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Justice de femme

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Lettre D.

Des mois s'écoulèrent,—mois heureux pour Simone, mois remplis d'une douceur profonde, telle que jamais elle n'en avait connu. Certes, les premiers temps de son mariage n'évoquaient en elle que des souvenirs de félicité. Mais alors, n'ayant pas souffert, ne connaissant pas les pièges abominables où nous prend et nous meurtrit la vie, elle avait au cœur une espérance illimitée qui dépassait et diminuait les réalités les meilleures. Maintenant, au contraire, le sentiment de son imprudence et de sa faute, la conscience d'un amoindrissement d'elle-même et celle des risques courus, puis, parfois, les tressaillements encore douloureux de ses récentes blessures, accroissaient infiniment le prix de ses joies.

D'ailleurs l'attrait de l'avenir, dont s'était aveuglée sa jeunesse, perdait pour elle de cette intensité qui rend trop longs les meilleurs et les plus rapides de nos jours. Simone avait trente ans. Elle atteignait cette période de la vie où la femme commence à mieux savourer les heures, et où déjà l'inquiétude la prend à les sentir couler si vite. Elle ne voulait plus se laisser souffrir d'aucune chimère. Elle s'installait à présent dans son bonheur avec une tranquillité résolue. Et ce bonheur était tel qu'il pouvait défier même les pièges de sa fine imagination.

La célébrité, la fortune, prêtaient au petit hôtel de la rue Ampère un peu du prestige qu'ont les royales demeures; les passants le considéraient et retournaient la tête pour voir encore les étroites fenêtres à vitraux; beaucoup de visiteurs sentaient leur cœur battre en touchant la sonnette, inquiets de savoir s'ils seraient reçus par «le maître». Dans l'atmosphère nouvelle de son très grand succès, Mervil sentait un peu se calmer sa défiance de lui-même,—cette vipère que certains artistes portent en eux, sifflante et glacée, jusqu'à la tombe, au milieu même de leur gloire. Aussi la nervosité de son caractère se détendait; l'ironie lui montait moins souvent aux lèvres; il accueillait plus franchement les privilèges de sa destinée, et tout son entourage s'épanouissait à présent dans la chaleur de sa bonté naturelle. Mais personne autant que Simone ne s'émerveillait, ne s'attendrissait de cette bonté.

Cependant le petit Hugues sortait de la vie végétative propre à la toute première enfance. Il devenait le petit animal humain, gazouilleur et joli, que l'on commence à mettre en robes courtes, et dont les pieds remuants se chaussent de minuscules souliers vernis, encore inutiles d'ailleurs. Ses traits s'affirmaient, se dégageaient de l'ébauche indécise, promettaient de la finesse et de la régularité. Sur son crâne rose, une impalpable soie blonde, presque blanche, s'arrondissait en bouclettes, et derrière l'ourlet délicat de ses lèvres, des dents menues pointaient en gouttes laiteuses. Mais, pour l'adoration de ses parents, ses yeux surpassaient toutes les autres merveilles. Ils paraissaient immenses dans ce visage de poupée, et leur perpétuelle admiration ravie éclairait la maison d'une lueur d'astres.

—Je t'assure qu'ils seront bleus, disait chaque jour Mervil à Simone.

—Quelle idée! s'écriait-elle. Personne dans la famille ne les a de cette couleur. Moi je suis seule à les avoir clairs, et encore les miens sont gris. Mais tous les petits enfants ont d'abord les yeux de ce bleu incertain. Ça change vers huit ou dix mois. Hugues a tes yeux, c'est frappant. Tu verras qu'ils deviendront très noirs.

Un matin, comme Roger faisait sauter son fils sur ses bras, il s'arrêta tout à coup, et, portant le bébé dans le plein jour de la fenêtre, il s'écria:

—Oh! c'est un peu fort!

Puis s'adressant à la nourrice:

—Nounou, venez voir ici. Peut-on soutenir que cet enfant n'a pas les yeux bleus?

La brave femme convint que c'était difficile. A ce moment Simone entrait dans la chambre.

—Ils sont bleus, répétait Mervil. D'un bleu très pur, mais très foncé. Tiens, veux-tu que je te dise, Simone: je ne connais qu'une seule personne qui ait des yeux de cette nuance-là. C'est Jean d'Espayrac. Non, mais c'est drôle, tu sais... Bébé a tout à fait les yeux de Jean.

Au milieu de sa paix reconquise et de son bonheur, cette parole frappa Mme Mervil comme le coup imprévu d'une arme effroyablement pénétrante et cruelle. D'un geste involontaire, elle porta la main à son cœur, comme si le coup l'eût déchirée là. Et elle ne trouvait pas un mot à dire, abasourdie, terrifiée.

