Justice de femme
Des mois, des saisons, des années, passèrent, de ces années, d'abord si lentes et si pleines, puis dont le cours se rétrécit et se précipite à mesure que l'on avance dans la vie. Simone Mervil constatait avec étonnement et mélancolie combien—la trentaine passée—s'accélère la fuite de ce mince filet de jours. En voyant si vite grandir sa fille, et en se rappelant quelles proportions illimitées l'avenir prend à cet âge, elle n'en revenait pas! N'était-ce pas hier qu'elle avait, elle aussi, quinze ans? Et déjà elle ne pouvait plus regarder en avant, comme autrefois: car, en avant, c'était l'âge mûr, puis la vieillesse... c'est-à-dire à peine encore la vie,—la période de graduel effacement où la jolie Simone Mervil ne se retrouverait plus elle-même que dans son seul souvenir.
Ces réflexions qui commençaient à l'effleurer—mais avec une douceur à peine triste, comme la première brise où l'on sent un air d'automne—lui rendaient plus profondément, plus âprement délicieuses les jouissances de son présent. Le nom de Mervil avait grandi encore; une large fortune leur était venue. Le petit hôtel de la rue Ampère ne représentait plus qu'une aile infime dans la vaste maison de style Renaissance qu'ils avaient fait construire. Leurs deux enfants animaient cette demeure d'un mouvement perpétuel de jeunesse, de tendresse, de grâce intellectuelle et physique: car c'étaient des natures très diverses, mais très charmantes et merveilleusement douées, celles de Paulette et de Hugues.
Eux-mêmes, Simone et Roger, plus enfoncés chaque jour dans une intimité pleine de confiance et d'adoration, goûtaient ce bonheur si rare du dédoublement de l'être dans un autre être dont on se sent parfaitement compris et parfaitement aimé. Elle s'enivrait plus que lui de ses triomphes d'artiste; et lui se grisait plus qu'elle-même de ses succès de femme. Car Simone, malgré ses trente-cinq ans, gardait sa fraîcheur blonde d'extrême jeunesse, son charme de madone du moyen âge, frivolement vêtue en Parisienne; et elle promenait dans le monde, autour de son joli front pur, l'auréole d'une réputation tout à part, d'un universel respect, que rien, dans ce Paris pourtant si sceptique, n'avait un seul instant ternie.
Puis, pour rendre plus douce encore la fête de son cœur, et plus triomphante sa victoire définitive sur elle-même et sur la vie, il y avait au loin—oh! très loin, comme un parfum vague et rarement respiré—le sentiment bizarre et profond que lui avait gardé M. d'Espayrac, l'espèce de culte qu'à distance, respectueusement et dévotement, il élevait vers elle, et qui semblait avoir imprégné cette insouciante nature masculine d'une ferveur singulière. Simone le voyait aussi peu que possible, malgré les rapports de travail et d'amitié qui subsistaient toujours entre Mervil et Jean. Mais quand elle n'avait pu faire autrement que de se trouver en face de lui, il fallait bien qu'elle remarquât la soumission attendrie de ces yeux d'homme, de ces yeux jadis tout étincelants d'amoureuse arrogance. C'était un si discret hommage, qu'elle y recueillait sans remords une satisfaction d'orgueil. Et il y avait eu d'ailleurs, depuis quelques années, dans l'existence de M. d'Espayrac, des changements dont elle se sentait bien un peu la cause. Elle n'eût pas été femme si elle n'y avait pas reconnu le désir de se réhabiliter, pour ainsi dire, auprès d'elle. Sans doute, ce qui avait mis une ombre grave sur le front de ce joyeux viveur, c'était la mort de Gisèle. Pourtant on ne transforme pas ses goûts, ses façons de penser, ses habitudes, parce qu'une femme est morte d'amour, quand soi-même on ne l'aimait plus. Simone savait bien que si M. d'Espayrac avait un moment délaissé le libretto d'opérette pour publier un volume de vers pleins de regrets imprécis et délicats, ce n'était pas qu'il se repentît d'avoir désespéré la maîtresse qui n'était plus, mais c'était qu'il ne pouvait se pardonner d'avoir méconnu, offensé l'autre, et de n'avoir pas su retenir le seul amour auquel jamais il eût attaché quelque prix. Elle savait encore qu'il travaillait beaucoup, qu'il était devenu ambitieux, et qu'on ne lui connaissait aucune liaison féminine sérieuse.
