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Justice de femme

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Lettre L.

Le petit Hugues Mervil vint au monde un jour de novembre—un jour calme et grisâtre—dans l'hôtel de la rue Ampère.

Ce fut une joie sans pareille, même pour Simone, après l'apaisement des tortures physiques. Un fils, ils avaient donc un fils! Leur ardent désir de ces derniers mois se réalisait. C'était à un garçon qu'ils avaient songé dans tous leurs projets d'avenir; on parlait de lui comme d'un être existant déjà, mais éloigné par hasard. «Quand Hugues sera là...—J'ai oublié cet objet dans la chambre de Hugues.»

Mervil, agité, nerveux dans le bonheur comme dans la peine, courait du haut en bas de la maison, s'affairait, déraisonnait. Un de ses premiers mots fut celui-ci:

—Je vais envoyer un télégramme à d'Espayrac. Mon vieux Jean! Il nous aime tant! Il sera si heureux!

—Tu ne sais même pas, dit sa femme, dans quelle ville d'Italie il se trouve en ce moment.

—On fera suivre.

—Eh! laisse donc, reprit-elle avec impatience. Est-ce qu'un jeune homme comme lui s'intéresse à un nouveau-né?

Elle fut irritée qu'il lui rappelât ce nom. Car, après d'infinis calculs, des réflexions pleines d'angoisse, elle avait décidé en elle-même que Hugues ne pouvait être le fils de Jean. A ce torturant travail, recommencé toujours, elle avait passé la plupart des heures, étendue sur le long fauteuil d'osier, dehors, à l'ombre, dans le lourd enchantement, la tiédeur et le silence des après-midi d'été. Paulette, alors, se promenait, avec sa gouvernante, à travers le parc ou la proche campagne, dans la petite voiture, dont les secousses désormais étaient interdites à Simone. Par une fenêtre ouverte de la maison, des mélodies sans cesse reprises, travaillées, changées, ou bien, au contraire, triomphalement envolées d'un seul essor, s'échappaient de la solitude studieuse où s'enfermait le musicien. La pensée de la jeune femme parfois s'engourdissait à les entendre, ces mélodies que l'espace affaiblissait, dispersait comme des lambeaux de songe, épandait comme une vapeur d'harmonie sur l'immobilité des verdures profondes. Une douceur l'enveloppait, lui caressait l'âme, douceur venue du calme et de la beauté des choses, et venue aussi, à travers l'inconsciente mémoire, de quelque insondable existence passée. Mais une secousse la rappelait à elle-même; son cœur se crispait sous une étreinte; et de nouveau la question surgissait: «L'enfant que je porte... de qui est-il?» Alors une brume de tristesse et de honte voilait la campagne ensoleillée; tout oscillait et chavirait dans une ombre soudaine; et ce piano... ce piano qui chantait infatigablement sous les doigts de Roger, prenait une telle voix d'ironie et de reproche, que parfois Simone, dans un énervement affolé, collait, en serrant les dents, les paumes de ses mains sur ses oreilles.

Mettre au monde un enfant sans savoir au juste quel est son père, représentait aux yeux de Mme Mervil un tel excès de dégradation qu'elle n'en imaginait point de pire pour une femme. Et elle en était là!... De son fragile roman, dissipé comme un rêve, cette réalité abominable lui restait! Comment ne l'avait-elle pas prévue?... C'est que, sa fille ayant huit ans déjà sans qu'un second espoir de maternité se fût offert à Simone, la jeune femme avait perdu l'habitude de songer, pour elle-même, aux conséquences naturelles de l'amour. Si sa liaison avec Jean avait duré, peut-être une triste et suprême prudence fût-elle intervenue pour lui épargner au moins cette infamie d'offrir à la tendresse de Mervil un enfant qui ne fût pas le sien. Mais tout cela avait été si plein d'étonnement, si troublé, si court, d'une rapidité de vertige!... Même quand une clairvoyance, par hasard, avait ouvert les yeux de Simone, vite et volontairement elle avait refermé les paupières, en se disant: «Voyons... ce serait une fatalité trop extraordinaire... C'est impossible!» Et, pour mieux nier à elle-même cette possibilité, qui, si incertaine pourtant, la gênait, la maîtresse de M. d'Espayrac avait comme à plaisir brouillé dans sa mémoire les dates de leurs si rares baisers.