Pourtant Roger, ne remarquant rien, très à l'aise, plaisantait.

—Il n'a pas mal choisi, le petit bonhomme. Les yeux de Jean sont les plus beaux que je connaisse. Ma foi, je trouverais ça très bien qu'il eût des yeux comme Jean.

Il posa son fils entre les bras de la nourrice, et, venant tirer gentiment l'oreille de sa femme:

—Ah! madame, je vous y prends. Vous aurez trop regardé les prunelles saphir du beau d'Espayrac. Je lui conterai ça à notre ami Jean.

—Oh! je t'en supplie!... s'écria-t-elle.

Et ce fut un tel cri d'angoisse, qu'effrayée par l'altération de sa propre voix, Simone reprit en essayant de sourire:

—Entre nous, c'est très bien, mais avec ce jeune homme, des plaisanteries pareilles...

—Petite prude! dit son mari. Enfin, c'est bon. Si vous promettez de ne plus recommencer, on n'en parlera pas.

Et il l'embrassa,—tellement tourné ce matin-là à la drôlerie et à la joie qu'il ne sentit pas, sous sa lèvre, la joue de Simone froide et rigide comme de la glace.

Pendant les jours qui suivirent, lorsque Mme Mervil se trouvait seule près de son fils, elle épiait les yeux de l'enfant, avec une attention anxieuse, obstinée, sans pouvoir penser à autre chose qu'à ces prunelles, d'une transparence de pierre précieuse, dont le bleu semblait devenir d'heure en heure plus profond. Parfois, comme prise de l'espoir qu'elles eussent changé de nuance sous les paupières closes par le sommeil, la jeune mère éveillait le bébé dans son berceau et guettait, haletante, le soulèvement des longs cils foncés. Mais, devant son mari, Simone évitait de contempler Hugues; puis, si elle voyait Mervil poser sur lui un regard prolongé, elle s'emparait du petit garçon, l'excitait, le faisait jouer, ou l'emportait auprès de sa nourrice.

Toutefois d'autres semaines, puis d'autres mois passèrent, et, à la longue, cette crise atroce de doute et de crainte s'apaisa pour Simone, comme s'étaient apaisés son coupable amour et ses remords. L'habitude vint à tous de voir les yeux bleus de Hugues. Nul ne les remarqua plus. Aucune comparaison nouvelle ne fut établie entre ces yeux d'enfant et ceux de M. d'Espayrac. Et, une fois de plus, l'accoutumance et l'illusion—ces baumes éternels du cœur—engourdirent, puis dissipèrent chez Simone le poison des cuisantes pensées.

Comme elle n'alla pas beaucoup dans le monde, cet hiver, et qu'elle ne reçut point, elle ne rencontra que rarement Gisèle et M. d'Espayrac. Déjà, du reste, elle pouvait les apercevoir, l'un ou l'autre, même à l'improviste, sans cet élancement de douleur qui naguère, à leur premier aspect, lui cassait les jambes et lui pâlissait le visage. Le poète écrivait un libretto pour Mervil. Mais ce travail avançait avec lenteur, et M. d'Espayrac—volontairement sans doute—oubliait de plus en plus le chemin de la rue Ampère. Quant à Mme Chambertier, plus lancée que jamais, perdue dans un tourbillon d'occupations folles, comment eût-elle trouvé le temps de venir voir son amie? Tous les matins elle conduisait au Bois; même elle se remettait à l'équitation, annonçant le projet de se montrer prochainement dans l'allée des Poteaux, seule et suivie d'un groom, ce que se permettent à peine quelques très grandes dames, en dehors des écuyères et des cocottes: c'était d'un «chic» hardi et exceptionnel qui la tentait. L'après-midi elle avait, avec les couturiers en vogue, des conférences d'où sortaient des chefs-d'œuvre de toilette, reproduits par les journaux d'illustration artistique et mondaine. Puis, à cinq heures, il lui fallait être de retour dans son immense hôtel du boulevard Haussmann, pour présider son five o'clock. Et, le soir, c'étaient les dîners, les premières représentations, les bals. Si bien qu'avec les heures réservées à ses rendez-vous d'amour, c'est à peine si elle pouvait suffire aux visites officielles, indispensables. Une furie de mouvement, d'éclat, de vie à outrance, l'avait prise depuis que la langueur inquiète de ses sens et de son esprit se trouvait secouée, dissipée par les réalités de la passion. D'ailleurs elle s'affichait. Sa liaison avec M. d'Espayrac n'était plus guère inconnue que de l'aveugle Chambertier. Même, comme la chronique scandaleuse avait épuisé ce thème, on lui prêtait d'autres amants.

