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L'âge d'or

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VII

J’étais seul dans ma chambre. C’était un samedi. Ce jour-là, l’imprimerie faisait relâche. Les presses ne travaillaient pas : le samedi était, chez nous, consacré à la vérité. Jeanne était sortie dans le dessein de s’abattre sur un grand magasin : on avait ouvert devant elle un vaste avenir de coupons. Elle ne rentrerait que le soir.

J’étais seul et je faisais des patiences. C’était ma dernière façon de communier avec le mystère, avec l’espérance. Les dames ne m’obéissaient guère, mais du moins me me rapportaient-elles pas d’échantillons.

On sonna. Je grommelai. Il est insupportable d’être dérangé quand on ne fait rien. Je faillis ne pas me lever, ne pas quitter mon siège. Quelque chose d’inconnu cependant me mit debout, me prit par les épaules et me conduisit à la porte…

A la même minute, j’entendis sonner cinq heures à divers édifices voisins. Je ne vis pas la femme qui entra, mais je devinai tout. Elle ne dit pas un mot et elle se dirigea vers la pièce où je me tenais. Elle vit les cartes éparses sur le divan et tourna les yeux vers moi. La fenêtre était ouverte, je jetai les cartes dans la rue au risque d’attirer la police. Elle se tenait en face de moi ; elle avait grandi, mais elle n’avait presque pas changé ; son long corps s’était comme étiré, elle avait gagné quelque chose de plus souple et de plus ondoyant, mais sous un chapeau de mousse, je retrouvai ses cheveux roulés où traînaient des couleurs de feuilles mortes et dans ses yeux les mêmes paillettes d’or.

J’avais honte de ma maison de carton, de mes murs chargés de houlettes, de mes gravures libertines.

— Venez, Béatrice, lui dis-je, ne restons pas ici.

Je venais de me souvenir qu’il y avait autour de la ville une grande forêt interdite aux humains, du moins à partir d’une certaine heure ; et la nuit venait, une nuit qui ne ressemblait en rien aux autres nuits terrestres, une nuit étale, silencieuse, pareille à la nuit du Paradis terrestre, quand la panthère noire ne miaulait que pour appeler l’homme, son ami, pareille à ce qu’elle était en 1802, sur la grande savane de l’Illinois, sur le Texas…

Peut-être faisait-il humide, peut-être y avait-il du brouillard. Je me souviens qu’à mesure que nous marchions, nous soulevions une gaze lamée d’or qui flottait sur les choses, mais je sentais la présence du soleil, d’un soleil gai, plaisant, humoristique, qui entrait même dans les caves et versait en riant, sur les robes noires des veuves, de grandes taches d’huile. Une boulangerie était ouverte ; je vis distinctement à côté du four un buisson de branches de pin, rompues, mais encore résineuses et dont le parfum se mêlait à cette rude odeur du pain chaud qui s’arrondit en pénétrant dans vos narines.

— Eudes est mort, dis-je à mi-voix.

— Eudes est mort, du moins il est mort pour ceux qui n’ont ni mémoire, ni amour. Nous ne sommes pas de ceux-là. Les fleurs qu’il aimait poussent toujours sur les mêmes branches. Les arbres n’ont besoin ni de mémoire, ni d’amour pour être fidèles.

— Et Madeleine ?

— Madeleine ne nous a pas trahis, elle demeure toujours avec nous et quand nous nous promenons le soir sur la terrasse, nous parlons de vous comme nous parlons d’Eudes et de Frédéric.

— Pourquoi de Frédéric ?

— Ne savez-vous pas qu’il est mort aussi ? Il est parti, un matin, dans une barque, il allait pêcher avec des amis. La tempête est venue, la barque a tourné, et Frédéric disparu. « La mer l’a changé en quelque chose de riche et d’étrange. » Qui sait ? La vie elle-même l’aurait peut-être métamorphosé davantage. Les derniers temps, il gagnait beaucoup d’argent, et ne venait plus nous voir. La destinée l’a comblé en lui donnant la fin de Shelley.

— Et Emmanuel ?

