:
et ce peu qu’elle m’en a permis, elle l’a assez maigrement logé. Si
elle m’eust faict naistre pour tenir quelque rang entre les hommes,
i’eusse esté ambitieux de me faire aymer: non de me faire craindre
ou admirer. L’exprimeray-ie plus insolamment? i’eusse autant
regardé, au plaire, qu’au prouffiter. Cyrus tres-sagement, et par la
bouche d’vn tres bon capitaine, et meilleur philosophe encores,
estime sa bonté et ses biens faicts, loing au delà de sa vaillance, et
belliqueuses conquestes. Et le premier Scipion, par tout où il se1
veut faire valoir, poise sa debonnaireté et humanité, au dessus de
sa hardiesse et de ses victoires: et a tousiours en la bouche ce glorieux
mot, Qu’il a laissé aux ennemys, autant à l’aymer, qu’aux
amys. Ie veux donc dire, que s’il faut ainsi debuoir quelque chose,
ce doibt estre à plus legitime tiltre, que celuy dequoy ie parle, auquel
la loy de cette miserable guerre m’engage: et non d’vn si gros
debte, comme celuy de ma totale conseruation: il m’accable.   Ie
me suis couché mille fois chez moy, imaginant qu’on me trahiroit
et assommeroit cette nuict là: composant auec la Fortune, que ce
fust sans effroy et sans langueur. Et me suis escrié apres mon2
patenostre,

Impius hæc tam culta noualia miles habebit?

Quel remede? c’est le lieu de ma naissance, et de la plus part de
mes ancestres: ils y ont mis leur affection et leur nom. Nous nous
durcissons à tout ce que nous accoustumons. Et à vne miserable
condition, comme est la nostre, ç’a esté vn tresfauorable present de
Nature, que l’accoustumance, qui endort nostre sentiment à la souffrance
de plusieurs maux. Les guerres ciuiles ont cela de pire que
les autres guerres, de nous mettre chacun en echauguette en sa
propre maison.3

Quàm miserum, porta vitam muróque tueri,
Vixque suæ tutum viribus esse domus!

C’est grande extremité, d’estre pressé iusques dans son mesnage, et
repos domestique. Le lieu où ie me tiens, est tousiours le premier
et le dernier, à la batterie de nos troubles: et où la paix n’a iamais
son visage entier,

Tum quoque cùm pax est, trepidant formidine belli.

Quoties pacem fortuna lacessit,
Hàc iter est bellis: melius, fortuna, dedisses
Orbe sub Eoo sedem, gelidàque sub Arcto,4
Errantésque domos.

Ie tire par fois, le moyen de me fermir contre ces considerations,
de la nonchalance et lascheté. Elles nous menent aussi aucunement
à la resolution. Il m’aduient souuent, d’imaginer auec quelque plaisir,
les dangers mortels, et les attendre. Ie me plonge la teste baissee,
stupidement dans la mort, sans la considerer et recognoistre,
comme dans vne profondeur muette et obscure, qui m’engloutit
d’vn saut, et m’estouffe en vn instant, d’vn puissant sommeil, plein
d’insipidité et indolence. Et en ces morts courtes et violentes, la
consequence que i’en preuoy, me donne plus de consolation, que
l’effait de crainte. Ils disent, comme la vie n’est pas la meilleure,
pour estre longue, que la mort est la meilleure, pour n’estre pas1
longue. Ie ne m’estrange pas tant de l’estre mort, comme i’entre en
confidence auec le mourir. Ie m’enueloppe et me tapis en cet orage,
qui me doit aueugler et rauir de furie, d’vne charge prompte et
insensible. Encore s’il aduenoit, comme disent aucuns iardiniers,
que les roses et violettes naissent plus odoriferantes pres des aulx
et des oignons, d’autant qu’ils sucçent et tirent à eux, ce qu’il y a
de mauuaise odeur en la terre: aussi que ces deprauées natures,
humassent tout le venin de mon air et du climat, et m’en rendissent
d’autant meilleur et plus pur, par leur voysinage: que ie ne
perdisse pas tout. Cela n’est pas: mais de cecy il en peut estre2
quelque chose, que la bonté est plus belle et plus attraiante quand
elle est rare, et que la contrarieté et diuersité, roidit et resserre en
soy le bien faire: et l’enflamme par la ialousie de l’opposition, et
par la gloire. Les voleurs de leur grace, ne m’en veulent pas particulierement.
Ne fay-ie pas moy à eux. Il m’en faudroit à trop de
gents. Pareilles consciences logent sous diuerses sortes de robes. Pareille
cruauté, desloyauté, volerie. Et d’autant pire, qu’elle est plus
lasche, plus seure, et plus obscure, sous l’ombre des loix. Ie hay
moins l’iniure professe que trahitresse; guerriere que pacifique et
iuridique. Nostre fieure est suruenuë en vn corps, qu’elle n’a de3
guere empiré. Le feu y estoit, la flamme s’y est prinse. Le bruit est
plus grand: le mal, de peu. Ie respons ordinairement, à ceux qui
me demandent raison de mes voyages: Que ie sçay bien ce que ie
fuis, mais non pas ce que ie cherche. Si on me dit, que parmy les
estrangers il y peut auoir aussi peu de santé, et que leurs mœurs
ne sont pas mieux nettes que les nostres: ie respons premierement,
qu’il est malaysé:

Tam multæ scelerum facies!

