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Justice de femme

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Lettre C.

C'est étonnant, disait Mervil d'un air soucieux,—un jour que, sa femme étant trop souffrante, il avait reconduit Hugues au lycée de Chartres,—c'est étonnant que cet enfant ne s'habitue pas à la vie de collège! Ne crois-tu pas, ma chère amie, qu'il faudra nous décider à le retirer... à essayer d'autre chose... L'externat à Paris, par exemple, avec un précepteur à la maison?

—Il s'habituera, dit Simone, je t'assure qu'il s'habituera.

—Ah! reprit Mervil, pour moi, c'est bien la dernière fois que je l'y ramène. Je ne comprends pas comment tu en as le courage.

—Il a encore pleuré? demanda la mère d'une voix tremblante.

—Mais oui, bien sûr, il a pleuré. Il m'a tellement supplié de ne pas le laisser là-bas, que, si je n'avais pas eu quelque scrupule à agir sans toi, sans nous être entendus, ma foi! je le faisais remonter dans le train.

—Ce ne serait pas raisonnable, dit Simone.

—Sans doute. Enfin... Puisque c'est pour son bien.

Il y eut un silence. Puis le père reprit:

—Si ce n'était que le jour de la rentrée! Mais il m'inquiète, ce petiot. Je trouve qu'il change.

—Mon Dieu! Comment cela?

—Oui, tu n'es pas de mon avis, qu'il a mauvaise mine? Puis il perd son entrain, sa gaieté. Même les jours de vacance, à la maison, il pense tellement au retour en classe, qu'il en est tout triste... Il ne rit plus.

Il ne rit plus!!!... La mère eut un grand tressaillement de remords. Il ne riait plus, son enfant, son cher petit Hugues. Et c'était à cause d'elle! C'est elle qui l'avait voulu ainsi!

Quand le père eut quitté la chambre, elle pleura, elle pleura longtemps. Puis elle eut une révolte contre cette barbarie à laquelle elle se forçait. Non, ce n'était plus possible! Puisque l'enfant ne s'habituait pas, elle ne le laisserait pas dépérir ainsi loin d'elle. On allait le faire revenir, voilà tout. On n'attendrait même pas la fin du semestre. Quant à ce qui arriverait dans la suite?... Eh bien, à la grâce du ciel! Qu'elle souffre encore davantage, s'il le fallait... Mais que le petit soit heureux!

Aussitôt qu'elle parla de reprendre Hugues, Mervil fut tout content. Mais, comme il se méfiait de sa faiblesse et se reprochait d'aller peut-être—tant il avait été influencé dans l'autre sens—contre le véritable intérêt de son fils, ce fut lui qui, le plus chaudement, conseilla d'attendre jusqu'à la fin du semestre. Il s'en fallait seulement d'une dizaine de semaines.


—Maman, dit le petit Hugues,—un jour d'adieux trempés de larmes dans le parloir du lycée,—ne me laisse pas, vois-tu... Il y a encore deux mois! Je n'irai jamais jusqu'au bout. Deux mois, c'est trop long pour un petit garçon comme moi.

Elle se moqua de lui, tendrement. Mais elle fut secouée d'une terreur presque superstitieuse lorsque, deux jours après, elle reçut une lettre du proviseur lui annonçant que son fils était malade. Puis elle se remit un peu, sur une seconde lecture, quand elle s'assura que c'était seulement une légère attaque de rougeole. Et tout de suite, avec une valise, elle se mit en route pour Chartres. «Je descendrai à l'hôtel,» dit-elle à Mervil, «mais j'espère bien cependant qu'on me laissera le soigner jour et nuit.»

—Non, non, disait le musicien, ne te fatigue pas. Ne t'inquiète pas, surtout... Une petite rougeole d'enfant, ce n'est rien. Et télégraphie-moi plusieurs fois par jour. Au premier signe de toi, je te rejoins.

Quand il vit sa mère, Hugues pensa qu'elle allait le ramener à la maison. Mais on lui expliqua que, dans sa maladie, la seule chose à craindre, c'était un refroidissement. On ne pouvait donc pas le transporter en chemin de fer. Dès qu'il irait mieux, il partirait.

—Et, tu sais, lui disait Simone à l'oreille, cette fois-ci, ce sera pour de bon, nous n'attendrons pas les vacances de Pâques.