Béatrice hocha tristement la tête :

— Il nous a quittés et nous ne parlons jamais de lui. Emmanuel seul est mort pour nous.

Je n’osais demander à Béatrice des nouvelles des autres enfants que j’avais vus à Saint-Henri et qui devaient tous avoir perdu aujourd’hui leur robe d’innocence. J’avais trop peur qu’elle m’avouât qu’elle vivait seule avec Madeleine.

Nous montâmes dans une voiture et nous partîmes pour la grande forêt. Nous déchirions en roulant une insaisissable dentelle dont les rinceaux restaient accrochés à nos roues. Mais de longs fuseaux d’or travaillaient derrière nous et nous penchions-nous à la fenêtre de notre pauvre carrosse, nous voyions s’arrondir des rosaces, les fils légers s’entre-accrocher et toute la nuit devenir un plumetis transparent jeté sur des formes de feu, sur des reflets de forge, sur des éclairs d’améthyste et de mica.

Bientôt, nous fûmes entourés d’arbres : longues épées fichées en terre, croix, mains balancées, ils nous menaient d’une veillée de combat à un cimetière, d’un cimetière à un port de mer. Une biche et deux faons passèrent, ouatés de brume, bondissant comme des loutres entre deux eaux.

J’avais pris la main de Béatrice. Mon bonheur soudain, total, incompréhensible, me serrait le cœur comme une souffrance ; c’était d’ailleurs à la souffrance qu’il ressemblait le plus, il était comme elle tenaillant, sans cause, obscur, sans issue. Je ne pouvais m’en distraire, il m’absorbait et me détruisait ; il augmentait ma provision de gaz carbonique et diminuait mes réserves d’oxygène ; il me donnait le pressentiment d’une dissolution plus vaste encore, le désir d’une communion avec la seule chose qui le dépassât : l’idée que nous nous faisons du néant. Un frisson qui naissait au bout de mes doigts, refluait le long de mes jambes et plongeait ma chair dans un bain-marie opiacé. Les choses se succédaient en moi en suivant l’ordre capricieux qu’elles affectent dans les rêves. Des trésors infinis sortaient de l’eau, mêlés à des chevelures ; des chapelets d’ambre roulaient à nos côtés sur la route. Il naissait du flot des feuilles mortes des éventails de papillons dont les yeux étaient morts aussi ; des regards de fleurs glissaient entre les sources et les rayons d’arbres et se mêlaient aux danses des esprits de l’automne, qui portent le nom des femmes oubliées.

Un éclair frappa le visage de Béatrice : elle pleurait.

La voiture s’arrêta devant un pavillon tout blanc et tout désert qui tenait du mausolée indien et dont un lac baignait les murs de cristal. Quand nous entrâmes, des hommes vêtus d’incarnat sautèrent sur leurs pieds et torturèrent aussitôt des instruments diaboliques. Ce concert véhément nous appelait à la joie, il prétendait nous arracher à notre intense et douloureux bonheur. Mais la solitude et le silence étaient entrés avec nous. Il y eut un dernier hennissement de cheval sauvage, le vent courut sur la plaine et rabattit les herbes sifflantes, un épervier plana dans un coup de tonnerre et chaque feuille morte eut, avant de mourir une seconde fois, une nouvelle contraction.

Nous étions seuls.

*
*  *

Pourquoi n’avais-je pas cru en Béatrice ? Pourquoi n’avais-je pas tout sacrifié à l’espérance de la revoir ? Je ne comprenais qu’aujourd’hui qu’elle se diffusait autour de moi comme mon véritable climat : son ciel était mon ciel, sa chaleur, ma fièvre, et ses pensées faisaient aux miennes cette ombre feuillue qu’un peuplier dispose autour du dormeur de midi. A sa vue, ressuscitait en moi cet être mystérieux que nous portons en nous et à qui nous n’osons pas ressembler, parce que nous sommes trop médiocres pour lui et que nous redoutons son jugement : l’enfant, qui, à sept ans, pour s’entraîner à l’héroïsme, écrivait sur les pages de ses cahiers les noms de Desaix, de Lannes et de Kléber ; l’adolescent pour qui tout l’amour était circonscrit dans la contemplation du visage mat et brun, voilé de sa chevelure, d’une jeune fille qu’il ne connaissait pas, et qu’il fixait, étoile polaire, au-dessus de son cœur aimanté ; le jeune homme qui avait appris la beauté de vivre en croyant aux voix de Jeanne d’Arc, aux gouffres de Pascal, aux apparitions de William Blake, aux aphorismes d’Elisabeth d’Autriche, aux tombeaux déplacés de Loti, aux miracles enfin.