Secondement, c’est tousiours gain, de changer vn mauuais estat à
vn estat incertain. Et que les maux d’autruy ne nous doiuent pas4
poindre comme les nostres.   Ie ne veux pas oublier cecy, que ie
ne me mutine iamais tant contre la France, que ie ne regarde Paris
de bon œil. Elle a mon cœur des mon enfance. Et m’en est aduenu
comme des choses excellentes: plus i’ay veu dépuis d’autres
villes belles, plus la beauté de cette cy, peut, et gaigne sur mon
affection. Ie l’ayme par elle mesme, et plus en son estre seul, que
rechargee de pompe estrangere. Ie l’ayme tendrement, iusques à
ses verrues et à ses taches. Ie ne suis François, que par cette grande
cité: grande en peuples, grande en felicité de son assiette: mais
sur tout grande, et incomparable en varieté, et diuersité de commoditez:
la gloire de la France, et l’vn des plus nobles ornements du1
monde. Dieu en chasse loing nos diuisions: entiere et vnie, ie la
trouue deffendue de toute autre violence. Ie l’aduise, que de tous
les partis, le pire sera celuy qui la mettra en discorde. Et ne crains
pour elle, qu’elle mesme. Et crains pour elle, autant certes, que
pour autre piece de cet estat. Tant qu’elle durera, ie n’auray faute
de retraicte, où rendre mes abboys: suffisante à me faire perdre le
regret de tout’ autre retraicte.   Non par ce que Socrates l’a dict,
mais par ce qu’en verité c’est mon humeur, et à l’auanture non
sans quelque excez, i’estime tous les hommes mes compatriotes: et
embrasse vn Polonois comme vn François, postposant cette lyaison2
nationale, à l’vniuerselle et commune. Ie ne suis guere feru de la
douceur d’vn air naturel. Les cognoissances toutes neufues, et toutes
miennes, me semblent bien valoir ces autres communes et fortuites
cognoissances du voisinage. Les amitiez pures de nostre acquest,
emportent ordinairement, celles ausquelles la communication du
climat, ou du sang, nous ioignent. Nature nous a mis au monde libres
et desliez, nous nous emprisonnons en certains destroits:
comme les Roys de Perse qui s’obligeoient de ne boire iamais autre
eau, que celle du fleuue de Choaspez, renonçoyent par sottise, à
leur droict d’vsage en toutes les autres eaux: et assechoient pour3
leur regard, tout le reste du monde. Ce que Socrates feit sur sa fin,
d’estimer vne sentence d’exil pire, qu’vne sentence de mort contre
soy: ie ne seray, à mon aduis, iamais ny si cassé, ny si estroittement
habitué en mon païs, que ie le feisse. Ces vies celestes, ont
assez d’images, que i’embrasse par estimation plus que par affection.
Et en ont aussi, de si esleuees, et extraordinaires, que par
estimation mesme ie ne les puis embrasser, d’autant que ie ne les
puis conceuoir. Cette humeur fut bien tendre à vn homme, qui iugeoit
le monde sa ville. Il est vray, qu’il dedaignoit les peregrinations,
et n’auoit gueres mis le pied hors le territoire d’Attique.
Quoy, qu’il plaignoit l’argent de ses amis à desengager sa vie: et
qu’il refusa de sortir de prison par l’entremise d’autruy, pour ne
desobeïr aux loix en vn temps, qu’elles estoient d’ailleurs si fort
corrompuës? Ces exemples sont de la premiere espece, pour moy.
De la seconde, sont d’autres, que ie pourroy trouuer en ce mesme
personnage. Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de
mon action: mais aucuns surpassent encore la force de mon iugement.1
   Outre ces raisons, le voyager me semble vn exercice profitable.
L’ame y a vne continuelle exercitation, à remarquer des
choses incogneuës et nouuelles. Et ie ne sçache point meilleure escole,
comme i’ay dict souuent, à façonner la vie, que de luy proposer
incessamment la diuersité de tant d’autres vies, fantasies, et
vsances: et luy faire gouster vne si perpetuelle varieté de formes
de nostre nature. Le corps n’y est ny oisif ny trauaillé: et cette
moderee agitation le met en haleine. Ie me tien à cheual sans demonter,
tout choliqueux que ie suis, et sans m’y ennuyer, huict et
dix heures,2

Vires vltra sortémque senectæ.

