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Justice de femme

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Lettre C.

Cependant, quoique le mois de juin commençât dans une splendeur ininterrompue de jours ensoleillés, et malgré la haine pour Paris que professait la belle-mère de Gisèle, cette vieille dame ne se décidait pas à partir pour la Suisse. Elle restait dans l'hôtel du boulevard Haussmann, croyant sauvegarder par sa présence l'honneur et peut-être la vie de son fils; car maintenant, ce qu'elle redoutait parfois, c'était le suicide de son cher Édouard. Cette digne personne vivait dans des transes accrues par l'âge et par l'ignorance ou l'oubli des passions. C'était merveille que son affolement ne lui fît pas commettre de trop insignes maladresses, lui permît de rester courtoise avec la violente Gisèle. Celle-ci n'attendait qu'un mot pour la braver en face.

Enfin il arriva que la pauvre mère crut imminente la catastrophe qu'elle redoutait. Ce jour-là, tout éperdue, elle accourut de nouveau chez Mme Mervil. Il était deux heures. Le musicien venait de sortir. Simone s'apprêtait à conduire au Bois ses enfants, leur nourrice et leur gouvernante. La pâleur et l'émotion de Mme Chambertier l'épouvantèrent.

La vieille dame ne put parler distinctement tout de suite. Elle prononçait des phrases incohérentes, dans lesquelles revenaient les mots: «Lettre anonyme... rendez-vous... y courir tout de suite... un affreux malheur!...» Mais un nom frappa Simone; Mme Chambertier avait dit: «Meudon.»

—C'est à Meudon qu'ils ont un rendez-vous? demanda Mme Mervil.

—Oui, à Meudon, ma pauvre enfant!... Mais c'est tout ce que je sais. Comment les trouver?... Comment les avertir?... Meudon... c'est grand.

Simone se taisait, toute blanche. Elle n'aurait pas cru cela de Jean, qu'il conduirait Gisèle dans cette même maison... dans cette même chambre, sans doute!... Eh bien, que le mari les y trouve!... Ils n'auraient que ce qu'ils méritaient.

Mais comme, devant son silence, Mme Chambertier se désespérait, sanglotant, lui serrant les mains d'une étreinte de noyé qui se cramponne, la jeune femme se sentit le cœur envahi d'une grande miséricorde et d'une grande pitié.

—Je crois, murmura-t-elle, que je connais l'endroit.

—Vous le connaissez!... Ah! mais vous êtes un ange... Dites-le-moi, que j'y coure... Car c'est aujourd'hui... tout à l'heure... Il n'y a pas une minute à perdre!...

—Oh! s'écria Simone, vous ne ferez pas cela!... Vous ne pouvez pas y aller... Vous!... Et dans l'état où vous êtes...

—Si, si!... répétait la vieille dame. Il le faut. Je vous dis qu'il va se passer quelque chose d'effrayant!...

Sans rien ajouter tout de suite, Simone alla vers la porte qui donnait sur le vestibule, l'ouvrit:

—Miss! appela-t-elle, Nounou!

Des voix, des pas, répondirent aussitôt. Paulette cria:

—Petite mère, est-ce qu'on ne va pas partir pour la promenade?

—Oui, allez, dit Mme Mervil. Allez sans moi. Mais prenez un fiacre jusqu'au Pré-Catelan. J'ai besoin de la voiture.

Puis, revenant vers Mme Chambertier, la porte close de nouveau.

—Voyons, chère madame, courage! Dites-moi vite les renseignements que vous avez. Puis, s'il faut aller à Meudon... eh bien... j'irai. Vous, c'est impossible! D'ailleurs, je ne connais la maison que de vue... Je ne saurais pas vous indiquer l'adresse... Troublée comme vous êtes, vous ne trouveriez jamais.