Béatrice me parlait maintenant de tout et de rien. Elle m’entretenait du puits du jardin, — et je voyais le génie grognon qui travaillait à en faire l’eau si pure et si glacée, — des habitudes de sa chatte, — quand on lui donnait du mou, elle appelait les chats malheureux du voisinage pour le partager avec eux, — de ses lectures préférées. C’étaient d’innombrables demeures, d’innombrables amis, d’innombrables émotions ; je la voyais elle-même échangeant des serments avec les amoureux des livres, poussant la porte de sa maison de Londres ou de Saint-Pétersbourg, poursuivant les avalanches au-dessus des fjords. J’avais l’impression de l’avoir quittée la veille et cependant je savais depuis une heure que j’étais marié depuis sept ans.

— Vous ne m’avez jamais écrit, me dit-elle soudain, — jamais.

— Qu’aurais-je pu vous dire, Béatrice ? Tout ce qui est profond est inexprimable.

— Je me disais parfois : « M’attendra-t-il ? » et je n’osais pas vous demander de le faire.

La tête me tourna légèrement. Qu’attendait-elle ? Que croyait-elle ? Cette promesse d’enfant, que je ne lui avais pas demandée, aurait-elle, en effet, rempli sa vie ? J’avais peur maintenant de la minute où Béatrice apprendrait cette fausse vérité qui était à la fois ma vraie vie et ma vie menteuse, et je sentais toute l’horreur de ma trahison, — de cette trahison à l’égard de soi-même qui est la pire de toutes.

Elle me dit encore :

— Ma vie aurait été bien triste sans vous. Les années sont courtes, mais les jours sont longs. Depuis la mort d’Eudes, nous vivons encore plus retirées, Madeleine et moi. Parfois, j’avais bien envie de m’aventurer hors de ce domaine où nous nous sommes confinées. Mais je ne sais ce qui m’y a retenue jusqu’à aujourd’hui, peut-être la crainte de ne rien y trouver de ce que j’en attendais. Votre pensée alors me donnait du courage, je me disais que je vous retrouverais et que vous m’aideriez à vivre hors de ce Saint-Henri qui, pour moi, si longtemps, a été le monde. Je me disais aussi que vous n’étiez jamais revenu et que par conséquent la vie que l’on menait partout, était plus belle que la nôtre.

— Hélas !

— Quoi ! s’écria-t-elle avec vivacité. La vie n’est-elle pas belle ?

— Quelle vie, Béatrice ? Il y en a mille ; chacun a la sienne. Il y a des vies magnifiques, il y a des vies misérables, il y a des vies abjectes. Les conclusions de chaque homme valent pour lui seul. On dit toujours « la vie », comme s’il n’y en avait qu’une qui fût donnée également à tous. Mais aucune ne ressemble à l’autre. Oui, je sais bien, on naît, on mange, on boit, on dort, on aime, on éternue, on tousse, on meurt, mais qu’est-ce que cela signifie ? Tous les hommes ont des poumons, un cœur, une vésicule biliaire, un grand sympathique, des glandes endocrines et cependant Jean Bart ressemble-t-il à Saint-Jean-de-La-Croix, Pierre le Grand à Charlot ?

— Mais vous, quelle vie avez-vous ? me demanda Béatrice.

Je ne répondis pas.