Nulle saison m’est ennemye, que le chaut aspre d’vn soleil poignant.
Car les ombrelles, dequoy dépuis les anciens Romains l’Italie
se sert, chargent plus les bras, qu’ils ne deschargent la teste. Ie
voudroy sçauoir quelle industrie c’estoit aux Perses, si anciennement,
et en la naissance de la luxure, de se faire du vent frais, et
des ombrages à leur poste, comme dict Xenophon. I’ayme les pluyes
et les crotes comme les cannes. La mutation d’air et de climat ne
me touche point. Tout ciel m’est vn. Ie ne suis battu que des alterations
internes, que ie produicts en moy, et celles là m’arriuent3
moins en voyageant. Ie suis mal-aisé à esbranler: mais estant
auoyé, ie vay tant qu’on veut. I’estriue autant aux petites entreprises,
qu’aux grandes: et à m’equiper pour faire vne iournée, et visiter
vn voisin, que pour vn iuste voyage. I’ay apris à faire mes
iournees à l’Espagnole, d’vne traicte: grandes et raisonnables
iournees. Et aux extremes chaleurs, les passe de nuict, du soleil
couchant iusques au leuant. L’autre façon de repaistre en chemin,
en tumulte et haste, pour la disnee, nommément aux cours iours,
est incommode. Mes cheuaux en valent mieux. Iamais cheual ne
m’a failly, qui a sceu faire auec moy la premiere iournee. Ie les
abreuue par tout: et regarde seulement qu’ils ayent assez de chemin
de reste, pour battre leur eau. La paresse à me leuer, donne
loisir à ceux qui me suyuent, de disner à leur aise, auant partir.
Pour moy, ie ne mange iamais trop tard: l’appetit me vient en
mangeant, et point autrement: ie n’ay point de faim qu’à table.1
Aucuns se plaignent dequoy ie me suis agreé à continuer cet
exercice, marié, et vieil. Ils ont tort. Il est mieux temps d’abandonner
sa maison, quand on l’a mise en train de continuer sans
nous: quand on y a laissé de l’ordre qui ne demente point sa forme
passee. C’est bien plus d’imprudence, de s’esloingner, laissant en sa
maison vne garde moins fidele, et qui ait moins de soing de pouruoir
à vostre besoing.   La plus vtile et honnorable science et
occupation à vne mere de famille, c’est la science du mesnage. I’en
vois quelqu’vne auare; de mesnagere, fort peu. C’est sa maistresse
qualité, et qu’on doibt chercher, auant toute autre: comme le seul2
douaire qui sert à ruyner ou sauuer nos maisons. Qu’on ne m’en
parle pas; selon que l’experience m’en a apprins, ie requiers d’vne
femme mariee, au dessus de toute autre vertu, la vertu œconomique.
Ie l’en mets au propre, luy laissant par mon absence tout le
gouuernement en main. Ie vois auec despit en plusieurs mesnages,
monsieur reuenir maussade et tout marmiteux du tracas des
affaires, enuiron midy, que madame est encore apres à se coiffer
et attiffer, en son cabinet. C’est à faire aux Roynes: encores ne
sçay-ie. Il est ridicule et iniuste, que l’oysiueté de nos femmes, soit
entretenuë de nostre sueur et trauail. Il n’aduiendra, que ie puisse,3
à personne, d’auoir l’vsage de ses biens plus liquide que moy, plus
quiete et plus quitte. Si le mary fournit de matiere, Nature mesme
veut qu’elles fournissent de forme.   Quant aux deuoirs de l’amitié
maritale, qu’on pense estre interessez par cette absence: ie ne le
crois pas. Au rebours, c’est vne intelligence, qui se refroidit volontiers
par vne trop continuelle assistance, et que l’assiduité blesse.
Toute femme estrangere nous semble honneste femme. Et chacun
sent par experience, que la continuation de se voir, ne peut representer
le plaisir que lon sent à se desprendre, et reprendre à secousses.
Ces interruptions me remplissent d’vne amour recente
enuers les miens, et me redonnent l’vsage de ma maison plus
doux: la vicissitude eschaufe mon appetit, vers l’vn, puis vers
l’autre party. Ie sçay que l’amitié a les bras assez longs, pour se
tenir et se ioindre, d’vn coin de monde à l’autre: et specialement
cette cy, où il y a vne continuelle communication d’offices, qui en1
reueillent l’obligation et la souuenance. Les Stoïciens disent bien,
qu’il y a si grande colligance et relation entre les sages, que celuy
qui disne en France, repaist son compagnon en Ægypte; et qui
estend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont
sur la terre habitable, en sentent ayde. La iouyssance, et la possession,
appartiennent principalement à l’imagination. Elle embrasse
plus chaudement et plus continuellement ce qu’elle va querir, que
ce que nous touchons. Comptez voz amusements iournaliers; vous
trouuerez que vous estes lors plus absent de vostre amy, quand il
vous est present. Son assistance relasche vostre attention, et donne2
liberté à vostre pensee, de s’absenter à toute heure, pour toute occasion.
De Rome en hors, ie tiens et regente ma maison, et les
commoditez que i’y ay laissé: ie voy croistre mes murailles, mes
arbres, et mes rentes, et descroistre à deux doigts pres, comme
quand i’y suis,

Ante oculos errat domus, errat forma locorum.

Si nous ne iouyssons que ce que nous touchons, adieu noz escus
quand ils sont en noz coffres, et noz enfans s’ils sont à la chasse.
Nous les voulons plus pres. Au iardin est-ce loing? A vne demy
iournee? Quoy, à dix lieuës est-ce loing, ou pres? Si c’est pres:3
quoy onze, douze, treze? et ainsi pas à pas. Vrayment celle qui
sçaura prescripre à son mary, le quantiesme pas finit le pres, et le
quantiesme pas donne commencement au loing, ie suis d’aduis
qu’elle l’arreste entre-deux.

