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Justice de femme

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Lettre L.

La sensation véritablement inouïe qui avait failli faire évanouir Simone sur la poitrine de Jean la première fois qu'il l'avait prise dans ses bras et qu'il lui avait baisé les lèvres, ne devait jamais plus soulever l'âme de la jeune femme à de pareilles hauteurs d'extase. Elle ne devait plus connaître, du moins à un tel paroxysme d'intensité, cette angoissante joie. Plus tard, toutes les fois qu'ils s'étreignirent, la mémoire dut jouer son rôle, et Simone, pour se griser tout à fait, eut besoin de faire surgir dans sa chair et dans son cœur la réminiscence de cette unique minute. Les femmes chez qui l'imagination est plus puissante que les sens et plus active que la tendresse ont de ces déboires en amour. Elles se donnent dans un moment d'incomparable exaltation, et toutes les réalités ensuite leur semblent pâles auprès de cette heure d'éblouissement qui ne peut pas se prolonger, et qui ne saurait revenir.

La seconde fois que Simone Mervil revit M. d'Espayrac en tête-à-tête, ce fut encore presque involontairement. Elle se refusait toujours à un rendez-vous précis, que, cependant, la fièvre de son souvenir lui faisait ardemment désirer. Mais elle ne put s'empêcher de lui donner à entendre qu'elle allait souvent seule à Bellevue, visiter un asile de petits enfants—ce qu'elle appelait une pouponnière—œuvre de charité dont elle était sous-directrice. «Je prends le train de Ceinture, tout près de chez moi, à Courcelles, et je change à la station d'Ouest-Ceinture.»

—Quand irez-vous? dit-il tout bas, avec une intonation suppliante.

—Jeudi, par le train qui part de la gare Montparnasse à trois heures.

Jean ne dit rien, mais il prit ce train, à la gare Montparnasse. Et, à la correspondance de la Ceinture, il vit sur le quai Mme Mervil, qui cherchait des yeux la place qu'elle choisirait dans un compartiment.

Il était seul dans le sien. Il ouvrit la portière. Elle y monta tout de suite.

Lui, resta un instant la tête penchée au dehors pour empêcher l'intrusion d'autres personnes. Puis, quand le train s'ébranla, il se tourna et la vit, blottie à l'angle opposé, plus jolie, d'une joliesse plus fine que jamais dans sa toilette simple, avec sa jaquette d'astrakan et son tour de cou formé d'une soyeuse dépouille de zibeline, dont la tête aiguë et les minces pattes pendaient sous le frais menton, si délicatement dessiné, de la jeune femme.

Et Simone avait dans les yeux cette gaieté, cette griserie, ce charmant émoi de l'escapade, qui, pour beaucoup de Parisiennes, est le principal attrait de l'adultère. Se réveiller le matin avec l'amusante perspective du rendez-vous, qui rompt l'ennui des occupations habituelles et le cours des fastidieuses visites; guetter l'heure, choisir la toilette que l'on va mettre, en combiner perversement les plus intimes détails; puis exécuter de savantes manœuvres, éloigner sa voiture, monter en fiacre; avoir ensuite le plaisir de trembler un peu, et aussi celui de mentir à la perfection,—n'y a-t-il pas à toutes ces choses, pour une puérile petite créature qui, naguère encore, volait des fruits verts dans le verger de son couvent, une saveur d'espièglerie qui tente la plus vertueuse?

Ce n'étaient pas des remords qu'en ce moment éprouvait Simone. C'était une curiosité un peu anxieuse mais douce étrangement,—la curiosité de ce que cet homme allait lui dire. Puis, au fond de tout cela, c'était l'intime stupeur de trouver sa conscience muette. Nulle sensation torturante d'indigne culpabilité. Comment cela était-il possible?... Devait-elle donc se croire un monstre, une femme bien pire que les autres?

Le train maintenant filait entre les jardins des fleuristes, les champs de roses que l'on cultive autour de Clamart, et que l'hiver faisait nus sous le poudroiement grisâtre d'une impalpable brume. Les petits carreaux des nombreux châssis, les rangs pressés des cloches en verre, alternaient avec le sol brun, à l'intérieur des enclos dépouillés. Les routes blanches tournaient, désertes. Les maisonnettes closes semblaient abriter des sommeils sans rêves. Un ciel immobile et gris se suspendait au-dessus de l'immobile paysage.

