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Essais de Montaigne (self-édition) - Volume III
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CHAPITRE XI.    (TRADUCTION LIV. III, CH. XI.)
Des boyteux.
IL y a deux ou trois ans, qu’on accoursit l’an de dix iours en
France. Combien de changemens doiuent suyure cette reformation!
Ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce neantmoins,
il n’est rien qui bouge de sa place. Mes voisins trouuent
l’heure de leurs semences, de leur recolte, l’opportunité de leurs•
negoces, les iours nuisibles et propices, au mesme poinct iustement,
où ils les auoyent assignez de tout temps. Ny l’erreur ne se
sentoit en nostre vsage, ny l’amendement ne s’y sent. Tant il y a
d’incertitude par tout: tant nostre apperceuance est grossiere,
obscure et obtuse. On dit, que ce reglement se pouuoit conduire1
d’vne façon moins incommode: soustraiant à l’exemple d’Auguste,
pour quelques années, le iour du bissexte: qui ainsi comme ainsin,
est vn iour d’empeschement et de trouble: iusques à ce qu’on fust
arriué à satisfaire exactement ce debte. Ce que mesme on n’a pas
faict, par cette correction: et demeurons encores en arrerages de•
quelques iours. Et si par mesme moyen, on pouuoit prouuoir à
l’aduenir, ordonnant qu’apres la reuolution de tel ou tel nombre
d’années, ce iour extraordinaire seroit tousiours eclipsé: si que
nostre mesconte ne pourroit d’ores-enauant exceder vingt et quatre
heures. Nous n’auons autre comte du temps, que les ans. Il y a2
tant de siecles que le monde s’en sert: et si c’est vne mesure que
nous n’auons encore acheué d’arrester. Et telle, que nous doubtons
tous les iours, quelle forme les autres nations luy ont diuersement
donné: et quel en estoit l’vsage. Quoy ce que disent aucuns, que
les cieux se compriment vers nous en vieillissant, et nous iettent en•
incertitude des heures mesme et des iours? Et des moys, ce que dit
Plutarque: qu’encore de son temps l’astrologie n’auoit sçeu borner
le mouuement de la lune? Nous voyla bien accommodez, pour tenir
registre des choses passées. Ie resuassois presentement, comme
ie fais souuent, sur ce, combien l’humaine raison est vn instrument3
libre et vague. Ie vois ordinairement, que les hommes, aux faicts
qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison,
qu’à en chercher la verité. Ils passent par dessus les presuppositions,
mais ils examinent curieusement les consequences. Ils
laissent les choses, et courent aux causes. Plaisans causeurs. La
cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte
des choses: non à nous, qui n’en auons que la souffrance. Et qui
en auons l’vsage parfaictement plein et accompli, selon nostre besoing,•
sans en penetrer l’origine et l’essence. Ny le vin n’en est
plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire:
et le corps et l’ame, interrompent et alterent le droit qu’ils
ont de l’vsage du monde, et de soy-mesmes, y meslant l’opinion de
science. Les effectz nous touchent, mais les moyens, nullement. Le1
determiner et le distribuer, appartient à la maistrise, et à la regence:
comme à la subiection et apprentissage, l’accepter. Reprenons
nostre coustume. Ils commencent ordinairement ainsi: Comment
est-ce que cela se fait? mais, se fait-il? faudroit il dire.
Nostre discours est capable d’estoffer cent autres mondes, et d’en•
trouuer les principes et la contexture. Il ne luy faut ny matiere ny
baze. Laissez le courre: il bastit aussi bien sur le vuide que sur le
plain, et de l’inanité que de matiere,
Dare pondus idonea fumo.
Ie trouue quasi par tout, qu’il faudroit dire: Il n’en est rien. Et2
employerois souuent cette responce: mais ie n’ose: car ils crient,
que c’est vne deffaicte produicte de foiblesse d’esprit et d’ignorance.
Et me faut ordinairement basteler par compaignie, à traicter
des subiects, et contes friuoles, que ie mescrois entierement.
Ioinct qu’à la verité, il est vn peu rude et quereleux, de nier tout•
sec, vne proposition de faict. Et peu de gens faillent: notamment
aux choses malaysées à persuader, d’affermer qu’ils l’ont veu: ou
d’alleguer des tesmoins, desquels l’authorité arreste notre contradiction.
Suyuant cet vsage, nous sçauons les fondemens, et les
moyens, de mille choses qui ne furent onques. Et s’escarmouche le3
monde, en mille questions, desquelles, et le pour et le contre, est
faux. Ita finitima sunt falsa veris, vt in præcipitem locum non debeat
se sapiens committere. La verité et le mensonge ont leurs visages
conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles: nous les regardons
de mesme œil. Ie trouue que nous ne sommes pas seulement•
lasches à nous defendre de la piperie: mais que nous cherchons,
et conuions à nous y enferrer. Nous aymons à nous
embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre. I’ay
veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu’ils
s’estouffent en naissant, nous ne laissons pas de preuoir le train4
qu’ils eussent pris, s’ils eussent vescu leur aage. Car il n’est que
de trouuer le bout du fil, on en desuide tant qu’on veut. Et y a plus
loing, de rien, à la plus petite chose du monde, qu’il n’y a de celle
là, iusques à la plus grande. Or les premiers qui sont abbreuuez
de ce commencement d’estrangeté, venans à semer leur histoire,•
sentent par les oppositions qu’on leur fait, où loge la difficulté de
la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque piece
fauce. Outre ce que, insita hominibus libidine alendi de industria
rumores, nous faisons naturellement conscience, de rendre ce qu’on
nous a presté, sans quelque vsure, et accession de nostre creu.1
L’erreur particuliere, fait premierement l’erreur publique: et à son
tour apres, l’erreur publique fait l’erreur particuliere. Ainsi va
tout ce bastiment, s’estoffant et formant, de main en main: de maniere
que le plus eslongné tesmoin, en est mieux instruict que le
plus voisin: et le dernier informé, mieux persuadé que le premier.•
C’est vn progrez naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime
que c’est ouurage de charité, de la persuader à vn autre. Et
pour ce faire, ne craint point d’adiouster de son inuention, autant
qu’il voit estre necessaire en son compte, pour suppleer à la resistance
et au deffaut qu’il pense estre en la conception d’autruy.2
Moy-mesme, qui fais singuliere conscience de mentir: et qui ne me
soucie guere de donner creance et authorité à ce que ie dis, m’apperçoy
toutesfois, aux propos que i’ay en main, qu’estant eschauffé
ou par la resistance d’vn autre, ou par la propre chaleur de ma
narration, ie grossis et enfle mon subiect, par voix, mouuemens,•
vigueur et force de parolles: et encore par extention et amplification:
non sans interest de la verité nayfue. Mais ie le fais en condition
pourtant, qu’au premier qui me rameine, et qui me demande
la verité nuë et cruë: ie quitte soudain mon effort, et la luy donne,
sans exaggeration, sans emphase, et remplissage. La parole viue et3
bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à
l’hyperbole. Il n’est rien à quoy communement les hommes soyent
plus tendus, qu’à donner voye à leurs opinions. Où le moyen ordinaire
nous faut, nous y adioustons, le commandement, la force, le
fer, et le feu. Il y a du mal’heur, d’en estre là, que la meilleure•
touche de la verité, ce soit la multitude des croyans, en vne presse
où les fols surpassent de tant, les sages, en nombre. Quasi verò
quidquam sit tam valdè, quàm nil sapere vulgare. Sanitatis patrocinium
est, insanientium turba. C’est chose difficile de resouldre son
iugement contre les opinions communes. La premiere persuasion4
prinse du subiect mesme, saisit les simples: de là elle s’espand
aux habiles, soubs l’authorité du nombre et ancienneté des tesmoignages.
