← Retour

Justice de femme

16px
100%
Lettre P.

Paris s'amusa fort, quelques jours plus tard, du duel d'Espayrac-Chambertier, surtout à cause des puériles et invraisemblables prétextes qui furent mis en avant, alors que Gisèle affichait presque sa liaison. Vraiment le mari jouait trop bien son rôle en feignant d'ignorer qu'il se battait pour sa femme. On trouva qu'il dépassait même les limites du ridicule permis à l'époux trompé, lorsqu'il voulut donner à entendre, d'un air fin, «qu'il y avait une femme là-dessous», une femme que M. d'Espayrac et lui étaient trop bons gentilshommes pour compromettre en avouant la vraie cause du duel.

Du reste, les discours à double entente du brave Chambertier ne se produisirent que lorsque, rassuré sur sa propre existence après l'échange de deux balles sans résultat, il s'avisa de vouloir savourer toute la gloire d'un combat singulier avec un adversaire tel que d'Espayrac,—un gaillard cité parmi les jeunes gens les plus élégants et les meilleurs tireurs de Paris; dont les ancêtres figuraient dans l'histoire et dont les cartons étaient exposés chez Gastinne-Renette! Chambertier ne pouvait plus parler que de cela. Au cercle, dans les salons, au théâtre, partout, il trouvait moyen de ramener la conversation là-dessus, de raconter qu'au commandement des témoins, il n'avait rien éprouvé, «rien, mon cher, qu'un petit picotement sous les cheveux, vers le haut du front»; et qu'ensuite M. d'Espayrac et lui s'étaient donné la main sur le terrain,—ce qu'il trouvait tout à fait Pré-aux-Clercs, mousquetaire et raffiné.

Jean d'Espayrac s'était, après coup, senti fort ridicule d'avoir provoqué le mari de Gisèle, qu'il ne pouvait tuer sans assumer un assez vilain rôle. Il avait donc eu soin de tirer trop haut, pour l'épargner. Son exaspération fut extrême de voir que, malgré l'inoffensif résultat, cette sotte affaire ne serait pas étouffée, mais donnerait longtemps encore à rire à la galerie. Parfaitement résolu désormais à rompre avec Mme Chambertier, il quitta Paris, s'en alla au Havre, étala un goût nouveau pour le yachting, se fit construire un bateau, s'occupa d'une façon très active de l'armement de ce petit vapeur.

Mais il avait compté sans la passion de sa maîtresse,—passion très réelle, que sa retraite surexcita. Gisèle n'était pas de ces femmes qui se laissent quitter sans lutte, et qui se contentent de pleurer dans la solitude. Elle, qui ne s'inquiétait guère de l'opinion, la brava tout à fait quand elle se vit menacée de perdre son amant. Elle suivit M. d'Espayrac. S'étant fait donner par son médecin une ordonnance qui prescrivait l'air de la mer, elle vint s'établir à Frascati, après avoir interdit à son mari de la suivre, sous prétexte que l'énervement qu'il lui causait par sa présence contrarierait l'effet de la cure.

Chambertier, qui, tout en croyant à l'innocence de Gisèle, ne pouvait plus croire à sa tendresse, ne s'affligea pas outre mesure de cette nouvelle rigueur. Une idée triomphante lui était venue: celle de faire la cour à Mme Mervil. Puisque cette petite femme était facile,—car, pour un homme, est facile toute femme qui se donne à un autre que lui,—pourquoi n'essaierait-il pas sa chance et ne réussirait-il pas aussi bien que d'Espayrac? Elle l'avait toujours tenté, cette blonde aux lèvres et au cœur si doux, aux pudeurs si fines. Et maintenant que, sous cette suavité d'apparence, il la supposait perverse, elle le tentait davantage.

Simone, qui, depuis la scène de Meudon, ne pensait plus à Gisèle que comme à une amie du passé, morte à jamais dans son cœur, et qu'elle voulait oublier pour ne pas en arriver envers elle à la répugnance et au mépris, s'était refusée à la voir quand elle était venue, le lendemain, rue Ampère. Alors Mme Chambertier lui avait écrit, pour l'assurer—mais avec des termes prudemment ambigus, pouvant aussi bien faire croire qu'elle remerciait Mme Mervil pour un patron de corsage ou une adresse de manicure—de son éternelle reconnaissance. Simone n'en voulait pas, de sa reconnaissance. Et maintenant c'était le mari qui venait; deux fois éconduit, il revenait encore!... Que voulait-il?

