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Justice de femme

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Lettre C.

Ce fut seulement à la première représentation de La Douleur d'Éros que Simone Mervil revit M. d'Espayrac.

Jean était rentré à Paris la veille au soir, suivant de très près les Chambertier, sans oser toutefois effectuer son retour par le même train. Vers le milieu de l'après-midi, il était venu chercher Mervil dans les coulisses de l'Opéra-Comique. Les deux amis s'étaient embrassés, avec moins d'ébullition que Simone et Gisèle, mais avec plus de mâle plaisir et de sincérité. Tout de suite Roger avait dit au poète:

—Tu passeras la soirée dans notre baignoire, n'est-ce pas? Moi, je n'y resterai guère, tu comprends. Et, comme cela, Simone aura quelqu'un pour la remonter, si tout ne va pas sur des roulettes.

—Mais, objecta Jean, ta femme ne sera pas toute seule. Elle aura des parents, des amis... les Chambertier peut-être?

—Pas du tout. Des parents, nous n'en avons plus de très proches. Quant aux Chambertier, voyons... Imagines-tu que la belle Gisèle consentirait à s'enfouir dans l'obscurité d'une baignoire, un soir de première! Et d'une première «chic»? Et après huit mois d'absence?... Non, non, elle va reparaître au firmament de Paris dans une loge de face. Et ce ne sont pas les lorgnettes de l'orchestre qui s'en plaindront. Ah! pour jolie, elle est jolie. Et tu es ce que l'on convient d'appeler «un heureux coquin».

—Mon cher ami, sache une fois pour toutes que je n'accepterai de personne, pas même de toi, des allusions de ce genre.

Ceci fut dit nettement, avec un certain air de tête et un certain regard qui trahissaient chez M. d'Espayrac l'humeur volontaire et la fierté de race, mais dont il se gardait avec ses amis, et surtout avec Mervil. Celui-ci eut aussitôt le geste vague d'un homme qui, par inadvertance, a marché sur l'orteil d'un autre,—un «pardon!» plutôt mimé que prononcé, avec un demi-sourire signifiant: «Après tout, c'est votre faute, vous n'aviez qu'à ne pas mettre votre pied là.»

D'ailleurs, entre les deux amis, ce fut moins que l'ombre d'un nuage, et Jean sembla ravi d'accepter pour le soir une place dans la baignoire des Mervil.

—Fais mieux encore, dit le compositeur. Viens dîner avec nous. Simone ne t'a pas vu depuis si longtemps!... Elle ne voudra jamais s'enfermer dans une loge avec toi sans avoir refait connaissance.

M. d'Espayrac trouva aussitôt, pour refuser, les meilleurs prétextes du monde.

—Allons, bonne chance! dit-il, en quittant son ami. Je vais être aussi nerveux pour ton propre compte que si j'avais fait le scénario.

Lorsque Simone apprit qu'elle passerait la soirée presque en tête-à-tête avec Jean d'Espayrac, elle imagina d'emmener sa fille au théâtre. Après la diversion nécessaire pour que Roger n'établît aucun rapprochement entre les deux idées, elle avança la proposition que Paulette était assez grande pour voir une «première» de son papa.

—A quoi penses-tu? dit le musicien. Une petite fille qu'on met au lit à huit heures!

—Lélette va avoir neuf ans, dit la mère. Elle peut encore entendre ce qu'elle ne devra plus entendre à seize ans.

—Oh! ce n'est pas que la pièce soit inconvenante... Mais elle dormira debout.

—Elle? dormir!... tu verras un peu si elle dort! Certainement je ne suis pas d'avis de la conduire au théâtre... Mais à une «première» de toi!

Quand on mit à Paulette sa robe en surah crème, avec la réserve qu'elle saurait seulement où on la conduisait lorsqu'elle aurait mangé de la soupe et une tranche de viande, la petite fille eut un tremblement de joie, et devina tout de suite qu'elle allait à l'Opéra-Comique. On ne put pas la faire dîner. Dans la voiture, elle ne tenait pas en place, et trépignait sur la jupe en velours noir de sa mère. Simone et Roger, suffoqués d'émotion anxieuse à l'idée de cette salle comble et de ce rideau qui allait se lever, ne disaient rien, et restaient, une main dans l'autre, au fond du coupé sombre.