Pour moy, de ce que ie n’en croirois pas vn, ie n’en croirois
pas cent vns. Et ne iuge pas les opinions, par les ans. Il y a
peu de temps, que l’vn de nos Princes, en qui la goute auoit perdu
vn beau naturel, et vne allegre composition: se laissa si fort persuader,•
au rapport qu’on faisoit des merueilleuses operations d’vn
prestre, qui par la voye des parolles et des gestes, guerissoit toutes
maladies: qu’il fit vn long voyage pour l’aller trouuer: et par la
force de son apprehension, persuada, et endormit ses iambes pour
quelques heures, si qu’il en tira du seruice, qu’elles auoyent desapris1
luy faire, il y auoit long temps. Si la Fortune eust laissé
emmonceler cinq ou six telles aduantures, elles estoient capables
de mettre ce miracle en nature. On trouua depuis, tant de simplesse,
et si peu d’art, en l’architecte de tels ouurages, qu’on le
iugea indigne d’aucun chastiement. Comme si feroit on, de la plus•
part de telles choses, qui les recognoistroit en leur giste. Miramur
ex interuallo fallentia. Nostre veuë represente ainsi souuent de
loing, des images estranges, qui s’esuanouyssent en s’approchant.
Nunquam ad liquidum fama perducitur. C’est merueille, de combien
vains commencemens, et friuoles causes, naissent ordinairement2
si fameuses impressions. Cela mesmes en empesche l’information.
Car pendant qu’on cherche des causes, et des fins fortes, et
poisantes, et dignes d’vn si grand nom, on pert les vrayes. Elles
eschapent de nostre veuë par leur petitesse. Et à la verité, il est
requis vn bien prudent, attentif, et subtil inquisiteur, en telles recherches:•
indifferent, et non preoccupé. Iusques à cette heure,
tous ces miracles, et euenemens estranges, se cachent deuant moy.
Ie n’ay veu monstre et miracle au monde, plus expres, que moy-mesme.
On s’appriuoise à toute estrangeté par l’vsage et le temps:
mais plus ie me hante et me cognois, plus ma difformité m’estonne:3
moins ie m’entens en moy. Le principal droict d’auancer
et produire tels accidens, est reserué à la Fortune. Passant auant
hier dans vn village, à deux lieuës de ma maison, ie trouuay la
place encore toute chaude, d’vn miracle qui venoit d’y faillir: par
lequel le voisinage auoit esté amusé plusieurs mois, et commençoient•
les prouinces voisines, de s’en esmouuoir, et y accourir à
grosses troupes, de toutes qualitez. Vn ieune homme du lieu, s’estoit
ioüé à contrefaire vne nuict en sa maison, la voix d’vn esprit,
sans penser à autre finesse, qu’à ioüir d’vn badinage present: cela
luy ayant vn peu mieux succedé qu’il n’esperoit, pour estendre sa
farce à plus de ressorts, il y associa vne fille de village, du tout•
stupide, et niaise: et furent trois en fin, de mesme aage et pareille
suffisance: et de presches domestiques en firent des presches publics,
se cachans soubs l’autel de l’Église, ne parlans que de nuict,
et deffendans d’y apporter aucune lumiere. De paroles, qui tendoient
à la conuersion du monde, et menace du iour du iugement1
(car ce sont subiects soubs l’authorité et reuerence desquels, l’imposture
se tapit plus aisément) ils vindrent à quelques visions et
mouuements, si niais, et si ridicules: qu’à peine y a-il rien si
grossier au ieu des petits enfans. Si toutesfois la Fortune y eust
voulu prester vn peu de faueur, qui sçait, iusques où se fust accreu•
ce battelage? Ces pauures diables sont à cette heure en prison; et
porteront volontiers la peine de la sottise commune: et ne sçay si
quelque iuge se vengera sur eux, de la sienne. On voit clair en cette-cy,
qui est descouuerte: mais en plusieurs choses de pareille qualité,
surpassant nostre cognoissance: ie suis d’aduis, que nous2
soustenions nostre iugement, aussi bien à reieter, qu’à receuoir.
France. Combien de changemens doiuent suyure cette reformation!
Ce fut proprement remuer le ciel et la terre à la fois. Ce neantmoins,
il n’est rien qui bouge de sa place. Mes voisins trouuent
l’heure de leurs semences, de leur recolte, l’opportunité de leurs•
negoces, les iours nuisibles et propices, au mesme poinct iustement,
où ils les auoyent assignez de tout temps. Ny l’erreur ne se
sentoit en nostre vsage, ny l’amendement ne s’y sent. Tant il y a
d’incertitude par tout: tant nostre apperceuance est grossiere,
obscure et obtuse. On dit, que ce reglement se pouuoit conduire1
d’vne façon moins incommode: soustraiant à l’exemple d’Auguste,
pour quelques années, le iour du bissexte: qui ainsi comme ainsin,
est vn iour d’empeschement et de trouble: iusques à ce qu’on fust
arriué à satisfaire exactement ce debte. Ce que mesme on n’a pas
faict, par cette correction: et demeurons encores en arrerages de•
quelques iours. Et si par mesme moyen, on pouuoit prouuoir à
l’aduenir, ordonnant qu’apres la reuolution de tel ou tel nombre
d’années, ce iour extraordinaire seroit tousiours eclipsé: si que
nostre mesconte ne pourroit d’ores-enauant exceder vingt et quatre
heures. Nous n’auons autre comte du temps, que les ans. Il y a2
tant de siecles que le monde s’en sert: et si c’est vne mesure que
nous n’auons encore acheué d’arrester. Et telle, que nous doubtons
tous les iours, quelle forme les autres nations luy ont diuersement
donné: et quel en estoit l’vsage. Quoy ce que disent aucuns, que
les cieux se compriment vers nous en vieillissant, et nous iettent en•
incertitude des heures mesme et des iours? Et des moys, ce que dit
Plutarque: qu’encore de son temps l’astrologie n’auoit sçeu borner
le mouuement de la lune? Nous voyla bien accommodez, pour tenir
registre des choses passées. Ie resuassois presentement, comme
ie fais souuent, sur ce, combien l’humaine raison est vn instrument3
libre et vague. Ie vois ordinairement, que les hommes, aux faicts
qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en chercher la raison,
qu’à en chercher la verité. Ils passent par dessus les presuppositions,
mais ils examinent curieusement les consequences. Ils
laissent les choses, et courent aux causes. Plaisans causeurs. La
cognoissance des causes touche seulement celuy, qui a la conduitte
des choses: non à nous, qui n’en auons que la souffrance. Et qui
en auons l’vsage parfaictement plein et accompli, selon nostre besoing,•
sans en penetrer l’origine et l’essence. Ny le vin n’en est
plus plaisant à celuy qui en sçait les facultez premieres. Au contraire:
et le corps et l’ame, interrompent et alterent le droit qu’ils
ont de l’vsage du monde, et de soy-mesmes, y meslant l’opinion de
science. Les effectz nous touchent, mais les moyens, nullement. Le1
determiner et le distribuer, appartient à la maistrise, et à la regence:
comme à la subiection et apprentissage, l’accepter. Reprenons
nostre coustume. Ils commencent ordinairement ainsi: Comment
est-ce que cela se fait? mais, se fait-il? faudroit il dire.