Elle pensa le faire recevoir par Mervil, quoique ce fût elle seule que Chambertier demandât. Mais non... Impossible!... Oh! son Roger, son cher, son cher grand artiste, dont maintenant cet imbécile pouvait sourire! C'était cela qui restait si cuisant au cœur de Simone, plus que sa propre humiliation à elle-même. Penser que ce noble créateur, ce pensif et harmonieux génie, pouvait être pris en ironique pitié par ce bourgeois épais, par ce remueur de gros sous!

Oh! comme Simone l'aimait à présent, son Roger! Plus encore que jadis, dans le rêve et l'enthousiasme de ses seize ans. Non, ce n'était peut-être pas cet amour qu'elle avait regretté dans sa loge, à l'Opéra-Comique, le soir de La Douleur d'Éros: la misérable et fragile étincelle, éternel enchantement, éternel égarement du cœur. Mais c'était un sentiment plus élevé, plus vrai, plus fort. Car c'était un sentiment auquel toutes les expériences, toutes les tristesses, toutes les fautes, toutes les secrètes hontes même, avaient apporté chacune leur grain de sable pour en faire un bloc de marbre. La Vie, qui, de ses dures mains, détruit, brise et souille tant de choses, en édifie et en cimente quelques-unes; et celles-ci, justement parce que ses mains sont dures, n'en sont que mieux pétries et plus solides. L'affection de Simone pour Roger était devenue une de ces choses travaillées de cet âpre et profond travail, qui donne la résistance, la valeur et la durée. Oh! comme elle se réfugiait, comme elle se purifiait, comme elle se consolait et se relevait dans cet amour! Elle n'en voulait plus à Roger lorsqu'il parlait «d'amitié conjugale». Elle comprenait ce qu'il voulait dire. Lui l'aimait ainsi depuis bien des années. Mais voilà, il était homme; il avait subi la vie bien avant elle. Aurait-il dépendu de Simone d'arriver à cet unisson sans avoir traversé de son côté ses coupables épreuves? Certaines âmes n'acquièrent-elles toute leur valeur qu'après avoir failli?... Quelqu'un, dans l'univers, pourrait-il répondre? Est-il quelque part un être qui connaisse l'homme?—cet être qui s'en va dans l'infini en ne se connaissant pas.


Édouard Chambertier, qui ne s'interrogeait pas beaucoup, lui, sur ce qu'il éprouvait, suivait sans l'analyser le désir qui le ramenait rue Ampère. Il s'y présenta si obstinément que Simone, pour ne pas éveiller l'étonnement de son mari et des domestiques, finit par le recevoir. Il ne crut pas devoir amener sa déclaration par de longs préambules.

—Vous savez bien, dit-il à Mme Mervil, que je vous ai toujours aimée. Je vous disais: «Ah! si nous nous étions rencontrés plus tôt!...» Et là-bas, dans le Midi... Vous rappelez-vous cette promenade à la presqu'île de Giens? Dieu! que vous étiez jolie ce jour-là! Je touchais votre petit pied dans la voiture...

Simone le laissait aller,—pour voir,—prise de la curiosité mêlée de dégoût avec laquelle on épie, à distance, les mouvements de quelque animal répulsif.

—Ah! continua-t-il, si vous m'aviez fait l'honneur de me choisir, vous auriez eu en moi un ami discret et sûr; plus discret, plus sûr que ces jeunes gens...

—Mais, monsieur Chambertier, interrompit Simone—et ses yeux clairs de blonde avaient leur limpidité la plus froide,—Gisèle?... Je croyais que vous aimiez Gisèle?...

—Si je l'aime? s'écria le gros homme. Mais voyons... Allons donc! ma petite Simone...

Elle eut un tel soubresaut qu'il se reprit:

—Pardon... je voulais dire: chère madame... Si je l'aime?... Entre nous, voyons, nous n'en sommes plus à nous faire des questions de cette naïveté, à mêler des choses si différentes.

—Enfin, l'aimez-vous?

—Vous le savez bien. Je l'adore. Pourquoi me demandez-vous cela?

—Parce que vous dites que vous m'aimez.