Excludat iurgia finis.
Vtor permisso, caudæque pilos vt equinæ
Paulatim vello: et demo vnum, demo etiam vnum,
Dum cadat elusus ratione ruentis acerui.

Et qu’elles appellent hardiment la philosophie à leur secours. A qui
quelqu’vn pourroit reprocher, puis qu’elle ne voit ny l’un ny l’autre4
bout de la iointure, entre le trop et le peu, le long et le court, le
leger et le poisant, le pres et le loing: puis qu’elle n’en recognoist
le commencement ny la fin, qu’elle iuge bien incertainement du
milieu. Rerum natura nullam nobis dedit cognitionem finium. Sont-elles
pas encore femmes et amies des trespassez; qui ne sont pas
au bout de cettuy-cy, mais en l’autre monde? Nous embrassons et
ceux qui ont esté, et ceux qui ne sont point encore, non que les
absens. Nous n’auons pas faict marché, en nous mariant, de nous
tenir continuellement accouez, l’vn à l’autre, comme ie ne sçay
quels petits animaux que nous voyons, ou comme les ensorcelez de
Karenty, d’vne maniere chiennine. Et ne doibt vne femme auoir les
yeux si gourmandement fichez sur le deuant de son mary, qu’elle
n’en puisse veoir le derriere, où besoing est. Mais ce mot de ce1
peintre si excellent, de leurs humeurs, seroit-il point de mise en ce
lieu, pour representer la cause de leurs plaintes?

Vxor, si cesses, aut te amare cogitat,
Aut tete amari, aut potare, aut animo obsequi,
Et tibi bene esse soli, cùm sibi sit malè.