—Dis, maman, s'écria tout à coup Paulette, c'est ça qui serait chic si ça était un four!

Le mot fit tressaillir les parents: «Un four!» Comment la petite connaissait-elle seulement cette expression d'argot théâtral?

—Oui, continuait l'enfant, parce qu'on boirait du champagne. Tu ne te rappelles pas, petite mère? Un soir tu étais triste, et papa a dit: «Eh bien, ce n'est qu'un four. Nous n'allons pas pleurer pour ça. Buvons du champagne!» Et il en a fait monter.

—C'est vrai, fit Roger en riant. C'était le lendemain de cette malheureuse première... cette absurde pantomime dont on m'avait commandé la musique.

Cependant ils arrivaient devant le théâtre. Les trois mots: LA DOULEUR D'ÉROS, en énormes lettres noires, éclataient sur les affiches vertes, dans le rayonnement du gaz. Et ces mots leur semblèrent une partie vivante et frissonnante d'eux-mêmes étalée sous les yeux de la foule. Ces mots étaient de la souffrance et de la joie, de l'anxiété, de l'espoir. Ils se distendaient démesurément, ils effaçaient le temps et l'espace, ils réduisaient l'univers à une quantité négligeable. Jamais Simone et Roger n'eussent osé convenir du peu de chose qu'étaient pour eux, au prix de ces trois mots, les plaintes et les prières formulées ailleurs, à cette même minute, dans toutes les langues humaines.

Ils passèrent vivement par l'entrée réservée aux artistes, traversèrent un corridor, se réfugièrent dans leur baignoire. Là, Mervil embrassa sa femme et sa fille comme à la veille d'une bataille. Puis il les quitta. Mais, presque aussitôt, la porte fut poussée, l'ouvreuse livra passage à M. d'Espayrac.

Il parut... Si charmant toujours avec sa haute taille robuste et fine, et sa belle tête mâle où s'accentuaient la douceur des yeux, la fierté de la bouche. Tout de suite, Simone eut un grand coup au cœur, suivi d'un attendrissement, d'une crise de molle tendresse où se dissolvait sa volonté. Puis une tristesse immense lui vint de penser qu'elle l'avait perdu. Et la terreur de l'avoir aimé plus qu'elle n'avait cru, de l'aimer peut-être encore, la bouleversait de remords, d'angoisse et de regret.

L'attitude de M. d'Espayrac la rassurait d'ailleurs, tout en la touchant profondément. Il avait dans la voix, dans les gestes, dans le regard, quelque chose de gravement ému témoignant qu'il se rappelait toujours, et, en même temps, la plus grande simplicité, un naturel qui devait mettre Simone à l'aise, et une docilité de physionomie qui disait à la jeune femme: «Votre volonté sera la mienne; je suis prêt à vous suivre sur le terrain où il vous plaira de me conduire.»

Il fallait toute la liberté de cœur et d'esprit d'un homme que la passion ne subjuguait pas—ne subjuguerait sans doute jamais—pour garder une si juste mesure d'élégance, de respect et d'amoureuse mélancolie. La faible Simone était loin d'une pareille maîtrise de soi, et plus loin encore de pressentir ce qui se passait dans cet être placé si près d'elle que le velours de sa robe frôlait le drap de l'habit, et pourtant situé à de telles distances morales que l'illusion de l'amour même n'avait pu les rapprocher. «Il m'aime encore,» pensait-elle. «Gisèle est bien jolie, mais elle n'a pas de cœur. Elle n'a pas su le rendre heureux.» Car elle se figurait Jean dévoré du même besoin de tendresse qu'elle-même, ne se doutant pas que cette sentimentalité follement sensible et exclusive confinait à une maladie des nerfs et de l'imagination dont cette vigoureuse nature masculine ne serait jamais atteinte.