Dans sa folie de terreur et de reconnaissance, Mme Chambertier voulait se mettre à genoux devant elle. Mais comme, aussitôt, le sang-froid de Simone la calma, la ramena aux nécessités de la situation, elle put dire assez nettement:

—Depuis quelque temps, j'en suis sûre, Édouard avait des doutes... Il recevait des lettres anonymes... Il était triste... Mais il ne voulait pas voir clair. Tout à l'heure, après le déjeuner, comme j'avais remarqué qu'il ne mangeait pas, qu'il quittait la table avant la fin, je suis entrée dans son cabinet. Il ne m'a pas vue tout de suite... Il avait la tête dans ses mains, comme un homme accablé. Une lettre était ouverte devant lui... une lettre sans signature... écrite très gros... que j'ai parcourue d'un seul coup d'œil, avant qu'il eût relevé le front... J'ai vu leurs deux noms, à EUX!... puis le mot «Meudon», suivi d'explications que je n'ai pas eu le temps de saisir; puis les deux mots: «aujourd'hui même», soulignés d'un trait de plume. A ce moment, Édouard a levé la tête... Oh! quelle figure! Un cadavre... Mon malheureux enfant!...

—Mais, madame, fit Simone, il ne vous a rien dit?

—Il ne m'aurait rien dit, si je n'avais pas parlé moi-même. Mais je n'ai pas pu y tenir. J'ai voulu le consoler... J'ai pleuré... J'ai imploré sa générosité. Alors il m'a regardée d'un air terrible et il a dit: «Ah! vous, ma mère, vous le saviez donc aussi?» Puis il m'a repoussée, et il est rentré dans sa chambre en ajoutant: «Cette fois la mesure est comble, et, dès ce soir, vous saurez comment un Chambertier peut venger son honneur.»

—Et Gisèle? demanda encore Simone, vous ne l'avez pas avertie?

—Gisèle?... la malheureuse!... Elle avait déjà quitté la maison.

—Eh bien, madame, rentrez boulevard Haussmann. Je ne puis pas vous ôter votre affreuse inquiétude. Mais je vous jure une chose. C'est que je vais faire tout ce qu'il est possible pour empêcher un malheur. Je cours à Meudon; j'ai un bon cheval, et, comme je connais bien l'endroit, j'ai des chances pour arriver avant M. Chambertier, malgré l'avance qu'il a sur moi.

—Oh! dit la vieille dame, il n'avait pas fait atteler quand je suis partie. Le rendez-vous n'est sans doute que pour la fin de l'après-midi, puisque, à cette saison, Gisèle n'a plus son five o'clock. Maintenant, Édouard n'aura peut-être pas voulu se servir de sa propre voiture. D'un autre côté, s'il prend le train ou un fiacre...

L'abondance des explications revenait, chez l'excellente personne, avec le premier sentiment de sécurité relative. Mais Simone ne l'écoutait plus. Elle sautait déjà dans sa victoria, disant à son cocher:

—A Meudon... Très vite. Filez par le plus court jusqu'à la gare, et là, je vous indiquerai.

Chemin faisant, elle reconnut avec une sorte de honte que ce qui dominait en elle, c'était une excitation presque amusée, le plaisir mêlé d'angoisse—mais un plaisir tout de même—de s'activer en plein drame, d'apparaître comme le salut à ces gens condamnés à mort. La conscience de sa grandeur d'âme à jouer ce rôle près de sa rivale et de son ancien amant l'exaltait plus agréablement encore. Maintenant, elle souhaitait que Chambertier eût les plus meurtrières intentions, pourvu toutefois qu'elle arrivât la première. Elle aurait ainsi cette rare satisfaction d'avoir sauvé deux existences. Quelques aiguillons de jalousie qui la piquaient encore lui donnaient l'orgueil d'un peu de lutte intérieure et d'une victoire disputée. Trop faibles désormais pour lui causer beaucoup de mal, ils avaient juste l'acuité nécessaire pour lui faire savourer plus complètement la beauté de ses propres sentiments.


