Justice de femme
Madame Mervil n'avait pas été plus de quatre fois à Meudon.
En quittant la gare, elle montait vers la forêt. Par quelques détours, elle dépistait les rares voyageurs qui, descendus en même temps qu'elle, pouvaient observer où elle allait; puis, quand les chemins avaient repris leur solitude d'hiver, entre les murs des jardins flétris, silencieux, elle hâtait le pas. De loin, parmi les hachures des branches noires, elle apercevait un toit d'ardoises à longue pente, deux hautes cheminées de briques roses, une girouette et le cône aigu d'un grand sapin,—détails qu'elle ne devait plus oublier. Elle distinguait aussi deux dragons japonais, en faïence bleue, qui grimaçaient en haut des pilastres, de part et d'autre de la grille. Mais elle n'allait pas jusque-là. Un sentier, se détachant de la route, contournait la propriété. Elle s'y engageait, et son cœur battait plus vite à l'aspect d'une petite porte verte, derrière laquelle sa pensée voyait Jean d'Espayrac, qui l'attendait en arpentant pas à pas les étroites allées du potager. Elle frappait imperceptiblement; mais, si faible que fût le bruit, la clef aussitôt criait dans la serrure; le beau visage du jeune homme apparaissait, avec tant de joie dans les yeux, tant de baisers sur les lèvres, que Simone sentait monter à sa tête les premières vapeurs de cette ivresse que son cœur déçu s'obstinait à prendre pour de l'amour.
Tous deux couraient vite s'enfermer dans la maison, s'isoler de tout dans une étroite pièce du rez-de-chaussée, dont les rideaux, malgré les journées grandissantes du commencement de mars, étaient clos déjà, les bougies allumées,—le joli décor voluptueux, parfumé, fleuri, empruntant un charme d'intimité, de mystère, à cette nuit artificielle. L'imagination de Simone s'excitait aux suggestives incitations de ce lieu inconnu, où elle ne pénétrait que pour aimer, dont elle ignorait toute autre destination, n'en ayant point même exploré les alentours. De toute la maison, elle ne connaissait que cette chambre.
Ah! elle devait bien se l'avouer,—même lorsqu'elle se jurait de n'y jamais revenir,—elle y avait goûté la joie, si excessive pour toute créature humaine, de tromper l'inassouvi qui veille dans le secret de l'être, par la saveur inattendue d'un fruit nouveau cueilli sur l'arbre des éternelles tentations. Elle y avait vibré de sensations non éprouvées encore. Pour la première fois de sa vie, en l'étonnement de ces extases du corps, qui laissaient ensuite son âme si vide et si triste, elle avait discerné la différence—que bien des femmes, et les meilleures sans doute, ne discerneront jamais—entre l'amour des sens et l'amour du cœur, entre le plaisir et la tendresse.
Ces découvertes qu'elle faisait en elle-même, ce réveil de la passion dans sa chair longtemps apaisée, cette intensité de sentiments nouveaux, et même cette habileté de mensonge qu'elle ne se connaissait pas, lui inspiraient tantôt une honte affreuse, tantôt un bizarre orgueil. Lorsqu'elle quittait Jean, toute enfiévrée par les caresses, toute grisée par les plus ingénieuses paroles d'adoration, elle emportait autour d'elle une atmosphère d'exaltation qui lui ôtait jusqu'au sens de sa faute. A ces moments-là, elle ne regrettait rien, elle ne redoutait rien; une fièvre d'audace la soulevait, et le moindre des hasards lui eût fait commettre la pire imprudence. Rien ne lui importait plus que le rêve à peine fini qu'elle revivait par le souvenir. Elle accomplissait le voyage de Meudon à la rue Ampère sans presque s'en apercevoir, marchant, parlant comme une somnambule, avec des yeux languissants et fixes qui ne voyaient pas les choses extérieures.
Au seuil de sa maison, une secousse la réveillait. Le songe de paradis se déformait en une vision trouble, obsédante. Quelque chose d'affreusement pénible suspendait les battements de son cœur.
Puis, peu à peu, entre son mari et sa fille, une phase nouvelle se produisait. La Simone perverse de Meudon s'endormait, disparaissait, reculait à l'infini par une sorte de dédoublement. Et la Simone paisible et honnête se retrouvait elle-même, se reprenait si fortement qu'elle en arrivait à douter de l'existence de l'autre. C'est alors qu'elle se jurait de ne plus retourner à Meudon; elle ne pouvait concevoir même qu'il lui en revînt jamais le désir. La griserie du rendez-vous était dissipée, et, à sa suite, naissaient des humiliations, des dégoûts, que Simone empêchait de devenir des remords seulement en s'affirmant son droit à la vengeance.