Jean, qui, fort ombrageux au sujet de ses maîtresses, prenait grand souci de leur réputation, avait d'abord entouré celle-ci d'égards et de mystère. Quand il s'aperçut des inconséquences qu'elle commettait, sa délicatesse en fut froissée. Il lui en fit des reproches, et même lui montra un certain mépris, lui parla durement. Elle s'emporta, lui répondit par des bravades. Mais elle avait des colères si pleines de séduction, avec l'ombre noyée de ses longs yeux, le dédain de sa bouche, les ondulations de couleuvre tordant et redressant son buste souple, que d'Espayrac, aussitôt, perdait le fil de son discours. Alors Gisèle triomphait, le croyait vaincu. Il n'était qu'enivré. Aux heures de réflexion froide, un fugace dégoût lui montait aux lèvres. Peu à peu, il en vint à la considérer, à la traiter même comme une courtisane. Dans son inexpérience, Gisèle en fut ravie; elle crut, parce qu'il la respectait moins, qu'il l'aimait davantage. Mais M. d'Espayrac avait trop d'élégance dans l'âme pour goûter des sentiments et des façons de fille chez une femme du monde, une femme dont il voulait se croire le premier, le seul amant. Elle le heurta, l'énerva par ses manques de tact, de mesure, de pudeur. Devant lui, comme jadis devant Simone, elle parlait de ses droits à l'adultère, se moquait du mariage, ridiculisait Chambertier. D'Espayrac trouva cela d'un ton détestable. Un tel défaut de tenue morale lui répugnait comme des défauts de tenue physique: il se sentait aussi choqué que si sa maîtresse se fût montrée à lui les mains mal soignées, ou vêtue, sous la merveille de ses toilettes, d'une lingerie grossière. D'ailleurs, la satiété accomplissait chez lui cette œuvre d'enlisement où, peu à peu, les plus vifs désirs humains s'anéantissent, disparaissent. Si bien que, malgré la beauté de cette créature de passion, moins d'un an après sa conquête il commençait à se détacher d'elle.


Un matin, comme Simone était à sa toilette, sa femme de chambre vint lui dire qu'une dame demandait instamment à lui parler. Quelle dame? La domestique, nouvelle dans la maison, ne la connaissait pas. C'était quelque solliciteuse, et Mme Mervil, obligée de se défendre sans cesse contre les importunités de ces sortes de personnes, allait la faire congédier, lorsque la femme de chambre expliqua qu'elle était fort bien mise et qu'elle avait l'air bien comme il faut; que, d'ailleurs, elle avait une voiture à la porte.

—Alors, dit Simone intriguée, donnez-moi ma robe de chambre.

En bas, dans le petit salon, elle poussa un cri de surprise en reconnaissant Mme Chambertier, la mère, la vieille dame qu'on ne voyait guère à Paris, car elle passait l'hiver dans son château de Provence et l'été en Suisse.

—Vous, chère madame!... Je vous croyais encore à Hyères. Et pourquoi ne pas dire votre nom? J'ai failli ne pas vous recevoir.

—Je l'aurais dit au dernier moment, s'il avait fallu, répondit Mme Chambertier. J'aime mieux qu'on ne sache pas que je suis venue ici, le matin, pour vous parler de choses graves.

—Des choses graves!...

Une appréhension serra la gorge de Simone. En même temps elle vit sur le visage de la vieille dame un air de tristesse et de rigidité qu'elle n'avait pas remarqué tout d'abord.

—Ma chère petite, commença Mme Chambertier, je viens au nom de l'amitié qui vous lie à ma belle-fille... Je viens faire appel à votre loyauté, à votre bon cœur...

Tout en parlant, elle sortait un petit portefeuille, l'ouvrait, en tirait un papier plié, qu'elle tendit à Mme Mervil.

—Connaissez-vous cette écriture?

La stupeur élargit les yeux de Simone. Dès le premier coup d'œil, elle distingua l'écriture de Jean. Et toutes ses idées se confondirent, toute sa raison chavira dans la folle peur qui la saisit. Rien de logique ne lui vint à la tête. Évidemment Mme Chambertier lui rapportait un des billets d'amour de M. d'Espayrac, écrit à elle, Simone, et retrouvé Dieu savait où. Elle ne réfléchit pas qu'elle les avait détruits tous, elle ne pensa pas à Gisèle... Elle n'eut dans le cœur et dans l'esprit que la convulsion de son épouvante... l'épouvante atroce du criminel qui sent la main du gendarme s'abattre sur son épaule. Oh! les fruits d'angoisse et de honte qu'engendrait sa misérable faute!... Cependant, comme Mme Chambertier répétait sa question d'une voix sévère, Simone, malgré la rougeur violente dont elle sentait le feu sur son visage, tâcha de feindre l'étonnement, voulut nier:

—Cette écriture?... Non... Non, je ne connais pas.