Nostre discours est capable d’estoffer cent autres mondes, et d’en•
trouuer les principes et la contexture. Il ne luy faut ny matiere ny
baze. Laissez le courre: il bastit aussi bien sur le vuide que sur le
plain, et de l’inanité que de matiere,
Dare pondus idonea fumo.
Ie trouue quasi par tout, qu’il faudroit dire: Il n’en est rien. Et2
employerois souuent cette responce: mais ie n’ose: car ils crient,
que c’est vne deffaicte produicte de foiblesse d’esprit et d’ignorance.
Et me faut ordinairement basteler par compaignie, à traicter
des subiects, et contes friuoles, que ie mescrois entierement.
Ioinct qu’à la verité, il est vn peu rude et quereleux, de nier tout•
sec, vne proposition de faict. Et peu de gens faillent: notamment
aux choses malaysées à persuader, d’affermer qu’ils l’ont veu: ou
d’alleguer des tesmoins, desquels l’authorité arreste notre contradiction.
Suyuant cet vsage, nous sçauons les fondemens, et les
moyens, de mille choses qui ne furent onques. Et s’escarmouche le3
monde, en mille questions, desquelles, et le pour et le contre, est
faux. Ita finitima sunt falsa veris, vt in præcipitem locum non debeat
se sapiens committere. La verité et le mensonge ont leurs visages
conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles: nous les regardons
de mesme œil. Ie trouue que nous ne sommes pas seulement•
lasches à nous defendre de la piperie: mais que nous cherchons,
et conuions à nous y enferrer. Nous aymons à nous
embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre. I’ay
veu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu’ils
s’estouffent en naissant, nous ne laissons pas de preuoir le train4
qu’ils eussent pris, s’ils eussent vescu leur aage. Car il n’est que
de trouuer le bout du fil, on en desuide tant qu’on veut. Et y a plus
loing, de rien, à la plus petite chose du monde, qu’il n’y a de celle
là, iusques à la plus grande. Or les premiers qui sont abbreuuez
de ce commencement d’estrangeté, venans à semer leur histoire,•
sentent par les oppositions qu’on leur fait, où loge la difficulté de
la persuasion, et vont calfeutrant cet endroict de quelque piece
fauce. Outre ce que, insita hominibus libidine alendi de industria
rumores, nous faisons naturellement conscience, de rendre ce qu’on
nous a presté, sans quelque vsure, et accession de nostre creu.1
L’erreur particuliere, fait premierement l’erreur publique: et à son
tour apres, l’erreur publique fait l’erreur particuliere. Ainsi va
tout ce bastiment, s’estoffant et formant, de main en main: de maniere
que le plus eslongné tesmoin, en est mieux instruict que le
plus voisin: et le dernier informé, mieux persuadé que le premier.•
C’est vn progrez naturel. Car quiconque croit quelque chose, estime
que c’est ouurage de charité, de la persuader à vn autre. Et
pour ce faire, ne craint point d’adiouster de son inuention, autant
qu’il voit estre necessaire en son compte, pour suppleer à la resistance
et au deffaut qu’il pense estre en la conception d’autruy.2
Moy-mesme, qui fais singuliere conscience de mentir: et qui ne me
soucie guere de donner creance et authorité à ce que ie dis, m’apperçoy
toutesfois, aux propos que i’ay en main, qu’estant eschauffé
ou par la resistance d’vn autre, ou par la propre chaleur de ma
narration, ie grossis et enfle mon subiect, par voix, mouuemens,•
vigueur et force de parolles: et encore par extention et amplification:
non sans interest de la verité nayfue. Mais ie le fais en condition
pourtant, qu’au premier qui me rameine, et qui me demande
la verité nuë et cruë: ie quitte soudain mon effort, et la luy donne,
sans exaggeration, sans emphase, et remplissage. La parole viue et3
bruyante, comme est la mienne ordinaire, s’emporte volontiers à
l’hyperbole. Il n’est rien à quoy communement les hommes soyent
plus tendus, qu’à donner voye à leurs opinions. Où le moyen ordinaire
nous faut, nous y adioustons, le commandement, la force, le
fer, et le feu. Il y a du mal’heur, d’en estre là, que la meilleure•
touche de la verité, ce soit la multitude des croyans, en vne presse
où les fols surpassent de tant, les sages, en nombre. Quasi verò
quidquam sit tam valdè, quàm nil sapere vulgare. Sanitatis patrocinium
est, insanientium turba. C’est chose difficile de resouldre son
iugement contre les opinions communes. La premiere persuasion4
prinse du subiect mesme, saisit les simples: de là elle s’espand
aux habiles, soubs l’authorité du nombre et ancienneté des tesmoignages.
Pour moy, de ce que ie n’en croirois pas vn, ie n’en croirois
pas cent vns. Et ne iuge pas les opinions, par les ans. Il y a
peu de temps, que l’vn de nos Princes, en qui la goute auoit perdu
vn beau naturel, et vne allegre composition: se laissa si fort persuader,•
au rapport qu’on faisoit des merueilleuses operations d’vn
prestre, qui par la voye des parolles et des gestes, guerissoit toutes
maladies: qu’il fit vn long voyage pour l’aller trouuer: et par la
force de son apprehension, persuada, et endormit ses iambes pour
quelques heures, si qu’il en tira du seruice, qu’elles auoyent desapris1
luy faire, il y auoit long temps. Si la Fortune eust laissé
emmonceler cinq ou six telles aduantures, elles estoient capables
de mettre ce miracle en nature. On trouua depuis, tant de simplesse,
et si peu d’art, en l’architecte de tels ouurages, qu’on le
iugea indigne d’aucun chastiement. Comme si feroit on, de la plus•
part de telles choses, qui les recognoistroit en leur giste. Miramur
ex interuallo fallentia. Nostre veuë represente ainsi souuent de
loing, des images estranges, qui s’esuanouyssent en s’approchant.
