← Retour

Justice de femme

16px
100%
Lettre D.

Deux ou trois jours se passèrent. Des parties furent organisées. On alla manger de la bouillabaisse à Carqueiranne, sous une tonnelle, en face de la mer. On se rendit au village des Bormettes, où se trouve une mine d'étain, d'antimoine et d'argent, récemment découverte, en exploitation depuis fort peu de temps. Gisèle se fit montrer les bennes à l'ouverture des puits, et elle voulait absolument y descendre. Ensuite elle oublia cette fantaisie pour jeter des pièces d'argent et de cuivre aux trieuses du minerai. Du haut de la galerie, elle lançait la monnaie parmi les pierres vomies avec un tapage sinistre par la mâchoire en acier du «broyeur», et qu'emportait ensuite lentement une étroite voie mouvante entre deux rangs de travailleuses. Les femmes ne devaient rien laisser échapper qui méritât d'être recueilli; leurs yeux, attentifs à l'éclat du minerai, découvraient aussitôt le métal monnayé, que leurs doigts saisissaient d'un même geste prompt, avec, parfois, un mouvement de tête et un sourire de remerciement aux belles dames de là-haut. Simone, pendant un instant, s'arrêta pour regarder, sur de vastes meules tournantes en caoutchouc durci, des filets d'eau laver puis entraîner le métal, transformé en une précieuse poussière impalpable. Mais Chambertier n'eut qu'un étonnement respectueux: ce fut devant de gros tas de boue, destinés jadis à être jetés dans la mer, et dont un ingénieur, par des procédés nouveaux, s'engageait à extraire encore pour soixante mille francs de métal.

M. d'Espayrac ne manquait pas de prendre part à ces excursions. Il dînait ensuite au château. Le café était servi sur la terrasse, au-dessus de la vieille ville qui s'endormait dans l'ombre. Les heures tintant au clocher de Saint-Paul vibraient dans l'espace avec un son grêle et fêlé qui tremblait longtemps avant de mourir. Au loin, la mer pâlissait sous un ciel criblé d'étoiles. Et, dans ce décor, les racontars parisiens, qui semblaient drôles à table, perdaient le pétillement dont ils avaient moussé sous la lampe et les bougies. La conversation languissait. Ces messieurs fumaient lentement; à chaque bouffée, on voyait braisiller l'étincelle de leurs cigares sur le fond noir des buissons de troënes et de camélias. A la fin, Jean se levait, et M. Chambertier renouvelait le reproche qu'il lui adressait quotidiennement de ne pas accepter dans cette maison une hospitalité complète.

—Au moins, lui dit-il un soir, venez demain de bonne heure. Quand je pense que vous n'êtes pas encore monté jusqu'en haut de la propriété!

—C'est la faute du mistral. Vous m'avez dit que c'est à ne pas tenir, quand il souffle, au sommet de votre rocher.

—Oui, mais il ne souffle plus depuis hier. Et le soleil est pire encore si vous attendez seulement dix heures. Venez très tôt. Ces dames vous serviront de guides. Moi je suis forcé de me rendre à Toulon pour une affaire.


Le matin suivant, lorsque Jean d'Espayrac, remontant l'allée de mimosas, parvint devant l'habitation, il vit Simone qui, assise devant une table rustique, écrivait sa correspondance.

—Bonjour, madame, dit-il gravement. Si cette lettre est pour Mervil, veuillez lui faire mes amitiés.

La jeune femme leva sur lui un regard droit et ferme. C'était la première fois, depuis l'arrivée du poète à Hyères, qu'ils se trouvaient ainsi, seuls, en face l'un de l'autre.

—Merci, dit-elle. En effet, j'écris à Roger. Je vais lui faire votre commission.

Elle baissa de nouveau la tête. Les frisures de ses cheveux blonds brillaient doucement dans l'ombre tiède. Mais une rougeur intense envahit son cou, qui s'allongeait en s'inclinant, et que dégageait un grand collet de vieille dentelle tombant tout autour sur sa robe claire.

Jean posa les deux mains sur le bord de la table, et il avança le buste vers elle. Ses regards pesaient sur cette tête blonde qu'il voulait contraindre à se relever. Mme Mervil les sentit peut-être; en tout cas, elle dut voir son geste. Pourtant elle continua d'écrire. Alors Jean rapprocha encore son visage, et il murmura très bas:

—Simone!

