← Retour

Justice de femme

16px
100%
Lettre L.

La propriété de Mme veuve Chambertier, à Hyères, est un domaine tel que l'imagination des romanciers parfois en rêve, mais tel qu'on n'en rencontre guère dans la réalité, même sur cette «côte d'azur» féconde en miracles pour les yeux.

La vieille ville,—l'ancien nid de guerre, d'où les Romains surveillaient cette partie de la Province, d'où les Sarrasins s'élançaient comme des vautours en quête de pâture, d'où, plus tard, les seigneurs vassaux des ducs d'Anjou épiaient au loin sur la mer les fines voiles sournoises des pirates algériens,—la vieille ville d'Hyères fait grimper ses ruelles d'ombre, empile ses masures trapues, sa Commanderie, son église Saint-Paul au clocher carré, aux rudes contre-forts, sur le flanc d'une colline rocheuse, encore crénelée au sommet par les remparts, les bastions et les tours de son antique forteresse. Sur le bleu vif et profond du ciel, ces témoins des luttes éteintes hérissent de noirs profils aigus, des pans de murailles grisâtres, des contours busqués de mâchicoulis ou d'échauguettes, et, parfois, des écroulements de pierrailles d'où jaillit la hampe d'un agave. A l'âpreté de leurs lignes, la nature ajoute sa fantaisie tragique; le roc schisteux surgit en avant-corps déchiquetés autour de ces fortifications humaines; il les rehausse ou les redouble, et, par endroits, se confond avec elles. D'en bas, l'œil ne distingue pas toujours ce qui est le bloc éruptif ou la muraille tassée par les siècles; sur l'une comme sur l'autre, les lichens ont mis des rouilles dorées, qui étincellent de loin sous l'embrasement du soleil; dans leurs crevasses, on voit également les reflets d'argent des absinthes, et les fines fourrures, vertes et veloutées, des nigelles, que les anciens appelaient «cheveux de Vénus», tant leurs touffes offrent de douceur au regard et au toucher.

Toute cette crête de colline, avec son couronnement héroïque de tours déchirées, constitue à présent une propriété particulière. On y laisse assez complaisamment pénétrer les visiteurs,—ce que ne faisait pas Mme veuve Chambertier lorsqu'elle en était la maîtresse. Sur un large terre-plein ménagé à la partie la plus basse de ce domaine,—c'est-à-dire à mi-hauteur de la colline, et juste au-dessus des dernières terrasses de la vieille ville,—se trouve la maison d'habitation, que feu Chambertier le père avait eu le goût de faire construire dans le style des ruines, en petites pierres grises, avec les étroites ouvertures légèrement cintrées d'une demeure gothique, des créneaux au faîte, et, du haut en bas des murailles, l'échevèlement des verdures. Quand, de la place Massillon, où se tient le marché, on a grimpé les rudes pentes qui contournent l'église Saint-Paul, au bout d'une abrupte rue, on aperçoit un porche envahi de lierre et de jasmin, que surmonte une statuette de sainte en une niche grillée. Une concierge, dont la logette extérieure prend des airs moyen-âge, ouvre la porte garnie d'antiques ferrures; puis, par une allée de mimosas, on arrive tout de suite à l'habitation, devant laquelle on s'arrête involontairement, surpris par la vue merveilleuse qu'offre, de cette hauteur, l'éclatante Méditerranée, bleuissant autour des îles d'Hyères et de la presqu'île de Giens.


Telle était l'incomparable retraite où Simone Mervil était venue chercher un peu d'apaisement pour son cœur, de l'énergie pour sa volonté.

Tout de suite, elle en éprouva quelque bien-être. La transformation radicale du cadre extérieur, cet air léger, suave, caressant, du printemps méridional, ou bien ces âpres souffles de mistral qui lui brutalisaient la chair,—toute cette transplantation hors du morbide milieu où elle avait contracté sa cruelle maladie d'âme,—furent pour Simone l'immédiate occasion d'un soulagement délicieux. Elle respira, elle sourit; l'oubli vint, presque l'espoir. Sa faute, si récente pourtant, subit un recul jusqu'en des lointains où les contours s'effaçaient, et où s'effaçaient aussi la souffrance et le désir. Elle écrivait journellement à Roger de douces lettres mélancoliques, empreintes d'une mûre tendresse, un peu désabusée d'elle-même peut-être, plus nuancée d'indulgence et de résignation que d'enthousiasme, mais tendresse désormais impérissable et pétrie en la substance même de ce douloureux cœur de femme. Son mari lui répondait en courtes phrases, où elle eût souhaité sentir un peu de ce feu si nécessaire pour soutenir l'effort de sa propre imagination. Elle y reconnaissait trop ce sentiment robuste mais paisible que Mervil avait souvent nommé «l'amitié conjugale», et qu'elle ne pourrait plus jamais confondre avec l'amour. Mais, convalescente de sa crise passionnelle, Simone acceptait sans amertume ce régime sentimental, comme les convalescents des crises physiques acceptent les viandes blanches et les aliments légers, que requiert l'affaiblissement de leurs organes.