Nunquam ad liquidum fama perducitur. C’est merueille, de combien
vains commencemens, et friuoles causes, naissent ordinairement2
si fameuses impressions. Cela mesmes en empesche l’information.
Car pendant qu’on cherche des causes, et des fins fortes, et
poisantes, et dignes d’vn si grand nom, on pert les vrayes. Elles
eschapent de nostre veuë par leur petitesse. Et à la verité, il est
requis vn bien prudent, attentif, et subtil inquisiteur, en telles recherches:•
indifferent, et non preoccupé. Iusques à cette heure,
tous ces miracles, et euenemens estranges, se cachent deuant moy.
Ie n’ay veu monstre et miracle au monde, plus expres, que moy-mesme.
On s’appriuoise à toute estrangeté par l’vsage et le temps:
mais plus ie me hante et me cognois, plus ma difformité m’estonne:3
moins ie m’entens en moy. Le principal droict d’auancer
et produire tels accidens, est reserué à la Fortune. Passant auant
hier dans vn village, à deux lieuës de ma maison, ie trouuay la
place encore toute chaude, d’vn miracle qui venoit d’y faillir: par
lequel le voisinage auoit esté amusé plusieurs mois, et commençoient•
les prouinces voisines, de s’en esmouuoir, et y accourir à
grosses troupes, de toutes qualitez. Vn ieune homme du lieu, s’estoit
ioüé à contrefaire vne nuict en sa maison, la voix d’vn esprit,
sans penser à autre finesse, qu’à ioüir d’vn badinage present: cela
luy ayant vn peu mieux succedé qu’il n’esperoit, pour estendre sa
farce à plus de ressorts, il y associa vne fille de village, du tout•
stupide, et niaise: et furent trois en fin, de mesme aage et pareille
suffisance: et de presches domestiques en firent des presches publics,
se cachans soubs l’autel de l’Église, ne parlans que de nuict,
et deffendans d’y apporter aucune lumiere. De paroles, qui tendoient
à la conuersion du monde, et menace du iour du iugement1
(car ce sont subiects soubs l’authorité et reuerence desquels, l’imposture
se tapit plus aisément) ils vindrent à quelques visions et
mouuements, si niais, et si ridicules: qu’à peine y a-il rien si
grossier au ieu des petits enfans. Si toutesfois la Fortune y eust
voulu prester vn peu de faueur, qui sçait, iusques où se fust accreu•
ce battelage? Ces pauures diables sont à cette heure en prison; et
porteront volontiers la peine de la sottise commune: et ne sçay si
quelque iuge se vengera sur eux, de la sienne. On voit clair en cette-cy,
qui est descouuerte: mais en plusieurs choses de pareille qualité,
surpassant nostre cognoissance: ie suis d’aduis, que nous2
soustenions nostre iugement, aussi bien à reieter, qu’à receuoir.
Il s’engendre beaucoup d’abus au monde: ou pour dire plus
hardiment, tous les abus du monde s’engendrent, de ce, qu’on nous
apprend à craindre de faire profession de nostre ignorance; et
sommes tenus d’accepter, tout ce que nous ne pouuons refuter.•
Nous parlons de toutes choses par preceptes et resolution. Le stile
à Rome portoit, que cela mesme, qu’vn tesmoin deposoit, pour
l’auoir veu de ses yeux, et ce qu’vn iuge ordonnoit de sa plus certaine
science, estoit conceu en cette forme de parler: Il me semble.
On me faict haïr les choses vray-semblables, quand on me les3
plante pour infaillibles. I’aime ces mots, qui amollissent et moderent
la temerité de nos propositions: à l’auanture, aucunement,
quelque, on dit, ie pense, et semblables. Et si i’eusse eu à dresser
des enfans, ie leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de respondre:
enquestente, non resolutiue: Qu’est-ce à dire? ie ne l’entens•
pas; il pourroit estre: est-il vray? qu’ils eussent plustost
gardé la forme d’apprentis à soixante ans, que de representer les
docteurs à dix ans: comme ils font. Qui veut guerir de l’ignorance,
il faut la confesser. Iris est fille de Thaumantis. L’admiration
est fondement de toute philosophie: l’inquisition, le progrez:4
l’ignorance, le bout. Voire dea, il y a quelque ignorance forte et
genereuse, qui ne doit rien en honneur et en courage à la science,
ignorance pour laquelle conceuoir, il n’y a pas moins de science,
qu’à conceuoir la science. Ie vy en mon enfance, vn procez que
Corras conseiller de Thoulouze fit imprimer, d’vn accident estrange;
de deux hommes, qui se presentoient l’vn pour l’autre: il
me souuient, et ne me souuient aussi d’autre chose, qu’il me sembla
auoir rendu l’imposture de celuy qu’il iugea coulpable, si merueilleuse
et excedant de si loing nostre cognoissance, et la sienne, qui•
estoit iuge, que ie trouuay beaucoup de hardiesse en l’arrest qui
l’auoit condamné à estre pendu. Receuons quelque forme d’arrest
qui die: La Cour n’y entend rien; plus librement et ingenuëment,
que ne firent les Areopagites: lesquels se trouuans pressez d’vne
cause, qu’ils ne pouuoient desuelopper, ordonnerent que les parties1
en viendroient à cent ans. Les sorcieres de mon voisinage, courent
hazard de leur vie, sur l’aduis de chasque nouuel autheur, qui
vient donner corps à leurs songes. Pour accommoder les exemples
que la diuine parolle nous offre de telles choses; tres-certains et
irrefragables exemples; et les attacher à nos euenemens modernes:•
puisque nous n’en voyons, ny les causes, ny les moyens: il y
faut autre engin que le nostre. Il appartient à l’auanture, à ce seul
tres-puissant tesmoignage, de nous dire: Cettuy-cy en est, et celle-là:
et non cet autre. Dieu en doit estre creu: c’est vrayement bien
raison. Mais non pourtant vn d’entre nous, qui s’estonne de sa propre2
narration (et necessairement il s’en estonne, s’il n’est hors du
sens) soit qu’il l’employe au faict d’autruy: soit qu’il l’employe
contre soy-mesme. Ie suis lourd, et me tiens vn peu au massif, et
au vray-semblable: euitant les reproches anciens. Maiorem fidem
homines adhibent ijs quæ non intelligunt. Cupidine humani ingenij•
libentius obscura creduntur. Ie vois bien qu’on se courrouce: et me
deffend-on d’en doubter, sur peine d’iniures execrables. Nouuelle
façon de persuader. Pour Dieu mercy. Ma creance ne se manie pas
à coups de poing. Qu’ils gourmandent ceux qui accusent de fauceté
leur opinion: ie ne l’accuse que de difficulté et de hardiesse. Et3
condamne l’affirmation opposite, egallement auec eux: sinon si imperieusement.