Lorsque Simone arriva près de la gare de Meudon, elle fit remonter son cocher vers le bois, jusqu'à ce qu'elle aperçût les dragons japonais, en faïence bleue, surmontant les pilastres de la maison bien connue. Alors elle arrêta la voiture pour continuer à pied. Mais quand elle sentit le sol sous ses petits souliers en cuir de Russie, des doutes, des défaillances, des souvenirs aussi, l'assaillirent. Elle trouvait la chose plus difficile qu'elle n'aurait cru. Une envie de retourner, de se sauver, la fit hésiter une seconde. Et les promeneurs, assez nombreux dans la coquetterie de cette campagne, dans toute cette verdure et tout ce soleil, qui la voyaient passer—d'une si délicate fraîcheur blonde sous la soie pâle de son ombrelle, avec tant de candide bonté dans ses yeux clairs—ne se doutaient guère de l'émotion qui secouait la fragilité nerveuse de cette jolie femme, que l'on prenait pour une jeune fille.

Machinalement, Simone tourna dans le sentier qui conduisait à la petite porte où Jean l'attendait autrefois. Qu'espérait-elle? Cette porte devait être fermée avec soin. Mais elle comptait vaguement sur quelque hasard qui lui permettrait d'éviter les deux concierges de la grille, un homme et une femme qu'elle n'avait jamais vus, mais qu'elle connaissait comme des gardiens rébarbatifs, avec lesquels il serait difficile de parlementer.

La voilà cette petite porte... O Dieu! comme elle la reconnaissait bien! Elle souleva le loquet, s'attendant à rencontrer la résistance de la serrure. A sa stupéfaction, le battant de bois s'écarta tout de suite. «Ils n'y sont pas encore,» pensa-t-elle. Mais une autre idée la glaça. «Ce n'est pas dans cette maison!... C'était impossible aussi. Ah! folle que j'étais...»

Elle entra cependant, traversa le potager, hésita en se trouvant sous une charmille. Les choses du dedans lui semblaient moins familières que celles du dehors. Peut-être était-ce la verdure de l'été sur ces branches qu'elle avait connues dans la nudité de l'hiver. Peut-être aussi parce qu'autrefois, le seuil franchi, elle ne voyait plus rien que Jean.

Une porte de vestibule ayant cédé aussi facilement que celle du sentier, Simone pénétra dans l'intérieur. «Si la maison est habitée,» pensait-elle, «je trouverai bien un prétexte; je dirai que je me suis trompée.» Puis, saisie par le silence, elle eut un accès de terreur folle. Sans doute, le mari était venu déjà, et deux cadavres gisaient derrière ces cloisons!... Elle chancela, s'appuya contre un mur. Mais, de l'autre côté de ce mur, un éclat de rire, une roulade de chanson, partirent. Et elle reconnut la voix de son amie.

Alors elle frappa, elle appela d'un accent d'angoisse:

—Gisèle!... Gisèle!... C'est moi... Ouvre... Viens! Au nom du ciel, viens vite!...

La même voix rieuse dit à quelqu'un—à Jean sans doute:—«J'y vais... laisse... Je te défends d'y aller... Je sais ce que c'est.»

Gisèle parut; et, quand elle vit Simone, un fou rire la secoua convulsivement, la rabattit, fléchissante, contre le chambranle de la porte. «Toi ici!... O ma pauvre petite!... Est-ce que tu viens pour me protéger? Ça serait le comble!...»

—Ne ris pas! dit Simone haletante. Ton mari accourt... Il a juré de te tuer.

—Ça m'étonne, répondit Gisèle, qui s'égayait de plus en plus à chaque mot. Tu auras mal compris.

—Tu es donc folle!... s'écria Simone. Sauve-toi!... Fais sauver M. d'Espayrac!... Je te dis qu'il veut vous tuer tous les deux. Laisse-moi t'emmener, j'ai ma voiture à deux pas d'ici. Mais rhabille-toi; tu ne peux pas t'en aller comme ça.

Gisèle, en effet, se trouvait à demi vêtue par un peignoir oriental en gaze et en soie brochée, d'une somptuosité étrange, qui rehaussait sa beauté barbare, et sur lequel coulaient, débordées, les ondes de ses grands cheveux noirs, aux artificiels reflets de cuivre.