Mme Mervil trouvait d'ailleurs dans le séjour de ce qu'on appelait «le château d'Hyères» une joie presque inattendue, la joie d'une sympathie plus vive que jamais entre elle-même et Gisèle. Leur intimité les ravissait. Entre les deux jeunes femmes, c'étaient des causeries qui se prolongeaient des heures entières, et dont il fallait les arracher pour une excursion ou pour un repas. La compréhension de toutes les fatalités de l'amour, que Simone venait d'acquérir à ses dépens, lui ouvrait le cœur plus largement qu'autrefois pour cette Gisèle charmante et folle, dévorée de rêves, assoiffée de sensations extraordinaires, et, malgré tout, restée, sous ses excentriques dehors, plus pure qu'elle-même—elle-même, la correcte et inattaquée Simone Mervil! Car Mme Chambertier n'avait pas d'amant. Elle l'eût dit à Simone. Ne lui avouait-elle pas qu'elle attendait d'aimer pour se donner tout entière, sans le moindre remords, sans la moindre considération envers cette institution du mariage qu'elle déclarait ignoble et d'une monstrueuse hypocrisie?

—Vois-tu, vertueuse petite Simone, disait-elle avec une taquinerie gentille, tu me demanderas pourquoi j'ai consenti à épouser Édouard Chambertier. Tu me diras qu'il était plus riche, beaucoup plus riche que moi, que j'aurais dû ne pas accepter les privilèges du mariage du moment que je n'en acceptais pas les inconvénients. Et tu raisonnerais de travers, madame la Sagesse. Car, lorsque mes parents m'ont dit: «Tu l'épouseras», je ne savais pas plus ce que j'allais faire ou ce que j'allais éprouver que si l'on m'avait dit: «Tu vas être changée en autruche». Sais-tu quels seraient tes peines et tes plaisirs si, à un certain âge, les nécessités sociales te changeaient en autruche? Non, n'est-ce pas? On t'assurerait que là seulement sont le bonheur et la vertu pour une femme... Alors tu te dirais: «Soyons autruche». Et ensuite?... Oui, ensuite, il serait trop tard.

—Mais, répliquait Simone en rougissant, sais-tu de façon plus certaine ce que c'est qu'aimer en dehors du mariage? C'est encore l'inconnu, cela, un inconnu plus hasardeux peut-être...

Gisèle se mettait à rire.

—Que veux-tu? Lorsque, avant d'épouser Édouard, je demandais à ma mère, ou même à mes jeunes amies mariées, ce que c'était que le mariage, elles me répondaient par des banalités vagues, ou des blagues énormes. Maintenant je puis encore moins consulter sur l'adultère les femmes qui ont des amants, et j'imagine qu'elles seraient encore moins expansives. Ah! il y a bien toi, Simonette; toi, tu me dirais la vérité. Mais, voilà, tu ne veux pas prendre un amant pour rendre service à ta vieille amie. C'est très mal, tu sais, d'être égoïste comme ça.

—Ah! disait Simone avec un frisson, je me figure que ce doit être humiliant, abominable, ce partage, ces mensonges...

—Qu'en sais-tu, innocente? D'abord, toi, tu adores ton mari. Et je comprends ça, tu sais. Il est très chic, ton Roger. C'est un fameux artiste. Ça vous empoigne, son Roman de la Princesse. On est fière d'aimer un homme comme lui. Mais ce pauvre Chambertier! Voyons... Toi, la vertu même, je te défierais d'être fidèle à Chambertier.

Gisèle se taisait une minute, avec, aux lèvres, un sourire terrible de dédain. Puis, secouant la tête et d'une voix lente:

—Avoir l'existence... toute une existence... Être assez belle pour être aimée... Sentir du rêve plein son cœur et tous les bouillonnements de la vie dans ses veines... Puis devenir vieille, et se dire au moment de la mort: «Qu'ai-je fait de tout cela?» Réponse: «J'ai mis des toilettes neuves toutes les saisons, j'ai donné de jolis bals, et j'ai prodigué des joies honnêtes à un Édouard Chambertier.» Ah!...

Gisèle dressait son corps de fine panthère, pâlissait, frappait du pied:

—Ah! non, vois-tu... Si je n'avais pas d'autre espoir, j'aimerais mieux mourir tout de suite.