—Cela n'a pas de rapport... Ne faites donc pas l'enfant.

«Grands dieux!» pensa Simone, «voilà donc jusqu'où peut aller la grossièreté de ce qu'on appelle un bourgeois comme il faut! Voilà ce que je suis réduite à entendre! Et, pour sauver sa femme, je me suis ôté le droit de lui dire combien je le méprise!»

Elle reprit tout haut, en se levant:

—Monsieur Chambertier, c'est assez, n'est-ce pas? Faites-moi le plaisir de sortir. Et ne vous dérangez plus pour venir nous voir. Nous partons cette semaine pour la campagne, où nous resterons six mois, comme l'année dernière.

Le gros homme devint blême.

—Mon Dieu! dit-il, madame!...

Il allait peut-être proférer une lâcheté, comme: «Vous ne montrez pas toujours autant de dignité.»

Mais elle vit trembler sa lèvre. Elle sonna. Un domestique parut.

—La voiture est-elle là? demanda-t-elle; et elle ajouta pour garder entre eux le valet:—Attendez, relevez ce store... On ne voit pas clair ici.

Puis, se dirigeant elle-même vers la porte, si bien que Chambertier dut la suivre:

—Ainsi donc, cher monsieur, au revoir, à l'hiver prochain. Mes amitiés à Gisèle quand vous lui écrirez, n'est-ce pas?


Dans la maison de campagne de Conflans-Sainte-Honorine, l'été de songeuse paresse, d'intimité attendrie, de calme vie profonde, recommença pour Simone Mervil. Sa fille Paulette, moins gamine qu'autrefois, ne montait plus à cru sur le poney, mais, au contraire, prenait les langueurs, les rêveries, les airs de gravité des précoces fillettes de dix ans. Elle en devenait plus inquiétante, en même temps que plus charmante, cette petite, par le mystère de ses beaux yeux, déjà presque féminins, et par les poses fléchies de son corps si fin, trop vite allongé, aux formes graciles et indécises. Le petit Hugues, lui, déjà se traînait à quatre pattes sur un tapis dont on couvrait l'herbe trop fraîche d'un coin de pelouse, et d'où il s'évadait constamment pour cueillir des pâquerettes. Et, presque toujours, par quelque fenêtre ouverte, les mélodies de Mervil s'échappaient, s'envolaient avec une douceur lointaine, puis s'effaçaient dans l'espace, au-dessus des parterres ensoleillés, au-dessus des marronniers lourds, dans le bleu délicat du ciel.

Un jour, vers la fin du mois d'août, le compositeur reçut un télégramme qui lui causa une surprise et une émotion violentes. Quand il le lut, sa femme n'était pas auprès de lui, de sorte qu'elle ne le vit point sursauter et pâlir. Il dut craindre qu'elle ne pût connaître le contenu exact de cette dépêche, car il brûla le petit papier bleu avant de descendre en parler à Simone. La jeune femme se tenait dans le parc, avec les enfants. Roger l'emmena à quelque distance, loin de l'oreille curieuse, aiguisée, de Paulette, puis il lui dit:

—D'Espayrac m'appelle au Havre. Il est arrivé un accident à Mme Chambertier.

—A Gisèle!... Un accident?...

—Oui, assez grave.

—Mais quoi donc?

—La dépêche ne dit pas au juste. C'était en mer.

—Mais qu'y peux-tu? Pourquoi d'Espayrac t'appelle-t-il?

—Je n'en sais rien. Je suppose que le pauvre garçon doit être dans une situation très ennuyeuse. L'accident est peut-être arrivé avec son yacht, et le mari n'y étant pas...

—Qu'y peux-tu? répéta Simone—irritée de voir qu'elle n'en finirait pas avec cette triste histoire, et qu'après elle c'était Roger qu'on y mêlait.

—Dame, tu sais, Jean n'a pas d'ami plus sûr ni plus intime que moi. J'ignore en quoi je pourrai lui être utile. Mais il me demande au plus tôt. Cela suffit, j'irai. Fais préparer ma valise, ma petite Simone. Je vais consulter l'indicateur, voir à quelle heure je dois être à Paris pour prendre l'express de ce soir.