Elle eut un sursaut d'inquiétude, un coup d'œil vers la maison:

—Ah! prenez garde!

Car les portes béantes laissaient voir l'intérieur, tandis qu'au-dessus d'elle les fenêtres pouvaient s'ouvrir, quelqu'un pouvait les écouter.

Une femme de chambre, d'ailleurs, parut presque aussitôt: «Madame est un peu souffrante,» venait-elle dire. «Elle est encore au lit. Elle prie Mme Mervil d'accompagner seule M. d'Espayrac jusqu'en haut du rocher.»

Simone, que cette proposition troublait, dit machinalement:

—Mais qu'a-t-elle? Ce n'est rien, j'espère? Je vais aller la voir.

En même temps elle se levait.

—Oh! non, dit la femme de chambre avec un sourire. Madame était seulement fatiguée; elle avait encore sommeil; elle doit s'être rendormie.

—Mais vous connaissez le chemin? demanda d'Espayrac à Mme Mervil.

—Oh! parfaitement, dit-elle, secouée d'un tel battement de cœur qu'elle en crut les chocs perceptibles aux oreilles de la servante et qu'elle se hâta de la congédier.

Mais celle-ci revint sur ses pas.

—Madame prie Mme Mervil de ne pas oublier le point de vue d'où l'on aperçoit les Alpes, au pied des vieilles tours, à droite... de faire remarquer à Monsieur qu'on distingue les Alpes.

—Descendez-moi mon chapeau et mon ombrelle, commanda Simone.

Ils partirent. Simone marchait en avant, car, tout de suite derrière la maison, commençaient d'étroits sentiers en lacet, coupés de temps à autre par des marches de pierre. C'était encore le jardin cultivé; des buissons de roses bordaient le petit chemin, et, sur les terre-pleins, des jardiniers retournaient le sol afin d'y planter de la vigne. Bientôt le sentier devint plus abrupt; les escaliers n'étaient plus que des saillies de roc dont les schistes formaient des degrés naturels; des arbousiers, des houx, des yeuses, remplacèrent les myrtes, les troënes, les mimosas; l'air devint plus léger; l'horizon s'agrandit. En se tournant vers la mer, ils virent que les îles ne bornaient plus la vue; au delà de Giens, de Porquerolles, une mince bande scintillante se dessinait à présent; c'était le large, l'infini, la libre Méditerranée. Au-dessous d'eux, des rochers qu'ils avaient contournés se hérissaient, cachant la maison, effaçant toute présence humaine, donnant une impression de nature sauvage et de profonde solitude. Puis, tout autour, tout là-haut, à d'incroyables distances, dans l'absolue pureté du ciel, s'étendaient le silence et l'espace.

Simone respira longuement, avec un frémissement de tout son être; ses narines, si délicates, eurent un imperceptible gonflement de fierté; elle venait de se sentir soudain pleine de courage et de calme. Ses yeux, éclairés de franchise, cherchèrent bravement ceux de Jean. Le jeune homme la regardait, sans mot dire, avec tout ce qu'il pouvait mettre de reproche triste dans l'outremer de ses larges prunelles.

—Eh bien! vous êtes contente, lui dit-il enfin, de m'avoir fait tant de mal?

Voilà, malheureusement pour lui, ce qu'elle ne pouvait pas croire. Depuis trois ou quatre jours qu'il flirtait avec Gisèle, s'il n'avait joué que le rôle d'un homme véritablement blessé, trop fier pour laisser voir sa blessure, il aurait eu quelque défaillance dans son jeu, quelque silence ou quelque regard, quelque ironie même, qui eût fait tressaillir Simone comme un éclair de sincérité. Mais il s'était montré si pareil à lui-même; il avait si bien été ce que toujours elle avait pu le voir: le beau séducteur charmeur et charmé, l'homme qui se sent irrésistible, le poète qui dans un type de femme nouveau n'entrevoit qu'une rime nouvelle, le gentilhomme à qui toute jolie petite bourgeoise appartient par droit du seigneur, et—il lui fallait bien se le dire—le mâle aussi, le mâle jeune et fort à qui toute caresse qui s'offre fait oublier bien vite la caresse qui se refuse; il avait trop été le Jean qui l'avait conquise pour être maintenant le Jean que sa fuite eût meurtri, qui l'eût pleurée, regrettée, poursuivie et rappelée éperdument.