Un matin, après déjeuner, Chambertier ouvrait le Petit Var, pour chercher des noms de connaissance sur les listes d'étrangers que font insérer les hôtels.

—Il y a plus de départs que d'arrivées, remarqua-t-il. On voit bien que la saison va finir.

Mais il eut une exclamation.

—Ah! mesdames, une bonne surprise!...

Et il leur lut bien vite que M. d'Espayrac était descendu la veille à l'hôtel des Iles d'Or.

—M. d'Espayrac! En voilà une chance! cria Gisèle.

Dans sa joie, elle battit des mains, comme une petite fille. Mme Chambertier, la mère, eut le vague sourire de la vieillesse indifférente. Quant à Simone, elle éprouva cette sensation de chute dans le vide qui, parfois, en plein repos, secoue brutalement un dormeur, et le réveille, le cœur convulsé, les tempes mouillées d'une froide sueur. La pâleur qui décolora ses joues lui devint brusquement sensible, comme un souffle glacé qui aurait couru sur son visage. Toutefois, elle eut la force de prononcer quelques mots avec un accent naturel, et l'altération de ses traits ne fut point observée.

—Il viendra peut-être nous voir cette après-midi, fit Gisèle. J'ai envie de décommander la voiture et de rester à la maison.

—Ça serait un peu fort! dit Chambertier. Mais qu'est-ce que c'est que ce caprice? Depuis quand te plaît-il à ce point, ce monsieur d'Espayrac?

—Depuis cinq minutes. Je m'ennuyais... Il survient. C'est assez pour que je le trouve charmant.

—Tu t'ennuyais!... Voilà qui est poli pour nous... Qu'est-ce que vous en dites, madame Mervil?

Personne ne répondit à Chambertier. Mais sa mère intervint:

—Mes enfants, si vous ne profitez pas de la voiture, trouvez bon que je m'en serve. Ne décommandez rien. Édouard, d'ailleurs, m'accompagnera sans doute.

—Oh! Gisèle, je t'en prie! s'écria Simone, faisons cette promenade à la presqu'île de Giens!... Je m'en réjouissais vraiment... Si tu savais comme je serais désappointée!...

Gisèle se mit à rire devant l'ardeur de cette supplication. Si fine qu'elle fût, elle ne pouvait soupçonner quel désir affolant de fuite mettait une prière anxieuse dans les yeux et sur les lèvres de son amie. Elle crut à l'enfantin plaisir espéré de cette excursion.

—Mon Dieu, dit-elle, ne me regarde pas comme si tout ton bonheur futur dépendait de cette promenade. Puisque vous le voulez tous, partons. Au fond, cela m'est égal.


Tant qu'on ne fut pas en voiture, Simone demeura suffoquée d'appréhension; à certains bruits, elle se sentit près de s'évanouir. Jean pouvait paraître d'un instant à l'autre... Le revoir!... grands dieux! Et le revoir ainsi, tout à coup, devant ces étrangers! La dernière fois, c'était à Meudon... Sur le seuil de la petite porte verte, elle lui avait dit adieu... Un adieu de passion haletante et sanglotante, en un baiser qui n'en finissait point. Depuis, elle ne lui avait pas envoyé un seul mot, pas une explication, pas un souvenir. Était-ce donc là rentrer dans le devoir, reprendre le droit chemin, redevenir une honnête femme? Ah! elle ne savait plus! De le sentir si près, de comprendre qu'il accourait pour la braver ou pour la ressaisir; de découvrir, aux défaillances de son cœur, tout ce qu'il possédait encore de sa personne, tout ce qu'il en posséderait peut-être éternellement, jetait Simone dans un trouble tel que, durant un instant, la pensée du suicide lui apparut comme une délivrance.

«Dans cette presqu'île de Giens, où nous allons,» se dit-elle, «il y a des rochers qui surplombent la mer. Je ferai un faux pas, je me laisserai glisser...»

Quand elle sentit éclore en elle-même cette affreuse résolution, le landau suivait l'étroite chaussée carrossable, entre les marais salants et la calme étendue de vastes lagunes hérissées d'une forêt d'herbes rigides et pâles.

C'était tout un paysage d'eau tranquille, que barrait au fond la longue silhouette dentelée de la presqu'île, assombrie par ses antiques pinèdes. A droite, les mulons de sel étincelaient au bord de la route et le long des chaussées rectangulaires qui séparent les bassins. On eût dit de gros tas de neige infusible, défiant le soleil de Provence. Ce soleil, brûlant déjà dans cette après-midi de mars, allumait sur la plane surface des marais salants une réverbération dont les trois dames se préservaient à grand'peine en abaissant leurs ombrelles. Simone, assise au fond du landau, à côté de la vieille Mme Chambertier, avait devant elle le mari de son amie, tandis que Gisèle faisait face à sa belle-mère. On ne parlait point. Les sonnailles des chevaux tintaient en un bruit berceur et monotone, que coupait de temps à autre la criaillerie perçante d'un vol de mouettes.