Ces dates, elle les rechercha plus tard avec acharnement, durant les heures paresseuses de sa grossesse. Tandis que son corps alourdi simulait le plus insouciant repos, son esprit s'énervait à poursuivre, sans la trouver, la solution du problème. Puis, un beau jour, elle eut contre elle-même une révolte. N'était-elle pas folle de s'infliger des tortures pareilles? Allait-elle se punir toute sa vie pour une faute de quelques jours? Après tout, Roger l'avait trompée le premier. C'était lui qui l'avait poussée dans les bras de Jean. Toutes les femmes auraient fait comme elle; et toutes n'auraient pas eu l'énergie de rompre ensuite, l'affreuse énergie qui l'avait soutenue durant la visite aux ruines du château d'Hyères, parmi des scènes dont l'évocation, surgie brusquement, la bouleversait.

Alors Simone admit comme définitive cette conclusion, dont la formule, aux premiers jours déjà, lui était apparue: «Ce serait une fatalité trop extraordinaire... C'est impossible!»

Quand elle vit son fils entre les bras de Roger, tout sentiment d'inquiétude s'envola. Devant cette image matérielle, Simone ne douta plus que ce cher petit Hugues n'appartînt à son mari. «Mon instinct de mère ne me tromperait pas,» pensa-t-elle. Car elle prit pour une irrécusable intuition l'intensité de son désir.

Ce fut le moment que choisit Mervil pour rappeler à sa femme le nom de Jean d'Espayrac. Lorsqu'elle l'eut détourné d'envoyer à leur ami un faire-part télégraphique de la naissance qui les rendait si heureux, Roger se hâta de répondre avec une indulgente gaieté:

—Tu as raison. Ce gaillard-là ne le mérite pas. Voilà six mois qu'on ne l'a vu. Il nous donne à peine signe de vie. Je parie qu'il ne fait plus de vers, qu'il ne travaille même plus. Et sais-tu à qui la faute?

—Non, dit Simone toute pâlissante, car elle se demandait soudain si leur rupture n'avait pas à ce point attristé, démoralisé le poète.

—A ton amie Gisèle, parbleu! Je soupçonne qu'il en est amoureux, et pour de bon, cette fois, lui, le volage. Notre papillon s'est brûlé les ailes à cette flamme. Je crains qu'il ne s'envole plus de longtemps.

—Qu'est-ce qui te fait penser cela? demanda Simone.

—Mais, voyons, tu sais bien qu'il suit maintenant les Chambertier partout. D'abord il les a rejoints à Hyères; puis ç'a été Saint-Moritz; ensuite Trouville; maintenant c'est l'Italie. Et, sois-en sûre, nous ne le reverrons pas à Paris avant qu'eux-mêmes soient de retour boulevard Haussmann.

—Ah! s'écria Simone avec vivacité, je ne comprends pas, Roger, que tu portes ainsi des jugements en l'air, des jugements aussi graves. Tu n'es pourtant pas mauvaise langue. Laisse donc ces cancans-là aux femmes.

Son mari, craignant qu'elle ne s'agitât, voulut tourner la chose en plaisanterie. Mais elle y revint deux fois dans la journée, s'inquiétant s'il avait des soupçons sérieux, s'il avait entendu dire quelque chose, et répétant avec irritation:

—Oh! de la part de M. d'Espayrac, ce serait indigne!... Compromettre ma meilleure amie!... Sachant comme nous sommes liées... Tu ne trouves pas?... Écoute, s'il a fait une chose pareille, j'espère bien que tu lui fermeras notre porte... que nous ne le reverrons jamais!

—Eh! dit Roger, ne prends donc pas ceci au tragique. C'est une flirtation, et voilà tout. Ta Gisèle est trop fine mouche pour s'afficher et chercher le scandale.