Et ces circonstances, qui ne pouvaient plus toucher le cœur si bien guéri de Simone, ne déplaisaient point à sa fierté. Toutefois, ce dont elle gardait le plus de gré peut-être à M. d'Espayrac, c'était que jamais il ne lui imposait sa présence, quand il n'y était point absolument forcé par ses relations avec Mervil. C'est ainsi qu'en été, elle ne le voyait guère, car il suffisait que la famille du compositeur allât en Suisse pour que Jean restât dans les environs de Paris; ou, si ses amis s'établissaient sur quelque plage, lui-même partait immédiatement pour les montagnes.
Simone eut donc lieu d'être étonnée lorsqu'une après-midi, en rentrant chez elle, dans une villa louée pour la saison près de Cabourg, elle entendit dans le jardin monter le rire musical de Jean. Avant de pousser la grille de bois qui, du côté de la mer, fermait leur petit domaine, elle s'arrêta pour écouter. Et elle entendit, sans distinguer les paroles, la voix qu'elle connaissait si bien. «C'est la première fois qu'il arrive ainsi à l'improviste,» pensa-t-elle, contrariée. «Et justement Roger ne revient de Paris que demain.»
Elle ouvrit vivement la grille; la sonnette retentit, et, à ce tintement, ses deux enfants accoururent au-devant d'elle.
Paulette était devenue une admirable jeune fille, plus grande que sa mère, avec une taille fine et des épaules larges, la poitrine haute et les hanches gracieuses, le corps souple et robuste d'une nymphe chasseresse, surmontée d'une tête encore très enfantine, aux traits un peu trop accusés peut-être, mais aux yeux splendides,—des yeux noirs, fondus et veloutés entre de longs cils d'ombre, des yeux où la hardiesse et la volonté se noyaient par instants en une timidité presque farouche.
Quant à Hugues, c'était un beau petit garçon de huit ans, dont les franches prunelles bleu foncé contrastaient avec celles de sa sœur. Il bondissait maintenant, pour embrasser sa mère le premier. Le jeu avait rendu son charmant visage tout rouge, malgré la légèreté de son costume de flanelle blanche; et il gardait encore à la main une raquette de tennis.
—Bonjour, mes chéris. Où est M. d'Espayrac?
Ils eurent un même geste d'étonnement.
—M. d'Espayrac? Mais il n'est pas ici.
—Allons donc! fit Simone en riant. Vous voulez me faire une farce, à vous trois. C'est trop tard. Je l'ai entendu avant d'ouvrir la porte.
—Maman, dit Paulette, à quoi penses-tu? Je t'assure que nous n'avons pas vu M. d'Espayrac.
Et Hugues répétait:
—Nous ne l'avons pas vu.
—Oh! les entêtés! dit Simone. Attendez un peu... Où se cache-t-il?
Elle se mit à parcourir le jardin, un rectangle dénudé, à peine verdoyant, tout desséché par le vent de mer, et où les cachettes étaient rares entre les grêles tamaris. Au milieu, sur la pelouse, était tendu le grand filet blanc, par-dessus lequel les enfants, déjà, recommençaient à se renvoyer les balles.
—Cherche, tu ne trouveras personne, cria Paulette. Quelle drôle d'idée t'est venue là, maman!
—Tiens... le voilà, M. d'Espayrac, dit le petit Hugues.
Et, par espièglerie, il lança de toute sa force une des balles du tennis contre l'ombrelle ouverte de sa mère. En même temps, il éclatait de rire.
Simone se retourna vivement; le gamin, fort amusé, se jeta sur l'herbe, se roula de joie. Paulette elle-même, assez grave d'habitude, souriait, trouvait cela drôle.
Cependant leur mère demeurait debout dans l'allée, pétrifiée, d'une pâleur soudaine, et les yeux fixés sur son fils avec une sorte d'effroi. Si bien que le petit, remarquant aussitôt qu'elle ne s'égayait pas avec eux, vint lui demander pardon, croyant lui avoir causé une frayeur par le choc brusque sur l'ombrelle.
Elle l'écarta, rentra. Puis, une fois dans sa chambre, elle vint se mettre à la fenêtre. Et elle suivait leur jeu, mais d'un air d'épouvante. Ses yeux se fermaient, ses mains se crispaient d'angoisse chaque fois que, jusqu'à elle, montait le rire de son fils.