—Oh! dit-elle avec une amertume qu'elle ne sut pas dissimuler, dispensez-moi de vous plaindre. Personne ne vous prendrait pour un homme malheureux.

—Simone, dit-il en s'animant, je n'aurais jamais cru que vous fussiez une coquette.

Elle protesta. C'était bien là sa crainte, de passer—aux yeux de cet être placé désormais à part dans l'univers—pour une femme qui se donne et se reprend facilement, par amusement ou curiosité, elle qui payait si cher la plus furtive sensation. Mais Jean, maintenant, l'accusait presque avec violence. Dans son tête-à-tête avec elle, il éprouvait le réveil de son amour-propre froissé, de son désir déçu, de son réel désappointement, qui, pendant quelques semaines, avait donné un goût si amer à sa vie.

Ce désappointement, qui l'avait amené dans le Midi, à la poursuite de Simone, s'était atténué depuis, il est vrai, entre l'abattement de sa maîtresse et la contagieuse surexcitation de Mme Chambertier. Déchiffrer l'énigme d'un cœur qu'on venait de lui fermer paraissait à d'Espayrac une besogne plus aride que partager la folie d'un corps qui semblait s'offrir. Devant les provocations évidentes de Gisèle, il s'était rappelé avec quelle ardeur irritante il avait désiré cette femme bien avant de se griser avec la fraîche beauté blonde de Simone. S'il eût gardé l'amour de celle-ci, peut-être l'orgueil de posséder une mondaine si peu accessible aux entreprises, d'une réputation si fièrement établie, l'aurait-il haussé jusqu'au dédain d'une tentation qui sollicitait exclusivement son sang et ses nerfs. Mais le dépit l'avait poussé tout droit vers le piège. Bien qu'il n'y fût point tombé encore, les pas accomplis de ce côté lui inspiraient un regret sourd, une honte vague, et il s'en prenait à Simone, comme, d'ailleurs, il en avait un peu le droit.

—Quel respect, lui dit-il, pouvons-nous conserver envers les femmes, quand celles que nous élevions le plus haut se conduisent de la sorte? Ah! Simone, votre amour faisait de moi un autre homme. Pour la première fois je mêlais de l'adoration, de l'émotion, de la tendresse, aux joies des sens... Je croyais en vous, j'étais reconnaissant du sacrifice que vous me faisiez, sacrifice de vos délicatesses, de votre ombrageuse vertu, de vos scrupules, de vos pudeurs... Un sacrifice!... Allons donc! Quand on a vraiment d'un tel prix acheté quelque chose, on y tient, à cette chose, on ne la rejette pas au bout de quinze jours!

—Alors, dit Simone toute pâle, vous croyez?...

—Je crois, reprit Jean, qu'une honnête femme doit être honnête envers son amant, quand elle en prend un, et que la vertu ne peut pas servir à faire autant de mal qu'en ferait la plus perverse coquetterie.

—Mon Dieu! s'écria Simone, c'est épouvantable. Je m'étais déjà dit ces choses-là.

D'Espayrac fut déconcerté, car il s'attendait à une crise d'indignation qui lui eût permis d'être plus dur encore. Sa colère, à lui, allait en augmentant, parce que Simone ne s'excusait pas, ne donnait aucune explication, ne se révoltait pas quand il parlait de leur amour comme d'une chose finie. Il avait envie de lui crier des brutalités, de lui dire—sans le croire—qu'il la soupçonnait de l'avoir quitté pour un autre amant; qu'une aussi courte liaison, jamais il n'en avait eu même avec des filles, car toutes s'étaient séparées de lui convenablement. Il s'affolait de fureur à la pensée que c'était bien vrai, que cette Simone—la seule de ses maîtresses qui lui eût inspiré de l'estime—lui infligeait réellement le plus brutal des lâchages.

