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L'âge d'or

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L’AGE D’OR

à Jacques Chenevière.

I

Jamais je n’avais vu jour aussi lumineux : la terre ne savait que faire du soleil, on baignait en pleine alchimie, tout tournait à la pierre philosophale. Chaque passant avait un visage de prospecteur ; en criblant les ruisseaux, on eût trouvé des pépites ; l’ombre elle-même était un vivier de rayons.

La route fuma entre ses oliviers ; quelques pas encore, et la vieille maison accrocha aux collines sa façade couleur de maïs trop mûr, son toit d’écailles roses, ses contrevents en élytre de cétoine ; elle avait cent ans et davantage, elle radotait comme une aïeule, mais elle regardait le présent. Dans la profondeur des vitres bleues, les formes coagulaient leurs reflets ; les platanes liquides, la double coque de la fontaine, y demeuraient suspendus. Nous marchions, et les reflets tournaient comme les chevaux de bois d’un manège ; mais c’étaient des reflets infidèles, des reflets déjà stylisés ; quand un arbre perdait un pan d’écorce, laissait choir une feuille, les vitres ne le répétaient pas.

La terrasse s’anima : elle fut arpentée d’abord par un grand jeune homme qui vint à notre rencontre. J’étais attendu et cependant il parut surpris de me voir. C’est un lieu commun que chacun de nous ait une ressemblance vague, quoique certaine, avec quelque animal ; il y a aussi dans notre apparence un cousinage évident avec tel ou tel végétal. Frédéric Anthelme, l’ami qui me conduisait, bruyant, libre, aéré, traversé de mille idées comiques, de mille brises vagabondes, — j’avais coutume de le comparer à un pin ; il me rendait ma politesse ou mon ironie en soutenant qu’avec ma manie de prendre chacun sous ma protection, ma pente aux larmes, les recoins d’ombre de mon caractère, je lui rappelais un saule pleureur. Mais Eudes Abeille, c’était un peuplier à l’automne, quand le ciel est nébuleux : long, mince, avec des cheveux qui n’étaient pas en ordre, avec un murmure perpétuel, avec un air élégiaque d’exilé. Quand il tourna les yeux vers moi, je compris que je l’aimerai toute ma vie.

Derrière lui, d’autres figures apparaissaient. Elles étaient jeunes, ineffablement jeunes ; cet Eudes, leur aîné à tous, avait vingt ans. Il en apparaissait aux fenêtres, il en poussait sous les platanes ; toutes riaient, toutes me faisaient bon visage. Je fus accueilli, comme un ambassadeur envoyé à une souveraine, par une grande jeune fille qui ressemblait à Eudes : j’aurais dû, je le sentais, lui offrir quelques-unes des curiosités de mon pays : une page d’un manuscrit de Mistral, une lettre inédite de Saint-Amant, l’édition originale des Fleurs du Mal. Bientôt je me trouvai au centre d’une ronde de garçons aux joues fraîches et de fillettes aux yeux étonnés ; j’en distinguai une dizaine, frères, sœurs, cousins, amis, je ne sais ; tout ce petit monde s’adorait. Tantôt, un des adolescents en prenait un autre par la taille, embrassait une jeune fille, posait sa tête sur une épaule ; personne ne demeurait isolé, chacun avait sa main dans une main fraternelle, son regard posé sur des yeux voisins ; cette société formait une tendre chaîne d’où la jalousie, d’où la mesquinerie, d’où la haine étaient exclues. Il y avait sur tout cela une telle fraîcheur, une telle pureté, que je crus être introduit dans une fresque italienne du Quattrocento. Et ce ciel fatigué de transporter tant de trésors et qui s’en allait mourir derrière les collines, et ces cyprès qui ne pouvaient plus être noirs, qui blondissaient sur les pentes brûlées, et ces eaux où couraient des topazes, et cette Méditerranée, la Méditerranée d’Homère et de Cléopâtre, qui n’avait pas une ride de plus depuis Homère et Cléopâtre !