Mervil resta absent deux jours, pendant lesquels il ne fit parvenir à sa femme que des télégrammes et des lettres vagues, d'où celle-ci conclut cependant que la vie de Gisèle devait être sérieusement en danger. Le compositeur employait les plus fortes recommandations pour empêcher Simone de venir au Havre: car, ne se doutant point du refroidissement qu'avait subi cette amitié féminine, il craignait que l'inquiétude n'amenât tout à coup sa femme au beau milieu de circonstances où il ne lui convenait point qu'elle se trouvât. Il la croyait même encore tellement aveugle et folle de tendresse pour sa Gisèle, qu'il n'osait lui écrire la vérité. Cette vérité, il ne la lui apprit qu'à son retour, et encore avec les plus grandes précautions. Toutefois, quelques circonlocutions qu'il mît en usage, il fallut bien en arriver à la phrase catégorique, à la brutalité du fait,—de ce fait qu'il avait appris tout de suite par le télégramme de Jean d'Espayrac. Il fallut bien, à un moment donné, dire à Simone:

—Gisèle est morte.

Morte!... Comment cela se pouvait-il? Cette créature si jeune, si ardemment vivante, si belle!... Morte!... Jamais Simone n'aurait pu croire qu'elle en éprouverait un tel choc de douleur. Morte, sa Gisèle! Ah! maintenant elle lui pardonnait tout... Et sa propre humiliation, à elle-même, et les vilaines intrigues.—Mon Dieu! ses folies avaient bien leur excuse: son mari, ce pauvre Chambertier, était d'une si navrante bêtise, d'une si exaspérante platitude!—Morte!... Simone la revoyait comme la dernière, la toute dernière fois, dans le corridor de cette maison de Meudon, affolée, échevelée, lui criant: «Sauve-moi!...» avec les longues mèches de ses cheveux superbes s'accrochant aux broderies métalliques et à la ceinture pailletée de son peignoir oriental. Puis, le souvenir bondissant par-dessus les jours, elle la revoyait encore sur la petite place du village de Giens, choisissant des oursins dans le panier du pêcheur, et les mangeant ensuite, rieuse et debout dans le pan d'ombre de la petite maison aux lignes sèches, découpées sur le bleu violent du ciel, avec un arôme de mer dans l'air tranquille, et, tout autour, une sensation de chaleur et d'espace.

Simone pleurait. Mais, tandis qu'elle croyait pleurer seulement sur Gisèle, quelque chose en elle, au plus profond de son être, pleurait sur elle-même—et elle ne s'en doutait pas.

Enfin, elle dit à Roger:

—Oh! que je sache comment elle est morte. Dis-moi tout... tout... Je serai très calme, j'aurai de la force.

—Tu veux tout savoir?

—Oui, tout.

—C'est bien triste, ma Simone. Tu regretteras peut-être d'avoir exigé cela. Je serai obligé de te dire sur ton amie des choses que tu aimerais mieux ne pas connaître...—Il baissa la voix.—... Des choses que tu aimerais mieux ne pas m'entendre te dire.

Simone fit un geste d'insistance pour qu'il parlât. Mervil reprit, se défendant encore:

—Tu sais bien que tu t'es fâchée contre moi, le jour de la naissance de Hugues, parce que je disais que Gisèle... Enfin tu ne voulais pas croire...

—Oh! s'écria Simone, tu l'accusais avec tant de légèreté, d'ironie! Mais va, maintenant... Je sais que tu n'ajouteras pas de commentaires cruels. Quoi qu'on dise des morts, on ne peut le dire qu'avec respect.

Alors Mervil raconta tout—tout ce que Jean d'Espayrac, dans la tristesse et presque dans le remords de cette fin subite, lui avait révélé. D'abord, il avouait à son ami, le pauvre Jean, qu'il avait aimé Gisèle, mais que, depuis quelque temps, non seulement il ne l'aimait plus, mais encore il l'avait presque prise en grippe, et que cette liaison lui était devenue intolérable.

—Prise en grippe?... répéta Simone avec surprise.

—Oui. Elle lui avait causé des ennuis sans nombre... Ce duel ridicule avec le mari... Et pire que cela: j'ai cru comprendre qu'elle avait attiré quelque chagrin, quelque grosse humiliation à une personne que Jean respecte, adore... d'une adoration peut-être sans espoir.

—M. d'Espayrac t'a dit cela?