Mais, pour échapper à cette scène si différente des plaintes passionnées et des supplications dont à l'avance elle avait eu peur, Simone s'était remise en marche. Elle s'avançait au milieu d'un plateau couvert d'une herbe drue et fine, sous le feuillage gris de jeunes oliviers. Du bout de son ombrelle fermée, elle touchait le sol de temps à autre; sa robe de batiste à fond ivoire, dont le bord traînait, courbait les plantes par derrière, et, quand elle avait passé, une foule de petites pointes vertes se redressaient avec des frissons de choses vivantes; l'ombre grêle des rameaux faisait des taches mouvantes sur sa taille et sur ses hanches, dont le balancement avait comme une langueur découragée; au-dessus de son collet de dentelle sa nuque blonde s'érigeait avec la soie des cheveux, plus pâles près de la peau. Jean se souvint des petits rires d'extase qu'elle avait roucoulés un jour qu'il la mordillait à cette place... A ce moment, le pied de Simone tourna sur une pierre; il accourut pour la soutenir, la saisit dans ses bras, et, avant qu'elle pût s'en défendre, il la baisait éperdument.

—Méchante! murmurait-il, méchante!... Pourquoi m'as-tu boudé! Pourquoi m'as-tu fait penser de vilaines choses?... Pourquoi m'en as-tu fait dire?... Pardonne-moi... J'étais fou! Mais dis-moi donc que tu m'aimes!...

Simone n'essaya pas plus de se soustraire à ses baisers que, tout à l'heure, à ses reproches. Elle les accueillit avec des lèvres tristes et passionnées. Même elle l'étreignit un instant avec l'énergie dont on retient quelque chose de précieux qui vous échappe. L'état violent et désespéré de son âme prêtait à son frêle corps, plutôt indifférent et paisible, une ardeur qui, tout à coup, lui rendait ses résolutions presque impossibles à accomplir.

—Ah! soupira-t-elle, tandis que d'irrésistibles larmes noyaient la douceur de ses yeux, la vie est une chose affreuse, mon ami... Une chose cruelle et affreuse!

—Parce que tu ne sais pas la prendre, petite folle chérie. Elle est si simple! Bien moins compliquée que tu ne te la fabriques.

Au ton de badinage et de câlinerie qu'il mit à cette réponse, Simone sut combien la pensée de cet homme était loin de sa propre pensée. S'il pouvait lire en elle-même, il sourirait probablement avec une pitié mêlée de scepticisme. La substance solide et matérielle de son cœur, à lui, n'offrait pas de prises aux fines pointes aiguës dont elle sentait le sien tout criblé. Quelle nature heureuse il avait, lui qui pouvait, sans souffrir, tromper un ami, et, probablement, trahir une maîtresse; lui qui pouvait aimer sans que son amour lui fît mal! C'était là, sans doute, la supériorité masculine, et elle, Simone, n'était qu'une femme nerveuse, incapable de sérénité soit dans la vertu, soit dans le plaisir. Elle envia cette belle sensualité tranquille, avec laquelle il lui baisait la bouche sans vouloir connaître ce qui lui gonflait si douloureusement la poitrine et les paupières.

—Oui, dit-elle avec une pauvre ironie, c'est vous qui avez raison. J'ai le caractère mal fait. Quand on n'a pas plus de bravoure dans la faute, on ne devrait pas la commettre.

—La faute? répéta Jean. Ah! voilà les grands mots... Tu n'es pas raisonnable.

—Je le sais bien.

—Mais puisque c'est fait, petite bête! Est-ce qu'on doit se tourmenter pour ce qui est accompli, irrévocable? Le mieux est d'en profiter. C'est l'existence, cela, Simone. Tu n'as rien commis de pire que tant d'autres.

—Jean, dit-elle, je vous en supplie, ne me tutoyez pas!...