Qui establit son discours par brauerie et commandement,
montre que la raison y est foible. Pour vne altercation verbale
et scholastique, qu’ils ayent autant d’apparence que leurs
contradicteurs. Videantur sanè, non affirmentur modo. Mais en la
consequence effectuelle qu’ils en tirent, ceux-cy ont bien de l’auantage. A
tuer les gens: il faut vne clairté lumineuse et nette. Et
est nostre vie trop réelle et essentielle, pour garantir ces accidens,•
supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, ie les
mets hors de mon conte: ce sont homicides, et de la pire espece.
Toutesfois en cela mesme, on dit qu’il ne faut pas tousiours s’arrester
à la propre confession de ces gens icy. Car on leur a veu par
fois s’accuser d’auoir tué des personnes, qu’on trouuoit saines et viuantes.1
En ces autres accusations extrauagantes, ie dirois volontiers;
que c’est bien assez; qu’vn homme, quelque recommendation
qu’il aye, soit creu de ce qui est humain. De ce qui est hors de sa
conception, et d’vn effect supernaturel: il en doit estre creu, lors
seulement, qu’vne approbation supernaturelle l’a authorisé. Ce•
priuilege qu’il a pleu à Dieu, donner à aucuns de nos tesmoignages,
ne doit pas estre auily, et communiqué legerement. I’ay les
oreilles battuës de mille tels contes. Trois le virent vn tel iour, en
leuant: trois le virent lendemain, en occident: à telle heure, tel
lieu, ainsi vestu: certes ie ne m’en croirois pas moy-mesme. Combien2
trouué-ie plus naturel, et plus vray-semblable, que deux hommes
mentent: que ie ne fay qu’vn homme en douze heures, passe,
quant et les vents, d’orient en occident? Combien plus naturel que
nostre entendement soit emporté de sa place, par la volubilité de
notre esprit detraqué; que cela, qu’vn de nous soit enuolé sur vn•
balay, au long du tuiau de sa cheminée, en chair et en os, par vn
esprit estranger? Ne cherchons pas des illusions du dehors, et incogneuës:
nous qui sommes perpetuellement agitez d’illusions
domestiques et nostres. Il me semble qu’on est pardonnable, de
mescroire vne merueille, autant au moins qu’on peut en destourner3
et elider la verification, par voye non merueilleuse. Et suis l’aduis
de S. Augustin: qu’il vaut mieux pancher vers le doute, que vers
l’asseurance, és choses de difficile preuue, et dangereuse creance.
hardiment, tous les abus du monde s’engendrent, de ce, qu’on nous
apprend à craindre de faire profession de nostre ignorance; et
sommes tenus d’accepter, tout ce que nous ne pouuons refuter.•
Nous parlons de toutes choses par preceptes et resolution. Le stile
à Rome portoit, que cela mesme, qu’vn tesmoin deposoit, pour
l’auoir veu de ses yeux, et ce qu’vn iuge ordonnoit de sa plus certaine
science, estoit conceu en cette forme de parler: Il me semble.
On me faict haïr les choses vray-semblables, quand on me les3
plante pour infaillibles. I’aime ces mots, qui amollissent et moderent
la temerité de nos propositions: à l’auanture, aucunement,
quelque, on dit, ie pense, et semblables. Et si i’eusse eu à dresser
des enfans, ie leur eusse tant mis en la bouche, cette façon de respondre:
enquestente, non resolutiue: Qu’est-ce à dire? ie ne l’entens•
pas; il pourroit estre: est-il vray? qu’ils eussent plustost
gardé la forme d’apprentis à soixante ans, que de representer les
docteurs à dix ans: comme ils font. Qui veut guerir de l’ignorance,
il faut la confesser. Iris est fille de Thaumantis. L’admiration
est fondement de toute philosophie: l’inquisition, le progrez:4
l’ignorance, le bout. Voire dea, il y a quelque ignorance forte et
genereuse, qui ne doit rien en honneur et en courage à la science,
ignorance pour laquelle conceuoir, il n’y a pas moins de science,
qu’à conceuoir la science. Ie vy en mon enfance, vn procez que
Corras conseiller de Thoulouze fit imprimer, d’vn accident estrange;
de deux hommes, qui se presentoient l’vn pour l’autre: il
me souuient, et ne me souuient aussi d’autre chose, qu’il me sembla
auoir rendu l’imposture de celuy qu’il iugea coulpable, si merueilleuse
et excedant de si loing nostre cognoissance, et la sienne, qui•
estoit iuge, que ie trouuay beaucoup de hardiesse en l’arrest qui
l’auoit condamné à estre pendu. Receuons quelque forme d’arrest
qui die: La Cour n’y entend rien; plus librement et ingenuëment,
que ne firent les Areopagites: lesquels se trouuans pressez d’vne
cause, qu’ils ne pouuoient desuelopper, ordonnerent que les parties1
en viendroient à cent ans. Les sorcieres de mon voisinage, courent
hazard de leur vie, sur l’aduis de chasque nouuel autheur, qui
vient donner corps à leurs songes. Pour accommoder les exemples
que la diuine parolle nous offre de telles choses; tres-certains et
irrefragables exemples; et les attacher à nos euenemens modernes:•
puisque nous n’en voyons, ny les causes, ny les moyens: il y
faut autre engin que le nostre. Il appartient à l’auanture, à ce seul
tres-puissant tesmoignage, de nous dire: Cettuy-cy en est, et celle-là:
et non cet autre. Dieu en doit estre creu: c’est vrayement bien
raison. Mais non pourtant vn d’entre nous, qui s’estonne de sa propre2
narration (et necessairement il s’en estonne, s’il n’est hors du
sens) soit qu’il l’employe au faict d’autruy: soit qu’il l’employe
contre soy-mesme. Ie suis lourd, et me tiens vn peu au massif, et
au vray-semblable: euitant les reproches anciens. Maiorem fidem
homines adhibent ijs quæ non intelligunt. Cupidine humani ingenij•
libentius obscura creduntur. Ie vois bien qu’on se courrouce: et me
deffend-on d’en doubter, sur peine d’iniures execrables. Nouuelle
façon de persuader. Pour Dieu mercy. Ma creance ne se manie pas
à coups de poing. Qu’ils gourmandent ceux qui accusent de fauceté
leur opinion: ie ne l’accuse que de difficulté et de hardiesse. Et3
condamne l’affirmation opposite, egallement auec eux: sinon si imperieusement.