A un moment donné, comme la voiture tournait, Simone, en se penchant, put distinguer en arrière, à gauche et au-dessus de la ville qu'elle venait de quitter, une lourde bâtisse flanquée d'une grosse tourelle du plus mauvais goût: c'était l'hôtel des Iles d'Or. Elle tressaillit et se recula, comme si Jean avait pu l'apercevoir.

Mais, au bout d'une heure, le landau quitta la chaussée pour pénétrer dans la presqu'île. La route s'élevait entre des vignes, sur le sol grisâtre desquelles on voyait se tordre des souches énormes; la pente devint assez abrupte; les chevaux se mirent au pas.

Et bientôt, suivant les détours du chemin, on aperçut, entre des escarpements de verdure sombre, des petites baies aux contours aigus, dans lesquelles une eau d'un bleu pur, intense, refluait avec douceur, puis blanchissait tout à coup et bouillonnait en écume neigeuse au contact des rochers noirs. Quelquefois un batelet de pêcheur se balançait au fond de ces baies; d'autres étaient désertes comme les rivages d'un monde inexploré. A mesure que l'on montait, elles paraissaient plus profondes, et la mer y prenait des tons plus nets et plus foncés de saphir. Puis la route obliquait un peu; quelque haie de rosiers en fleur cachait l'abîme; et, relevant les yeux, on ne voyait au delà, sous la pluie éblouissante de lumière, que le miroitement du large, les millions de vagues dansant sous le soleil, dansant dans la liberté de l'étendue, jusqu'à la lointaine Afrique.

Gisèle admirait. «C'est vraiment très beau,» fit-elle. «Pourquoi ne dis-tu rien, Simone?»

Simone tourna vers elle ses yeux clairs, où passa tout l'effarement de son âme. Elle avait peur de son idée de mourir, maintenant que son regard plongeait dans les fissures de ces âpres roches. Se briser sur toutes ces pointes cruelles... Oh! jamais elle n'en aurait le courage. Mais que faire? Que devenir? Son amie remarqua sa tristesse, et ne s'en étonna point: être triste sans cause, être joyeuse sans plus de raison, semblait tout à fait simple à cette fantasque Gisèle, dont la nervosité passait des plus folles fièvres aux plus accablantes nostalgies. Mais, pour le moment, lasse de l'humeur contemplative, elle se tourna vers son mari:

—Tiens! vous voilà réveillé, Édouard? Est-ce que vous avez bien dormi?

—Je n'ai pas dormi, protesta-t-il.

—Alors que faisiez-vous? Vous n'avez pas ouvert la bouche.

—C'est que je réfléchissais.

Elle éclata de rire, assez méchamment.

—Oh! qu'est-ce que vous réfléchissiez? L'azur du ciel?

Chambertier ne dit rien; mais, presque aussitôt, Simone crut sentir qu'il approchait une jambe de la sienne et que la bottine de cet homme cherchait à effleurer son pied. N'était-ce qu'un cahot de la voiture? Voulait-il ainsi la prendre à témoin des dédains que Gisèle lui infligeait à tout propos? Ou bien risquait-il une marque d'intelligence plus tendre, que rien n'autorisait? Elle se recula, et n'eut pas à subir une seconde tentative—si toutefois c'en était une,—car on descendit de voiture sur la petite place du village de Giens, entre l'église et l'unique auberge. Mais, dans la disposition d'esprit où se trouvait Mme Mervil, ce fait accrut l'amertume de sa rêverie. Elle pensa: «Comme c'est écœurant, l'existence! Que de vilaines complications dans un milieu pourtant restreint! Ces gens ne se doutent guère que mon amant vient me poursuivre jusque chez eux. Mon mari m'a trompée; j'ai trompé mon mari; Gisèle trompera le sien; et le sien, tout à l'heure, dans cette voiture, osait... quel dégoût! Et pourtant, nous passons pour honnêtes; nous le sommes peut-être... Car je suis la plus coupable d'eux tous, et je me sens si peu faite pour le vice!... Est-ce donc une fatalité?»

Sur le seuil de l'auberge, un pêcheur déposait, avec le geste las mais content d'un homme qui vient de finir sa tâche, un grand panier rempli d'oursins. Une odeur saline, âpre et fraîche, montait de ces coques noires et hérissées, encore toutes luisantes d'eau de mer, et dont quelques-unes gardaient entre leurs piquants un enchevêtrement de fines algues et de mousses marines.