M. d'Espayrac s'était agenouillé devant Simone; de ses deux bras passés autour de la souple taille, il inclinait vers lui la jeune femme, et il murmurait des paroles passionnées:

—Vous m'aimez un peu?... demanda-t-il après les litanies de sa propre adoration.

Devant l'imperceptible mouvement négatif de la blonde tête, il ajouta, suppliant:

—Ah! répétez-le donc... Car vous me l'avez dit... Oui, vous me l'avez dit, l'autre soir, en voiture. Ne vous le rappelez-vous pas?

—O mon ami! dit Simone en un dernier effort de résistance, puisque vous le savez, ne me demandez pas de vous le dire. J'ai tellement confiance en vous, Jean! Vous serez fort pour nous deux, n'est-ce pas?

—Non, murmura-t-il en laissant tomber sa tête sur les genoux de la jeune femme, je ne veux pas être fort... Je ne peux plus l'être... Je...

Un coup de sifflet du train, les freins qui se serrent, les roues qui crient... Et Jean et Simone se retrouvèrent assis l'un à côté de l'autre, corrects en apparence, mais tremblants à entendre les battements de leur cœur, et se meurtrissant encore les doigts d'une étreinte violente et vivement dénouée.

Un vieux monsieur et une vieille dame montèrent. Le vieux monsieur déploya son journal; mais la vieille dame dévisagea obstinément et avec une rogue expression de blâme ce beau couple jeune,—trop jeune et trop beau pour ne pas être évidemment bien coupable aux yeux d'une si vieille dame.

Simone se sentait rougir. Elle dit à Jean, tout bas:

—Si quelqu'un de notre connaissance était monté, qu'aurions-nous dit?

—Bah! fit d'Espayrac. Nous nous sommes rencontrés, voilà tout. Vous allez à votre pouponnière. Moi je vais à Meudon voir le notaire d'un de mes amis, à propos d'une maison de campagne qu'il a là-bas, et qu'il veut faire vendre. Cet ami est au Tonkin.

—Mais... la maison existe?... demanda naïvement Simone.

—Comment, certes, elle existe! Et l'ami et le notaire, et même le Tonkin, fit d'Espayrac avec son joyeux sourire. Vous la verrez, la maison, si vous voulez. Nous la visiterons ensemble. Peut-être qu'elle vous tentera. Je cherche un acquéreur.

Simone rougit plus fort.

—Oh! pas aujourd'hui, je n'aurai pas le temps. Ma visite sera longue... Vous savez, c'est moi qui fais tout à cette pouponnière. La directrice de l'œuvre n'est là que pour son nom. Quant aux dames patronnesses, chacune y va peut-être une fois par an...

Jean souriait de nouveau, à voir le petit air grave, entendu, de cette frimousse blonde.

—Comme je vous aime, oh! comme je vous aime!... prononça-t-il si bas que Simone distingua le mouvement des mots sur ses lèvres plutôt qu'elle n'en entendit le son.

Voyant, que, pour aujourd'hui, l'histoire de la maison ne prendrait pas, bien qu'il eût réellement dans sa poche les clefs d'une villa inoccupée, M. d'Espayrac proposa à Simone de le rejoindre au rond-point de l'avenue Mélanie, en sortant de la pouponnière. Ils feraient un tour dans les bois.

—C'est si joli, si mélancolique, les bois en hiver, assura-t-il.

—Soit, dit Simone, qui ajouta—toujours par sa tendance féminine à tout expliquer en dehors de la raison sincère:—Cela changera l'air que je pourrai rapporter à la maison. J'ai toujours peur pour Paulette de quelque contagion, quand je reviens de voir tous ces petits.

Une heure et demie plus tard, Jean et Simone marchaient lentement, serrés l'un contre l'autre, et troublés jusqu'au fond de l'être, dans la solitude infinie des bois, du crépuscule et de l'hiver. Un air vif rosait leur visage, avivait la brûlure de leur sang. La tristesse des taillis, les crêpes violets qui flottaient vers les profonds lointains, les âpres senteurs des feuilles achevant de mourir par milliers dans l'humidité du sol, prêtaient à la démence de leurs cœurs une atmosphère de solennité qui les charmait. Derrière le lacis noir des branches, un rouge soleil se couchait en des flaques et des éclaboussures de sang. Le long des étroits sentiers, nul bruit ne se faisait entendre, hors parfois le cri d'une corneille ou la fuite lourde d'un crapaud parmi les ramilles desséchées des bruyères.