Les yeux du jeune homme se durcirent. Il comprit que, malgré l'attendrissement de tout à l'heure, où, pendant une minute, il l'avait sentie se fondre dans ses bras, elle n'était plus à lui; il devina, sous cette douleur, l'obstination d'une volonté d'autant plus difficile à vaincre qu'elle ne se raisonnait pas et qu'elle ne discuterait pas. Cette femme s'était donnée; cette femme se reprenait. Savait-elle au juste pourquoi? Non, certes. Elle considérait sans doute la première action comme une faute, la seconde comme une expiation. Qu'importaient les étiquettes ainsi distribuées par sa petite cervelle? Le fait est qu'un jour elle l'avait préféré à tout, et qu'aujourd'hui elle lui préférait autre chose: son mari, ou le bon Dieu, ou un autre amant... Pouvait-on savoir? Et cela presque d'une heure à l'autre!... Elle était femme, voilà tout. D'Espayrac se retint pour ne pas hausser les épaules. Lui qui, très sérieusement, gardait à Simone de l'estime lorsque, à Meudon, elle se donnait à lui, commençait de la mépriser maintenant qu'elle voulait reconquérir son honnêteté perdue. Et là, dans ce champ pâle d'oliviers, durant cet inoubliable matin, Simone le vit passer, le mépris qu'elle craignait plus que la mort, dans ces prunelles d'homme,—dans ces prunelles au fond desquelles tous ses efforts n'effaceraient pas la vision de sa chair, les images de sa possession.

Elle frissonna.

Un souffle froid glissa entre leurs deux âmes, entre leurs deux corps, tout émus pourtant par un seul baiser il y avait à peine quelques secondes. En cet instant ils ne s'aimaient plus, ils ne se désiraient plus. Quant à se comprendre, ils ne le cherchaient même pas. Chacun se sentait tyrannisé par la violence d'une égoïste douleur; et le seul soulagement qu'ils eussent pu ressentir fût venu à chacun de la certitude que l'autre souffrait autant que lui.

Ils poursuivirent leur ascension. Ils parlèrent de l'ancienne forteresse, dans l'enceinte ruinée de laquelle ils pénétraient maintenant. Ils se firent mutuellement remarquer des détails du paysage. Quand ils parvinrent au pied des vieilles tours, d'où l'on découvre une vue toute différente, M. d'Espayrac fut étonné d'apercevoir, en perdant la perspective de la mer, un paysage de montagnes. De toutes parts des collines s'étageaient, et la violente lumière, en accentuant leurs ombres, leur prêtait un relief saisissant. Entre elles, une vallée s'élargissait, où l'on voyait courir, avec une blancheur de satin parmi la verdure des vignes, la route de Toulon. Un sinueux cours d'eau faisait, par places, des taches d'un bleu si vif qu'il en était invraisemblable; et des bastides aux toits de tuiles rouges s'éparpillaient, abritées pour la plupart contre le mistral par une muraille de hauts ifs pointus, qui s'alignaient au bord des jardins pleins de roses, avec une rigidité funéraire.

—Maintenant, regardez les Alpes, dit Mme Mervil.

—Où donc? demanda Jean.

Il fallait une certaine application pour distinguer leurs vagues cimes, d'un dessin si vaporeux, à peine plus pâle que le bord argenté du ciel, entre les déchiquetures noires des montagnes des Maures. Mais, quand on avait nettement aperçu l'un des glaciers, on en découvrait un autre, puis un autre encore; toute la chaîne, là-bas, déroulait dans l'azur l'éternité de ses neiges... Et ces blancs sommets entrevus s'emparaient de l'imagination, qu'ils remplissaient tout entière de leur lointaine majesté.

—A présent, dit Simone, il nous faut revenir un peu sur nos pas si nous voulons explorer les ruines.

Elle ramena M. d'Espayrac devant l'entrée de la forteresse. Ils s'arrêtèrent pour examiner dans la pierre les rainures où, des siècles auparavant, glissait quelque porte massive, que l'on hissait avec des chaînes, et ils reconnurent les mortaises où s'enfonçaient les barres de fer dont on la fortifiait à l'intérieur. Des escaliers s'offraient dans l'épaisseur même des murailles; ils y montèrent pour jeter un regard par les jours étroits d'où les assiégés surveillaient l'ennemi. Ils se penchèrent sur les mâchicoulis par où ruisselaient autrefois l'huile et la poix bouillantes. Ils voulurent explorer une salle de garde voûtée, suspendue à l'angle d'une tour, et par les étroites ouvertures de laquelle on découvrait tout le pays. Pour y parvenir, il n'y avait plus d'autre chemin que la crête d'un mur élevé, sur laquelle on ne pouvait marcher sans imprudence, surtout à cause de l'effritement des pierres. Simone s'y risqua par bravade; Jean la suivit; et le sentiment de ce réel danger rouvrit la source de leurs émotions plus tendres. Dans ce repaire de soldats, où c'est à peine si l'on pouvait tenir debout sans se courber, et où régnait depuis mille ans peut-être la même demi-obscurité lugubre, Jean reprit la main de Simone et lui demanda si elle ne l'avait pas aimé.