—Viens, répondit Gisèle en éloignant Simone de la porte—qu'elle avait, dès le premier instant, refermée derrière elle.—Viens... Tu n'es qu'une petite bête, et tu ne comprends rien de rien.

Elle fit entrer son amie dans une pièce de devant,—une pièce où Mme Mervil n'avait jamais pénétré. C'était un salon, aux meubles couverts de housses, dépourvu de bibelots, l'air à l'abandon des chambres que l'on n'habite pas. Les volets d'une seule croisée étaient ouverts; et, par cette croisée qui descendait jusqu'au sol, les yeux inquiets de Simone aperçurent un balcon de vérandah garni de vases poussiéreux, puis, au delà, un jardin mal tenu, dont la grande pelouse découverte qui en occupait le milieu permettait de voir sans obstacle jusqu'à la grille d'entrée.

—M. d'Espayrac est sûr de ses concierges, n'est-ce pas? demanda Simone. Et, Dieu merci, j'ai pu refermer à clef la petite porte du potager. Quelle imprudence d'avoir laissé cette porte ouverte!

—Tu as refermé la petite porte du potager! s'écria Gisèle d'un ton brusque. De quoi te mêles-tu?... Quel ennui! Et je ne puis pas aller la rouvrir maintenant!... Jean me verrait... C'est du côté de la chambre. Il ne faut pas qu'il sache...

—Mais?... fit Simone, abasourdie, gagnée par la gêne horrible de se trouver là, maintenant que l'insouciance de Gisèle lui ôtait presque la certitude du danger.

—Ma pauvre mignonne, tu es gentille comme tout, interrompit son amie en l'embrassant, mais tu n'as donc pas compris, quand Chambertier est allé te montrer ses lettres anonymes?...

—Ce n'est pas lui, c'est ta belle-mère... Elle ne m'a pas montré de lettres, mais elle en avait vu dans les mains de Chambertier... Il était hors de lui, criant qu'il serait vengé avant ce soir... Et elle est accourue chez moi folle de peur.

—Encore elle!... En voilà une qui m'aura fait haïr son fils... Tandis que, sans elle, je le mépriserais seulement, dit Gisèle avec une soudaine lividité de fureur sur son mince visage aux yeux longs.

—Tais-toi!... reprit Simone. Pars, et fais partir M. d'Espayrac... Comment ne vois-tu pas qu'il arrivera quelque chose de terrible, si ton mari et lui se trouvent face à face?

—Eh! dit Gisèle, il arrivera ce que je veux qu'il arrive.

—Comment?

—Est-ce que je ne connais pas mon Chambertier! Il ne tuera rien du tout... Il tempêtera, menacera, jurera... Puis, devant le dédain de Jean et le mien, la sueur lui viendra aux tempes et les larmes aux yeux; il ne songera plus qu'à s'éponger. Ce sera tout. Ensuite, je le forcerai à plaider en divorce, pour cause d'INCOMPATIBILITÉ D'HUMEUR!... Et comme Jean m'aura fait perdre un nom et une fortune, et qu'il est galant homme... Conclus... Rester Mme Chambertier quand on peut devenir Mme d'Espayrac... Ce ne serait pas la peine d'être «une sirène» et «une beauté fatale», comme mes nigauds d'adorateurs ont l'habitude de m'appeler.

—Mais, dit encore Simone—dont un écœurant soupçon pâlissait la lèvre,—alors, tout à l'heure, quand tu as dit à M. d'Espayrac: «Je sais ce que c'est?...»

Les épaules de Gisèle se soulevèrent, et elle recommença de rire.

—... Et cette porte laissée ouverte exprès?...

Encore le rire... un rire, cette fois, immobile et muet, tendant les lèvres rouges sur les dents aiguës, avec, véritablement, quelque chose du mystère et de la cruauté des sphinx.

Simone, trop sûre maintenant d'avoir compris, murmura:

—... Et ces lettres anonymes?...

—Ah! enfin, nous y sommes!... Ça ne te crevait donc pas les yeux?... Certainement, c'est moi qui les ai fabriquées. Et, bonté divine!... il en a fallu des points sur les i pour qu'il se décide!... Alors, bien vrai, tu crois qu'aujourd'hui ça mord? Tu es sûre qu'il viendra?