Jean et Simone avançaient à petits pas, ne trouvant que peu de chose à se dire. Pour la première fois, Mme Mervil pressentait que non seulement la chute était inévitable, mais que cette chute était le nœud suprême de son fragile roman, et qu'au delà il n'y aurait rien. Seule avec cet homme qu'un instant elle avait cru aimer, elle s'apercevait, non sans un secret malaise, que rien de son âme n'irait spontanément à lui, et que rien de la sienne, à lui, ne viendrait spontanément à elle, par ces mille phrases si faciles à ceux qui pensent en commun. Tous deux ne prononçaient que des banalités semblables à celles qu'ils échangeaient en leurs visites chez des tiers. Même ils se sentaient moins familiers ensemble que lorsque, à table avec Roger, tous trois causaient d'art ou ébauchaient des projets de pièces. Car, en effet, cette demi-intimité de tous les jours n'ayant sa raison d'être que dans les travaux et la personnalité du mari, devenait une gêne plutôt qu'un lien dans leur tête-à-tête amoureux. Leur délicatesse, à l'un et à l'autre, les retenait d'aborder les sujets qui eussent évoqué trop distinctement l'image de l'époux et de l'ami trompé. Or tous ceux par lesquels, jusqu'ici, leurs esprits s'étaient rencontrés, ne leur venaient que par Mervil. En dehors de lui, ils ne se connaissaient plus. Avec étonnement ils se constataient étrangers l'un pour l'autre. Simone seule en conçut une impression de souffrance, un effroi devant l'inconnu de cette âme d'homme, qui, peut-être, aurait désormais le pouvoir de la rendre affreusement malheureuse.

«Il est bien jeune!» songeait-elle. «A-t-il eu déjà beaucoup de maîtresses?... Que pense-t-il de moi? Ah! si je n'allais être pour lui qu'un caprice!...»

Cette femme qui, tout à l'heure, se suggérait en vain des remords, commençait à se sentir le cœur piqué par la pointe du premier regret.

Mais Jean la serrait à présent plus étroitement contre lui. Puis, tout à coup, il l'entraîna dans la direction de Meudon, marchant si vite que Simone dut demander grâce.

—Où allez-vous donc? dit-elle. Craignez-vous que nous manquions le train?

Alors il la supplia de venir voir cette maison dont il lui avait parlé. C'était une villa tout à fait à l'écart. Il en avait toutes les clefs; il la ferait entrer par la petite porte du jardin; le concierge ne la verrait pas.

Simone se révolta, elle dit non pour aujourd'hui, non pour toujours. Oh! jamais... Puis, devant le désespoir de Jean, elle finit par le supplier d'être raisonnable, de considérer combien il était tard... Près de six heures! Il faisait tout à fait noir maintenant. Même en se dépêchant, elle ne serait pas de retour avant sept heures et demie.

—Eh bien, alors, la prochaine fois?... dit-il. Promettez-moi! Si vous saviez comme je serai sage! Nous causerons, comme ici... Seulement vous ne serez pas exposée à l'humidité de ces bois, au hasard d'une rencontre.

—Mais, dit Simone, cette maison n'est pas à vous.

—Oh! c'est tout comme, s'écria d'Espayrac. Et il y a une petite pièce gentille, que je ferai arranger exprès pour nous. Il y aura des fleurs, et un grand feu. Ce sera plus gai qu'ici, voyez-vous, ajouta-t-il en jetant un coup d'œil en arrière vers la nuit lugubre de la forêt.—Et il y aura les bonbons que vous aimez... Ce sera si gentil! nous ferons la dînette.

Il riait, en la câlinant, de ce beau rire sensuel et doux, qui mettait tant de séduction sur sa bouche et dans ses yeux, et qui, lorsqu'il éclatait en fanfares de gaieté, sonnait si contagieux et si clair. «Si les oiseaux riaient,» disait quelquefois Mervil, «ils riraient comme d'Espayrac.» Le musicien s'était même amusé à noter, dans un ton mineur, la mélodie de ce rire, pour en faire un leit-motiv à la scène de la récréation, dans le collège de jeunes filles emprunté à Tennyson par le Roman de la Princesse.