Il eut un sourire joyeux. Mais, le soir, quand on vint expliquer à Mme Mervil que le règlement interdisait qu'elle passât la nuit, que vraiment d'ailleurs la maladie était trop légère pour autoriser une exception, que le proviseur la suppliait d'aller prendre elle-même du repos, l'enfant eut une crise de larmes.

—Oh! dit-il, je suis sûr que tu pars pour tout à fait, que tu ne reviendras pas!

Sa mère eut de la peine à le rassurer. Mais le petit malade s'excitait, devenait nerveux:

—J'ai peur ici, dans cette infirmerie! criait-il. Elle est affreuse, cette infirmerie! Je veux être malade chez nous, dans ma jolie chambre.

—Tu y seras bientôt, mon amour.

—Mais, reprit le petit—saisi d'une de ces idées baroques comme il en passe dans la tête des enfants,—si je prenais froid, tu as dit, mère?... je serais très malade?

—Oh! très malade, mon pauvre chéri!

—Et alors, si j'étais très, très malade, tu me ramènerais chez nous?...

—Ne parle pas comme cela, mon fils adoré. Maman aurait trop de chagrin si son petit garçon devenait très malade.

Cependant Hugues paraissait calmé, alourdi même, prêt à dormir. Et sa mère, enfin, se retira sur la pointe des pieds, avec l'assurance que l'infirmière veillerait, ne s'absenterait pas une seule minute.

La nuit fut très bonne. Hugues sommeilla presque tout le temps, d'une respiration égale, son joli visage déjà moins empourpré, son front moins brûlant sous les boucles de ses cheveux tout humides de sueur. L'infirmière le couvrit beaucoup, parce que cette transpiration devait être salutaire, et, le voyant si tranquille, vers cinq heures du matin, elle s'étendit sur la couchette voisine, se laissa gagner par le sommeil.

Elle ne reposait pas depuis une demi-heure lorsqu'un bruit la réveilla. Vivement dressée sur son séant, elle ne vit plus le petit Mervil. Le lit de l'enfant était découvert et vide. En même temps, elle sentit une fraîcheur; et, dans sa surprise et son émotion, elle ne prit pas tout de suite conscience de ce qui se passait. Mais quelques secondes plus tard, elle distinguait une croisée ouverte, puis, dans l'embrasure où pâlissait l'aube, une grêle forme blanche...


Quelques heures plus tard, lorsque Simone, d'un pas vif, entra dans l'infirmerie et courut au lit de son fils, elle fut arrêtée, à mi-chemin, par un spectacle qui lui glaça le cœur. L'enfant, dressé à demi, malgré les efforts de l'infirmière et du médecin, s'agitait, délirait, les joues en flamme, ses beaux yeux grands ouverts et fous.

—Oh! mère, mère, te voilà!... Nous allons partir... Vite, qu'on m'habille!... Nous allons à Paris. Nous allons voir papa et Paulette... ma Lélette qui jouera au tennis avec moi. Et tu sais... on m'avait dit des blagues... Un refroidissement, ça ne rend pas plus malade... Ça guérit. Je me suis refroidi... j'ai ouvert la fenêtre... pour que je sois très mal et qu'on m'emporte chez nous. Et voilà, au contraire, je suis guéri... je suis guéri...

Il répétait, d'un air joyeux et malin:

—J'ai ouvert la fenêtre!... j'ai ouvert la fenêtre!...

—Comment, la fenêtre?... demanda Simone, dont les jambes tremblaient.

—Taisez-vous, monsieur Mervil... murmurait l'infirmière.

—Oui, reprenait Hugues, la fenêtre... Et il faisait frais... C'était bon! Et maintenant, je suis guéri, je suis guéri!...

Il éclata de rire, ce beau rire dont la mélodie prenait l'âme, comme un leit-motiv d'éternelle gaieté. La fièvre en faisait tinter les notes avec plus de sérénité, de plénitude. Oh! comme c'était bien le rire de Jean!... Même en la torture de son inquiétude, la mère en eut l'impression, le frisson. Cependant elle ne songeait plus à lui imposer silence.

Une longue journée d'angoisse commença. Après la fièvre qui, toute la matinée, secoua, tordit, consuma ce pauvre petit corps, une prostration survint, qui le laissa tout anéanti, sans couleur, sans souffle, ainsi qu'une frêle chose brisée, contre l'oreiller blanc. Et, vers le soir, il avait tellement l'aspect d'un petit être à l'agonie, avec le geste incessant de ses menottes pour remonter le drap, que Simone, folle d'épouvante, expédia vers son mari un télégramme désespéré.