Mais le musicien eut beau faire, il ne put atténuer l'effet de ses paroles imprudentes. Vers le soir, la fièvre saisit violemment Simone. Pendant deux jours elle fut très malade, et, vu son état, presque en danger. «On dirait,» pensa Mervil, qui s'accusait amèrement, «on dirait qu'elle a trop pris à cœur cette bêtise à propos de Jean et de Mme Chambertier. Elle ne peut souffrir le moindre soupçon sur sa Gisèle. Puis, elle est si pure, ma chère petite Simone, qu'à ses yeux ce serait une turpitude abominable... Allons, je ne lui en dirai plus rien.»

Toutefois la conviction de Mervil était faite. Certains propos mondains lui étaient parvenus qui, dans la réclusion récente de Simone, n'avaient pas pénétré jusqu'à elle, et qu'il s'était gardé de lui répéter. Puis il connaissait trop son d'Espayrac pour le croire capable de prolonger auprès d'une femme une assiduité gratuite et sans espoir. Même il se sentait fort ennuyé de cette aventure, non pas à cause de son ami, mais en raison de l'intimité des deux jeunes femmes,—cette intimité qu'il n'avait pas su rompre à temps, malgré certaines méfiances, et qui finirait, craignait-il, par porter tort à Simone.

Cependant la convalescence de Mme Mervil s'opéra très rapidement, car, sous son apparence de blonde frêle, elle avait un sang vigoureux et des organes souples et forts. Elle se trouva tout à fait remise en décembre, au commencement de la saison mondaine.

—Quel bonheur! disait-elle à son mari. J'assisterai donc à ta «première».

Mervil, cette fin d'année, donnait, en effet, une nouvelle œuvre, et, cette fois, à l'Opéra-Comique. Événement considérable dans la carrière du compositeur. Tant qu'il avait travaillé à sa partition, ce but encore incertain d'être joué sur la seconde scène lyrique de France leur apparaissait—à lui comme à Simone—dans un tel éloignement, que l'un et l'autre s'en désintéressaient un peu, en parlaient rarement, ainsi que d'une chose irréalisable. Mais, depuis que le directeur comptait tout haut sur cette pièce comme sur le morceau de résistance de la saison, depuis que les répétitions étaient commencées, que les journaux prédisaient le succès, se risquaient à des indiscrétions, depuis que les interviews se succédaient dans le petit hôtel de la rue Ampère, une fièvre d'émotion et d'espoir soulevait le jeune ménage. Simone elle-même vibrait des folles espérances et des non moins folles anxiétés qui détraquent les pauvres cœurs en proie à l'hypertrophie artistique. Jamais elle n'avait tant déliré ni tremblé pour une œuvre de son mari. Quel étonnement pour elle qu'un tel réveil de sensations dans son être engourdi durant des mois par le découragement de vivre! Sa maternité nouvelle et son ambition d'épouse lui rendaient ce qu'elle croyait à tout jamais perdu: le pouvoir d'aimer, de désirer, de regarder vers l'avenir, et les grands tressaillements de joie qui secouent la chair avec l'âme, et le goût du lendemain,—ce goût qui ne s'éteint jamais, bien qu'il paraisse quelquefois si complètement mourir.

C'est surtout près du berceau de son fils que Simone eut le sentiment de cette résurrection. Quand elle regardait le bébé dormir, avec ce menu visage, comique d'imperfection, mais tellement touchant de fragilité, d'inconscience, qu'ont les petits des hommes, et que les mères trouvent si beau; quand, sous l'imperceptible menotte, aux petits doigts gras et pointus,—la chose jolie de la toute première enfance,—elle glissait l'un de ses doigts, à elle, et qu'elle le prêtait à l'étreinte où cette infinie faiblesse met une si curieuse force, comme pour un instinctif appel; alors Simone sentait ses yeux se mouiller, sa poitrine se gonfler, toute sa substance douloureuse et nerveuse se fondre en un apaisement délicieux.