Mais, parfois, au moment même où elle en arrivait à se demander si elle aimait encore, si elle avait aimé Jean d'Espayrac, le poète paraissait... Oh! cette présence d'un être dont chaque parole, chaque geste, ébranle une fibre au fond de nous-mêmes! Cette présence qui, sous des yeux étrangers, devient une si douloureuse joie!... Mme Mervil en éprouvait le trouble et le charme, et cet aigu besoin de tête-à-tête qui saisit quand on a dû jouer devant des tiers la comédie de l'indifférence. Alors Jean lui jetait à l'oreille, dans un coin de salon, près de la portière de sa voiture, une heure, une date prochaine... Et Simone se trouvait sans force pour dire non.
La seule chance qui restait à la pauvre femme de se reprendre était qu'une séparation de quelque durée éloignât M. d'Espayrac.
Or il y avait plusieurs jours qu'elle n'avait vu son amant, lorsque Mme Mervil, éclairée tout à coup par la vision de loyauté, de dignité, de tendresse, qu'évoquèrent à ses yeux les paroles de son mari, eut la notion réelle de sa propre démence, de l'abîme où elle s'enfonçait, de l'irrémissible souillure dont elle avait flétri sa vie. Elle se trouvait donc dans une période de force relative, et elle sentait que, si elle ne tranchait pas à l'instant même, si elle ne profitait pas de cette exceptionnelle minute où la figure de son Roger resplendissait presque sublime, si elle attendait que les trivialités journalières eussent émoussé son enthousiasme, surtout si elle revoyait Jean, s'il la tenait sous le charme avec la voix, avec les yeux, avec les lèvres... Ah! son raisonnement s'arrêtait à de si brûlantes images. Elle n'osait même pas y songer.
Mais que faire?... Quel prétexte invoquer pour éloigner M. d'Espayrac, ou pour fuir elle-même?... Quel subterfuge assez violent ou assez fin découragerait pour toujours cet homme très véritablement épris?... A quelle extrémité de dépit ou de douleur ne se jetterait-il pas?... Comment la jugerait-il?... N'allait-il pas la mépriser?... N'allait-il pas la haïr?...
En se posant ces questions insolubles et terrifiantes, Simone se tordait d'angoisse, la nuit, dans le grand lit conjugal; et, pour ne pas éveiller Mervil, elle plongeait sa bouche sanglotante et convulsive dans l'épaisseur des oreillers. Ah! les lentes heures de ces nuits de détresse, ne commençaient-elles pas à payer déjà les courtes heures des nuits artificielles que marquait naguère une petite pendule de voyage apportée par Jean d'Espayrac dans la villa de Meudon? Oui, bien courtes elles avaient été, celles-ci. En les additionnant, à peine en pourrait-on faire un jour. Finies?... Déjà?... Pour jamais?... Il le fallait bien. Ah! le malheureux Jean! Elle le voyait, allant et venant derrière la petite porte verte, ou bien assis dans le réduit d'amour, le front dans ses mains, dévoré par le tourment des vaines attentes. Mais quoi! n'allait-elle pas pleurer sur son amant après avoir pleuré sur son mari?... Étonnantes complications du cœur humain! Mystérieuses fatalités de l'existence humaine!
Pendant plusieurs jours, Simone se dit malade, et, par instants, eut l'espoir de l'être en réalité. Roger, très inquiet de constater l'extrême abattement de sa femme, très attendri encore par leur explication récente, par la frayeur dont l'avaient secoué les allusions à Netty Davidson, par le renouveau de passion que ses regrets avivaient dans son cœur, entoura cette blanche créature souffrante de soins ingénieux et charmants, qui semblaient, à chaque fois,—chose étrange,—la rendre un peu plus pâle, plus douloureusement rêveuse, en même temps que plus humblement reconnaissante.
M. d'Espayrac venait tous les jours prendre des nouvelles. Parfois il déjeunait ou dînait avec Mervil et Paulette. Il osa demander à voir la malade, car il apprit qu'elle n'était pas couchée, mais étendue sur sa chaise longue. On envoya la femme de chambre demander à Madame si elle pouvait le recevoir. Simone fit dire qu'elle souffrait trop de la tête, qu'elle regrettait beaucoup, que c'était impossible.
Un vague malaise commençait à troubler Jean. Sa maîtresse ne lui avait point écrit, ne lui avait rien fait dire. Il se consolait en songeant que Mme Mervil—au contraire de la plupart des femmes—n'abusait pas de la plume et du papier, répugnait plutôt à sentir des morceaux de son cœur traîner sous les doigts des employés de la poste et dans les loges des portiers. Malgré cela, maintenant, d'Espayrac ne rentrait plus dans son joli hôtel gothique de la rue de la Faisanderie, sans se sentir traversé par un éclair d'espoir anxieux.
—Pas de lettres pour moi, Paul? disait-il à son valet de chambre.
—Pardon, monsieur, répondait l'homme, en tendant le petit plateau d'argent.