—A peu près. Tu comprends que je n'ai pas insisté.

—Continue... dit Simone après un court silence.

Et Mervil continua. Jean allait au Havre pour se séparer de Gisèle. Elle l'y suivait. Il faisait construire un yacht pour visiter cet hiver les côtes de la Méditerranée. Elle prétendait s'embarquer avec lui. Quand il lui représentait le scandale, elle déclarait s'en moquer. Elle ne pouvait plus vivre avec son mari; elle interdisait à Chambertier de la rejoindre au Havre; jamais elle ne reprendrait l'existence commune: plutôt mourir. Elle avait, paraît-il, fait tout au monde pour convaincre cet aveugle mari de son malheur conjugal; il n'y voulait pas croire. Puisqu'elle ne pourrait obtenir un divorce convenable qui lui permît d'épouser Jean, eh bien, elle vivrait avec lui sans l'épouser, voilà tout.

—L'épouser?... interrompit Simone. Est-ce que, vraiment, M. d'Espayrac l'aurait épousée, si elle se fût rendue libre?

Roger Mervil hocha la tête et leva les yeux au ciel avec une expression de physionomie qui peignait le comble de la misère terrestre,—d'où Simone conclut que tel était le jour peu favorable sous lequel d'Espayrac envisageait la perspective d'un mariage avec Gisèle.

—Oh! Roger, dit-elle, comment peux-tu faire des grimaces en parlant de ma pauvre amie!...

Mervil qui, au fond, n'avait jamais eu pour Gisèle qu'une antipathie profonde, rappela aussitôt sur son maigre et expressif visage un air de circonstance, et continua son récit.

—Entre d'Espayrac et Mme Chambertier, reprit-il, les rapports étaient devenus fort peu tendres. Elle l'excédait; et comme, en dépit des politesses de Jean, elle commençait à s'en apercevoir, elle s'en prenait à lui. Elle lui faisait des scènes violentes. D'ailleurs, c'est dans l'ordre des choses. Un bandit de grand chemin a plus de chances d'être bien traité par une femme qu'un amant qui fait mine de se refroidir.

—Roger, pas de réflexions sceptiques, je t'en prie.