Nous entrâmes dans la maison pour goûter ; elle sentait la cave et la nuit aromatique. On m’introduisit en grande pompe dans une longue salle à manger, tendue de cretonne ; tout le monde s’empressait autour de moi, on me servait le lait le plus blanc que l’on ait vu depuis celui de la vache Io, des pastèques blessées, des pêches, des pâtisseries si légères que si on les prenait entre ses doigts, on devenait aussitôt la victime d’une catastrophe de sucre. Tout le monde parlait à la fois. Un grand chien épagneul, qui ressemblait à Mme de Sévigné, se mêla à la conversation. La jeune fille, qui avait l’air d’une souveraine, présida le goûter. Mon ami, Frédéric Anthelme, dissertait avec Eudes dans une embrasure de fenêtre, et soudain, en me retournant, je vis qu’il y avait une fée à côté de moi ; je ne l’avais pas vue entrer, peut-être parce que c’était une fée. Elle était grande pour son âge, mais en réalité, elle avait treize ans. Elle avait ce long visage étroit et pâle qu’ont les fées, ce nez légèrement retroussé, ce menton aigu, ces tempes légères, si veinées qu’elles en sont vertes ; elle avait ces cheveux mi-roux, mi-blonds qu’ont les fées, ces cheveux serrés autour du front et flottants par derrière ; elle avait surtout cet air qu’ont les fées, cet air de joie exubérante et mélancolique, de rêverie espiègle et naïve, de distraction, de malice et de pureté. Elle marchait sans bruit. Elle avait de grands yeux d’un brun pâle, semés d’éclats verts et de parcelles d’or, et ces yeux posaient sur tous les objets des regards inhumains et tendres. Elle cherchait évidemment ses amis habituels : un écureuil familier, la vieille carpe qui sort de l’étang et vous offre une bague perdue par François Ier, l’oiseau qui sait à première vue distinguer les poètes des prosateurs, les hommes politiques des simples criminels, et peut-être aussi le lutin du bord de l’eau, le génie de la forge et le bon dieu lare, si vieux et un peu somnolent qui habite le four du boulanger.

La souveraine me dit de sa voix impersonnelle d’infante excédée par le protocole :

— C’est ma sœur Béatrice.

Alors Béatrice sourit et mit sa main dans la mienne. Elle la garda un moment sans cesser de m’envisager et les parties d’ombre de mon caractère s’éclairèrent peu à peu, quelque chose de lumineux entra en moi, il me vint de bizarres remords : j’avais été lâche, égoïste, avare, j’avais été brutal, dur envers les faibles, méprisant avec les femmes, j’avais usé du corps humain comme un négrier fait de ses esclaves, vendant mon âme de mille façons. Béatrice me regardait, et je rougissais et baissais la tête, vaincu comme le dragon du Rhône par Sainte Marthe ; elle ne prononçait pas une parole, et je demandais pardon à Dieu de mes péchés. Je voyais bien que la vie n’avait pas le sens que je lui avais donné jusqu’à ce jour. J’avais vécu sans croire à moi-même et sans oser reconnaître ma loi.

« Sois sincère, me disait une voix secrète, sois sincère et tu seras libre. Tu avais ton destin à vivre et tu as vécu le destin de tous. » Et j’étais accablé d’humiliation sous les yeux de cette enfant qui ne connaissait encore ni mimétisme, ni contrainte.

Le grand salon ouvrait sur la terrasse ; le second sur une pelouse verte, bondissante, élastique comme l’algue. Eudes décida qu’on me montrerait quelques souvenirs de famille : étoffes chinoises apportées de Pékin par un oncle navigateur. Aussitôt grande caisse cloutée de cuivre que l’on descend, que l’on ouvre, et dont on sort les plus belles soieries ; guerriers que l’on jette sur l’herbe, dragons qui se déplient comme le mètre des menuisiers, nuages qui répandent leur camphre. Ces broderies lourdes, ces ors, ces pourpres, ces azurs épais inondent la prairie, des sauterelles y retombent, les papillons en sont aveuglés comme par un phare électrique. Et je voudrais ne pas m’en aller, demeurer toujours dans cette maison bizarre, où tous les parents sont morts, où ne vivent que des enfants, où, pour s’amuser, on jette au soleil des soies impériales qui viennent du Palais d’Hiver de la Cité interdite. Autour d’elles, tout le monde fait cercle et raconte des histoires de Chine ou des anecdotes sur le vieil oncle navigateur.

J’appris ainsi qu’il avait passé les dernières années de sa vie dans cette demeure et qu’il l’y avait terminée un jour de septembre. Le matin de sa mort, il se fit porter sur la terrasse et regarda la Méditerranée, violette ce jour-là, comme une fête bachique. Eudes était encore tout enfant. Il lui prit la main.

— Petit, lui dit-il, tu as entendu parler de la mort ?

— Je ne sais pas, murmura Eudes, très intimidé.

— Oui, tu en as entendu parler, on en parle beaucoup trop dans ce monde. Eh bien, ce soir, quand je ne serai plus là, je ne veux pas que tu pleures, mais dis-toi : « L’oncle Emmanuel n’a pas plus souffert de mourir qu’il n’avait souffert de vivre. L’oncle Emmanuel n’a jamais cru qu’il était assez important ici-bas pour souffrir de quelque chose. Il a préféré être heureux, c’était moins ambitieux. Mais il est mort sans regrets parce que son bonheur n’était pas plus important que lui-même. » Et là-dessus, l’oncle Emmanuel Abeille s’en alla vers l’autre cité interdite, laissant en larmes le petit Eudes qui ne comprenait pas. En souvenir de lui, le plus jeune de ces garçonnets qui avait neuf ans s’appelait aussi Emmanuel.