Ainsi donc, elle n'avait jamais remarqué cela? Non, jamais cette similitude de timbre ne l'avait frappée. Peut-être la petite voix grêle de l'enfant était-elle encore jusque-là trop différente des graves accents de l'homme fait? Peut-être les yeux avaient prolongé l'erreur de l'oreille: car, lorsqu'elle regardait Hugues, jamais elle ne pensait à l'autre. Il avait fallu qu'elle l'entendît de loin sans le voir pour découvrir que son fils avait le rire de Jean d'Espayrac!... Et maintenant, plus elle écoutait, moins elle en pouvait douter: c'étaient bien, en une clef plus aiguë, les quelques notes trop familières, la modulation caractéristique que Mervil avait choisie comme un leit-motiv de gaieté dans une de ses œuvres. Hugues avait le rire de Jean! Il avait la nuance de ses yeux!...
Les yeux bleus de Hugues!... Oh! Simone se rappelait maintenant avec quelle angoisse elle les épiait jadis, une angoisse telle que la jeune mère allait réveiller, pour les examiner encore, son petit enfant dans son berceau. Puis elle s'y était accoutumée. Elle n'avait plus vu là qu'une simple coïncidence. Mais le rire, maintenant... le rire!... «Oh! le voilà, le voilà encore! Il rit, cet enfant! Mon Dieu! pourquoi rit-il comme cela toujours? On doit l'entendre jusque sur la plage!»
Simone se pencha sur l'appui de la fenêtre.
—Qu'est-ce que c'est donc, mon mignon? Comme tu es bruyant aujourd'hui! Il faut te tenir tranquille maintenant. Prends un livre.
—Oh! petite mère...
—Tu ris trop haut. Tu me fais mal à la tête.
—Je ne rirai plus.
—Non, je te le défends. Si je t'entends encore, je te forcerai à prendre un livre.
Ah! combien de fois, à partir de ce jour, il devait, le petit Hugues, entendre ces mots: «Ne ris pas!» Tantôt sa maman avait mal à la tête, tantôt elle lui représentait combien était vulgaire cette gaieté si tapageuse, tantôt son père travaillait et il pourrait le déranger. Et toujours, dès que ses lèvres joyeuses s'ouvraient, la même défense revenait bien vite.
Non, ne ris pas, petit Hugues. Car ce que ta mère a entendu dans ton rire, ce qu'elle y a découvert, d'autres pourraient l'entendre et le découvrir aussi. L'homme dont tu portes le nom célèbre est là, tout près, dans son cabinet de travail; et son génie de musicien, qui a fait de l'autre rire un leit-motiv de gaieté, ne s'y tromperait pas toujours, et peut-être ferait-il du tien un leit-motiv de doute, d'épouvante et de désespoir. Ne ris pas, petit Hugues, ne ris pas!...
Depuis cette après-midi dans la villa de Cabourg, tout le bonheur de Simone Mervil ne fut plus qu'une parure extérieure, qu'elle continua de porter pour tromper son mari, ses enfants, le monde. La pauvre femme n'eut plus un instant de repos. Elle ne pouvait plus voir son mari regarder son fils sans s'imaginer que, dans les yeux du musicien, tout à coup allait passer quelque effrayante lueur. Elle ne pouvait plus les voir jouer ensemble et se lutiner avec des éclats de rire, sans trembler que Roger ne tressaillît et ne s'arrêtât tout pâle, comme elle avait tressailli, comme elle s'était arrêtée, si pâle elle-même, dans l'allée du jardin, au bord de la mer.
Et le supplice devint tel, la terreur, en elle, prit une si insupportable intensité, que Simone en arriva à cette chose inouïe pour elle et pour Mervil, d'obtenir qu'on éloignât l'enfant de la maison, qu'on le mît interne dans un lycée, et dans un lycée de province, afin qu'il sortît le plus rarement possible. Comment elle y décida son mari, ce fut par cette ténacité féminine, qui, après avoir insinué le germe d'une pensée, ne le laisse pas mourir, mais l'entretient, le développe par la répétition, y ramène toujours des sujets les plus éloignés, fait que tout devient exemple, raison, précédent, pour l'action en vue; si bien que l'action, ensuite, se fait fatalement, comme d'elle-même et par la force des circonstances. Le grand prétexte, en cette occasion, ce fut la santé de Hugues,—santé morale et physique. Rien ne trempait mieux les garçons que la vie de collège, non pas dans les internats renfermés et malsains de Paris, mais dans un pays de bon air.