—Tiens! dit Gisèle, nous allons en manger pour notre goûter.

Elle se fit ouvrir plusieurs coquilles, et elle restait debout, rieuse, d'une si fine élégance dans ce décor de vie pauvre et de sauvage nature, humant la pulpe rouge de ces bêtes qui ont un goût de fleur et de marée. Simone, malgré sa propre détresse d'âme, subit le charme de cette femme et de ce lieu. Plus tard—plus tard!...—en pensant à Gisèle, c'est ainsi que souvent elle devait la revoir: mangeant des oursins dans le pan d'ombre d'une maison simple, aux lignes sèches découpées sur le bleu violent d'un ciel méridional, avec un arôme de mer dans l'air tranquille, et, tout autour, une sensation de chaleur et d'espace.

—Tu n'en veux pas?

—Merci, je les déteste.

—Vous avez bien raison, madame Mervil, c'est comme moi, dit Chambertier, qui tirait du coffre de la voiture des gâteaux, des fruits confits, des oranges et du vin de Brégançon.

Mais Simone ne toucha pas plus à ces provisions qu'aux oursins. Elle s'écarta de ses amis, les devança sur les ruines de l'ancien fort, d'où la vue est si merveilleusement belle. Toutefois, à cette heure, le soleil dévorait tout; un poudroiement de lumière embrumait d'or toute la côte, depuis le cap Sicié jusqu'aux plus lointaines montagnes des Maures; tout près seulement, le dessin des îles d'Hyères apparaissait, net et sombre; et il y avait une couleur, une seule, que toute cette clarté n'absorbait pas: c'était le bleu de la Méditerranée, ce bleu profond et pur, qui, loin de s'atténuer et de pâlir, s'avivait sous les rayons.

Tout à coup, Simone, en se retournant, vit Gisèle à son côté.

Mme Chambertier ne regardait pas vers la terre. Ses yeux—ses beaux yeux de langueur et de caresse—se perdaient dans le mystère du large. Ses narines de faunesse eurent un battement de sensualité.

—Oh! dis, murmura-t-elle, comme ce serait bon de s'en aller tout là-bas, au hasard, dans l'inconnu, avec quelqu'un que l'on aimerait follement!

—Bah! répliqua Simone, tout n'est beau que de loin... l'amour comme le reste. Cela ne vaut pas le voyage.

—Toi, reprit Gisèle, si tu n'étais pas mariée, tu finirais dans un couvent.

—Ah! s'écria Mme Mervil avec un accent de telle tristesse que son amie en fut troublée, ce n'est pas d'amour et de départ que cette mer me donne envie.

—De quoi donc?

—De repos... Je voudrais avoir le courage de m'enfoncer sous ces vagues bleues, de m'y étendre et d'y dormir... toujours.

—Ça te passera, dit Gisèle. J'ai éprouvé cette maladie-là, mais je suis bien résolue à en guérir, par exemple!

—Tu y connais un remède?

—Je crois sincèrement qu'il n'y en a qu'un.

—Et lequel?

—Un bel et bon amour, dans lequel on se lance à plein cœur. Quelque folle toquade qui vous fasse marcher sans les voir sur toutes les conventions, les ennuis et les hontes de cette bête d'existence. Un être qui vous ensorcelle, qui vous tourmente et qui vous intéresse... Un flirt, comme disent nos hypocrites amies de là-bas... Dieu! que je trouve ce mot lâche et laid! Pourquoi ne pas dire: un amant?

Simone n'essaya point de répondre. Un doute lui venait. Ce bonheur que vantait Gisèle, ce bonheur coupable et caché, avait peut-être, en effet, un prix incomparable. N'y avait-elle pas trouvé des joies, des émotions, que la vie ne lui offrirait plus? N'était-ce pas seulement un absurde scrupule qui le lui avait empoisonné? Elle était près d'envier l'audace et la passion de son amie. Ne regretterait-elle jamais ce qu'elle allait perdre? Elle pouvait encore étendre la main et ressaisir ce rêve de félicité,—ce rêve qui, près de s'évanouir, prenait une singulière puissance de charme et de séduction... L'image de Jean passa devant ses yeux... Une intolérable convulsion d'angoisse lui fit défaillir le cœur.

—Qu'as-tu? dit Gisèle en lui mettant un bras autour de la taille. Tu es toute pâle... Mais tu as les larmes aux yeux, petite Simone! Oh! ce n'est pas bien d'avoir un chagrin et de ne pas me le dire.