Ou bien seroit-ce pas, que de soy l’opposition et contradiction les
entretient et nourrit: et qu’elles s’accommodent assez, pourueu
qu’elles vous incommodent?   En la vraye amitié, de laquelle ie
suis expert, ie me donne à mon amy, plus que ie ne le tire à moy.
Ie n’ayme pas seulement mieux, luy faire bien, que s’il m’en faisoit:2
mais encore qu’il s’en face, qu’à moy: il m’en faict lors le
plus, quand il s’en faict. Et si l’absence luy est ou plaisante ou
vtile, elle m’est bien plus douce que sa presence: et ce n’est pas
proprement absence, quand il y a moyen de s’entr’aduertir. I’ay tiré
autrefois vsage de nostre esloingnement et commodité. Nous remplissions
mieux, et estandions, la possession de la vie, en nous separant:
il viuoit, il iouyssoit, il voyoit pour moy, et moy pour luy,
autant plainement que s’il y eust esté: l’vne partie demeuroit
oisiue, quand nous estions ensemble: nous nous confondions.
La separation du lieu rendoit la conionction de noz volontez plus riche.3
Cette faim insatiable de la presence corporelle, accuse vn peu
la foiblesse en la iouissance des ames.   Quant à la vieillesse,
qu’on m’allegue; au rebours: c’est à la ieunesse à s’asseruir aux
opinions communes, et se contraindre pour autruy. Elle peut fournir
à tous les deux, au peuple et à soy: nous n’auons que trop à
faire, à nous seuls. A mesure que les commoditez naturelles nous
faillent, soustenons nous par les artificielles. C’est iniustice, d’excuser
la ieunesse de suyure ses plaisirs, et deffendre à la vieillesse
d’en chercher. Ieune, ie couurois mes passions eniouees, de prudence:
vieil, ie demesle les tristes, de débauche. Si prohibent les
loix Platoniques, de peregriner auant quarante ans, ou cinquante:
pour rendre la peregrination plus vtile et instructiue. Ie consentiroy
plus volontiers, à cet autre second article, des mesmes loix,
qui l’interdit, apres soixante. Mais en tel aage, vous ne reuiendrez
iamais d’vn si long chemin. Que m’en chaut-il? ie ne l’entreprens,
ny pour en reuenir, ny pour le parfaire. I’entreprens seulement de
me branler, pendant que le branle me plaist, et me proumeine pour
me proumener. Ceux qui courent vn benefice, ou vn lieure, ne
courent pas. Ceux là courent, qui courent aux barres, et pour exercer1
leur course. Mon dessein est diuisible par tout, il n’est pas
fondé en grandes esperances: chasque iournee en faict le bout. Et
le voyage de ma vie se conduict de mesme. I’ay veu pourtant assez
de lieux esloingnez, où i’eusse desiré qu’on m’eust arresté. Pourquoy
non, si Chrysippus, Cleanthes, Diogenes, Zenon, Antipater,
tant d’hommes sages, de la secte plus renfroingnée, abandonnerent
bien leur pays, sans aucune occasion de s’en plaindre: et seulement
pour la iouissance d’vn autre air? Certes le plus grand desplaisir
de mes peregrinations, c’est que ie n’y puisse apporter cette
resolution, d’establir ma demeure où ie me plairoy. Et qu’il me2
faille tousiours proposer de reuenir, pour m’accommoder aux humeurs
communes.   Si ie craingnois de mourir en autre lieu, que
celuy de ma naissance: si ie pensois mourir moins à mon aise, esloingné
des miens: à peine sortiroy-ie hors de France, ie ne sortirois
pas sans effroy hors de ma parroisse. Ie sens la mort qui me
pince continuellement la gorge, ou les reins. Mais ie suis autrement
faict: elle m’est vne par tout. Si toutesfois i’auois à choisir: ce seroit,
ce croy-ie, plustost à cheual, que dans vn lict: hors de ma
maison, et loing des miens. Il y a plus de creuecœur que de consolation,
à prendre congé de ses amis. I’oublie volontiers ce deuoir3
de nostre entregent. Car des offices de l’amitié, celuy-là est le seul
desplaisant: et oublierois ainsi volontiers à dire ce grand et eternel
adieu. S’il se tire quelque commodité de cette assistance, il s’en
tire cent incommoditez. I’ay veu plusieurs mourans bien piteusement,
assiegez de tout ce train: cette presse les estouffe. C’est contre
le deuoir, et est tesmoignage de peu d’affection, et de peu de
soing, de vous laisser mourir en repos. L’vn tourmente vos yeux,
l’autre vos oreilles, l’autre la bouche: il n’y a sens, ny membre,
qu’on ne vous fracasse. Le cœur vous serre de pitié, d’ouïr les
plaintes des amis; et de despit à l’aduanture, d’ouïr d’autres plaintes,4
feintes et masquées. Qui a tousiours eu le goust tendre, affoibly,
il l’a encore plus. Il luy faut en vne si grande necessité, vne
main douce, et accommodée à son sentiment pour le grater iustement
où il luy cuit. Ou qu’on ne le grate point du tout. Si nous
auons besoing de sage femme, à nous mettre au monde: nous
auons bien besoing d’vn homme encore plus sage, à nous en sortir.
Tel, et amy, le faudroit-il acheter bien cherement, pour le seruice
d’vne telle occasion. Ie ne suis point arriué à cette vigueur desdaigneuse,
qui se fortifie en soy-mesme, que rien n’aide, ny ne trouble;
ie suis d’vn poinct plus bas. Ie cherche à coniller, et à me desrober1
de ce passage: non par crainte, mais par art. Ce n’est pas
mon aduis, de faire en cette action, preuue ou montre de ma constance.
Pour qui? Lors cessera tout le droict et l’interest, que i’ay à
la reputation. Ie me contente d’vne mort recueillie en soy, quiete,
et solitaire, toute mienne, conuenable à ma vie retirée et priuée.
Au rebours de la superstition Romaine, où on estimoit malheureux,
celuy qui mouroit sans parler: et qui n’auoit ses plus proches à
luy clorre les yeux. I’ay assez affaire à me consoler, sans auoir à
consoler autruy; assez de pensées en la teste, sans que les circonstances
m’en apportent de nouuelles: et assez de matiere à m’entretenir,2
