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Justice de femme

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Lettre M.

Maintenant, chaque jour, à toute heure, Jean d'Espayrac enveloppait Simone Mervil d'une atmosphère de passion. Même lorsqu'il n'était pas là—et c'était rare, tant il trouvait dans sa collaboration avec le musicien de prétextes pour accourir—elle sentait autour de sa personne le magnétisme de ce désir, que nulle déclaration ne précisait encore. Pour elle, tout en trouvant une perverse douceur à se laisser entraîner par le vertige, elle ne pouvait se persuader qu'elle aimait. Le sentiment qui dominait dans son cœur, c'était un regret, très âpre et très vague à la fois. Que regrettait-elle? Peut-être une illusion. Son âme pleurait ce rêve de la vie qu'elle avait conçu à vingt ans: cet unique amour, toujours aussi doux, toujours aussi fort, dans lequel jamais ne se serait glissé ni trahison ni lassitude. Aimer Roger, n'aimer que lui, l'aimer encore, et surtout se sentir adorée par lui! Quelquefois elle se reprenait à ce bonheur jadis si précieux; elle s'y rattachait désespérément; elle voulait croire qu'il ne tenait qu'à elle de le recommencer. Dans ces instants-là, elle prenait en grippe le beau Jean d'Espayrac; elle se disait en le regardant, en l'écoutant: «Pauvre garçon, tu prétends le remplacer dans mon cœur! Mais tu ne sais donc pas que c'est impossible!... Mais tu ne lui vas pas à la cheville à ce grand artiste. Mais tu ne sais pas que je donnerais cent fois ta vie pour une heure de la sienne!...» Et dans ces instants-là, si Roger avait pris la peine de revenir aux enfantillages des premières tendresses, de griser un peu cette imagination avide d'amoureux aliments, s'il avait paré de quelques coquetteries les monotones intimités conjugales, Simone se fût rattachée éperdument à lui, eût oublié ses jalousies, ses plaies d'orgueil, ses tentations, eût oublié même Netty Davidson.

Mais, précisément, Roger Mervil tournait contre lui-même, sans en avoir conscience, les armes qui lui eussent permis de reconquérir sa femme. Dans les heures où il aurait pu être l'amant, il faisait voir tellement qu'il était le mari—par l'identité de ses gestes, la sécurité de ses droits, la complète omission de toute câlinerie superflue—que Simone était plus profondément découragée par ses caresses qu'elle ne l'eût été par son indifférence. Et toujours, en elle, revenait la pensée: «Il n'était pas comme ça auprès de l'autre!» avec tout le cortège des irritantes réflexions, des exaspérantes images. Elle finissait par se dire: «Si je le trompais, je me sentirais tellement coupable envers lui, que je perdrais la cuisante impression de ses propres torts. Oui, vraiment, j'aimerais mieux souffrir de ma trahison que de la sienne!»


Au mois de février, les Chambertier donnèrent un bal. Simone dansa le cotillon avec Jean d'Espayrac. Ce cotillon dura près de deux heures. Le conducteur—qui, naturellement, dansait avec Gisèle—multiplia les figures et en produisit d'inédites. Les accessoires, fort nombreux, étaient tous des objets d'un certain prix. On s'amusait fort. Ni la jeunesse, ni la gaieté, ni la beauté ne manquaient. La richesse du cadre, les vastes perspectives des salons et de la serre, la profusion des lumières et des fleurs, flattaient la vanité des trois à quatre cents personnes qui pourraient dire demain: «Nous y étions.» C'était, comme les journaux mondains l'enregistrèrent, «une soirée tout à fait réussie».

Dans la vie de Simone, elle devait marquer, cette soirée, comme un instant décisif. La jeune femme y goûta l'une de ces rares ivresses durant lesquelles—coupable ou non—l'âme voit resplendir un éclair de bonheur humain. Au milieu de ce bal, dans sa légère et radieuse toilette, où elle se sentait si jolie, assise tout à côté de cet homme frémissant d'amour, qui, de temps à autre, et suivant les caprices des figures, l'étreignait et l'emportait, avec un soupir contenu de passion à bout de force, Mme Mervil subit un entraînement qu'elle n'avait jamais éprouvé, chez elle, seule avec Jean, durant leurs plus intimes, leurs plus dangereuses causeries. Le jeune homme, ici, ne parlait point ou parlait peu. Soucieux de ne pas compromettre sa danseuse, il évitait même de la regarder longtemps de suite, pour rester maître de lui-même et de l'expression de ses yeux. Pourtant jamais sa passion ne fut plus éloquente. Il est vrai qu'elle atteignait son paroxysme à sentir que Simone vibrait jusqu'à défaillir. En ce moment, M. d'Espayrac aimait comme il n'avait pas encore aimé. Nulle hésitation ne faisait plus flotter sa sentimentalité ou son désir de Gisèle à Simone, et de Simone à Gisèle. La grâce énigmatique et voluptueuse de Mme Chambertier ne disait plus rien, même à ses sens. «Celle-là,» pensait-il, «eût été d'une conquête trop facile, et, par cela même, peu souhaitable.» Mais les luttes qu'il avait pressenties chez Mme Mervil, les scrupules délicats de cette petite âme sans hardiesse, lui prenaient le cœur d'une séduction infiniment douce, d'un attendrissement dont il ne se fût point cru capable, et dont il lui savait gré.