Même, en ce renouveau sentimental, la crise de jalousie dont la secousse avait tant ébranlé la jeune mère au dangereux moment qui suivit la naissance de son fils; cette jalousie à peine explicable, et pourtant si cruelle, envers un amant congédié, s'atténua jusqu'à une douceur qui ressemblait à de la compassion pour Gisèle, et, pour Jean d'Espayrac, presque à de l'indifférence.

«Pauvre Gisèle!» songeait Simone en baisant son petit Hugues, «elle est moins heureuse que moi.»

Elle avait alors, autour de ce petit paquet d'humanité fragile et de précieuses dentelles, des gestes d'une passionnée tendresse, tels que sa fille Paulette en restait interdite, la bouche colère, avec une ombre plus noire dans ses yeux déjà si tragiquement obscurs.

—Oh! maman, tu aimes Bébé mieux que moi!

Simone protestait. Mais inutilement. Car la fillette possédait l'aiguë intuition qu'ont les natures trop vives et trop douloureusement tendres; avec cela un esprit de révolte et de fierté.

—J'étais là avant lui, disait-elle à sa mère. Moi, je t'ai brodé tout un sachet pour ta fête. Même je voulais t'apprendre pour tes étrennes le Meunier Sans-Souci. Et qu'est-ce qu'il a fait pour toi, Bébé, je te le demande?

Ce qu'il avait fait, Paulette ne le devinerait pas, même plus tard, même en passant à son tour par des transes pareilles d'amour coupable, de remords, puis de violente tendresse et de triomphante espérance. Car on imagine toujours sa mère comme participant un peu à quelque surhumaine sérénité dont les tentations n'approchent point.

Le fait est que Simone, déjà, préférait son petit Hugues, d'un sentiment de maternité plus profonde, parce qu'elle avait eu Paulette au milieu d'une foule d'autres joies, à dix-huit ans, alors que l'on gâche du bonheur; tandis que ce fils, aujourd'hui, c'était pour elle tout et mieux que tout: puisqu'il était la chose qu'on se met à chérir autant que la vie à l'heure où l'on croyait que plus rien ne vaut la peine de vivre.


Cependant Mervil, voyant approcher sa première représentation, s'étonnait de ne pas apprendre le retour de Jean d'Espayrac.

—Il n'est pas mon collaborateur cette fois, disait-il; mais c'est égal, si je ne peux l'embrasser ce jour-là, j'aurai un vrai chagrin, et je trouverai qu'il n'agit pas en bon camarade.

Les auteurs du scénario sur lequel avait travaillé le compositeur s'appelaient Molière, Corneille et Quinault. Car, sous ce titre: La Douleur d'Éros, c'était la Psyché qu'il avait choisie pour y broder sa partition,—la seule pièce, comme on sait, que Molière n'ait pas signée seul.

Une après-midi qu'il était à la répétition,—la dernière avant la répétition générale,—Simone, tout à fait remise, mais un peu lasse, et réservant ses forces pour le grand jour, brodait un petit tablier destiné à Hugues, allongée sur une chaise longue dans son cabinet de toilette. Elle se trouvait seule, car ses enfants étaient dehors avec la nourrice et la gouvernante; et, comme elle n'avait pas repris «son jour», elle n'attendait aucune visite.

Elle entendit le timbre de la porte extérieure; puis, bientôt, l'on frappa chez elle. Le domestique parut, portant une carte sur un plateau. Comme elle chuchotait: «Je n'y suis pas... pour personne!» l'homme insista.

—«Cette dame veut absolument...» Et Simone, prenant la carte, vit sauter sous ses yeux comme un éclair, en une ligne de fine anglaise sur l'ivoire du bristol:

Madame Édouard Chambertier.

—Ah! dit-elle, c'est différent. J'y vais.

Elle n'avait pas vu Gisèle depuis huit mois,—depuis ce quai de gare, dans la petite ville du Midi, qui, brusquement, s'évoqua dans sa pensée, avec le tas des malles au bord de la barrière, l'ombre dure des eucalyptus, les rosiers grêles de la haie, et la silhouette de Jean, le geste un peu rageur dont il lançait au loin sa cigarette au moment de lui dire adieu.