sans l’emprunter. Cette partie n’est pas du rolle de la societé:
c’est l’acte à vn seul personnage. Viuons et rions entre les
nostres, allons mourir et rechigner entre les inconnuz. On trouue
en payant, qui vous tourne la teste, et qui vous frotte les pieds:
qui ne vous presse qu’autant que vous voulez, vous presentant vn
visage indifferent, vous laissant vous gouuerner, et plaindre à vostre
mode.   Ie me deffais tous les iours par discours, de cette humeur
puerile et inhumaine, qui faict que nous desirons d’esmouuoir
par nos maux, la compassion et le dueil en nos amis. Nous
faisons valoir nos inconueniens outre leur mesure, pour attirer3
leurs larmes. Et la fermeté que nous louons en chacun, à soustenir
sa mauuaise fortune, nous l’accusons et reprochons à nos proches,
quand c’est en la nostre. Nous ne nous contentons pas qu’ils se
ressentent de nos maux, si encores ils ne s’en affligent. Il faut estendre
la ioye, mais retrancher autant qu’on peut la tristesse. Qui
se faict plaindre sans raison, est homme pour n’estre pas plaint,
quand la raison y sera. C’est pour n’estre iamais plaint, que se
plaindre tousiours, faisant si souuent le piteux, qu’on ne soit pitoyable
à personne. Qui se faict mort viuant, est subiect d’estre
tenu pour vif mourant. I’en ay veu prendre la cheure, de ce qu’on
leur trouuoit le visage frais, et le pouls posé: contraindre leur ris,
par ce qu’il trahissoit leur guairison: et haïr la santé, de ce
qu’elle n’estoit pas regrettable. Qui bien plus est, ce n’estoyent pas
femmes. Ie represente mes maladies, pour le plus, telles qu’elles
sont, et euite les paroles de mauuais prognostique, et les exclamations
composées. Sinon l’allegresse, aumoins la contenance rassise
des assistans, est propre, pres d’vn sage malade. Pour se voir en
vn estat contraire, il n’entre point en querelle auec la santé. Il luy1
plaist de la contempler en autruy, forte et entiere; et en iouyr au
moins par compagnie. Pour se sentir fondre contre-bas, il ne
reiecte pas du tout les pensées de la vie, ny ne fuit les entretiens
communs. Ie veux estudier la maladie quand ie suis sain: quand
elle y est, elle faict son impression assez réele, sans que mon imagination
l’aide. Nous nous preparons auant la main, aux voyages
que nous entreprenons, et y sommes resolus: l’heure qu’il nous
faut monter à cheual, nous la donnons à l’assistance, et en sa faueur,
l’estendons.   Ie sens ce proffit inesperé de la publication de
mes mœurs, qu’elle me sert aucunement de regle. Il me vient par2
fois quelque consideration de ne trahir l’histoire de ma vie. Cette
publique declaration, m’oblige de me tenir en ma route; et à ne
desmentir l’image de mes conditions: communément moins desfigurées
et contredictes, que ne porte la malignité, et maladie des
iugemens d’auiourd’huy. L’vniformité et simplesse de mes mœurs,
produict bien vn visage d’aisée interpretation, mais parce que la
façon en est vn peu nouuelle, et hors d’vsage, elle donne trop beau
ieu à la mesdisance. Si est-il vray, qu’à qui me veut loyallement
iniurier, il me semble fournir bien suffisamment, où mordre, en
mes imperfections aduoüées, et cogneuës: et dequoy s’y saouler,3
sans s’escarmoucher au vent. Si pour en preoccuper moy-mesme
l’accusation, et la descouuerte, il luy semble que ie luy esdente sa
morsure, c’est raison qu’il prenne son droict, vers l’amplification
et extention. L’offence a ses droicts outre la iustice. Et que les
vices dequoy ie luy montre des racines chez moy, il les grossisse
en arbres. Qu’il y employe non seulement ceux qui me possedent,
mais ceux aussi qui ne font que me menasser. Iniurieux vices, et
en qualité, et en nombre. Qu’il me batte par là. I’embrasseroy volontiers
l’exemple du philosophe Dion. Antigonus le vouloit piquer
sur le subiet de son origine. Il luy coupa broche: Ie suis, dit-il,
fils d’vn serf, boucher, stigmatizé, et d’vne putain, que mon pere
espousa par la bassesse de sa fortune. Tous deux furent punis pour
quelque mesfaict. Vn orateur m’achetta enfant, me trouuant beau
et aduenant: et m’a laissé mourant tous ses biens; lesquels ayant
transporté en cette ville d’Athenes, ie me suis addonné à la philosophie.
Que les historiens ne s’empeschent à chercher nouuelles1
de moy: ie leur en diray ce qui en est. La confession genereuse et
libre, enerue le reproche, et desarme l’iniure. Tant y a que tout
conté, il me semble qu’aussi souuent on me loüe, qu’on me desprise
outre la raison. Comme il me semble aussi que dés mon enfance,
en rang et degré d’honneur, on m’a donné lieu, plustost au
dessus, qu’au dessoubs de ce qui m’appartient. Ie me trouueroy
mieux en païs, auquel ces ordres fussent ou reglez ou mesprisez.
Entre les masles dépuis que l’altercation de la prerogatiue au marcher
ou à se seoir, passe trois repliques, elle est inciuile. Ie ne
crain point de ceder ou proceder iniquement, pour fuir à vne si2
importune contestation. Et iamais homme n’a eu enuie de ma presseance,
à qui ie ne l’aye quittée.   Outre ce profit, que ie tire d’escrire
de moy, i’en ay esperé cet autre, que s’il aduenoit que mes
humeurs pleussent, et accordassent à quelque honneste homme,
auant mon trespas, il rechercheroit de nous ioindre. Ie luy ay
donné beaucoup de païs gaigné: car tout ce qu’vne longue cognoissance
et familiarité, luy pourroit auoir acquis en plusieurs années,
il l’a veu en trois iours dans ce registre, et plus seurement
et exactement. Plaisante fantasie: plusieurs choses, que ie ne voudroy
dire au particulier, ie les dis au public. Et sur mes plus secretes3
sciences ou pensées, renuoye à vne boutique de libraire, mes
amis plus feaux:

Excutienda damus præcordia.

Si à si bonnes enseignes, i’eusse sceu quelqu’vn qui m’eust esté
propre, certes ie l’eusse esté trouuer bien loing. Car la douceur
d’vne sortable et aggreable compagnie, ne se peut assez acheter à
mon gré. Eh qu’est-ce qu’vn amy! Combien est vraye cette ancienne
sentence, que l’vsage en est plus necessaire, et plus doux, que des
elemens de l’eau et du feu!   Pour reuenir à mon conte. Il n’y a
donc pas beaucoup de mal de mourir loing, et à part. Si estimons
nous à deuoir de nous retirer pour des actions naturelles, moins
disgratiées que cette-cy, et moins hideuses. Mais encore ceux qui
en viennent là, de trainer languissans vn long espace de vie, ne
deuroient à l’aduanture souhaiter, d’empescher de leur misere vne
grande famille. Pourtant les Indois en certaine prouince, estimoient
iuste de tuer celuy, qui seroit tombé en telle necessité. En
vne autre de leurs prouinces, ils l’abandonnoient seul à se sauuer,
comme il pourroit. A qui ne se rendent-ils en fin ennuyeux et insupportables?
les offices communs n’en vont point iusques là. Vous1
apprenez la cruauté par force, à vos meilleurs amis: durcissant et
femme et enfans, par long vsage, à ne sentir et plaindre plus vos
maux. Les souspirs de ma cholique, n’apportent plus d’esmoy à
personne. Et quand nous tirerions quelque plaisir de leur conuersation
(ce qui n’aduient pas tousiours, pour la disparité des conditions,
qui produict aisément mespris ou enuie, enuers qui que ce
soit) n’est-ce pas trop, d’en abuser tout vn aage? Plus ie les verrois
se contraindre de bon cœur pour moy, plus ie plaindrois leur
peine. Nous auons loy de nous appuyer, non pas de nous coucher
si lourdement sur autruy: et nous estayer en leur ruyne. Comme2
celuy qui faisoit esgorger des petits enfans, pour se seruir de leur
sang, à guarir vne sienne maladie. Ou cet autre, à qui on fournissoit
des ieunes tendrons, à couuer la nuict ses vieux membres: et
mesler la douceur de leur haleine, à la sienne aigre et poisante. La
decrepitude est qualité solitaire. Ie suis sociable iusques à l’excez.
Si me semble-il raisonnable, que meshuy ie soustraye de la veuë
du monde, mon importunité, et la couue moy seul. Que ie m’appile
et me recueille en ma coque, comme les tortuës: i’apprenne à
veoir les hommes, sans m’y tenir. Ie leur ferois outrage en vn pas
si pendant. Il est temps de tourner le dos à la compagnie.   Mais3
en ces voyages vous serez arresté miserablement en vn caignart, où
tout vous manquera. La plus-part des choses necessaires, ie les
porte quant et moy. Et puis, nous ne sçaurions euiter la Fortune,
si elle entreprend de nous courre sus. Il ne me faut rien d’extraordinaire,
quand ie suis malade. Ce que Nature ne peut en moy, ie ne
veux pas qu’vn bolus le face. Tout au commencement de mes fiéures,
et des maladies qui m’atterrent; entier encores, et voisin de
la santé, ie me reconcilie à Dieu, par les derniers offices Chrestiens.
Et m’en trouue plus libre, et deschargé; me semblant en
auoir d’autant meilleure raison de la maladie. De notaire et de
conseil, il m’en faut moins que de medecins. Ce que ie n’auray
estably de mes affaires tout sain, qu’on ne s’attende point que ie le
face malade. Ce que ie veux faire pour le seruice de la mort, est
tousiours faict. Ie n’oserois le dislayer d’vn seul iour. Et s’il n’y a
rien de faict, c’est à dire, ou que le doubte m’en aura retardé le
choix: car par fois, c’est bien choisir de ne choisir pas: ou que1
tout à faict, ie n’auray rien voulu faire.   I’escris mon liure à peu
d’hommes, et à peu d’années. Si ç’eust esté vne matiere de durée,
il l’eust fallu commettre à vn langage plus ferme. Selon la variation
continuelle, qui a suiuy le nostre iusques à cette heure, qui
peut esperer que sa forme presente soit en vsage, d’icy à cinquante
ans? Il escoule touts les iours de nos mains: et depuis que ie vis,
s’est alteré de moitié. Nous disons, qu’il est à cette heure parfaict.
Autant en dict du sien, chasque siecle. Ie n’ay garde de l’en tenir
là tant qu’il fuira, et s’ira difformant comme il faict. C’est aux bons
et vtiles escrits, de le clouer à eux, et ira son credit, selon la fortune2
de nostre estat. Pourtant ne crains-ie point d’y inserer plusieurs
articles priuez, qui consument leur vsage entre les hommes
qui viuent auiourd’huy: et qui touchent la particuliere science
d’aucuns, qui y verront plus auant, que de la commune intelligence.
Ie ne veux pas, apres tout, comme ie vois souuent agiter la
memoire des trespassez, qu’on aille debattant: Il iugeoit, il viuoit
ainsin: il vouloit cecy: s’il eust parlé sur sa fin il eust dict, il eust
donné; ie le cognoissois mieux que tout autre. Or autant que la
bien-seance me le permet, ie fais icy sentir mes inclinations et
affections. Mais plus librement, et plus volontiers, le fais-ie de bouche,3
à quiconque desire en estre informé. Tant y a, qu’en ces memoires,
si on y regarde, on trouuera que i’ay tout dit, ou tout
designé. Ce que ie ne puis exprimer, ie le montre au doigt.

Verum animo satis hæc vestigia parua sagaci
Sunt, per quæ possis cognoscere cætera tute.