Quand j’eus fini d’admirer les étoffes précieuses, on me conduisit au fond du parc par une allée voilée d’ombre, où des feuilles mortes se tenaient déjà aux aguets. Soudain quelqu’un s’empara tyranniquement de ma main ; c’était Béatrice. Une telle confiance me bouleversa ; je compris qu’il me serait possible de veiller sur elle pendant l’éternité.

— Vous habitez toujours ici ?

— Toujours. Eudes et Madeleine me donnent des leçons. Ils me font apprendre des vers. Nous avons horreur de la ville, nous vivons entre nous et avec nos amis. Eudes nous a promis de ne pas se marier et de ne jamais nous quitter.

— Vous l’aimez beaucoup ?

Elle leva sur moi ses yeux traversés de vols invisibles et ne répondit pas ; elle ne comprenait pas ma question ; comment pouvait-on ne pas adorer Eudes, ne pas vivre uniquement pour lui ? Hélas ! un grand malheur planait sur la maisonnée : Eudes, à l’automne, devait partir pour la caserne, on ne le verrait presque plus. Il donnerait pleins pouvoirs à Madeleine, mais ce ne serait plus la même chose.

— Madeleine non plus ne se mariera pas, et aucun de nous, nous nous le sommes juré. Nous ne quitterons pas notre vieille maison de Saint-Henri, et le jour où l’un de nous mourra, puisqu’on dit que l’on meurt, les autres mourront aussi, nous nous en sommes fait la promesse. Mais nous aurons, je pense, d’ici là, beaucoup de nouveaux amis et nous pourrons former une société plus nombreuse.

— Et comment vivrez-vous ?

— Nous avons horreur de ce qui change, horreur de ce qui passe, et nous savons qu’il faut beaucoup d’imagination pour vivre. Mais nous n’en manquons, ni les uns, ni les autres, et puis nous avons les poètes du monde entier pour nous aider. Les poètes seuls ne vous abandonnent jamais. Eudes prétend que toute éducation se fait par la poésie.

Le soleil suspendait aux pins ses longues portées d’or, que le vent léger qui venait du Pinde et de Syracuse déchiffrait en cadence. Des papillons aux couleurs funèbres, les ailes étendues, dormaient sur les branches. Un écureuil nous jetait au nez des coques vides, on entendait une fontaine dire à mi-voix : « Moi aussi, j’ai été princesse, moi aussi, j’ai été amoureuse, moi aussi, j’ai vécu. Pourquoi m’avoir condamnée à ce stérile supplice d’assister encore aux jeux de la vie humaine, si vains et si puérils, lorsque, comme moi on n’y participe plus ? »

Et je tournais la tête et je regardais l’enfant-fée qui me faisait penser aux plus divins des enfants des hommes. Je m’étais égaré au loin, hors de ma route habituelle et je trouvais le royaume dont j’avais rêvé ; mais tout à l’heure, je m’en irais, je regagnerais une maison pareille à toutes les maisons, une ville de plomb et de maçonnerie.

— Béatrice, lui dis-je, vous ne connaissez pas encore ce monde que votre oncle Emmanuel a quitté sans regret. Laissez-moi vous dire que depuis que j’y habite, je n’ai encore rien vu de si touchant, ni de si beau que cette maison de Saint-Henri. Frédéric me l’a souvent dit, mais je ne le croyais pas.

— Il nous le dit aussi.

Béatrice se glissa à côté de moi, passa son bras autour du mien et appuya sur moi sa petite tête pensive. Je compris que je n’aurais jamais, sans doute, de plus grande joie.

— Il faudra revenir, me dit-elle, et revenir souvent. Savez-vous encore jouer ?

— Hélas, non !

— Nous vous apprendrons. Savez-vous encore rire ?

— Je ne le crois pas.

— Nous vous l’apprendrons aussi. Savez-vous encore aimer ?

— Mais… oui !

— Je n’en suis pas sûre et c’est peut-être bien tard pour l’apprendre.

Et comme si j’étais son frère ou son cousin, Béatrice m’embrassa pour sceller notre pacte.

Madeleine et Frédéric nous appelaient. Il me fallait quitter cette société charmante où j’avais l’impression d’avoir toujours vécu. J’étais amoureux de Béatrice qui avait treize ans, mais je l’étais aussi de Madeleine, d’Eudes, de tout le monde et de l’épagneul qui avait des reparties si drôles. Je ne rêvais que de revenir au plus tôt chez mes nouveaux amis et de tout y oublier de l’affreuse vie des grandes personnes.

Devant le portail de fer rouillé, dominé par deux chimères, Béatrice me regarda avec ses grands yeux doux et me dit :

— Vous reviendrez demain ou vous ne reviendrez plus, mais je ne vous oublierai jamais.

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