Depuis, quand d'Espayrac riait, les trilles des compagnes d'Ida chantaient dans la mémoire de Simone, et elle fredonnait l'air à l'unisson. Elle ne put s'empêcher de le faire encore ce soir, captivée de nouveau par ce côté d'insouciance et d'espièglerie dans la faute, qui semblait mettre en liberté sa jeunesse, et qui donnait, à cette correcte mondaine mariée à un homme grave, des envies de bondir, de sauter, de jouer à courir et de faire des niches. Déjà, elle ne refusait plus que pour la forme et par un suprême instinct de pudeur le rendez-vous que lui proposait Jean. Eût-elle été moins entraînée vers la personne de M. d'Espayrac, que l'effrayante et délicieuse séduction de cette chose—le premier rendez-vous pour une femme honnête—eût irrésistiblement tenté sa curiosité de fille d'Ève. Se dire plus tard, au théâtre, devant les scènes scabreuses, ou bien au passage le plus passionné d'un roman: «Moi aussi, j'ai eu un rendez-vous,» et dissimuler sous l'éventail ou le mouchoir un énigmatique sourire; mettre dans sa vie un troublant souvenir, qui suffirait—croyait-elle—à satisfaire ce chatouillant besoin de romanesque dont la littérature, à Paris plus que partout ailleurs, irrite le cœur des femmes,—voilà les inconscients ressorts qui, parmi les mille contingences d'une irréparable démarche, n'étaient pas les moins actifs ni les moins déterminants.

«Après tout,» pensait Simone, «peut-être parle-t-il avec sincérité quand il me promet une soumission absolue. Peut-être, en le raisonnant, lui ferai-je admettre la supériorité d'un amour qui ne dépasserait pas les baisers sur les lèvres. Non, certes, ce n'est point pour me donner à lui que j'irai le voir dans cette chambre, où ce sera si amusant de bavarder au coin du feu, et de le gronder très fort s'il devient entreprenant. Puisque je n'ai pas l'intention de mal faire, pourquoi n'irais-je pas? D'ailleurs que penserait-il de moi si je lui cédais si vite? Je suis bien sûre que cette considération me rendra féroce, m'empêchera de m'attendrir. Je ne sais pas si je lui appartiendrai jamais complètement. J'en doute fort. Mais ce dont je suis tout à fait sûre, par exemple, c'est que je le ferai languir longtemps.»

—Alors vous viendrez, Simone? Vous me le jurez, répétait Jean d'une voix tremblante. Oh! je ne sais pas ce que je ferais si vous me donniez un tel espoir pour ne pas le réaliser! Et... dites?... ce jour-là, vous n'irez pas à votre pouponnière?... Vous m'accorderez toute votre après-midi?


La semaine suivante, un soir, vers six heures, Simone Mervil reprenait le train pour Paris à la station de Meudon. Elle rentrait. Quand elle monta dans le compartiment, la chaleur des bouillottes et la clarté du gaz contrastèrent avec la froide campagne noire où des flocons de neige voltigeaient. Elle se pelotonna dans un coin, toute frissonnante, la voilette baissée, les mains blotties dans le manchon. Il y avait deux autres voyageuses. Elle ne les regarda point. Elle détourna les yeux de la lumière et les fixa sur la vitre à côté d'elle. La nuit extérieure faisait de cette vitre un vague miroir. Elle y revit, plus terne, le banal décor des coussins gris, avec leurs capitons réguliers et leurs accoudoirs de cuir. Elle s'y aperçut elle-même, en profil de corps très net, avec un obscur visage où elle ne distinguait que les yeux. Et elle s'acharnait à regarder ces yeux pâles, deux étranges taches de lueur vivante, dans ce fantôme assis à côté d'elle et qui était le reflet de sa personne. A la fin, de s'obstiner ainsi ses prunelles se lassèrent; un picotement lui fit battre les cils; et elle s'étonna lorsque ses paupières, en s'abaissant, chassèrent sur ses joues deux larmes froides. Un long frisson douloureux la traversa, hérissant les frisures légères de sa nuque.

«Mais qu'est-ce que j'éprouve donc au juste?» se dit-elle.

Car, à l'instant même, en considérant son âme triste dans le spectre de son regard, elle ne s'était pas aperçue qu'elle pleurait.

Depuis deux heures elle était la maîtresse de M. d'Espayrac.


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