—Le bateau de Jean était construit, fini, depuis quelque temps. Il voulait le mettre à l'essai par un petit voyage en Angleterre et en Écosse. Mais pas moyen de partir. Emmener Gisèle,—il ne le voulait à aucun prix. Laisser Gisèle,—il ne s'y déciderait pas sans tâcher de la décider elle-même à rester. Or la pauvre femme le menaçait de toutes les violences. Jean n'avait pas peur qu'elle les exécutât, mais il est bon. Il ne saurait mal agir avec une femme, surtout une femme dont le plus grand tort est de l'aimer. Il devenait donc une façon d'Adolphe, tout aussi malheureux et tout aussi embarrassé que l'autre. Mais un beau soir, après une discussion plus décisive et plus pénible que toutes les autres, voilà Gisèle qui se soumet. Puisqu'il veut qu'elle le quitte, elle le quittera. Ne voit-elle pas que tout est fini? Jean proteste que non, qu'il l'aime toujours, d'autant plus sincèrement qu'il la voyait s'assouplir avec une grâce très soudaine et très touchante. Elle secouait la tête: «Non, non... J'ai lutté tant que j'ai pu... Mais c'est fini... Tout est fini.» D'Espayrac pensa que c'était peut-être une feinte ou une boutade... Mais pas du tout. Le lendemain, le surlendemain, ce fut la même chose. Elle ne montrait plus que de la résignation, un peu de tristesse et beaucoup de fierté. Jamais il ne l'avait vue plus femme, plus séduisante, plus mélancoliquement jolie. Mais comme il ne voulait pas se laisser reconquérir par tout cela, il profitait de sa liberté recouvrée; il hâtait ses préparatifs de départ. Le jour vint où il fallut se dire adieu; ils dînèrent ensemble, à bord du yacht. C'était une dernière fantaisie de Gisèle, si doucement demandée que Jean n'avait pas eu la force de dire non. «Comme cela,» répétait-elle en regardant vers le large, «je me figure que nous sommes partis ensemble, que nous sommes loin de la terre, loin du monde, tous deux seuls, pour toujours...» D'Espayrac avait le cœur un peu serré. Il la ramena chez elle, à Frascati, dans l'appartement qu'elle y avait.—«Vous allez coucher à bord?» demanda-t-elle. Il lui répondit que non, qu'il rentrait chez lui, dans la ville, mais qu'il embarquait le lendemain à la première heure. Elle lui dit adieu avec beaucoup de calme. «Plus de calme,» m'a dit Jean, «que je n'en avais moi-même.» Le lendemain matin, d'Espayrac arrive à son bateau en même temps que son capitaine, qui, également, avait dormi à terre. Ils trouvèrent le maître d'équipage fort embarrassé. L'homme avait quelque chose à dire, et ne pouvait s'y décider. Enfin il avoua que la jeune dame qui avait dîné hier lui avait offert, pour lui et ses matelots, une très forte somme s'il la laissait seulement passer la nuit à bord. Elle reviendrait vers onze heures du soir, et jurait d'être repartie le matin avant que ces messieurs arrivassent. Dame! on le payait si bien, et pour si peu de chose... Il n'avait pas su dire non. On avait fait le lit de la dame dans la cabine d'honneur... Mais voilà... Elle n'était pas partie comme elle l'avait si formellement promis. Et, sans doute, elle dormait encore, car, tout à l'heure, on avait frappé à plusieurs reprises, et elle n'avait pas répondu. «Allons,» pensa Jean, «l'obstination des femmes est véritablement invincible. Il va falloir que je l'emmène.»—«Elle a sans doute fait apporter des bagages?» demanda-t-il au marin.—«Non, monsieur, rien qu'une très légère valise, contenant sans doute ses effets de nuit.» D'Espayrac alla frapper à son tour à la porte de la cabine. Pas de réponse. Il essaya d'ouvrir. Elle était fermée à clef. Une telle inquiétude le prit alors qu'il fit forcer la serrure. Il entra... Et que vit-il dans la jolie cabine si pimpante avec ses vernis miroitants, ses tentures fraîches?... Gisèle étendue tout habillée sur le lit, morte, asphyxiée par le parfum d'une profusion de grands lis blancs, dont elle avait jonché l'étroite pièce, dont elle s'était presque recouverte elle-même. Voilà ce que renfermait cette valise dont la légèreté avait surpris le maître d'équipage... Une cargaison de fleurs. Et ces fleurs, dans le tout petit réduit de la cabine, si soigneusement calfeutré, fermé, n'avaient que trop bien accompli leur meurtrière mission: elles avaient endormi la pauvre femme... Elles l'avaient endormie pour toujours.

Plusieurs fois, pendant ce long récit, les questions ou les exclamations de Simone avaient interrompu Mervil. Maintenant, elle ne disait plus rien; elle pleurait de nouveau, amèrement, abondamment. Elle pleurait sur son amie—et, dans le secret de son être, il y avait aussi des larmes inconscientes qui coulaient sur elle-même. Car tel est le fond le plus amer de tous les deuils humains: c'est ce qui est vulnérable et mortel en nous qui se trouble des blessures et de la mort des autres.

Pour le moment, Simone n'en voulut pas savoir davantage. Plus tard elle apprit comment d'Espayrac, éperdu, avait télégraphié à Mervil: «Elle est morte chez moi, pour moi. Accours, au nom du ciel.» Lorsque Roger était arrivé au Havre, Mme Chambertier, par les soins de Jean, avait été déjà transportée dans sa chambre, à Frascati; et là, dans cet appartement d'hôtel, on avait—pour ne pas dire au mari toute la vérité—simulé le drame de sa fin volontaire, le meurtre silencieux des fleurs. Pour Chambertier, appelé aussi par télégramme, c'était dans cette pièce banale et sur ce lit indifférent qu'elle avait dormi son mortel sommeil embaumé. Le pauvre homme, tout à fait abasourdi et inconsolable, traversait en ce moment toute la France, pour porter le corps de sa femme dans leur propriété d'Hyères: car, au sommet du sauvage rocher, quelques tombes se dressent. Et là, bien haut sous l'éternel ciel bleu, dans l'incessant murmure des mers, parmi le frisson des plantes aériennes, devait reposer pour jamais cette Gisèle aux yeux et aux lèvres de sphinx, aux yeux et aux lèvres de mystère et de volupté.


Chargement de la publicité...