Elle descendit l'escalier, sans savoir ce qu'elle éprouvait pour son amie, ni ce qu'elle allait lui dire, mais avec la seule vision de cette gare devant les yeux, et la vague déchirure au cœur d'une blessure à demi guérie que l'on toucherait d'un doigt brutal.

«Mignonne!... Ma chérie!... Ma petite Simone!... Gisèle!...»

Ce fut une telle effusion de câlineries, de baisers, d'épithètes mignardes, que chacune des jeunes femmes, dans la griserie et l'entraînement de cette minute, ne distingua pas si elle cédait à sa propre tendresse ou à la contagieuse tendresse de l'autre.

L'entrée du domestique les sépara. Il venait mettre une allumette au feu du petit salon, car la chaleur du calorifère ne suffisait pas à rendre hospitaliers des appartements tout assombris par la tristesse de décembre. Tandis qu'il remuait le petit bois, donnait de l'air aux bûches et relevait la plaque de la cheminée, les reproches aimables commencèrent:

—Pourquoi ne m'as-tu pas écrit plus souvent, méchante?

—Comment?... Tu as laissé deux lettres de suite sans réponse.

—Oui, c'est que tu m'envoyais quatre lignes quand je t'expédiais huit pages.

—En voyage, on ne peut pas... Nous ne restions pas en place. Tandis que toi, sans rien à faire, à la campagne...

—Sans rien à faire? dit Simone en riant. Tu appelles cela rien à faire, un bébé à mettre en état de paraître dans le monde!

—C'est vrai... Et moi qui ne te félicite pas!... Mais je lui ai envoyé mes souhaits de bienvenue. Comment va-t-il, ce petit bonhomme?

Là-dessus, Gisèle embrassait de nouveau son amie, car, à pas discrets, le domestique avait quitté la chambre.

—Tu sais, dit Mme Chambertier, c'est à cause de La Douleur d'Éros, de ton mari, que nous revenons avant Noël, sans cela nous serions restés en Sicile jusqu'au milieu de janvier.

Elle commença le récit de ses pérégrinations à travers les villes d'eau, les plages, les palais italiens, les ruines à la mode. Ensuite elle questionna Simone sur la façon dont elle avait passé l'été, sur la naissance du petit Hugues et sur les travaux de Roger.

—Ça va être un succès fou, sa Douleur d'Éros, assura-t-elle. J'en ai entendu parler partout. On attend cela comme une révélation.

Simone, tout en lui répondant, sentait croître en elle-même le désir aigu, maladif, d'entendre son amie l'entretenir enfin de M. d'Espayrac. Mais pour rien au monde elle n'eût, la première, prononcé ce nom. Pourquoi Gisèle ne lui parlait-elle pas de cet ami commun, qui, ouvertement, avait accompagné de ville en ville, et non pas sans que l'on en causât, M. et Mme Chambertier? Simone devait-elle attribuer cette réserve à une insurmontable gêne, et reconnaître dans cette gêne la preuve d'une liaison entre Gisèle et Jean? Cette chose qu'elle ne voulait pas voir, qu'elle ne voulait pas savoir, son amie allait-elle lui en crever les yeux à force de maladresse? Ce n'était pourtant pas la finesse ni la souplesse morales qui manquaient à cette belle créature féline, à cette femme d'un charme si grand que Simone, malgré ses soupçons, se sentait fondre pour elle d'une tendresse dissolvante et douce. «Pauvre Gisèle! Après tout, elle ne sait pas que d'Espayrac a été mon amant, l'amant de sa meilleure amie. Eh bien! Qu'elle le prenne!... Qu'elle le garde!» songeait Simone. «Moi, j'ai mon fils.»