—Pourtant, dit la vieille dame avec un sourire d'incrédulité, vous avez dû la voir bien souvent.

Cette ironie acheva d'écraser la malheureuse Mme Mervil. Aussi fut-elle un moment à se remettre, ne saisissant pas tout de suite d'où lui venait la délivrance, lorsque Mme Chambertier ajouta:

—Oui, vous avez dû la voir souvent, dans les mains de votre mari, puisque M. d'Espayrac a été son collaborateur, et que c'est l'écriture de M. d'Espayrac.

Simone se taisait, incapable de trouver une pensée, de formuler un mot.

—Ma chère enfant, reprit la vieille dame en posant une main sur la sienne, votre rougeur me montre que vous êtes au courant de tout...

Ici Mme Chambertier hésita, baissa la voix:

—Vous devez savoir que Gisèle est la maîtresse de ce jeune homme.

Alors ce fut un coup de lumière. «Mais, mon Dieu!» pensa Simone, «ma lâche frayeur pour moi-même m'a fait trahir ma pauvre amie. C'est à ses dépens que mon embarras s'explique. Oh! comme je m'en veux! Comme je m'en veux!»

Elle essaya de défendre Gisèle. «Savoir une chose pareille! Non, elle ne le savait pas, car cela n'existait pas, elle ne le croirait jamais!» Et Simone mentit avec abondance, avec éloquence, et—à mesure qu'elle parlait—presque avec sincérité.

—Nous perdons notre temps, dit avec douceur la vieille Mme Chambertier. Si vous ne le saviez pas, je vais vous l'apprendre. Lisez cette lettre.

—Je ne veux pas lire... Je ne veux pas savoir.

—C'est dans l'intérêt de Gisèle. Je suis venue à vous, ma chère Simone, comme à sa meilleure—je veux dire, à sa seule—amie (car je n'appelle pas «ses amies» les envieuses poupées qu'elle fréquente). Vous avez de l'influence sur elle. Et vous possédez tant de sagesse, tant de raison! Je n'avertirai pas mon fils... Mais il faut qu'à nous deux nous fassions cesser ce scandale, nous empêchions un malheur. Ce n'est pas moi, vous le comprenez bien, qui puis parler de cela avec ma belle-fille.

Simone donc prit la lettre, la lut. Et elle y reconnut les expressions de Jean, les phrases amoureuses de Jean, ses mots câlins comme des caresses, avec quelque chose de plus ardemment sensuel qui lui fit mal. Il fallait donc que le destin lui mît ceci sous les yeux! Quand aurait-elle fini de monter son calvaire?—Hélas! elle n'était pas au bout.—Ce fut avec un gémissement de douleur qu'elle rendit la lettre à Mme Chambertier.

—N'est-ce pas que c'est ignoble... monstrueux? dit la vieille dame. Elle a de la chance, la misérable, que cette lettre soit tombée dans mes mains et non dans celles de son mari! Mon fils aurait tout massacré.

Cette transformation du bon Chambertier en un justicier sanglant parut tellement inadmissible à Simone qu'elle eut un geste de surprise et de protestation.

—Je vous dis que mon fils les tuerait, reprit la vieille dame. Et voulez-vous savoir pourquoi? Ce ne serait pas par férocité, ni pour faire le héros de roman, ni peut-être par jalousie seule—bien qu'il soit très épris et très jaloux de son monstre de femme.—Non, ce serait, dans le coup foudroyant de la surprise, quelque chose—comment vous dirai-je?—quelque chose en lui qui le pousserait à tuer, parce que c'est comme ça, dans l'air, dans le sang, parce qu'on doit tuer la femme qui vous trompe, ou son amant, ou les deux; qu'on l'a fait autour de nous, dans notre pays, dans notre milieu. Et justement, comme Édouard est doux, un peu routinier, n'est-ce pas? sans idées très personnelles, il suivrait, au premier moment, les notions qu'il a en lui, toutes formées, faute d'initiative pour leur substituer autre chose.

—Mon Dieu!... dit Simone impressionnée. Mais que pensez-vous donc que je puisse faire, madame?