—Ne parlez plus de cela, dit-elle. J'étais folle... j'étais coupable...

—M'aimiez-vous?

—Soyez généreux. Ne me demandez rien...

—Et vous, soyez franche! Parbleu! je ne vous reprendrai pas de force... Et nous n'avons rien à nous cacher. M'avez-vous aimé, Simone?

—Vous le savez bien.

—Alors vous m'aimerez encore. Et vous vous repentirez de ce que vous faites aujourd'hui, quel qu'en soit le motif.

—Le motif!... Ah! Jean, si vous saviez comme je voudrais être comprise par vous! Est-ce possible que vous ne puissiez être que mon amant ou mon ennemi?

—Oui, dit-il d'une voix dure, vous êtes comme toutes les femmes: vous voudriez reprendre votre personne et garder mon amour. Si, au lieu d'indignation, je vous montrais de la souffrance, votre nouvelle vertu ne vous coûterait guère.

—Mon Dieu!... gémit-elle.

Et, sur un geste qu'il fit, comme pour la saisir, elle ajouta:

—Sortons, nous n'avons plus rien à nous dire.

Un éclair de folie traversa le cerveau de Jean.

—Si! murmura-t-il, si, j'ai quelque chose à te dire... Simone... Ah! Simone...

Déjà il l'étreignait, emporté de colère et de désir, dominé lui-même par sa résolution farouche. Il parut à Simone adorable et effrayant. Pourtant elle eut la suprême force de lui résister; elle se tordit sur son bras, détournant la bouche de ces lèvres dont elle redoutait tant la douceur. Alors il ne se posséda plus... Ses mains devinrent brutales... Mais elle, qui luttait silencieusement, les dents serrées, les nerfs roidis, tout à coup eut une inspiration; elle jeta un cri:

—Ah!... vous me faites mal!...

Ce fut si sincère et si déchirant qu'il eut peur: car il n'avait pas mesuré sa violence, et il crut lui avoir tordu cruellement le poignet. Dans sa surprise, il la lâcha presque... Elle fit un effort, se dégagea, bondit hors de l'ouverture, et... se mit à courir sur l'étroite crête de la muraille.

Le cœur de Jean cessa de battre; ce garçon robuste sentit ses bras s'amollir, ses jambes se briser... Cela dura quelques secondes, puis il vit Simone atteindre saine et sauve l'extrémité du périlleux chemin; mais elle avait chancelé vers la fin de la course; une pierre, détachée sous ses pas, tomba dans le vide et rebondit sur le rocher avec un bruit sourd, à une vingtaine de mètres au-dessous.

M. d'Espayrac ne recouvra pas tout de suite assez de sang-froid pour la suivre; un tel trouble le secouait encore qu'il ne se croyait pas le pied suffisamment sûr. A la fin, il se hasarda, non sans une appréhension plus grande que lorsqu'il avait passé la première fois. Quand il fut de l'autre côté, il ne trouva plus Mme Mervil; mais, s'étant engagé dans l'escalier qui subsiste à cet endroit au flanc de la ruine, il aperçut de nouveau la jeune femme; elle descendait les lacets de la colline, précipitamment, comme pour le fuir.