*
*  *

Nous reprîmes notre voiture, nous repartîmes à travers le bois. Nous passions à côté de grandes pelouses bleues où la brume se déplaçait par longs ondoiements et tournait autour des arbres qu’elle emmaillotait. Des pagodes transparentes flottaient au-dessus des herbes noyées, ou bien c’était un labyrinthe de toutes les couleurs, un vrai carnaval d’arbres qui agitaient autour d’eux leurs masques d’or, leurs oripeaux de pourpre, leurs écharpes de crêpe et de givre. A certains coins, un brusque bouillonnement de fougères, une agitation fantasque de feuilles révélaient la disparition, la fuite d’êtres invisibles, fées ou lièvres, gnomides ou martres.

Une fois je vis distinctement de longues oreilles rousses et velues, mais une autre fois, deux ailes d’un vert d’argent constellées de rosée et qui battaient sans bruit.

— Il faut revenir à Saint-Henri, me dit Béatrice. Avez-vous ici des amis qui soient les étoiles, les cyprès, les chauves-souris ? Quand je sors de la vieille maison, la Grande-Ourse est toujours devant ma porte, elle me mène où je veux aller. Revenez avec moi, je n’ai jamais exploré seule notre énorme grenier, tant il contient d’objets fantastiques. Un jour où je regardais un alambic, je vis dedans une petite figure grimaçante qui me faisait des signes. J’eus si peur que je dégringolai l’escalier. Nous regarderons ensemble mes livres d’images, j’en ai des centaines, anglais, allemands ou scandinaves. Ce sont des contes où ne passe jamais le profil d’un ingénieur, mais où l’on voit des animaux, des fleurs, des elfes, des nains, des géants, le bonhomme Christmas. Quand on plonge le nez dedans, on devine que toute la nature est animée. Et quand ensuite on sort dans le jardin, on comprend ce que se disent entre eux les champignons.

— Et que se disent-ils, Béatrice ?

— Oh, ils sont tout à fait incapables d’une conversation suivie. Ils ne parlent que de politique, ils sont réunis dans un endroit putride, près d’un marais, qu’on appelle le Parlement, où ils se crient entre eux mille insanités. Je ne regrette qu’une chose, à Saint-Henri, la neige. Il ne neige jamais chez nous. Aimez-vous la neige, André ?

Je ne voyais le visage de Béatrice que lorsque nous traversions une zone de lumière ; aussitôt après, l’ombre s’emparait de nouveau de nous. Mais il montait d’elle, de cette chevelure ployée, de ce cou plein et mince, de ce front éclatant, quelque chose de magique. Béatrice se répandait en moi comme une série d’ondes fugitives, dont chacune était plus longue et plus puissante que celle qui l’avait précédée ; ces ondes supprimaient tout désir, tout rêve, tout souvenir, elles s’imposaient comme une présence ineffable. Le temps n’existait plus, ni ce moi distinct qui s’opposait au monde. Je me conjuguais avec l’Universel. Je n’étais plus cet individu isolé dont l’existence m’était à charge, mais un homme sans commencement, ni fin, Adam au Paradis terrestre, une âme entre des milliers d’âmes, brûlant devant le trône du Père.

Je fus bien étonné au milieu de tout cela de voir une ville renaître autour de ma songerie. Devant nous, une porte monumentale, peuplée de figures hurlantes, tourna sur ses gonds invisibles et nous donna accès au monde des humains. Je me souvins alors que j’avais donné à notre cocher l’adresse de l’hôtel où était descendue Béatrice. Elle m’embrassa et sauta légèrement à terre.

— Je pars pour deux ou trois jours, me dit-elle, je vais voir une amie qui demeure aux Andelys où, me dit-on, les paysages sont romains. Dès mon retour, je vous reverrai.

— Ne venez pas chez moi, lui dis-je, sans m’écrire.

Elle me dit adieu de la main et je me retrouvai seul, sur un trottoir pareil à tous les trottoirs, devant un hôtel qui s’appelait comme tous les hôtels, Hôtel de l’Espérance et de la Néva ou Hôtel de Mazargues et de Philadelphie. Mais l’enchantement ne cessait pas avec la disparition de Béatrice et, tandis que je me dirigeais vers l’avenue du Maine, je continuais à entendre au fond de ma pensée les plus suaves des boîtes à musique.

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