Ce fut ainsi qu'à neuf ans, cet enfant qui n'avait jamais quitté sa mère, et que sa mère adorait, fut conduit comme pensionnaire au lycée de Chartres. Ah! dans le train, tandis que la malheureuse, le cœur brisé, s'étouffait pour ne pas faiblir et fondre en larmes devant son fils, elle n'avait plus besoin de lui dire: «Ne ris pas.» Il ne riait plus, le petit Hugues. Il pleurait tellement que ses beaux yeux bleus eux-mêmes, gonflés et comme déteints, n'auraient pu compromettre sa mère, et ne ressemblaient plus du tout aux prunelles saphir de M. d'Espayrac.
Quand elle revint de ce triste voyage, Simone fut tellement malade qu'elle espéra mourir. Elle, si heureuse encore quelques mois auparavant, si bien guérie de ses chagrins et de ses fautes, si fière de la confiance de son mari, de l'estime du monde et du dévouement délicat de M. d'Espayrac, elle retombait au fond d'un abîme pire que tout ce qu'elle avait entrevu lorsqu'elle avait glissé vers la chute. Elle en venait à penser avec obstination aux grands lis blancs de Gisèle. Pourquoi, elle aussi, ne s'endormirait-elle pas au milieu des fleurs? Ce souvenir et ce désir la hantaient. Que pouvait-elle espérer de l'avenir? Hugues ne grandirait, elle en était sûre à présent, que pour devenir le vivant portrait de Jean d'Espayrac. C'était miracle que personne encore n'eût été frappé par cette ressemblance. Mais, qui sait? D'autres qu'elle l'avaient remarquée sans doute, et en souriaient déjà? Grands dieux! quelle serait sa position plus tard, entre son mari et son ancien amant, quand tous deux auraient enfin ouvert les yeux à l'évidence?...
Cependant Mervil, qui s'affligeait de l'espèce de langueur dans laquelle tombait sa femme, voulut distraire Simone, la força de sortir beaucoup, sous prétexte qu'il fallait maintenant mener Paulette dans le monde. Un soir de première représentation au Cirque Moderne, ils se trouvaient tous les trois dans une loge, lorsqu'ils aperçurent M. d'Espayrac qui, d'un fauteuil, les saluait de la main. Roger fit signe à son ami de les rejoindre.
Jean, lorsqu'il entra dans la loge, fut frappé de l'air maladif et douloureux qui transformait le visage de Simone. Il ne l'avait pas rencontrée depuis longtemps, et le désastre de cette physionomie, qu'il avait vue la même durant plus de dix années, lui serra le cœur. Les joues se creusaient maintenant au lieu de dessiner leur fin ovale; le nez aminci paraissait modelé dans de la cire; la bouche gardait, vers les coins abaissés, comme un tremblement de larmes, et, dans la tristesse des yeux, il y avait un peu d'effarement.
A côté de sa mère, Paulette rayonnait, d'une splendeur de santé, de vivante jeunesse, de grâce épanouie, qui fut un autre étonnement pour le poète, habitué à la voir près de sa gouvernante, dans sa petite robe d'écolière.
Et Simone, qui surprit le regard de Jean ramené d'elle-même à sa fille, eut une sensation vague et pénible, qu'elle ne s'expliqua pas tout de suite.
M. d'Espayrac s'informa de sa santé. Mme Mervil déclara qu'elle souffrait seulement d'un peu d'anémie; mais, derrière elle, Roger secouait la tête. Quelque chose de lourd et d'obscur semblait s'être abattu sur eux.
Pour faire diversion, M. d'Espayrac se mit à taquiner Paulette.
—Vous savez, lui dit-il, que le directeur va réclamer à votre père des dommages-intérêts. Toute la représentation est manquée; le public ne regarde que vous, et quant aux acteurs, ils en perdent la tête. Il n'est pas permis d'être jolie comme cela. On parle d'un clown qui s'est déjà retiré dans les écuries pour se faire sauter la cervelle.
—Eh bien, et vous, monsieur? dit tranquillement Paulette en levant ses grands yeux sur lui.
