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L'âge d'or

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XI

Je fus son amant pendant six mois. Je ne sus jamais rien d’elle, hormis son nom, ou du moins celui qu’elle me donna et qui n’était peut-être pas le sien, Edwige Yardin. Je suppose qu’elle avait été institutrice à cause d’une certaine forme d’intelligence, qui était la sienne et d’une précision peu courante ; mais je n’en eus jamais la preuve. Elle parlait peu et seulement à certaines heures, et elle s’abandonnait alors à une volubilité fiévreuse et saccadée, presque maladive, après quoi elle tombait dans un long mutisme. Elle se donnait à l’amour physique avec une fureur muette et concentrée, les dents serrées, les yeux pâles. Ses abattements étaient longs et accablants, suivis de crises de sanglots. Elle me faisait penser à quelqu’un qui aurait été frappé d’amnésie et qui aurait perdu le souvenir d’une existence heureuse et princière. Qu’elle se tût ou qu’elle se livrât à ce bavardage précipité, j’aurais juré qu’elle fouillait sa mémoire pour y découvrir un secret qui lui rendrait la joie. Elle ne fit jamais allusion à la scène du pont et à son désir de suicide. Quand elle parlait, c’était pour me raconter des incidents dramatiques, peut-être imaginaires, de sa vie. Je dis imaginaires, car des épisodes analogues revenaient dans ses récits avec une telle fréquence que je me représentais difficilement qu’un seul être eût toujours à faire aux mêmes aspects de la destinée. Et cependant telle était peut-être la vérité, et c’est d’ailleurs la vérité pour un grand nombre d’hommes. Dans ses anecdotes, elle se dépeignait toujours en femme persécutée, poursuivie par des individus brutaux et lâches qui ne se plaisaient qu’à la rabaisser. A l’entendre, elle avait été sans cesse offensée, meurtrie, déçue, elle avait vécu dans une humiliation constante. Certains jours, ramassée dans un fauteuil ou effondrée sur son divan, les yeux épouvantés et haineux, sa forte mâchoire crispée, et à la fois désordonnée et belle, elle m’apparut comme la vivante allégorie de la déchéance.

Une fois elle s’arrêta brusquement au cours d’une promenade aux Buttes-Chaumont et me saisit par le bras.

— Tenez, me dit-elle, voilà un de mes ennemis.

Dans une allée, un homme maigre, avec une figure sans caractère, marchait à petits pas, le bras passé sous celui d’une grosse femme, épanouie et d’une extrême vulgarité. Il avait des yeux éteints et une barbe pointue, légèrement retroussée en avant comme les chèvres.

Avait-il été son amant, un parent vindicatif, un ami traître ? Je ne pus le savoir. Edwige ne pouvait s’arracher à sa vue, elle le suivait à la piste comme un chien et murmurait entre ses dents :

— Je voudrais le voir mort, mort…

Je supposai qu’il était la cause de tous ses malheurs et comme je faisais allusion à eux, elle me dit :

— Celui-ci n’est pas le pire. Il est si bête qu’il est à peine malfaisant. Mais sa stupidité lui donne cependant un pouvoir énorme. Celle qu’il traîne avec lui, c’est sa femme, la complice de tous ses actes abominables.

— Allons, Edwige, calmez-vous, écartons-nous de cette allée, prenons un autre chemin.

— Il n’a pas vieilli, répétait Edwige, pas un cheveu blanc, ni une ride, et pourtant il n’est plus jeune. Il y a un degré de sottise où l’homme ne vieillit plus. Je n’aurai pas même la joie d’apprendre sa mort et d’aller, pleine encore de vie, au cimetière, danser sur sa tombe. Car, ajouta-t-elle, je ne sais si je vous ai dit que je savais danser. J’ai même été danseuse.

— Ne danserez-vous pas un jour pour moi ?

— Je ne danserai que sur la tombe de cet homme, j’en fais le serment devant Dieu !