—Non, ce n'est rien, répondit Mme Mervil. Je t'assure que je n'ai rien... C'est trop bête!

Les deux jeunes femmes s'étaient éloignées du village, et venaient de s'engager dans un petit sentier surplombant la mer.

—Ta belle-mère et ton mari doivent nous attendre. Viens, retournons, reprit Simone.

Car elle avait peur—dans son trouble—de se laisser amollir par cette amicale tendresse, par cette complicité câline de femme qui pressent et absout l'amour; elle avait peur de trahir, par une parole ou par un sanglot, son torturant secret. Et, d'autre part, ce secret, une invincible pudeur d'âme le scellait au bord de ses lèvres; elle sentait que les plus fines nuances de ses sentiments resteraient inexprimées, insaisissables; elle savait que les subtilités de sa conscience, ses doutes, les bizarres dédoublements de sa sensibilité, ne seraient pas compris... Donc elle se raidissait contre l'instinctif besoin de faire toucher les plaies de son cœur à une main légère, caressante...

Gisèle maintenant l'embrassait, l'attirait contre elle, tout impressionnée par ce silence au fond duquel tremblait une douleur.

—Alors, tu ne veux rien me dire? Tu n'as donc pas confiance en moi? Tu ne m'aimes donc pas?

—Ah! si, mignonne, je t'aime bien, toi, va! murmura Simone, en appuyant sa tête sur l'épaule de son amie.

—Mon Dieu! que tu es jolie! s'écria Gisèle, qui l'écarta pour tâcher de lire dans les yeux clairs aux cils mouillés. Peut-on avoir des idées noires quand on est jolie comme ça? Dis donc... ajouta-t-elle tout bas avec un clignement de paupières, il n'est pas à plaindre, celui pour qui tu pleures.

—Je ne pleure pour personne.

—Allons donc! Est-ce qu'à notre âge il y a d'autres peines que les peines de cœur? Ah! si j'étais un homme, je saurais comment m'y prendre pour sécher ces beaux yeux-là.

Leur pensée ne dépassa point le badinage de cette câlinerie. Mais, inconsciemment, l'amour dont elles avaient parlé, dont elles frissonnaient sourdement, dont elles étaient pétries, mettait une suavité sur leurs lèvres, une trouble douceur au fond de leurs yeux. Et la secrète alliance contre l'homme—contre l'homme dont elles avaient souffert, dont elles souffriraient encore puisqu'elles aimeraient—les faisait se serrer plus étroitement l'une contre l'autre.

—Enfin, vous voilà! dit la voix de Chambertier. Et vous êtes là, installées, à vous faire des confidences!... Les femmes sont extraordinaires, ma parole! Dans la voiture, vous n'aviez pas un mot à dire; et maintenant, quand nous vous attendons... Mais c'est tout à l'heure qu'il fallait vous dire tout cela: ça nous aurait amusés en route.

—Ah! oui, je ne dis pas. Ç'aurait pu vous amuser, dit tranquillement Gisèle avec une froideur d'ironie qui fit un peu de mal à Simone.

—Dépêchons-nous, reprit Chambertier. Nous passerons à la Tour-Fondue. Il faut absolument montrer cela à Mme Mervil.

On remonta dans la voiture; les chevaux, qui somnolaient, secouèrent leurs sonnailles; le cocher fit claquer son fouet, et l'on redescendit au grand trot la route gravie au pas il y avait une heure. Mais bientôt on prit un chemin de traverse qui pénétrait sous un bois de pins-parasols; la mer disparut, les yeux se reposèrent en des profondeurs d'un vert obscur; une fraîcheur descendit des dômes opaques et arrondis que ces arbres étalent avec une régularité de monstrueux champignons aux pieds élancés et très minces; des parfums de romarin et de lavande se dégageaient du fouillis des plantes où s'enfonçaient leurs troncs.

Un tournant de la route fit découvrir un cavalier qui suivait en avant la même direction, et qui s'en allait au petit galop. Il disparut derrière les arbres. Un peu plus loin, on le revit; il avait mis sa bête au pas.

Simone, qui avait changé de place avec Gisèle pour ne plus se trouver en face de Chambertier, tournait maintenant le dos aux chevaux. Elle n'aperçut donc pas le promeneur. Aussi reçut-elle un choc à la faire presque s'évanouir, lorsque son amie s'écria:

—Par exemple, voilà qui est trop fort! Mais c'est M. d'Espayrac!

On se trouvait maintenant si près, que Jean put entendre l'exclamation. Il s'arrêtait, saluait. La voiture lancée le dépassa; mais, sur un ordre de M. Chambertier, le cocher retint son attelage. D'Espayrac s'approcha de la portière.