—Moi? fit Jean interloqué.
—Bravo! dit Mervil en riant. Voilà ce que j'appelle mettre un homme au pied du mur. Puisque tout le monde est amoureux d'elle, parbleu, avoue que tu l'es aussi.
—Jamais de la vie! s'écria plaisamment d'Espayrac. Elle m'a fait trop de niches quand elle était petite. D'ailleurs, c'est passé, pour moi, l'âge de faire la cour aux jeunes filles.
Paulette le regarda et sourit d'un sourire de coquetterie et de malice, instinctivement femme déjà, avec le plissement un peu moqueur des paupières sur ses yeux noirs si beaux.
Alors Simone comprit ce qui, tout à l'heure, lui avait fait mal quand elle avait vu Jean s'approcher de sa fille, quand elle avait constaté dans l'admiration involontaire de ce regard d'homme, mieux que dans la réalité, la transformation de cette enfant en une rayonnante créature faite pour inspirer l'amour et pour le ressentir. Si Paulette allait s'éprendre de M. d'Espayrac! Si cette pauvre petite, avec les illusions enchantées de son âge, allait s'égarer dans ce rêve impossible! Si elle allait éprouver pour cet homme, resté si séduisant et si jeune, ce qu'elle, Simone, éprouvait à seize ans pour Roger,—Roger, lui aussi, de beaucoup plus âgé qu'elle-même. Si elle allait l'aimer, l'aimer jusqu'à en souffrir, l'aimer jusqu'à en mourir, cette innocente, qui jamais ne connaîtrait l'obstacle abominable... Ah! faudrait-il que Simone eût commis ce crime-là aussi de faire le malheur de sa fille!
Dans l'état d'ébranlement moral où, depuis quelques mois, se trouvait Mme Mervil, cette nouvelle crainte devait prendre sur-le-champ des proportions démesurées. A peine, en effet, cette idée se fut-elle formulée dans son esprit, que Simone eût voulu saisir Paulette par la main, se lever et s'enfuir. Elle restait l'oreille tendue avec angoisse aux badinages de la jeune fille, qui, évidemment, flirtait avec le beau d'Espayrac. Tous deux, à présent, discutaient les mérites et les défauts d'un travail de haute école, qu'on exécutait sous leurs yeux.
—Moi, disait Paulette, j'adore tant les chevaux que, si j'avais dû gagner ma vie, je me serais faite écuyère. Est-ce vexant de ne pas pouvoir sortir du manège parce que papa ne monte pas, et ne peut pas m'accompagner!
—Attendez que vous soyez mariée, répondait Jean. Vous trouverez bientôt quelque malheureux à réduire en esclavage. Alors vous irez au Bois avec lui.
—Ah! reprit-elle, je n'épouserai certainement pas un homme qui n'aurait pas la passion des chevaux et qui ne serait pas excellent écuyer.
Cette déclaration étourdie vint ajouter au trouble de la pauvre mère, car M. d'Espayrac était connu comme l'un des plus élégants cavaliers civils de l'avenue des Poteaux.
Cependant la représentation continuait. Après le travail en haute école, on disposa sur la piste une table longue, portant des petites barres fixes, des petites échelles, des petites balançoires. Et une personne qui, malgré le maquillage, ne paraissait plus de la première jeunesse, mais dont les formes un peu lourdes se dessinaient sous un maillot mauve à rubans maïs, vint exhiber des rats blancs qu'elle avait dressés.
Cette vue n'offrant rien de bien attrayant, on s'était mis à bavarder dans la loge des Mervil. Le public, d'ailleurs, restait froid. Et les rats se balançaient, se suspendaient aux barres fixes, montaient aux échelles, sans exciter beaucoup d'enthousiasme. Mais Jean qui, par hasard, regarda du côté de la femme au maillot mauve, eut une exclamation:
—Tiens! c'est trop fort!
—Quoi donc? demanda Paulette.
Comme ce qui provoquait l'étonnement de M. d'Espayrac ne pouvait être dit à la jeune fille, ce fut vers Mervil que le poète se tourna. Il lui chuchota quelques mots à l'oreille. Le compositeur, à son tour, regarda la montreuse de rats. Il l'examina un instant, puis il dit:
—Mais non, tu dois te tromper.
—Ah! je suis bien sûr que si, par exemple, se récria d'Espayrac.