Toutefois le matérialisme de ses vingt-six ans ne lui permettait point un plus long stage dans ces régions de platonique tendresse.

«Si je n'obtiens pas un rendez-vous ce soir,» se disait-il encore, «je perdrai la meilleure occasion que j'aurai peut-être jamais.»

Pourtant, même ce soir, il n'osait rien brusquer. Le respect où le maintenaient les clairs yeux de Simone, même quand ces beaux yeux s'embrumaient de langueur, avait encore pour M. d'Espayrac un charme qu'il ne pouvait rompre.

Un hasard le servit. Roger Mervil avait quitté le bal, où il s'ennuyait, promettant à Simone qu'il reviendrait à trois heures du matin, pour le souper, et qu'il la ramènerait à la maison. «Je vais corriger des épreuves pressées,» lui avait-il dit. «Et, en même temps, je verrai comment va Paulette. Elle s'est couchée, tu sais, avec un peu de fièvre.»

Or, comme le cotillon venait de finir, on vit M. Chambertier traverser les salons avec un air inquiet.

—Je cherche Mme Mervil. Où est donc Mme Mervil?

Elle était encore au bras de Jean. Tous deux choisissaient leurs places à l'une des petites tables du souper, riant et faisant signe de loin à leurs partenaires.

—Chère madame... D'abord n'ayez pas peur... Il n'y a rien du tout. Mervil vient de me téléphoner. Votre fillette a seulement un peu plus de fièvre, et il a jugé prudent d'appeler le médecin... Il l'attend et ne veut pas quitter... Je viens de lui dire que je vous ramènerai moi-même...

—Ah! mon Dieu! s'écria Simone.

Elle avait quitté le bras de Jean et s'élançait dans la direction du vestiaire.

Les deux hommes la suivirent. Chambertier la rassurait.

—Mervil dit que ce n'est rien, que vous ne partiez même pas avant le souper.

Mais Simone, toute pâle, secouée d'un tremblement, ne l'écoutait seulement pas. Ses mains agitées ne pouvaient nouer les rubans de sa sortie de bal. M. d'Espayrac, très grave, très tendre, l'habillait comme une enfant, la forçait à s'envelopper la tête dans son grand voile d'Alençon.

—Ne vous faites pas tant de mal, murmura-t-il. Nous allons y être tout de suite.

En même temps, il tendait le bras à un valet, qui lui passa sa pelisse.

—Alors, dit Chambertier, c'est vous, monsieur d'Espayrac, qui reconduisez Mme Mervil?... Moi, je ne peux pas quitter avant le souper... Je suis désolé, chère madame... Ah! quel contretemps! Gisèle va être aux cent coups!...

Déjà Simone courait sur le perron.

—Un fiacre! dit-elle. Ma voiture ne devait venir qu'à quatre heures.

—La mienne est là, fit d'Espayrac. Rue Ampère, dit-il à son cocher. Et vite, n'est-ce pas?

Quand il fut près d'elle, dans le coupé,—tout près d'elle, tout seul avec elle, et pour de si courtes minutes,—il ne put pas se contenir, il la prit tout de suite dans ses bras, mais avec une pitié câline, comme une petite fille affligée.

—Ma chérie!... prononça-t-il tout bas. Ma pauvre chérie, comme elle tremble!...

Simone, sans résister, cacha sa figure contre l'épaule du jeune homme. Un long sanglot l'ébranla tout entière.

—Ah! je suis punie, gémit-elle. Ah! je suis bien punie!...

—Punie?... De quoi punie?... demanda Jean contre la joue de Simone, et si près, que chaque syllabe y posa une imperceptible caresse.

—Vous le savez bien... murmura-t-elle.

Il la serra contre lui, violemment, éperdument, jusqu'à la meurtrir de ses bras forts.

—Ah! Simone, Simone... Vous m'aimez donc?... Vous m'aim...

Il s'arrêta, comme suffoqué par une joie trop soudaine... Et il la serrait toujours, l'affolant, la brisant, la désarmant par cette étreinte farouche, silencieuse.

Simone, en ses rêves les plus hardis, n'avait point prévu pareille sensation, si tragique et si douce. Était-ce un paroxysme d'angoisse ou un paroxysme de délices? La souffrance l'emportait peut-être, car elle eût voulu gémir et mourir... Et cependant... Comment avait-elle pu douter qu'elle l'adorait, cet homme, dont un seul geste la plongeait en une telle intensité d'extase?

Ses lèvres haletantes, enfouies dans la fourrure de Jean, voulurent chercher un peu d'air. Elle tourna la tête, les yeux clos. Mais quand tout à coup elle sentit sa bouche prise par deux lèvres ardentes, elle eut un cri, une révolte, un recul...

—Oh! non... Oh! Jean... Laissez-moi... Je vous aime... Je suis folle... Ayez pitié de moi!... Et Paulette... Oh! ma pauvre petite Paulette!