Je me suis demandé souvent si Edwige n’était pas simplement une demi-folle. A tout moment, je la voyais se réfugier dans quelque rôle imaginaire, dans quelque souvenir inexplicable. On eût dit qu’elle sortait à la fois de deux ou trois existences différentes, qu’elle était au carrefour de plusieurs destinées. Brusquement, quand elle se mettait à parler, et souvent comme une voyante, j’avais l’impression que plusieurs êtres s’exprimaient à travers elle, elle ne barrait la route à aucun, elle se donnait entièrement à ce délire. Chacun de nous est capable de remplir plusieurs destinées et il les remplit, pour ainsi dire, de façon intermittente, tantôt cheminant dans une voie, tantôt dans l’autre, mais avec une certaine régularité. Cet ordre n’existait pas dans la vie d’Edwige. Elle bifurquait brusquement sur une route, s’y jetait à corps perdu, revenait en arrière, s’élançait dans une autre. Ses ennemis étaient-ils réels ou inventés ? En tout cas, c’était quelquefois pour les fuir et quelquefois pour les affronter qu’elle accomplissait ces brusques volte-face. Ses rêves, ses ambitions, ses dégoûts, ses fureurs se déroulaient devant moi comme une pellicule rapide. Tout ce que les autres cachent, elle le disait avec une telle véhémence qu’il m’était impossible de discerner à travers ce flux de paroles ce qui était fictif de ce qui avait été accompli.

J’avais pour elle des sentiments entièrement différents de ceux que j’avais éprouvés pour Béatrice et pour ma femme. On parle de l’amour comme s’il avait un caractère absolu, fatal, intransgressible, comme s’il avait les particularités de l’azote ou du plomb. Mais le même individu le ressent dans une seule existence de façons bien différentes. Un mélange de pitié, de désir douloureux et de cruauté morbide m’inclinait vers Edwige. Elle ne m’entraînait pas comme Béatrice à la sérénité, à la conception d’une vie à la fois plus haute et plus complexe, à la poursuite d’un état de bonheur intime ; elle ne m’engourdissait pas comme Jeanne dans une paix trompeuse. Non, elle me donnait le souhait de pénétrer les puissances de douleur qui la ravageaient ; il me faut bien l’avouer, j’aimais cette atmosphère de souffrance qu’elle dégageait, je l’y devinais hantée de cauchemars, je la protégeais contre des maux que j’eusse été satisfait de lui voir subir. Ainsi déchaînait-elle des pensées où je ne me reconnaissais guère. Étaient-elles vraiment en moi ? Je ne les ai jamais eues avant de la connaître, elles me quittèrent après son départ.

Car elle s’en alla. Elle s’en alla un jour comme elle était venue. Un certain soir, elle parlait avec plus de volubilité que de coutume, peut-être avait-elle trop bu. C’était au printemps, nous dînions dans une guinguette au bord de la Marne qui coulait toute lourde d’être devenue historique et d’avoir passé tout à coup des fritures de goujons à une gloire séculaire. Les dernières attiraient les premiers insectes. Nous étions tendres, je dis nous, car je l’étais et en amour, on parle toujours au pluriel. Et je dis à brûle-pourpoint à Edwige :

— Pourquoi avez-vous voulu mourir ?

Elle me répondit, et ses yeux pâlirent :

— Parce que j’étais chassée de l’âge d’or…

Puis elle se tut, et le lendemain, quand j’arrivai dans sa chambre, j’y trouvai une grande feuille de papier blanc ouverte sur la table et qui portait en son milieu une grande croix noire, maladroitement tracée à l’encre.

Les jours suivants, je lus avec soin dans les journaux la chronique des suicides, mais nulle part, je ne trouvai un signalement qui me permît de reconnaître Edwige. Et c’est tout. Je ne l’ai jamais revue, et jamais je n’en sus davantage sur son compte. Edwige se perdit pour moi dans le vaste monde, et il y eut des heures où j’aurais douté de l’avoir connue, si je n’avais gardé d’elle quelques lettres hâtives et cette grande page blanche marquée d’une croix et sans épitaphe.


Vers le même temps, je reçus un avis de mariage. Il m’annonçait l’union de Mlle Béatrice Abeille avec M. Paulin Succombe, Commissaire de Marine…

J’écrivis à mon amie perdue quelques mots à la fois banals et cependant chargés de tendresse secrète et je les envoyai à l’adresse indiquée par la famille Abeille ; ce n’était plus Saint-Henri. Mais je ne reçus pas de réponse.

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