Mervil regarda encore, et secoua la tête.
—Sont-ils malhonnêtes, maman, de se parler comme ça tout bas! s'écria Paulette exaspérée de curiosité.
—Qu'est-ce donc? demanda nonchalamment Simone. Est-ce que, moi non plus, je ne dois pas savoir?...
—Oh! mon Dieu si, madame, dit d'Espayrac.
Mais il eut un mouvement d'hésitation, et se tourna vers son ami:
—N'est-ce pas, Roger?... Je peux dire à ta femme?...
—Ah! grands dieux, oui! Quelle importance est-ce que cela peut avoir?
Alors d'Espayrac, se penchant vers Simone, murmura:
—Cette femme, avec ses rats... Eh bien, vous ne savez pas ce que c'est?... C'est Netty Davidson, un ancien flirt à notre ami Roger.
Netty Davidson!... A dix ans de distance, ce nom produisit encore chez Simone une secousse douloureuse. Cette femme, cette grosse femme si vulgaire, quoi! elle avait eu l'humiliation d'en être jalouse! C'était cette créature qui avait eu le pouvoir de troubler toute sa vie, à elle, la belle et respectée Mme Mervil, car c'était à cause de cette créature qu'elle avait accepté l'idée de la trahison par désir de vengeance.
Simone regarda son mari. Qu'éprouvait-il en retrouvant cette femme, pour laquelle il avait si maladroitement risqué la paix de son ménage, et leur bonheur, leur honneur à tous deux? Cette femme qui avait été sienne, et que, peut-être, il avait aimée?...
Roger, visiblement, n'éprouvait rien du tout. Le nom de Netty Davidson, pas plus que l'aspect de la dame au maillot mauve, n'avait rien fait vibrer sous son plastron blanc. Ce lointain souvenir, à peine distinct, ne pouvait plus reprendre corps, malgré les détails que Jean lui chuchotait de nouveau pour lui rafraîchir la mémoire. Non, vraiment, il ne se rappelait plus. Son œil restait vague, ses épaules se haussaient d'un geste de doute... Après tout, c'était possible. Et puis, quoi? Ce maillot mauve ne valait pas la peine qu'on établît son identité.
Ainsi voilà donc tout ce qui restait dans la vie de Roger de sa faute, à lui? Rien, pas une trace, pas une ombre, pas un tressaillement! Et de la sienne, à elle, Simone? O Dieu! de la sienne, elle traînait, elle traînerait jusqu'au bout le douloureux fardeau. Elle en avait souffert, pleuré, saigné, il y avait dix ans; elle en souffrirait, elle en pleurerait, elle en saignerait sans doute encore dans dix ans à venir! Qu'avait-elle fait de plus que Roger pourtant? Il avait eu une maîtresse pendant quelques semaines; et elle, Simone, elle avait eu un amant pendant quelques jours. C'était tout. Encore son mari avait-il commencé; elle, du moins, elle avait l'excuse de la blessure reçue et de la jalousie. Cependant, comme elle expiait!... Et lui? Lui, il soulevait les épaules et ne savait même plus ce que l'on voulait dire.
Alors Simone vit, ce soir-là,—ce soir de cirque, tandis que la monotone musique et le monotone spectacle tournoyaient dans sa tête,—ce que jamais encore elle n'avait vu, depuis cet autre soir, si lointain déjà, où, par la vitre de son coupé neuf, elle avait aperçu son mari qui montait en voiture avec une autre femme. Elle vit que parfois la vengeance est moins équitable que le pardon. Et elle vit aussi que, d'un sexe à l'autre, en matière d'amour, il n'y a pas de justice possible. La nature et la société ont créé trop d'abîmes entre l'homme et la femme; trop divers sont leurs droits, leurs devoirs, leurs responsabilités, pour que leurs actes puissent être pesés à la même balance. Égales dans la douleur qu'elles infligent, leurs infidélités sont radicalement inégales au point de vue des conséquences. Or la douleur s'efface, mais les conséquences demeurent.
Voilà ce qu'elle comprit, Simone, tandis que les cuivres éclataient et bruissaient, que les chevaux tournaient, et que papillotait un envolement de jupes roses dans des ronds de papier crevés. Elle avait guéri, dès longtemps, de la trahison de Roger, mais guérirait-elle jamais de la justice qu'elle s'était faite?