Ou bien il ajoutait:
—Je les ai montées... Monsieur les trouvera sur son bureau.
Mais, parmi les enveloppes hâtivement déchirées, il n'y avait rien de Simone.
D'Espayrac soupçonnait quelque chose de la vérité. Il avait une trop haute opinion de Mervil, et il devinait trop la nature de Simone, pour croire que ce mari serait jamais définitivement remplacé dans le cœur de cette femme. D'ailleurs, quelque très vive passion qu'il éprouvât pour Mme Mervil, les notions d'absolu et d'éternité ne se mêlaient pas aux songeries amoureuses dans son cœur de Parisien. Mais il croyait pouvoir offrir à cette fine mondaine, en qui s'éveillaient les curiosités et les désirs de la seconde jeunesse, tout ce qu'un intellectuel comme Mervil, oublieux et dédaigneux des sens, était incapable de lui donner. A voir les étonnements extasiés de Simone, à sentir la puissance des liens dont il l'enlaçait, Jean s'était persuadé que l'ivresse était complète, les remords vaincus, et que, de longtemps, la folie de lui-même habiterait le cœur de sa maîtresse. Il n'était pas sans chagrin que ce fût précisément la femme de son cher Mervil. Mais quoi! d'un haussement attristé des épaules il accompagnait cette réflexion mentale: «C'est la faute de la vie... non la mienne.»
Quelles ne furent pas sa surprise, son appréhension, sa rage de souffrance, quand il apprit que, brusquement, Mme Mervil s'était éloignée de Paris!
—Comment! disait-il à Roger,—ne pouvant qu'à peine dissimuler son mécontentement d'homme qui sent la valeur de ses droits.—Comment! sans emmener Paulette! sans attendre que tu puisses l'accompagner!...
—Oh! l'accompagner... Il eût été trop tard. C'est dans le Midi qu'elle va... Et nous voici au milieu de mars. La saison est presque finie. Quant à Paulette, elle a sa gouvernante anglaise, et peut se sacrifier deux ou trois semaines à la santé de sa maman.
—Ce voyage était donc nécessaire? J'y voyais seulement, je l'avoue, le plaisir que doit éprouver ta femme à rejoindre là-bas sa Gisèle Chambertier. Une société que tu tolères beaucoup trop, permets-moi de te le dire.
—Bah! dit Mervil, elle a songé à Gisèle, c'est vrai, et aux invitations réitérées de son amie, mais seulement lorsque le médecin, effrayé de son degré d'anémie, a conseillé le changement d'air.
—Alors, s'écria Jean—tout blanc de fureur concentrée,—c'est chez Mme Chambertier qu'elle demeure là-bas?... dans leur château de Saint-Raphaël?... de Cannes? je ne sais plus.
—C'est-à-dire que c'est chez Mme Chambertier, la mère. Le père Chambertier avait acheté à Hyères, peu avant sa mort, une habitation—très pittoresque, paraît-il,—toute une pointe de rocher, avec des ruines... Ça se vendait pour rien, relativement. Il en a tiré bon parti. On dit que c'est très beau. La vieille maman habite là-bas pendant une grande partie de l'année.
—Mais Gisèle y est en ce moment, avec son mari. Je le sais parbleu bien... Ils sont partis tout de suite après leur bal.
—Non, ils étaient partis pour Nice, pour le carnaval de Nice. Mais, en revenant, ils se sont arrêtés à Hyères. Simone les y retrouvera et fera le voyage de retour avec eux.
—Et vraiment, tu approuves beaucoup cette intimité? Ça m'étonne.
—Je n'approuve ni ne désapprouve. Il fallait de la distraction à Simone, un changement total d'existence durant quelques jours. Ce n'est pas très gai, tu sais, la vie qu'elle mène avec moi, qui suis constamment enfermé, absorbé. Elle a bien sa fille, mais Paulette n'est pas toujours commode. Les Chambertier insistaient pour nous avoir tous... Moi, je ne pouvais pas... Enfin, ça s'est trouvé comme ça. Et puis, on ne dit rien sur Gisèle... Elle n'a contre elle encore que des excentricités de toilette et de paroles. Enfin Simone est une de ces femmes qui peuvent aller partout sans danger. On ne lui tournera pas facilement la tête.
Ce mot extraordinaire, adressé par Mervil à d'Espayrac, ne donna même pas à l'amant la tentation de sourire du mari. Le ridicule n'est sensible que dans les situations où l'on n'est en rien mêlé. Même chez l'homme qu'on trompe, on ne le découvre point, car on a toujours quelque raison de prendre cet homme au sérieux. La dernière phrase de Roger ne souleva chez son ami qu'une sorte de gêne, et la crainte qu'en effet Simone pût encore, si elle y était résolue, se rendre d'une heure à l'autre absolument inaccessible.