—Gisèle, dit Simone, c'est épouvantable ce que tu as fait. Laisse-moi m'en aller. Je ne peux pas me voir ici... C'est trop horrible!... Laisse-moi m'en aller!...

Mme Chambertier s'égayait de nouveau très franchement, comme d'une indignation qui ne pouvait être sérieuse. Et elle retenait les mains de son amie. Simone se dégagea, courut vers la porte. Mais, tout à coup, elle revint.

—Ah! Gisèle, tiens, j'ai pitié de toi!... Je te dis, je te dis, malheureuse, que ton mari vient pour vous tuer tous les deux!... Sauve-toi!... Sauve M. d'Espayrac!

Ceci fut dit d'un tel accent, que le rire se brisa puis s'éteignit sur les lèvres de sphinx. Au même instant, un violent coup de sonnette à la grille jeta les deux jeunes femmes aux bras l'une de l'autre, dans une étreinte de saisissement et d'effroi.

Gisèle se remit d'ailleurs aussitôt, et courut à la fenêtre, dont les rideaux de mousseline, transparents de l'intérieur, la cachaient aux regards du dehors. Ce qu'elle vit dut lui causer une exaspération bien extraordinaire, car elle frappa du pied, et Simone eut la stupéfaction de l'entendre jurer comme un homme.

—Oh! dit Mme Mervil, c'est lui, n'est-ce pas? Mais enfin, il ne va pas entrer tout de suite... Les concierges vont lui dire que c'est une maison inhabitée, que le propriétaire est en voyage.

Dans son trouble, Simone trahissait sa connaissance de la consigne—qui devait être restée la même. Gisèle, emportée par une fureur inouïe, ne remarqua pas ce détail.

—Ah! le lâche!... le lâche!... criait-elle, en serrant les poings, en grinçant des dents... Non, je ne l'aurais jamais cru!... Le lâche!...

Ce ne fut pas la seule injure qui monta aux lèvres de sphinx: elles en prononcèrent d'autres, et des plus basses, que cette jolie Parisienne, à visage de princesse barbare, hurlait dans un incroyable débordement de rage, de haine et d'insulte.

—Mon Dieu! qu'y a-t-il? Laisse-moi voir, dit Simone terrifiée.

Car Gisèle, se rabattant vers le milieu de la pièce, l'entraînait sans lui avoir donné le temps de s'approcher de la fenêtre.

—Non, non!... Viens!... Sauve-moi!... Oh! sauve-moi, Simone!...—Et la voix cassée de fureur devenait sanglotante et plaintive.—Je suis perdue!... Perdue!... Ma chérie... Invente quelque chose!... Ah! sauve-moi!...

Il était bien tard à présent... Car un rapide coup d'œil de Mme Mervil vers la fenêtre lui permit d'entrevoir le concierge ouvrant toute grande la grille, derrière laquelle elle distingua la stature corpulente et le visage de Chambertier. Alors elle crut deviner d'où venait l'indignation folle de Gisèle: sans doute le mari avait payé ou menacé ce portier de façon telle que le misérable homme consentait à l'introduire. Et quelque menaçante évidence avait dû montrer à la femme coupable que c'était bien son châtiment qui, maintenant, entrait par cette grille.

—Je te dis que je suis perdue!... Sauve-moi!...

Toutes deux se trouvaient maintenant dans le corridor. Et là, comme un éclair, la même pensée les frappa. Simone pouvait se substituer à Gisèle!...

Mme Chambertier, d'un geste à la fois de violence et de supplication, poussa son amie vers la chambre où se trouvait Jean. Déjà même, elle lui enlevait son chapeau, elle cherchait à lui dénouer les cheveux. Simone eut une révolte. «Oh!...» Elle donnerait bien sa vie, si l'on voulait. Son honneur, non!... Oh! pas cela, pas cette honte!