Qui establit son discours par brauerie et commandement,
montre que la raison y est foible. Pour vne altercation verbale
et scholastique, qu’ils ayent autant d’apparence que leurs
contradicteurs. Videantur sanè, non affirmentur modo. Mais en la
consequence effectuelle qu’ils en tirent, ceux-cy ont bien de l’auantage. A
tuer les gens: il faut vne clairté lumineuse et nette. Et
est nostre vie trop réelle et essentielle, pour garantir ces accidens,•
supernaturels et fantastiques. Quant aux drogues et poisons, ie les
mets hors de mon conte: ce sont homicides, et de la pire espece.
Toutesfois en cela mesme, on dit qu’il ne faut pas tousiours s’arrester
à la propre confession de ces gens icy. Car on leur a veu par
fois s’accuser d’auoir tué des personnes, qu’on trouuoit saines et viuantes.1
En ces autres accusations extrauagantes, ie dirois volontiers;
que c’est bien assez; qu’vn homme, quelque recommendation
qu’il aye, soit creu de ce qui est humain. De ce qui est hors de sa
conception, et d’vn effect supernaturel: il en doit estre creu, lors
seulement, qu’vne approbation supernaturelle l’a authorisé. Ce•
priuilege qu’il a pleu à Dieu, donner à aucuns de nos tesmoignages,
ne doit pas estre auily, et communiqué legerement. I’ay les
oreilles battuës de mille tels contes. Trois le virent vn tel iour, en
leuant: trois le virent lendemain, en occident: à telle heure, tel
lieu, ainsi vestu: certes ie ne m’en croirois pas moy-mesme. Combien2
trouué-ie plus naturel, et plus vray-semblable, que deux hommes
mentent: que ie ne fay qu’vn homme en douze heures, passe,
quant et les vents, d’orient en occident? Combien plus naturel que
nostre entendement soit emporté de sa place, par la volubilité de
notre esprit detraqué; que cela, qu’vn de nous soit enuolé sur vn•
balay, au long du tuiau de sa cheminée, en chair et en os, par vn
esprit estranger? Ne cherchons pas des illusions du dehors, et incogneuës:
nous qui sommes perpetuellement agitez d’illusions
domestiques et nostres. Il me semble qu’on est pardonnable, de
mescroire vne merueille, autant au moins qu’on peut en destourner3
et elider la verification, par voye non merueilleuse. Et suis l’aduis
de S. Augustin: qu’il vaut mieux pancher vers le doute, que vers
l’asseurance, és choses de difficile preuue, et dangereuse creance.
Il y a quelques années, que ie passay par les terres d’vn Prince
souuerain: lequel en ma faueur, et pour rabattre mon incredulité,•
me fit cette grace, de me faire voir en sa presence, en lieu
particulier, dix ou douze prisonniers de ce genre; et vne vieille
entre autres, vrayment bien sorciere en laideur et deformité, tres-fameuse
de longue main en cette profession. Ie vis et preuues, et
libres confessions, et ie ne sçay quelle marque insensible sur cette
miserable vieille: et m’enquis, et parlay tout mon saoul, y apportant
la plus saine attention que ie peusse: et ne suis pas homme•
qui me laisse guere garroter le iugement par preoccupation. En
fin et en conscience, ie leur eusse plustost ordonné de l’ellebore que
de la ciguë. Captisque res magis mentibus, quàm consceleratis similis
visa. La iustice a ses propres corrections pour telles maladies.
Quant aux oppositions et arguments, que des honnestes hommes1
m’ont faict, et là, et souuent ailleurs: ie n’en ay point senty, qui
m’attachent: et qui ne souffrent solution tousiours plus vray-semblable,
que leurs conclusions. Bien est vray que les preuues et raisons
qui se fondent sur l’experience et sur le faict: celles-là, ie ne
les desnouë point; aussi n’ont elles point de bout: ie les tranche•
souuent, comme Alexandre son nœud. Apres tout c’est mettre ses
coniectures à bien haut prix, que d’en faire cuire vn homme tout
vif. On recite par diuers exemples (et Prestantius de son pere)
qu’assoupy et endormy bien plus lourdement, que d’vn parfaict
sommeil: il fantasia estre iument, et seruir de sommier à des soldats:2
et, ce qu’il fantasioit, il l’estoit. Si les sorciers songent ainsi
materiellement: si les songes par fois se peuuent ainsin incorporer
en effects: encore ne croy-ie pas, que nostre volonté en fust tenuë
à la iustice. Ce que ie dis, comme celuy qui n’est pas iuge ny conseiller
des Roys; ny s’en estime de bien loing digne: ains homme•
du commun: nay et voüé à l’obeïssance de la raison publique, et
en ses faicts, et en ses dicts. Qui mettroit mes resueries en conte,
au preiudice de la plus chetiue loy de son village, ou opinion, ou
coustume, il se feroit grand tort, et encores autant à moy. Car en
ce que ie dy, ie ne pleuuis autre certitude, sinon que c’est ce, que3
lors i’en auoy en la pensée. Pensée tumultuaire et vacillante. C’est
par maniere de deuis, que ie parle de tout, et de rien par maniere
d’aduis. Nec me pudet, vt istos, fateri nescire quod nesciam. Ie ne
serois pas si hardy à parler, s’il m’appartenoit d’en estre creu. Et
fut, ce que ie respondis à vn grand, qui se plaignoit de l’aspreté et•
contention de mes enhortemens. Vous sentant bandé et preparé
d’vne part, ie vous propose l’autre, de tout le soing que ie puis:
pour esclarcir vostre iugement, non pour l’obliger. Dieu tient vos
courages, et vous fournira de choix. Ie ne suis pas si presomptueux,
de desirer seulement, que mes opinions donnassent pente, à4
chose de telle importance. Ma fortune, ne les a pas dressées à si
puissantes et si esleuées conclusions. Certes, i’ay non seulement
des complexions en grand nombre: mais aussi des opinions assez,
desquelles ie dégouterois volontiers mon fils, si i’en auois. Quoy? si
les plus vrayes ne sont pas tousiours les plus commodes à l’homme;
tant il est de sauuage composition. A propos, ou hors de propos,•
il n’importe. On dit en Italie en commun prouerbe, que celuy-là ne
cognoist pas Venus en sa parfaicte douceur, qui n’a couché auec la
boiteuse. La fortune, ou quelque particulier accident, ont mis il y
a long temps ce mot en la bouche du peuple; et se dict des masles
comme des femelles. Car la Royne des Amazones, respondit au1
Scythe qui la conuioit à l’amour, αριστα χωλος οιφει, le boiteux le
faict le mieux. En cette republique feminine, pour fuir la domination
des masles, elles les stropioient dés l’enfance, bras, iambes,
et autres membres qui leur donnoient auantage sur elles, et se
seruoient d’eux, à ce seulement, à quoy nous nous seruons d’elles•
par deçà. I’eusse dit, que le mouuement detraqué de la boiteuse,
apportast quelque nouueau plaisir à la besoigne, et quelque poincte
de douceur, à ceux qui l’essayent: mais ie viens d’apprendre, que
mesme la philosophie ancienne en a decidé. Elle dict, que les
iambes et cuisses des boiteuses, ne receuans à cause de leur imperfection,2
l’aliment qui leur est deu, il en aduient que les parties
genitales, qui sont au dessus, sont plus plaines, plus nourries, et
vigoureuses. Ou bien que ce defaut empeschant l’exercice, ceux qui
en sont entachez, dissipent moins leurs forces, et en viennent plus
entiers aux ieux de Venus. Qui est aussi la raison, pourquoy les•
Grecs descrioient les tisserandes, d’estre plus chaudes, que les autres
femmes: à cause du mestier sedentaire qu’elles font, sans grand
exercice du corps. Dequoy ne pouuons nous raisonner à ce prix-là?