Il montait un cheval de louage qui faisait mal valoir ses grâces de cavalier parfait. C'était, paraissait-il, sa plus vive préoccupation de beau sportsman vaniteux, car il commença par dire du mal de sa monture, et par jurer que, sans un vif désir de rattraper ces dames, il n'eût pas consenti à se montrer sur un carcan pareil.

—Laissez donc, dit Gisèle. Nous vous avons vu gagner des flots de rubans au Concours hippique, sur votre Saturne. Votre amour-propre est sauf. N'injuriez plus cette pauvre bête.

—On vous a donc dit, prononça Chambertier, que nous étions partis pour la presqu'île de Giens?

—Mais non, il l'a deviné, dit Gisèle avec le haussement d'épaules dont elle accueillait généralement les remarques de son mari.

Jean expliqua qu'il était arrivé pour leur rendre visite juste au moment où ils venaient de partir. Le temps de prendre cette rosse chez un loueur et il les avait suivis.

—Mais pourquoi ne pas aller d'abord au village de Giens?

C'est qu'il connaissait l'itinéraire suivi de temps immémorial par les cochers du pays: le village, puis la Tour-Fondue. Comme ses amis avaient de l'avance, le plus sûr était de les attendre à la seconde étape.

—Eh bien, marchons, reprit Gisèle. Et ne vous faites pas emballer, noble poète. Votre Pégase m'a l'air bien fougueux.

D'Espayrac, piqué, serra les jambes, toucha de l'éperon et rapprocha les doigts, si bien que le cheval tomba en main et mâcha son mors, chose oubliée depuis longtemps sans doute par ce quadrupède suranné.

On repartit. Les yeux de Simone et de Jean ne s'étaient pas une seule fois rencontrés. Le jeune homme, tout en parlant de «ces dames», n'avait adressé qu'à Gisèle toutes ses coquettes politesses. Maintenant il trottait près de la voiture, et, de temps à autre, il ripostait gaiement à quelque malice lancée par Mme Chambertier. Simone était d'autant plus mal à l'aise que, pour ne pas exciter les soupçons par une inexplicable bouderie, elle devait s'efforcer de rire, prendre sa part de la joie qu'éveillait brusquement la présence de cet homme,—de cet homme qui l'avait possédée, et qui, partout, maintenant, traînerait un lambeau saignant de sa vie.

«Comme il rit de bon cœur!» pensait-elle. «Ah! il n'a donc pas souffert! Il n'éprouve rien du trouble qui m'écrase. Il ne m'a même pas aimée, ce n'était qu'un caprice. Et je me suis donnée à lui!...»

Elle n'imaginait pas qu'il pût dissimuler, grâce à cette verve apparente, une émotion qui, en réalité, crispait ce cœur masculin, sous le veston de voyage, en dépit du rire qu'affectaient la bouche et les yeux. Encore moins eût-elle soupçonné un plan arrêté d'avance, une tactique, cependant tout indiquée soit par la rancune d'un orgueil blessé au vif, soit par la stratégie amoureuse d'un cœur qui, pour en reprendre un autre, joue la comédie de l'indifférence ou de la guérison. Ce sont pourtant là des stratagèmes plus familiers à son sexe qu'à celui de M. d'Espayrac. Mais, à ce moment, Simone était moins femme que Jean, parce qu'elle se trouvait aux prises avec des sentiments plus violents et plus sincères que ceux dont il était capable.

Si M. d'Espayrac, après l'avoir ainsi déroutée pas son insouciance, lui eût, à l'improviste, adressé quelque regard de souffrance et de passion, les yeux de Mme Mervil eussent probablement répondu pour la perte matérielle et morale de cette malheureuse jeune femme. Elle eût trahi son propre cœur, et livré son secret à ses amis. A tout risque eût-elle voulu s'assurer qu'il avait pris au sérieux sa tendresse, et qu'il prenait au sérieux son abandon; que le drame de sa propre existence n'était pas un simple vaudeville dans la pensée de son amant. Elle ne considérait même plus que la présence de M. d'Espayrac à Hyères montrait assez que le souci de sa personne obsédait et entraînait le poète. Avec la simplicité de son âme dépourvue de rouerie, elle se laissait prendre au piège que Jean—bien plus maître de soi, bien plus félin qu'elle-même—était venu lui tendre.