Mais on entendit des pas d'homme sur les dalles de la vérandah, puis le bruit des clefs que le concierge essayait dans la porte extérieure, tâtonnant, voulant gagner du temps. Et une si mortelle frayeur se peignit dans les yeux de Gisèle, que Simone, songeant à la scène sanglante, jeta son amie vers l'escalier, et se précipita elle-même dans la chambre, où, jadis, elle s'était donnée à Jean.

Elle n'eut pas même à en ouvrir la porte. M. d'Espayrac, averti par la femme du concierge,—qui avait tourné la maison,—s'élançait dans le corridor, éperdu d'inquiétude pour Gisèle. Il reçut Simone presque dans ses bras, et, comme elle le repoussait dans la chambre, il la lâcha, puis recula, stupéfait.

Tout à l'heure, il n'avait pas reconnu, dans les chuchotements, la voix de Mme Mervil, et, ne s'étonnant plus des idées baroques de Gisèle, il s'était mis à lire sans impatience, croyant qu'elle s'était fait apporter, qu'elle essayait peut-être, un déshabillé nouveau, et qu'elle se réservait de lui en donner la surprise.

Maintenant il regardait Simone arracher ses gants, défaire ses cheveux, dont la fine soie blonde glissa et moussa jusqu'à la taille. En même temps elle murmurait, sans le regarder, le visage brûlé d'une rougeur: «C'est moi... n'est-ce pas?... Voilà son mari... Donc c'est moi...»

Les pas maintenant retentissaient dans le corridor vide. Et le concierge, toujours les égarant,—car il espérait que les amants se sauveraient par la petite porte,—les conduisit pendant un instant de chambre en chambre.

Et M. d'Espayrac était tellement bouleversé d'admiration, de respect troublé, tellement honteux que Simone retrouvât leur petit sanctuaire avec les mêmes meubles, les mêmes bibelots, et—elle l'aurait pu croire—les mêmes fleurs disposées partout dans les mêmes vases, qu'il ne pouvait que la regarder avec des yeux de repentir et de confusion, sans songer à faire un mouvement.

—Ah! dit-elle, ouvrez-lui donc... puisqu'il faut qu'il entre. Il serait capable de monter... Et Gisèle est en haut.

D'Espayrac sortit dans le corridor. Mais, tout de suite, elle entendit éclater sa voix en paroles d'une violence qui la surprirent. C'était la même insultante indignation de Gisèle tout à l'heure. Et Simone commença de trouver excessif ce mépris qu'on croyait devoir ajouter aux outrages secrets et aux mensonges dont on bernait ce malheureux mari. Cela l'étonnait de d'Espayrac. Mais un mot allait lui faire tout comprendre,—un mot qui lui ternirait son dévouement, qui lui en ôterait la nécessité tragique, n'y laissant que la grotesque trivialité d'une scène de vaudeville, et lui donnant à savourer sans compensation toute l'amertume et tout le dégoût de l'ignoble aventure.

—Un goujat!... Oui, monsieur, un pur et simple goujat, disait d'Espayrac. Et vous allez être forcé d'en convenir vous-même devant M. le commissaire de police, en lui affirmant, comme vous devrez le faire, que ce n'est pas votre femme qui se trouve ici avec moi.

«Le commissaire de police!...» pensa Simone, «Il est venu avec le commissaire de police! Voilà donc comment se venge un Chambertier!...»

Alors, elle comprit la rage et l'effroi de Gisèle. Ce commissaire de police, que celle-ci avait vu, sans doute, montrant le bout de son écharpe au concierge, avec le: «Au nom de la loi» qui avait fait ouvrir la grille, c'était la constatation de son adultère, le ridicule et la honte, le divorce prononcé contre elle, l'impossibilité légale d'épouser son complice, sa déchéance comme mondaine, et, pour l'avenir, la pauvreté avec l'oubli, ou le luxe avec le scandale. C'était, pour la fière Gisèle, le vrai châtiment,—Chambertier s'en doutait peut-être,—le châtiment pire que la mort, et qui l'avait affolée bien plus que si elle avait vu son mari pénétrer de force dans la maison, la furie du meurtre aux yeux et le revolver au poing.