Ie ne laisse rien à desirer, et deuiner de moy. Si on doit s’en entretenir,
ie veux que ce soit veritablement et iustement. Ie reuiundrois
volontiers de l’autre monde, pour démentir celuy, qui me
formeroit autre que ie n’estois, fust-ce pour m’honorer. Des viuans
mesme, ie sens qu’on parle tousiours autrement qu’ils ne sont. Et
si à toute force, ie n’eusse maintenu vn amy que i’ay perdu, on me
l’eust deschiré en mille contraires visages.   Pour acheuer de dire
mes foibles humeurs: i’aduouë, qu’en voyageant, ie n’arriue guere
en logis, où il ne me passe par la fantasie, si i’y pourray estre, et
malade, et mourant à mon aise. Ie veux estre logé en lieu, qui me
soit bien particulier, sans bruict, non maussade, ou fumeux, ou
estouffé. Ie cherche à flatter la mort, par ces friuoles circonstances.
Ou pour mieux dire, à me descharger de tout autre empeschement:1
afin que ie n’aye qu’à m’attendre à elle, qui me poisera volontiers
assez, sans autre recharge. Ie veux qu’elle ait sa part à l’aisance et
commodité de ma vie. C’en est vn grand lopin, et d’importance, et
espere meshuy qu’il ne dementira pas le passé. La mort a des formes
plus aisées les vnes que les autres, et prend diuerses qualitez
selon la fantasie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient
d’affoiblissement et appesantissement, me semble molle et douce.
Entre les violentes, i’imagine plus mal-aisément vn precipice,
qu’vne ruïne qui m’accable: et vn coup trenchant d’vne espée,
qu’vne harquebusade: et eusse plustost beu le breuuage de Socrates,2
que de me fraper, comme Caton. Et quoy que ce soit vn, si
sent mon imagination difference, comme de la mort à la vie, à me
ietter dans vne fournaise ardente, ou dans le canal d’vne platte
riuiere. Tant sottement nostre crainte regarde plus au moyen qu’à
l’effect. Ce n’est qu’vn instant; mais il est de tel poix, que ie donneroy
volontiers plusieurs iours de ma vie, pour le passer à ma
mode. Puisque la fantasie d’vn chacun trouue du plus et du moins,
en son aigreur: puisque chacun a quelque choix entre les formes
de mourir, essayons vn peu plus auant d’en trouuer quelqu’vne
deschargée de tout desplaisir. Pourroit on pas la rendre encore3
voluptueuse, comme les commourans d’Antonius et de Cleopatra?
Ie laisse à part les efforts que la philosophie, et la religion produisent,
aspres et exemplaires. Mais entre les hommes de peu, il s’en
est trouué, comme vn Petronius, et vn Tigillinus à Rome, engagez à
se donner la mort, qui l’ont comme endormie par la mollesse de
leurs apprests. Ils l’ont faicte couler et glisser parmy la lascheté
de leurs passetemps accoustumez. Entre des garses et bons compagnons;
nul propos de consolation, nulle mention de testament,
nulle affectation ambitieuse de constance, nul discours de leur
condition future: parmy les ieux, les festins, facecies, entretiens
communs et populaires, et la musique, et des vers amoureux. Ne
sçaurions nous imiter cette resolution en plus honneste contenance?
Puis qu’il y a des morts bonnes aux fols, bonnes aux sages: trouuons-en
qui soient bonnes à ceux d’entre deux. Mon imagination
m’en presente quelque visage facile, et, puis qu’il faut mourir, desirable.
Les tyrans Romains pensoient donner la vie au criminel, à1
qui ils donnoient le choix de sa mort. Mais Theophraste philosophe
si delicat, si modeste, si sage, a-il pas esté forcé par la raison,
d’oser dire ce vers latinisé par Ciceron:

Vitam regit fortuna, non sapientia.

La fortune aide à la facilité du marché de ma vie: l’ayant logée en
tel poinct, qu’elle ne faict meshuy ny besoing aux miens, ny empeschement.
C’est vne condition que i’eusse acceptée en toutes les
saisons de mon aage: mais en cette occasion, de trousser mes bribes,
et de plier bagage, ie prens plus particulierement plaisir à ne
leur apporter ny plaisir ny deplaisir, en mourant. Elle a, d’vne artiste2
compensation, faict, que ceux qui peuuent pretendre quelque
materiel fruict de ma mort, en reçoiuent d’ailleurs, coniointement,
vne materielle perte. La mort s’appesantit souuent en nous, de ce
qu’elle poise aux autres: et nous interesse de leur interest, quasi
autant que du nostre: et plus et tout par fois.   En cette commodité
de logis que ie cherche, ie n’y mesle pas la pompe et l’amplitude:
ie la hay plustost: mais certaine proprieté simple, qui se
rencontre plus souuent aux lieux où il y a moins d’art, et que Nature
honore de quelque grace toute sienne. Non ampliter sed munditer
conuiuium. Plus salis quàm sumptus. Et puis, c’est à faire à3
ceux que les affaires entrainent en plain hyuer, par les Grisons,
d’estre surpris en chemin en cette extremité. Moy qui le plus souuent
voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S’il faict
laid à droicte, ie prens à gauche: si ie me trouue mal propre à
monter à cheual, ie m’arreste. Et faisant ainsi, ie ne vois à la verité
rien, qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. Il
est vray que ie trouue la superfluité tousiours superfluë: et remarque
de l’empeschement en la delicatesse mesme et en l’abondance.
Ay-ie laissé quelque chose à voir derriere moy, i’y retourne:
c’est tousiours mon chemin. Ie ne trace aucune ligne certaine, ny4
droicte ny courbe. Ne trouue-ie point où ie vay, ce qu’on m’auoit
dict? comme il aduient souuent que les iugemens d’autruy ne s’accordent
pas aux miens, et les ay trouuez le plus souuent faux: ie
ne plains pas ma peine: i’ay apris que ce qu’on disoit n’y est point.
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