La vieille Mme Chambertier supposait qu'elle pourrait avertir, effrayer Gisèle, et aussi lui faire de la morale, la rappeler au sentiment de ses devoirs.—«J'essaierai,» murmura Simone, que remuaient ce chagrin maternel si sincère et les révoltes, l'indignation de cette antique honnêteté. Au fond, sachant bien qu'on ne détourne pas avec des paroles le cours d'une passion chez une femme comme son amie, elle se promettait de lui conseiller surtout la plus extrême prudence.

Gisèle, qu'elle vit le jour même, prit fort légèrement l'anecdote, et plus légèrement encore les avis que Simone crut devoir y ajouter. Elle se moqua de sa belle-mère, puis fut prise d'un accès de fou rire à l'idée de Chambertier surgissant le revolver à la main pour la mettre à mort ainsi que son amant.

—Pauvre Édouard!... Lui, me tuer! Mais je lui dirais que je ne donne des rendez-vous à Jean que pour l'aider à trouver ses rimes... Il serait trop content de me croire. Il m'aime comme un imbécile. C'est ce qui est exaspérant.

—Oh! dit Simone, je ne peux pas t'entendre parler comme cela de ce pauvre homme. Tu le trompes... N'est-ce pas assez?

—C'est qu'il me gêne avec son aveuglement. Ah! elle est loin de compte, ma charmante belle-mère, si elle croit que je me cache de lui. Mais je laisse traîner mes lettres exprès!... C'est stupéfiant qu'il ne s'aperçoive de rien!

—Comment? fit Simone. Tu veux que ton mari sache!... Pourquoi?... Je ne te comprends pas.

Gisèle haussa les épaules, comme dédaignant de s'expliquer. Puis, tout à coup, elle éclata. Certainement, elle voulait que Chambertier vît clair; et, s'il n'ouvrait pas les yeux, elle finirait par tout lui dire. Elle en avait assez de remorquer ce gros homme ridicule. Et maintenant surtout que la belle-mère se mêlait de faire de la morale. Ah! mon Dieu, quelle existence!

—Qu'est-ce que tu espères donc? demanda son amie. Le divorce?

—Tout juste. Jean est libre.

Simone eut une exclamation troublée:

—Tu crois qu'il t'épouserait?

—Lui? Mais il se traînerait à genoux pour me le demander.

—En es-tu sûre? M. d'Espayrac, avec ses traditions de race, épouser une femme divorcée!...

—Oui, si cette femme c'est moi, certifia Gisèle avec la plus insolente assurance.

—Alors, raison de plus pour cacher ta liaison. La loi ne te permettrait pas d'épouser ton complice.

—Bah! Chambertier est si bonasse! Je lui persuaderai que c'est chevaleresque et distingué de faire prononcer le divorce contre lui.

Simone regarda son amie, cherchant sur ce visage—aux yeux et aux lèvres de mystère, tels que les yeux et les lèvres des sphinx—une rougeur, une trace d'embarras, après un pareil aveu. Elle n'y vit qu'un sourire de malice amusée, la confiance de Gisèle en sa beauté de magicienne, et, pour le reste, la plus parfaite inconscience. «Est-ce donc vrai,» pensa Mme Mervil, «ce que j'ai entendu dire je ne sais où, que les femmes sont absolument dépourvues de tout sens moral? Mais moi cependant qui ai voulu faire mon devoir?... Hélas! j'ai peut-être suivi tout bonnement quelque instinct secret, une répugnance de ma nature pour la trahison et le mensonge. Au nom de quel principe absolu me trouverais-je meilleure que Gisèle?»

Ainsi, malgré l'écœurement dont la soulevaient les intrigues de son amie, malgré l'irritation que lui causait la seule idée de voir Gisèle devenir Mme d'Espayrac, Simone continuait à subir vers la personne et vers les amours de cette femme une sorte d'attirance perverse. Curiosité?... Involontaire préoccupation de Jean? Peut-être espérance inavouée de voir une autre trouver à son tour dans la faute les fruits d'amertume qu'elle-même y avait recueillis. Par moments même, il lui semblait que les âpres sentiments avec lesquels, depuis quelques mois, elle songeait à Gisèle, augmentaient sa tendresse pour cette créature de charme et de folie. Parfois, tout à coup, elle était prise du désir de la voir, et elle sautait en voiture, elle pressait son cocher, pour embrasser Gisèle deux minutes plus tôt, pour l'entendre lui chuchoter près de l'oreille quelque extravagante confidence. Et ensuite, elle se sentait troublée d'un vague remords, se demandant si, près de son amie, elle ne venait pas alimenter un reste d'amour pour M. d'Espayrac, ou du moins nourrir l'anxieux intérêt que lui inspiraient encore les sentiments et les actions de cet homme.


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