Il lui semblait qu'elle allait porter malheur à son enfant. Cette superstition lui rendit de la force. Elle se rejeta dans le coin du coupé. M. d'Espayrac n'insista pas, ne la rassura pas, ne prononça pas un seul mot. Il prit seulement la main de Simone, et posa sur cette main, encore gantée du long gant de bal, un baiser plein de lenteur, un baiser qui disait sa soumission et sa reconnaissance. Puis il garda cette petite main dans la sienne, jusqu'à ce que la voiture s'arrêtât devant la maison des Mervil.

—Allumez dans le petit salon pour M. d'Espayrac, cria Simone, en s'élançant dans l'escalier vers la chambre de sa fille.

—C'est inutile, dit d'Espayrac au valet de chambre. J'attends seulement des nouvelles, et je repars tout de suite.

Un instant après, Mervil descendait vers son ami.

—Eh bien?... demanda le poète, un peu gêné de sentir combien il aimait toujours cet homme dont il allait prendre la femme.

—Rien, rien du tout, heureusement, dit le compositeur, du moins rien de ce que je craignais.

—Qu'est-ce que tu pensais donc?

—Ah! mon cher, si tu savais! Le croup, rien que cela... J'ai eu une peur! Elle se plaignait d'une gêne dans la gorge...

—Est-ce qu'elle n'a pas passé l'âge du croup? Elle a huit ans, Paulette.

—Il n'y a pas d'âge. On l'attrape toujours. Ah! puis, tu sais, quand on a peur... Mais j'oublie de te remercier... Tu as lâché ton bal pour ramener Simone, tu es accouru tout de suite... C'est gentil comme tout de ta part! Et je suis sûr que tu nous as sacrifié quelque flirtation.

—Mais non, mais non, dit Jean, qui se sentit rougir. C'était tout naturel. Allons, eh bien, mon vieux, j'espère que ça ira bien. A un de ces jours. Au revoir.


Quand Mervil remonta, il fut surpris de trouver Paulette en larmes, et Simone, qui, debout près du petit lit, toute droite et très pâle, regardait pleurer l'enfant sans essayer de la consoler.

—Mais qu'est-ce qu'elle a? dit-il. Elle va se faire du mal. Qu'est-ce que tu lui as dit?

—Moi?... Rien, fit Simone d'un air sombre. Tu as bien vu tout à l'heure qu'elle a fondu en larmes dès que je suis entrée.

—Comment! elle pleure ainsi depuis ce moment-là? Mais qu'est-ce que cela veut dire? Qu'est-ce que tu as, ma petite Paulette? Voyons, dis-le à ton petit père?...

Mervil se penchait sur le lit, entourait de ses bras le buste de sa fillette, écartait les menottes qui s'obstinaient devant le visage fiévreux, devant les yeux rougis.

—Qu'est-ce que tu as, ma mignonne? Souffres-tu?

—Elle n'a pas voulu me répondre, dit Simone avec des lèvres qui se convulsaient d'effroi et de chagrin.

—Pourquoi, dit le père, n'as-tu pas voulu répondre à ta petite maman?

L'enfant, d'un ton farouche et bas, prononça:

—Elle ne m'aime plus. Depuis ce soir, elle ne m'aime plus.

—Oh! Paulette... murmura la mère.

Et, croyant distinguer dans les paroles de sa fille un pressentiment, un avertissement, une leçon, Simone, la chair encore tout affolée des caresses de Jean, le cœur déchiré de tristesse, se mit à genoux près du petit lit de Paulette, et, à son tour, pleura comme elle, à grands sanglots enfantins, avec cette plainte si spontanée des femmes: «Oh! que je voudrais donc mourir!...»

Un instant après, toutes deux, rapprochées par le père, mêlaient leurs baisers et leurs larmes. Et Paulette, murmurant alors son chagrin d'enfant jalouse, trop sensible, disait à l'oreille de Simone:

—Tu n'iras plus danser quand je serai malade? Tu n'aimeras personne, jamais, plus que moi?... Bien vrai, dis, personne?...

—Non, non... balbutiait la mère.

Alors Roger mêlait leurs mains dans les siennes, les embrassait ensemble... Tandis que, dans l'océan de détresse où chavirait et s'enfonçait la frêle petite âme instinctive de Simone, parmi le dégoût d'elle-même, la crainte superstitieuse, le remords, la tendresse vraie pour ces deux êtres,—son mari, sa fille,—surgissait en elle un sentiment qu'elle ne s'avouait pas, mais qui cependant dominait tous les autres: la joie d'avoir été tenue dans les bras de Jean d'Espayrac, de l'avoir entendu gémir d'amour, d'avoir senti contre sa bouche cette bouche qui était celle de Jean, d'avoir meurtri son cœur sur ce cœur d'homme. Et la pensée qu'elle avait commis une effrayante chose lui faisait paraître son péché plus délicieux encore.

«Mais,» se disait-elle, «pour moins que cela je mépriserais une autre femme, je verrais en elle un monstre... Est-ce moi? Est-ce moi?... Est-ce possible?»

Elle ne se reconnaissait pas.


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