A un moment, elle eut pourtant l'intuition de cet équilibre entre la tête, le cœur et les sens, qui mettait Jean si bien à l'abri de ses propres tourments, à elle. Le jeune homme se mit à rire presque haut, d'une drôlerie de Paulette; et Simone reconnut le beau rire clair, le rire perlé comme celui d'une femme, dont Mervil avait noté la mélodie pour en faire un leit-motiv de gaieté dans une de ses pièces. Comme il sonnait joyeusement, ce rire, en fanfare de jeunesse et d'insouciance! Elle en eut le cœur tout serré.

Ainsi, au début de cette soirée, Simone connut de nouveau les amertumes et les tentations dont elle s'était crue délivrée à jamais. Peut-être même n'avait-elle point encore soutenu de lutte si âpre; peut-être ne fut-elle jamais si près d'une irrémédiable défaite. Ce qui la préserva, ce ne fut pas la présence de sa fille: car Paulette, accoudée au bord de la loge, et tout hypnotisée par la musique et les bravos, n'était pas un témoin gênant pour les deux êtres qui, derrière elle, s'immobilisaient maintenant en un trouble silence. Et, non plus, ce ne fut pas une persistance de discrétion et de respect dans les façons de Jean: car le jeune homme, repris par le charme de cette blonde, si fine en sa robe de velours noir, et peut-être lui-même perversement surexcité par la présence, là-haut, de son autre maîtresse—dont il devinait la place, dès le premier entr'acte, à la direction des lorgnettes,—eut, peu à peu, pour Simone, de ces regards et de ces effleurements muets qui brisent la volonté d'une femme. Non: ce qui sauva Simone, ce fut le génie de Roger, ce fut la puissance de sa musique et l'orgueil de son succès. La personnalité de son mari, en remplissant une salle entière, la domina elle-même, la disputa aux tentations de sensualité, de jalousie et de mensonge, la raidit en une indomptable fierté... Toutefois, au moment précis où, parmi les applaudissements des spectateurs, elle sentit son âme se réfugier vers le glorieux artiste, Simone comprit en un éclair, avec une secousse de tristesse, qu'elle ne pouvait plus revenir à lui de tout son être, et que nul devoir, nul affectueux élan, nulle admiration ne rallume cette misérable étincelle d'amour—feu follet d'erreur et de hasard, éternel égarement, éternel enchantement du cœur.

Dès la fin du second acte, le triomphe de Mervil paraissait assuré. L'enthousiasme du public fit relever le rideau trois fois pour acclamer les interprètes, et surtout les deux rivales, Vénus et Psyché, la déesse et la mortelle, l'une si emportée de passion, l'autre si touchante d'innocence, et toutes deux, dans leur incarnation de théâtre, douées, par bonheur, d'autant de talent que de beauté. Comme les fauteuils d'orchestre se vidaient, et qu'un remous d'habits noirs se pressait tout contre la loge de Simone, elle put entendre des exclamations admiratives, et même cette phrase prononcée très haut par un influent critique:

—Cristi! mais c'est de la grande musique!... Une œuvre de maître! Qui est-ce qui se doutait, excepté moi, que ce gaillard-là avait ça dans le ventre?

—C'est vrai, murmura d'Espayrac à Simone. Les autres voulaient toujours l'enfermer dans l'opérette. Eh bien, chère madame, j'espère que nous sommes contente?

Mais, à ce moment, la baignoire s'emplit de toute la lumière du corridor. Mervil faisait ouvrir la porte.

—Hein? Qu'est-ce que vous pensez? On dirait que ça marche.

—Si ça marche! s'écria Jean. Les critiques prononcent le mot de «grande musique». Désormais il te faudra de la «grande poésie», et ce rimailleur de d'Espayrac ne sera plus ton homme.

—C'est stupide ce que tu dis là, mon vieux.

—Dame! tu as Molière... Mais qui est-ce qui t'a réduit la pièce à un scénario? Car tu n'as pas tout pris. Et c'est très habilement fait.