A cette vue, tout s'effaça dans l'esprit de Jean, excepté son ressentiment furieux. Ah! elle avait couru un danger mortel plutôt que de lui appartenir une fois de plus! Ah! elle l'avait repoussé, presque frappé, comme un manant trop audacieux, elle qui naguère s'abandonnait entre ses bras! Eh bien, il ne songerait pas à elle une heure de plus. Elle ne compterait pas dans sa vie plus que ces créatures de hasard dont on s'amuse et qu'on oublie. Elle valait moins que ces créatures, d'ailleurs; celles-là sont forcées par le besoin de remplir leur triste métier. Tandis que Simone Mervil!... Les syllabes de ce nom, mentalement prononcées, causaient encore à d'Espayrac une secousse d'émotion et de regret; puis la colère le soulevait de nouveau quand s'éveillait le souvenir des humiliations subies. «Ah!» pensait-il, «comme elle eût été punie, si, après la façon dont elle s'est débarrassée de moi par sa feinte maladie et par son voyage, elle ne m'avait pas vu la poursuivre jusqu'à Hyères! Ou, du moins, si ce matin je n'avais pas eu la bêtise de lui rappeler le passé, de la supplier, et même... Sacrebleu, que j'ai été idiot! J'aurais dû savoir que rien au monde ne vaut pour les femmes le plaisir d'affoler jusqu'à la violence le désir d'un homme, puis de le planter là pour se draper dans leur vertu. C'est le bonheur complet pour elles, et tout y trouve son compte: leur vanité, leur embryon de conscience morale, leur cruauté naturelle, et même leurs sens paresseux, que cette excitation émoustille et satisfait. Je commence à croire, parole d'honneur, que la vertu de ces pécores-là est plus vicieuse que leurs vices!»

Cette conclusion amenait M. d'Espayrac dans le champ d'oliviers, où, tout à l'heure, il avait embrassé Simone sans qu'elle se défendît. «J'aurais dû la jeter sur cette herbe-là,» se dit-il. «Elle voulait bien alors. J'ai parlementé, c'est ce qui m'a perdu.»

Il l'aperçut, appuyée contre un arbre, son fin visage tout pâle, et qui regardait la mer. Il ralentit le pas, pour lui donner le temps de se remettre en marche. Mais elle se détourna, le vit, et ne bougea pas.

—Vous m'attendez, madame? lui demanda-t-il quand il fut tout près.

—Oui, monsieur, il faut bien que nous rentrions ensemble.

Elle repartit en avant. Et tous deux, sans ajouter une parole, descendirent les degrés de schiste, le sentier bordé de roses, et enfin les marches de pierre qui les amenèrent devant la maison.

Gisèle, se penchant hors d'une fenêtre, cria:

—Eh bien, était-ce beau? Vous restez déjeuner avec nous, monsieur d'Espayrac?

—Certainement, madame, avec le plus grand plaisir, dit-il d'un air plein d'entrain.

Il se jeta dans un fauteuil d'osier, à l'ombre d'un groupe de poivriers aux fines chevelures, tandis que Mme Mervil ouvrait des lettres, apportées en son absence, et qu'un domestique venait de lui remettre.

Un instant après, Mme Chambertier parut dans l'embrasure du porche, entre l'encadrement du lierre. Elle portait une robe d'une nuance fausse et charmante, avec une petite veste en point de Venise appliquée sur le corsage; ses longs yeux avaient une douceur plus alanguie encore que de coutume; entre ses lèvres si rouges, retroussées d'un peu d'ironie, brillaient ses dents humides, et ses cheveux noirs, aux artificiels reflets de cuivre, ajoutaient à sa physionomie quelque chose de voluptueux et de barbare.

Simone, qui releva les yeux, fut frappée de sa beauté.

—Tu as de mauvaises nouvelles? Qu'est-ce qui arrive? Tu es blanche comme un linge!... s'écria Mme Chambertier.

La pâleur de sa triste promenade transformait d'une effrayante façon le visage de Simone. On eût dit que tout son sang avait coulé par une invisible blessure. Pourtant l'exclamation alarmée de son amie fit courir sur ses joues une ombre rose, qui s'évanouit aussitôt.

—Ta petite Paulette n'est pas malade, j'espère?

Il en coûtait à Simone de mentir lorsqu'il s'agissait de la santé de sa fille; elle se figurait lui porter malheur. Pourtant il ne lui vint pas d'autre excuse. D'ailleurs elle était résolue à partir le jour même, et ne pouvait alléguer de meilleur prétexte qu'une maladie de l'un des siens.

—Ah! dit-elle, justement... Figure-toi, ma chérie, que Paulette est malade. Mon mari me rappelle. Je mourrais d'inquiétude si je ne partais pas tout de suite. Je vais prendre le train de trois heures. C'est celui, n'est-ce pas? qui doit correspondre avec le rapide, à Toulon.


Chargement de la publicité...