Quand Mervil arriva, un peu avant minuit, c'était la fin. Hugues semblait ne plus voir, ne plus entendre. Mais, toujours, le va-et-vient très lent, très affaibli, de ses menottes sur le drap, montrait qu'il vivait encore. Roger se pencha sur lui, la gorge tellement crispée de douleur qu'il ne pouvait d'abord parler. Enfin, il l'appela:

—Hugues, mon petit Hugues! C'est moi, tu ne me vois pas?

L'enfant essaya de soulever ses paupières; mais il sembla n'en avoir plus la force. Pourtant il avait reconnu qui lui parlait, car ses lèvres s'entr'ouvrirent, et on l'entendit murmurer:

—Papa!...

Ce fut tout. La tête s'affaissa de côté; les menottes cessèrent de se traîner si doucement sur le drap. Mervil étreignit la main de Simone, et la mère, qui comprit cette étreinte, se jeta sur la couchette avec un cri affreux.

Il ne rirait plus, son petit Hugues... il ne rirait plus, jamais!


Deux jours plus tard, dans la rue Ampère, un cortège, un long cortège de deuil se formait devant la maison du compositeur Roger Mervil. Sur le trottoir opposé, une foule stationnait, pour tâcher de reconnaître les visages célèbres. Et les yeux des mères se mouillaient de larmes en voyant ce cercueil si étroit, si léger, que l'on portait dans le grand char aux chevaux blancs, et sur lequel, ensuite, on amoncelait des fleurs.

Quand le corbillard se mit en marche, tous les regards, voilés de pitié, cherchèrent le père, au premier rang de cette troupe silencieuse de messieurs en noir. Mais il y eut une hésitation. Car deux hommes conduisaient le deuil. Mervil, en effet, n'ayant pas de proche parent, avait accepté que Jean d'Espayrac, son fidèle collaborateur et ami, parcourût à ses côtés, pas à pas, le chemin d'abominable douleur. Et maintenant la sympathie attristée de la foule hésitait entre eux: l'un déjà presque vieux, les cheveux rares et grisonnants, le visage maigre, les yeux enflammés et fixes, toute la volonté raidie contre quelque surprise terrassante de son chagrin; l'autre, jeune et très touchant dans la gravité navrée de son attitude, dans la poésie que l'élégance de sa personne et la beauté de son visage prêtaient à son affliction.

Et derrière un rideau soulevé de ce superbe hôtel Renaissance d'où s'éloignait le cortège, il y avait une mère aussi, une mère déchirée de remords et de souffrance, dont les regards, également, derrière ce corbillard, apercevaient ces deux hommes. Malgré les efforts de sa fille, qui voulait l'écarter de cette fenêtre, lui épargner le spectacle atroce de ce départ, Simone s'obstinait, chassant d'un geste brusque et répété les pleurs dont ses yeux s'aveuglaient. Elle voulait voir, elle voulait voir... Oh! ce char tout blanc, ce long drap blanc, toutes ces fleurs!... Il était là-dessous, son petit Hugues!... Et derrière lui, Dieu du ciel!... voici Roger et voici Jean!... Simone se disait: «Les voici... tous deux, tous deux!...» Sa pensée ne prenait pas d'autre forme. Toutefois une horreur l'envahissait... une surhumaine angoisse.

Lorsque le corbillard tourna l'angle d'une avenue lointaine, elle jeta un cri de douleur physique, comme si c'était son cœur de chair et de sang qu'on lui arrachait de la poitrine; elle tournoya sur elle-même ainsi qu'une bête blessée qui va mourir.

—Maman!... ma pauvre maman!... cria Paulette.

Et elle la pressait entre ses bras, de toute sa tendresse, de toute sa force.

Alors des mots échappèrent à Simone, des mots terribles, qu'heureusement sa fille ne comprit pas:

—Ah!... murmura-t-elle, le crime de sa naissance... et aussi le crime de sa mort!...

Mais vraiment c'était trop souffrir! La nature céda, chercha son refuge suprême dans l'inconscience, dans l'anéantissement... Les yeux de Simone se fermèrent, ses traits se détendirent... Elle avait perdu connaissance.


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