L'impression fut la même durant tout le reste de la promenade. Car M. d'Espayrac, tout en témoignant à Simone les égards pleins de banalité qu'il ne pouvait omettre sans affectation, s'occupa de Gisèle avec la séduisante galanterie dont il savait envelopper les femmes auxquelles il voulait plaire. Or, il tombait au moment le plus favorable pour ne perdre aucun de ses effets sur l'imagination de Mme Chambertier. Les nostalgiques et confus désirs qui la hantaient de plus en plus, l'impatience de vivre la vie de passion qui d'avance consumait sa sensuelle beauté, l'ennui des derniers jours dans une retraite pleine de mélancolie, joints à la langueur de cet air trop doux, de cette mer trop molle, préparaient Gisèle à devenir la proie de quelque foudroyante ivresse. Déjà, la présence, l'entrain de M. d'Espayrac, le mouvement autour d'elle de cette mâle jeunesse, excitaient ses nerfs, secouaient sa nonchalance, éclairaient d'étincelles fugaces ses yeux de velours et d'ombre. Quelque chose de troublant émanait d'elle. Simone, qui fut sensible à cette transformation, se sentit tout à coup le cœur labouré de jalousie.

On arrivait à la Tour-Fondue. Ils quittèrent la voiture; M. d'Espayrac descendit de cheval. Et tous se dirigèrent vers le petit fortin qui remplace aujourd'hui l'ancienne tour féodale, disparue jusqu'au dernier vestige. Ce petit poste stratégique, diminutif minuscule des forts du Coudon et du Faron,—les formidables gardiens de la côte, qu'on aperçoit de là, bien haut dans le ciel bleu de Provence, attentifs et silencieux,—est bâti sur un îlot qu'une sorte de passerelle relie à la presqu'île. Un sous-officier, détaché de la garnison de Toulon, garde ces quelques pieds carrés de fortifications, dans lesquelles on ne laisse même pas, en ce temps de paix, les pièces d'artillerie nécessaires pour garnir cinq ou six meurtrières qui s'ouvrent dans la muraille trapue.

—Comment! s'écria Chambertier. Il n'y a que cela à voir ici! Mais où donc est la tour?

—Elle est fondue, dit gravement d'Espayrac.

Gisèle, curieuse, courait sur la passerelle, pour grimper dans le petit fort, dont elle voyait la porte ouverte. Les mots: Défense absolue d'entrer, l'arrêtèrent un instant. Puis, n'apercevant personne, elle se hasarda sur la pointe des pieds. Rien ne bougea dans cette bizarre petite place de guerre; le gardien était absent. Alors elle se mit à considérer l'île de Porquerolles, à travers une des meurtrières, dont le cadre de pierre donnait, trouvait-elle, du recul au paysage.

Une voix intentionnellement grossie la fit tressaillir.

—Vous voulez donc être arrêtée comme espionne et passée par les armes?

—Ah! Dieu! que vous m'avez fait peur! dit-elle à Jean dans un éclat de rire.

Simone Mervil s'était arrêtée sur le léger pont de bois. Elle regardait. Le décor extérieur lui entrait dans les yeux comme l'image précise de sa souffrance. Il y avait, dans la couleur de l'eau, dans le dessin des îles, dans l'adoucissement de la lumière, toutes les nuances de sa détresse; et, vers le large, l'étendue sans fin de la mer lui peignait bien l'immensité de son incertitude. Au-dessous d'elle, des petites vagues sautillantes couvraient et découvraient sans cesse l'isthme rocheux que les cinquante centimètres de marée haute propres à la Méditerranée suffisent à transformer en détroit. Simone tâchait d'engourdir sa pensée à suivre ce ruissellement sur les pierres noires. Puis, levant les yeux, elle remarquait autour de l'îlot une saillie circulaire à peine assez large pour y poser le pied; alors elle se demandait si elle aurait le courage d'y marcher; elle la suivait en imagination, jusqu'à ce qu'une tentation violente lui vînt de s'y aventurer. Mais cette distraction machinale n'atténuait pas la sensation d'endolorissement qui lui meurtrissait toute l'âme.

Au retour, Jean d'Espayrac ne se tint pas auprès de la voiture. Son cheval ne pouvait suivre, sans «traquenarder» horriblement, l'allure de l'attelage. Le jeune homme allait donc au pas ou au petit trot, rattrapant de temps à autre ses amis par un temps de galop. Se doutait-il du désordre affreux dans lequel se débattait Simone? Et que parfois elle souhaitait qu'il fût mort, et que parfois elle fondait de tendresse et du désir de son étreinte?

«Ah!» se disait-elle, «c'est ainsi que j'ai cru guérir de la trahison de Roger! Comme il me mépriserait s'il sondait mon humiliation! Non, la partie n'est pas égale: pour les hommes, l'amour est un plaisir sans conséquence, un sentier fleuri que l'on parcourt tout en pensant à autre chose; mais, pour nous, c'est un chemin d'épines où nous nous déchirons le cœur.»


Chargement de la publicité...