—C'est moi-même.

—Bah?...

—Oh! ce n'était pas difficile. Tout le travail consistait en coupures.

—Ferme donc la porte, dit Simone à Roger. Voilà des journalistes. Nous allons être envahis.

—C'est que les Chambertier vont venir.

—Tiens! s'écria Jean. J'allais vous proposer de monter les voir dans leur loge.

—Oh! ce soir, nous ne voulons pas nous montrer.

A ce moment, Paulette cria très haut, d'un ton si drôle que plusieurs messieurs, debout à l'orchestre, se retournèrent en riant:

—Alors, papa, ça n'est pas un four?

—Chut! dit Mervil, veux-tu te taire? Non... Mais tu auras du champagne tout de même.

—Bon, fit d'Espayrac, moi qui oubliais des bonbons pour Paulette! Je vais aller lui chercher des fruits glacés.

Il prit son pardessus et sortit.

Cependant Gisèle arrivait, au bras de son mari, produisant, dans les couloirs, un mouvement de foule, qui se refermait derrière sa longue traîne. Sa robe se décolletait à peine, comme il seyait à son buste mince et long, d'une souplesse de couleuvre; mais ses bras, nus jusqu'à l'épaule, surprenaient par leur dessin ferme et pur, et l'on devinait la solide finesse des hanches, sous la ceinture placée très bas,—une ceinture d'or, d'émail et de pierreries, à la façon barbare qu'elle aimait. A côté de cette reine de légendes antiques, Chambertier étalait le ventre satisfait, l'habit noir et le gilet à cœur d'un bourgeois du dix-neuvième siècle.

—A-t-il assez la tête d'un Georges Dandin? dit à un ami un jeune homme qui venait de lui serrer la main.

—Ne t'y fie pas, répliqua l'autre. Ces gros bonshommes pacifiques restent longtemps sans rien voir, puis, un beau jour, ils ouvrent les yeux, et tuent l'amant à coups de revolver dans la ruelle de leur femme.

Maintenant, au fond de l'étroite baignoire, Gisèle embrassait Simone, et, pour mieux féliciter Mervil, elle voulut l'embrasser aussi. Chambertier, renonçant à introduire son gros corps, allongeait seulement d'énergiques poignées de main. Et, tout autour, dans le couloir, des gens s'entassaient, les yeux vers cette loge sombre, avec une effronterie de curiosité tranquille, les uns pour apercevoir «la belle Mme Chambertier», les autres parce qu'ils avaient entendu dire que l'auteur se trouvait là. D'Espayrac, qui revenait avec les fruits glacés, ne put se frayer un passage.

Toutefois la sonnerie électrique dispersa le groupe. L'orchestre se remplit avec un bourdonnement. Des violons, qu'on accordait, grincèrent. Les Chambertier remontèrent dans leur loge. Et Mervil, cette fois, resta dans la baignoire, avec sa femme et son ami.

Jean et Simone éprouvèrent un désappointement de sa présence, un regret de la tentatrice solitude. Cependant ils n'avaient rien à se dire. Pour des raisons diverses, l'un et l'autre avaient résolu de ne pas renouer, de ne pas faire surgir sous la précision des mots ce passé qui veillait, silencieusement et passionnément, dans le secret de leurs deux cœurs. Et toutefois, même pour ne pas se parler de ce qui les occupait tant, leur tête-à-tête, en l'obscurité de cette loge, avec cette foule vibrante alentour, avec ces souffles d'harmonie et de volupté venus de la scène et qui les enveloppaient ensemble, avait un charme presque pénible mais d'une intensité singulière. Dans un pareil affinement de sensation, les plus imperceptibles réflexes nerveux les ébranlaient comme des chocs, et, tout à l'heure, la main de Jean s'étant posée sur la sienne, Simone avait défailli, s'était crue près de s'évanouir.