Pour le moment, l'orgueil de cette pensée suffisait à la soutenir. Elle parvenait même à considérer sans un mouvement d'envie la toilette savante et la beauté de Gisèle, dont l'harmonie formait un ensemble d'irrésistible séduction. Évidemment, durant les derniers mois, Mme Chambertier avait embelli encore, avait acquis une grâce nouvelle, indéfinissable. Simone le constatait, sans découvrir si ce rayonnement venait de l'expression adoucie des yeux, ou de la fierté du front, que les cheveux plus relevés dégageaient davantage, ou de l'animation du teint, ou peut-être d'on ne sait quel rayonnement de joie et de volupté répandu sur toute sa personne.

—Ces voyages t'ont fait du bien, remarqua Simone, comme la conversation commençait à languir. Tu t'es amusée. Cela se voit. Jamais tu n'as eu meilleure mine, jamais tu n'as été si ravissante.

—Amusée?... Gisèle attrapa ce mot au vol, le répéta par deux fois avec une intonation singulière. Puis elle regarda son amie et se tut.

Sous ce regard, Simone eut tout à coup une sensation horrible. Elle pressentit que Gisèle allait lui faire une confidence, et, cette confidence... elle la vit prendre forme,—une forme distincte et abominable,—elle crut apercevoir Gisèle entre les bras de Jean. Malgré ce qu'elle avait prévu, presque accepté, cela lui fit tant de mal, qu'elle se recula et pâlit.

—Amusée?... répétait encore Gisèle. Ce n'est pas le mot, va. Ah! ma chérie, si tu savais!...

—Non, non... murmura instinctivement Simone, avec la main étendue, comme un enfant qui veut se préserver d'un coup.

—Si tu savais! continua Gisèle, sans prendre garde ou sans attacher de sens au geste de son amie.—Ah! je suis si heureuse, si profondément, si complètement heureuse! Je ne puis m'empêcher de te le dire, à toi. Je me suis réjouie de te le dire. Tu es la seule créature au monde en qui j'aie assez de confiance pour lui parler de cela. Et, vois-tu, il faut que je t'en parle... Mon cœur déborde... Je n'imaginais rien de pareil. Tu me blâmeras, toi, Simone. Mais moi, je n'ai pas ce que tu as. Je n'ai pas un mari comme le tien; je n'ai pas tes enfants... Puis... tiens! je l'avoue... ni mari, ni enfants, rien ne m'arrêterait... C'est un amour plus fort que tout, meilleur que tout... Quand on me tuerait, je n'y renoncerais pas... La tête sur le billot, je ne m'en repentirais pas!...

—Tu aimes donc?... Ah! dis-moi tout!... chuchota Simone, qu'une affreuse curiosité soulevait brusquement de sa défaillance, et emportait à présent au-dessus de toute autre sensation.

Alors Gisèle, blottie contre son épaule, les bras à sa taille, avec ces mots d'ingénieuse pudeur dont les femmes savent user pour dire clairement ce qui, dans la bouche d'un homme, deviendrait tout de suite du plus cynique matérialisme, Gisèle lui raconta comment, depuis le printemps dernier, elle était la maîtresse du beau Jean d'Espayrac.

—Car il est beau, dit-elle. Non, mais as-tu bien remarqué comme il est beau? Je crois que, depuis qu'il m'aime, il est devenu plus beau encore. Si tu l'avais vu le mois dernier, à Naples, dans un bal costumé, en brigand calabrais!... Quand il passait le long des groupes, c'était un murmure d'admiration, comme pour une femme. Mais je vais te montrer... Il a fait faire son portrait pour moi, dans ce costume.

Et, d'un petit porte-cartes caché dans une poche intérieure de sa pelisse, Mme Chambertier voulut tirer une photographie.

—Non, non! cria Simone. Oh! pour l'amour de Dieu, non!

—Pourquoi? demanda Gisèle, étonnée de l'extraordinaire terreur qui dilatait les yeux de son amie.

—On pourrait entrer, balbutia Mme Mervil—dont la seule crainte était d'éclater en larmes si elle regardait le visage de Jean.—Mais que tu es imprudente!... Porter cette photographie sur toi!...

—Elle ne me quitte pas, déclara Gisèle. Quand je retire mon manteau, je la mets dans mon corsage, et quand je retire mon corsage, je la mets sous mon oreiller.