De celles icy, ie pourrois aussi dire; que ce tremoussement que
leur ouurage leur donne ainsin assises, les esueille et sollicite:3
comme faict les dames, le croulement et tremblement de leurs
coches. Ces exemples, seruent-ils pas à ce que ie disois au commencement:
Que nos raisons anticipent souuent l’effect, et ont
l’estenduë de leur iurisdiction si infinie, qu’elles iugent et s’exercent
en l’inanité mesme, et au non estre? Outre la flexibilité de•
nostre inuention, à forger des raisons à toutes sortes de songes;
nostre imagination se trouue pareillement facile, à receuoir des impressions
de la fauceté, par bien friuoles apparences. Car par la
seule authorité de l’vsage ancien, et publique de ce mot: ie me
suis autresfois faict accroire, auoir receu plus de plaisir d’vne
femme, de ce qu’elle n’estoit pas droicte, et mis cela au compte de
ses graces. Torquato Tasso, en la comparaison qu’il faict de la
France à l’Italie; dit auoir remarqué cela, que nous auons les iambes
plus gresles, que les Gentils-hommes Italiens; et en attribue la•
cause, à ce que nous sommes continuellement à cheual. Qui est
celle-mêmes de laquelle Suetone tire vne toute contraire conclusion.
Car il dit au rebours, que Germanicus auoit grossi les siennes,
par continuation de ce mesme exercice. Il n’est rien si soupple
et erratique, que nostre entendement. C’est le soulier de Theramenez,1
bon à tous pieds. Et il est double et diuers, et les matieres
doubles, et diuerses. Donne moy vne dragme d’argent, disoit vn
philosophe Cynique à Antigonus. Ce n’est pas present de Roy, respondit-il.
Donne moy donc vn talent. Ce n’est pas present pour
Cynique.•
Seu plures calor ille vias, et cæca relaxat
Spiramenta, nouas veniat qua succus in herbas:
Seu durat magis, et venas astringit hiantes,
Ne tenues pluuiæ, rapidiue potentia solis
Acrior, aut Boreæ penetrabile frigus adurat.2
souuerain: lequel en ma faueur, et pour rabattre mon incredulité,•
me fit cette grace, de me faire voir en sa presence, en lieu
particulier, dix ou douze prisonniers de ce genre; et vne vieille
entre autres, vrayment bien sorciere en laideur et deformité, tres-fameuse
de longue main en cette profession. Ie vis et preuues, et
libres confessions, et ie ne sçay quelle marque insensible sur cette
miserable vieille: et m’enquis, et parlay tout mon saoul, y apportant
la plus saine attention que ie peusse: et ne suis pas homme•
qui me laisse guere garroter le iugement par preoccupation. En
fin et en conscience, ie leur eusse plustost ordonné de l’ellebore que
de la ciguë. Captisque res magis mentibus, quàm consceleratis similis
visa. La iustice a ses propres corrections pour telles maladies.
Quant aux oppositions et arguments, que des honnestes hommes1
m’ont faict, et là, et souuent ailleurs: ie n’en ay point senty, qui
m’attachent: et qui ne souffrent solution tousiours plus vray-semblable,
que leurs conclusions. Bien est vray que les preuues et raisons
qui se fondent sur l’experience et sur le faict: celles-là, ie ne
les desnouë point; aussi n’ont elles point de bout: ie les tranche•
souuent, comme Alexandre son nœud. Apres tout c’est mettre ses
coniectures à bien haut prix, que d’en faire cuire vn homme tout
vif. On recite par diuers exemples (et Prestantius de son pere)
qu’assoupy et endormy bien plus lourdement, que d’vn parfaict
sommeil: il fantasia estre iument, et seruir de sommier à des soldats:2
et, ce qu’il fantasioit, il l’estoit. Si les sorciers songent ainsi
materiellement: si les songes par fois se peuuent ainsin incorporer
en effects: encore ne croy-ie pas, que nostre volonté en fust tenuë
à la iustice. Ce que ie dis, comme celuy qui n’est pas iuge ny conseiller
des Roys; ny s’en estime de bien loing digne: ains homme•
du commun: nay et voüé à l’obeïssance de la raison publique, et
en ses faicts, et en ses dicts. Qui mettroit mes resueries en conte,
au preiudice de la plus chetiue loy de son village, ou opinion, ou
coustume, il se feroit grand tort, et encores autant à moy. Car en
ce que ie dy, ie ne pleuuis autre certitude, sinon que c’est ce, que3
lors i’en auoy en la pensée. Pensée tumultuaire et vacillante. C’est
par maniere de deuis, que ie parle de tout, et de rien par maniere
d’aduis. Nec me pudet, vt istos, fateri nescire quod nesciam. Ie ne
serois pas si hardy à parler, s’il m’appartenoit d’en estre creu. Et
fut, ce que ie respondis à vn grand, qui se plaignoit de l’aspreté et•
contention de mes enhortemens. Vous sentant bandé et preparé
d’vne part, ie vous propose l’autre, de tout le soing que ie puis:
pour esclarcir vostre iugement, non pour l’obliger. Dieu tient vos
courages, et vous fournira de choix. Ie ne suis pas si presomptueux,
de desirer seulement, que mes opinions donnassent pente, à4
chose de telle importance. Ma fortune, ne les a pas dressées à si
puissantes et si esleuées conclusions. Certes, i’ay non seulement
des complexions en grand nombre: mais aussi des opinions assez,
desquelles ie dégouterois volontiers mon fils, si i’en auois. Quoy? si
les plus vrayes ne sont pas tousiours les plus commodes à l’homme;
tant il est de sauuage composition. A propos, ou hors de propos,•
il n’importe. On dit en Italie en commun prouerbe, que celuy-là ne
cognoist pas Venus en sa parfaicte douceur, qui n’a couché auec la
boiteuse. La fortune, ou quelque particulier accident, ont mis il y
a long temps ce mot en la bouche du peuple; et se dict des masles
comme des femelles. Car la Royne des Amazones, respondit au1
Scythe qui la conuioit à l’amour, αριστα χωλος οιφει, le boiteux le
faict le mieux. En cette republique feminine, pour fuir la domination
des masles, elles les stropioient dés l’enfance, bras, iambes,
et autres membres qui leur donnoient auantage sur elles, et se
seruoient d’eux, à ce seulement, à quoy nous nous seruons d’elles•
par deçà. I’eusse dit, que le mouuement detraqué de la boiteuse,
apportast quelque nouueau plaisir à la besoigne, et quelque poincte
de douceur, à ceux qui l’essayent: mais ie viens d’apprendre, que
mesme la philosophie ancienne en a decidé. Elle dict, que les
iambes et cuisses des boiteuses, ne receuans à cause de leur imperfection,2
l’aliment qui leur est deu, il en aduient que les parties
genitales, qui sont au dessus, sont plus plaines, plus nourries, et
vigoureuses. Ou bien que ce defaut empeschant l’exercice, ceux qui
en sont entachez, dissipent moins leurs forces, et en viennent plus
entiers aux ieux de Venus. Qui est aussi la raison, pourquoy les•
Grecs descrioient les tisserandes, d’estre plus chaudes, que les autres
femmes: à cause du mestier sedentaire qu’elles font, sans grand
exercice du corps. Dequoy ne pouuons nous raisonner à ce prix-là?