Le seul aspect du visage de Mervil, tendu vers la scène, un peu pâle, avec la fulgurance de ses grands yeux de braise, suffisait à dissiper ce galvanisme amoureux. Dès lors, Simone et Jean purent se parler d'une façon naturelle; et ils sentirent, aux premiers mots d'indifférence, comme un abîme qui s'élargissait entre eux. La vie parisienne les reprit, la vie masquée, où tant d'élégance et de politesse couvre les visages, que les cœurs faibles et impersonnels en arrivent à ne plus reconnaître leur propre identité. L'artificiel se substitue si bien à la nature, que celle-ci cesse de s'apercevoir elle-même, et, dans un miroir, ne se reconnaîtrait plus. Simone et Jean, avec leur habitude parfaite du monde, furent si bien, extérieurement, l'un pour l'autre, même en tête-à-tête, ce qu'ils voulaient être intérieurement, que, plus tard, il leur arriva de s'y tromper. Mais, pour inconscient qu'il fût, le lien ne devait pas se briser de sitôt entre ces deux êtres dont le préjugé, l'orgueil ou la raison avait dénoué les bras sans que leur désir fût assouvi.

Cependant, sur le dossier du fauteuil où s'appuyait sa femme, Roger, d'un doigt fébrile, suivait la mesure que battait le chef d'orchestre. Ce troisième acte de sa Douleur d'Éros déroulait des beautés musicales de premier ordre, que le public écoutait dans une extase muette, sans un mouvement, sans un bravo, presque sans un souffle. La claque ayant voulu souligner la phrase de puissante harmonie par laquelle l'orchestre appuie le serment de l'Amour jurant de se faire connaître à Psyché, des «chuts» furieux éclatèrent.

—Comment?... murmura Simone, qui se sentit pâlir. Ah bien, s'ils n'applaudissent pas ça!...

Son mari, haletant, la fit taire. Mais d'Espayrac dit vivement à voix basse:

—Craignez rien... Ils sont empoignés, voilà tout.

Et, en effet, lorsque, après les nouvelles instances de Psyché, le ténor qui jouait Éros reprit d'une voix saisissante de tristesse:

«Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître...»

un tel frémissement parcourut la salle, que, cette fois, l'émotion, l'admiration, durent se manifester. Des mains battirent, des voix hautes prononcèrent: «Ah! bravo!... bravo!...» Le chanteur s'interrompit. Alors le tonnerre des applaudissements roula longuement, puis s'éteignit, puis reprit avec tant de force, que Simone, secouée de larmes heureuses, se retourna, et, dans l'ombre, saisit à deux bras le cou de son mari, et lui baisa le front follement.

Cependant le chanteur, impassible, attendait pour continuer. D'un battement de paupières, il fit signe au chef d'orchestre. Et l'on aurait cru que de plusieurs minutes il ne pourrait se faire entendre, car le public, une fois soulevé, ne se calmait plus. On remuait encore, on échangeait des remarques, et les impressions longtemps contenues s'échappaient en exclamations bruyantes. Mais le ténor ouvrit la bouche; ce fut comme un enchantement. Le silence d'extase aussitôt se rétablit. Et la douleur divine d'Éros s'exhala vers Psyché, dans un récitatif d'une simplicité très noble, malgré son infinie tristesse:

«Je l'ai juré, je n'en suis plus le maître;
Mais vous ne savez pas ce que vous demandez.
Laissez-moi mon secret. Si je me fais connaître,
Je vous perds, et vous me perdez!»

La pièce, d'ailleurs, s'achevait dans le sentiment d'éternelle mélancolie qui donne un sens philosophique si profond à cette fable antique. Mervil n'avait pas adopté le dénouement de Molière, qui désarme la colère de Vénus, fait intervenir Jupiter, et rend à Psyché son amant, en l'élevant elle-même au rang des divinités. Son œuvre finissait lorsque Psyché, ayant satisfait sa curiosité fatale, voit disparaître pour toujours celui qu'elle aime, tandis qu'autour d'elle s'évanouissent les merveilles des jardins célestes, et qu'elle demeure seule au milieu d'un désert plein de ronces, de cendres et de pierres.