Quand Simone entendit rouvrir la porte de la chambre, elle se cacha le visage dans ses mains, pensant que ses cheveux et sa taille suffiraient à justifier Gisèle sans qu'elle eût besoin de se laisser reconnaître. Et, de fait, le commissaire de police de Meudon resta parfaitement ignorant de ses traits. Mais, à l'exclamation de Chambertier, elle ne put garder l'illusion que celui-ci eût hésité seulement sur sa personnalité. D'ailleurs, le gros homme ne la regarda pas deux fois et s'enfuit au plus vite. Il était plus convaincu de l'innocence de sa femme, ayant trouvé là Mme Mervil, que s'il avait tenu Gisèle sous clef dans leur chambre nuptiale depuis le jour de leur mariage. Une liaison entre Simone et M. d'Espayrac, le collaborateur de Mervil, voilà qui était vraisemblable, naturel, il pouvait même dire fatal! Comment n'avait-il pas deviné cela plus tôt! Ah! c'est que cette délicieuse petite Mme Mervil, avec son visage de suave et immatérielle madone échappée aux pinceaux des Primitifs, trompait divinement bien son monde. Désormais, Chambertier ferait attention que sa chère Gisèle la fréquentât de moins en moins.

—Monsieur, criait d'Espayrac dans le corridor, si vous croyez que vous aurez pu venir surprendre une femme chez moi et que vous ne m'en rendrez pas raison, vous vous trompez. Je vous y forcerai parbleu bien! Un monsieur si respectueux de la loi ne doit pas se permettre un duel pour peu de chose, mais prenez seulement la peine de m'indiquer le nombre de coups de pied au derrière qu'il faudra que je vous applique pour vous y décider.

—Monsieur, disait le commissaire, tout en filant, les épaules arrondies, excusez... Je regrette... C'est un malentendu.

D'Espayrac les laissa, rentra comme on se sauve; il avait trop peur de lui-même, tant il se sentait emporté par l'envie d'assommer Chambertier. Ah! ce n'était pas pour Gisèle qu'il tremblait ainsi de souffrance et de colère! Il n'y pensait plus, à Gisèle! Il avait oublié qu'elle existait là-haut, blottie dans quelque armoire. Mais une telle humiliation pour Simone!... Quand il l'avait vue, là, tout à l'heure, dans cette chambre où il l'avait tant aimée, dans cette chambre où il l'avait trahie, prendre sur elle, si simplement, la honte de l'autre, et défaire ses cheveux blonds pour mieux avoir l'air de la pécheresse,—elle!... elle, la petite sainte, la petite âme à peine vêtue de chair des vieux maîtres flamands, et, mieux encore, la Parisienne affinée, aux fiertés si délicates,—ah! il avait compris tout ce que, dans son cœur à lui, elle avait laissé de passion nostalgique et d'inexprimés regrets.

Il vint la retrouver, ne sachant toutefois que lui dire.

Simone avait de nouveau tordu sur sa nuque l'écheveau de soie pâle de ses cheveux; elle avait piqué par-dessus sa mignonne capote; elle mettait ses gants.

Jean tomba à genoux devant elle, prit le bas de sa robe, en baisa le bord.

Elle retira l'étoffe avec irritation, et fit un mouvement pour sortir. Il voulut l'en empêcher, il balbutia quelque chose.

—Et l'autre, là-haut?... dit-elle, avec un petit coup de tête d'un indicible mépris. Vous l'oubliez?... Voyons, monsieur, laissez-moi partir... La comédie est finie, je pense; vous n'avez pas d'autre rôle à m'y donner.

Le cinglement des mots et de la voix fut tel que les yeux de Jean battirent et se mouillèrent. Il sentit cette femme outrée, écœurée, au delà de tout apaisement, de toute guérison, de tout pardon. Il s'écarta, s'inclina d'un geste d'infini respect.

Simone passa devant lui comme devant une chose inerte, les prunelles mortes, sans un salut.

Puis elle sortit de la maison, traversa le potager, franchit la porte... la petite porte verte qu'elle connaissait si bien.


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