De celles icy, ie pourrois aussi dire; que ce tremoussement que
leur ouurage leur donne ainsin assises, les esueille et sollicite:3
comme faict les dames, le croulement et tremblement de leurs
coches. Ces exemples, seruent-ils pas à ce que ie disois au commencement:
Que nos raisons anticipent souuent l’effect, et ont
l’estenduë de leur iurisdiction si infinie, qu’elles iugent et s’exercent
en l’inanité mesme, et au non estre? Outre la flexibilité de•
nostre inuention, à forger des raisons à toutes sortes de songes;
nostre imagination se trouue pareillement facile, à receuoir des impressions
de la fauceté, par bien friuoles apparences. Car par la
seule authorité de l’vsage ancien, et publique de ce mot: ie me
suis autresfois faict accroire, auoir receu plus de plaisir d’vne
femme, de ce qu’elle n’estoit pas droicte, et mis cela au compte de
ses graces. Torquato Tasso, en la comparaison qu’il faict de la
France à l’Italie; dit auoir remarqué cela, que nous auons les iambes
plus gresles, que les Gentils-hommes Italiens; et en attribue la•
cause, à ce que nous sommes continuellement à cheual. Qui est
celle-mêmes de laquelle Suetone tire vne toute contraire conclusion.
Car il dit au rebours, que Germanicus auoit grossi les siennes,
par continuation de ce mesme exercice. Il n’est rien si soupple
et erratique, que nostre entendement. C’est le soulier de Theramenez,1
bon à tous pieds. Et il est double et diuers, et les matieres
doubles, et diuerses. Donne moy vne dragme d’argent, disoit vn
philosophe Cynique à Antigonus. Ce n’est pas present de Roy, respondit-il.
Donne moy donc vn talent. Ce n’est pas present pour
Cynique.•
Seu plures calor ille vias, et cæca relaxat
Spiramenta, nouas veniat qua succus in herbas:
Seu durat magis, et venas astringit hiantes,
Ne tenues pluuiæ, rapidiue potentia solis
Acrior, aut Boreæ penetrabile frigus adurat.2
Ogni medaglia ha il suo riuerso. Voila pourquoy Clitomachus
disoit anciennement, que Carneades auoit surmonté les labeurs
d’Hercules; pour auoir arraché des hommes le consentement: c’est
à dire, l’opinion, et la temerité de iuger. Cette fantasie de Carneades,
si vigoureuse, nasquit à mon aduis anciennement, de l’impudence•
de ceux qui font profession de sçauoir, et de leur outre-cuidance
desmesurée. On mit Æsope en vente, auec deux autres
esclaues: l’acheteur s’enquit du premier ce qu’il sçauoit faire, celuy-la
pour se faire valoir, respondit monts et merueilles, qu’il sçauoit
et cecy et cela: le deuxiesme en respondit de soy autant ou plus:3
quand ce fut à Æsope, et qu’on luy eust aussi demandé ce qu’il
sçauoit faire: Rien, dit-il, car ceux cy ont tout preoccupé: ils
sçauent tout. Ainsin est-il aduenu en l’escole de la philosophie. La
fierté, de ceux qui attribuoient à l’esprit humain la capacité de
toutes choses, causa en d’autres, par despit et par emulation, cette•
opinion, qu’il n’est capable d’aucune chose. Les vns tiennent en
l’ignorance, cette mesme extremité, que les autres tiennent en la
science. Afin qu’on ne puisse nier, que l’homme ne soit immoderé
par tout: et qu’il n’a point d’arrest, que celuy de la necessité, et
impuissance d’aller outre.4
disoit anciennement, que Carneades auoit surmonté les labeurs
d’Hercules; pour auoir arraché des hommes le consentement: c’est
à dire, l’opinion, et la temerité de iuger. Cette fantasie de Carneades,
si vigoureuse, nasquit à mon aduis anciennement, de l’impudence•
de ceux qui font profession de sçauoir, et de leur outre-cuidance
desmesurée. On mit Æsope en vente, auec deux autres
esclaues: l’acheteur s’enquit du premier ce qu’il sçauoit faire, celuy-la
pour se faire valoir, respondit monts et merueilles, qu’il sçauoit
et cecy et cela: le deuxiesme en respondit de soy autant ou plus:3
quand ce fut à Æsope, et qu’on luy eust aussi demandé ce qu’il
sçauoit faire: Rien, dit-il, car ceux cy ont tout preoccupé: ils
sçauent tout. Ainsin est-il aduenu en l’escole de la philosophie. La
fierté, de ceux qui attribuoient à l’esprit humain la capacité de
toutes choses, causa en d’autres, par despit et par emulation, cette•
opinion, qu’il n’est capable d’aucune chose. Les vns tiennent en
l’ignorance, cette mesme extremité, que les autres tiennent en la
science. Afin qu’on ne puisse nier, que l’homme ne soit immoderé
par tout: et qu’il n’a point d’arrest, que celuy de la necessité, et
impuissance d’aller outre.4
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