—Voyez-vous, madame, dit d'Espayrac à Simone lorsque la toile tomba, c'est une dissertation morale qu'il a mise là en musique, votre grand homme de mari. Cela veut dire qu'il ne faut jamais regarder de trop près son bonheur. Sans cela on le perd. Il ne faut pas trop en analyser l'essence, mais le prendre comme il vient. Autrement, voilà ce qu'il en reste: des mauvaises herbes, de la poussière et des rochers.

Mme Mervil comprit fort bien ce qu'il voulait dire. Cette voix qui, sous le ton voulu de la plaisanterie, sonnait un peu âpre, lui fit passer dans le cœur le frisson glacé d'un regret. Mais elle se raidit, se tourna vers la scène, et la joie de ce qui suivit noya, emporta son chagrin.

On avait rappelé les acteurs; on les avait même rappelés plusieurs fois. Maintenant le rideau semblait retombé pour de bon. Mais le public restait encore, demandait le nom de l'auteur. Et enfin le régisseur parut, qui le dit, ce nom. Alors ce fut pour Mervil, et tout autant pour Simone, et même un peu pour la petite Paulette, la minute d'ivresse où les oreilles, la chair et l'âme boivent la clameur du succès. Tous les trois enlacés écoutaient au fond de la petite loge sombre. Et c'était un bonheur inouï, comme la vie n'en réserve qu'à de bien rares élus, cette exaltation de la personnalité, ce retentissement de son être dans des centaines d'autres êtres, cette prise de possession des cœurs par l'étreinte de sa pensée, de son œuvre, de son laborieux rêve d'artiste, tout cela traduit par un bruit de foule, par des battements de mains, par des bravos envolés, par tout un grisant et délicieux tapage.

—Eh bien, mon vieux, dit Jean avec de sincères larmes de joie sous les paupières, tous mes compliments, tu sais! Il n'est pas volé, ce succès-là.

Les deux hommes se serrèrent la main. Et alors Simone, d'un geste fier et brusque, tendit la sienne à M. d'Espayrac. Elle la lui avait déjà donnée, au commencement de la soirée, lorsqu'ils s'étaient revus, mais d'un mouvement obligatoire et banal, dépourvu de signification. Maintenant il comprit que cette poignée de main voulait dire quelque chose, et il ne sut pas au juste quoi. Mais il y sentit une allégresse honnête, comme une force retrouvée, comme une alliance de loyauté pour anéantir jusqu'au souvenir honteux de la trahison devant ce noble artiste, et comme une réconciliation d'amitié par-dessus le gouffre trouble de l'amour. C'était un inconscient appel à ce qu'il avait de meilleur en lui. Il en fut surpris et remué, sans bien se rendre compte. Et, tout en serrant la petite main de Simone, une chose profonde et obscure qu'il tenait de sa race, une délicatesse d'honneur, une crânerie de droiture, une chaleur de générosité, s'éveilla sous sa légèreté, sous sa sensualité, sous son cynisme de Parisien.

«Drôle de petite femme,» se disait-il dans son cab, tandis qu'il retournait rue de la Faisanderie, au trot allongé de son grand stepper irlandais. «Drôle de petite femme... Moi qui croyais que je la reprendrais quand je voudrais, pour avoir le plaisir de la lâcher ensuite à mon tour. Eh bien, non... D'abord elle vaut mieux que ça. C'est étonnant, mais je crois, parole d'honneur, qu'elle vaut mieux que ça... Elle est bien la seule, par exemple, de qui j'en dirais autant...»

Ce fut à peu près l'unique réflexion que le beau Jean d'Espayrac formula nettement dans son cab. Mais, arrivé rue de la Faisanderie, dans son petit hôtel gothique, il envoya coucher son valet de chambre, qui dormait debout, et resta longtemps vêtu de son habit de soirée, à rêver au coin de son feu. Même il alluma une cigarette, et, plus tard, lorsqu'il la jeta dans les cendres, on l'eût entendu qui murmurait:

—Ah! petite Simone... petite Simone... C'est dommage! Car je vous aurais vraiment aimée.


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