—Sous ton oreiller!... Tu interdis donc à ton mari la porte de ta chambre?

—Comme c'est facile! s'écria Gisèle en éclatant de rire. Cela ne se fait que dans les romans. Non, non... Édouard vient quelquefois... le moins possible. Mais Jean reste sous l'oreiller... Et cela me donne du courage.

Peut-être fut-ce un effet de ce que les moralistes appellent la perversité foncière de la femme,—perversité qui s'éveille, chez la meilleure, même parmi les résolutions vertueuses ou les plus tragiques sentiments,—mais Simone ne put s'empêcher de sourire, tout en murmurant un «Oh!...» d'indignation.

—Ah! pardonne-moi de te dire des bêtises, ma petite Simone. Vois-tu, je me moque tant de tout ce qui n'est pas lui! Et nous nous aimons si follement!

—Depuis le printemps?... reprit Simone que, tout à l'heure, cette date avait frappée.

—Oui... depuis notre séjour à Hyères. Tu te rappelles?... Tu nous as quittés. Ah! je n'aurais jamais cru céder si vite... Mais un jour... Tu ne t'imagines pas... C'est si romanesque!... Nous avons été surpris par un orage dans les ruines du vieux château...

Ce fut au-dessus des forces de Simone. Un vertige de fureur la prit. Elle, si douce, elle se sentit le cœur submergé d'un flot de haine. Son cerveau s'affola d'une image de meurtre. Elle courait parmi ces ruines trop bien connues, elle les surprenait, et elle frappait Jean. Oui, durant une seconde, elle aurait voulu tuer Jean!

Puis le sentiment de son injustice l'anéantit. N'était-ce pas elle qui avait rejeté, refusé l'amour de cet homme? Qu'est-ce qui la soulevait ainsi? Peut-être seulement une vanité monstrueuse. Mais n'avait-elle pas, la première, exaspéré par la pire blessure la vanité de M. d'Espayrac? Après tout, l'immédiate vengeance de son amant témoignait d'un violent dépit, et le dépit, c'est encore un hommage... Hélas!... Gisèle Chambertier était trop souverainement belle pour que le dépit troublât le bonheur de celui qui la possédait. Et Jean possédait Gisèle. Cette conviction qui surgissait par-dessus tout, qui s'affirmait par des visions rapides et folles, livrait maintenant Simone aux plus atroces inspirations de la jalousie. Elle avait beau se défendre, l'obscure impulsion montait en elle. Et, ce qui était pire, c'est qu'elle s'en voulait jusqu'au mépris d'elle-même. Quoi donc! Elle était restée jalouse du mari qu'elle trompait! Maintenant, elle devenait jalouse de l'amant dont elle ne voulait plus!... Mais c'était insensé! Quelles sont donc les abominables sources d'où jaillissent de tels sentiments, sur lesquels la raison n'a pas de prise?...

—Qu'as-tu donc? demanda Gisèle,—car son amie ne lui répondait plus.—Tu es toute pâle.

Et Simone, cédant à l'irrésistible poussée aveugle, allait peut-être lui crier quelque parole d'aigreur et d'insulte, allait peut-être se trahir elle-même pour mieux l'outrager, lorsque le timbre de la porte extérieure jeta sa vibration claire. Et, tout de suite, des pas et des rires emplirent le corridor.

—Mes enfants!... exclama Simone en un cri de délivrance. Mes enfants!...

D'un élan presque fou, elle se leva, elle se précipita vers eux. Et, à leur vue, soudainement, la crise affreuse qui lui convulsait le cœur s'apaisa.

—Viens, Paulette, appela-t-elle, viens dire bonjour à Mme Chambertier. Nounou, donnez-moi mon fils.

Pour rentrer dans le petit salon, elle prit entre ses bras le bébé, tout rose de l'air vif à travers son grand voile blanc. Et ce fut avec une involontaire dignité, avec une fierté bienfaisante comme une revanche, qu'elle le tendit vers son amie, vers cette amante qui n'était pas mère, et qu'elle lui dit:

—Voilà mon fils!


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