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L'âge d'or

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II

Je ne devais pas revenir.


Tandis que je rêvais ainsi au seuil de ma vie, la réalité disposa de moi. Je marchais alors sans angoisse, encadré de mes guides bien-aimés. Entre les volutes perfides de la mer des choses et moi-même s’interposaient leurs visages d’intercesseurs. « Tant qu’ils seront là, me disais-je, je n’ai rien à craindre de ses vagues. » Et cet abri m’était si doux que je ne souhaitais rien au delà. Ce fut alors que la réalité intervint, elle appela mes guides à ses grandes métamorphoses et, l’un après l’autre, ceux que j’avais toujours appelés, cessèrent de me répondre.

Il y eut une dernière nuit, la plus lourde de toutes ; entre les feuilles noires du laurier saint le cierge épais brûlait et fumait, et ce visage consolateur, celui que j’avais le plus souvent regardé depuis ma naissance, n’avait plus que quelques heures à rester découvert. Je le contemplais sans repos, j’aurais voulu que ma mémoire fût une cire molle et que je puisse la mouler sur ces traits pour y garder ce masque intact. La lèvre semblait se refermer avec peine sur cette bouche muette : qu’avait-elle donc à me dire qu’elle ne m’eût pas encore dit ?

Et je courbai le front sous un tel vent de tristesse que je crus ne pas avoir la force de le relever. Cette figure pétrifiée et ces apprêts funèbres fouillaient et creusaient ma chair pour y déposer leurs images, comme si je dusse dater de cette heure-là autant que de ma naissance. Et dans ce gouffre de solitude tourbillonnante où je me sentais projeté, je tendis les mains au hasard pour y chercher quelque chose ou quelqu’un qui pût me retenir. Tout ce que j’appelais se dérobait, j’avançais en courant entre les parois lisses du vide, je suffoquais d’angoisse et de misère, les effroyables cloches du Jamais plus sonnaient à mes oreilles jusqu’à chasser ma raison, et soudain, à un détour de l’abîme, je vis sortir un visage aux cheveux mi-roux, mi-dorés, un visage indécis et pur. « Poésie, poésie ! » m’écriai-je, et un calme surnaturel naquit en moi. Je pus affronter les pâles lueurs de l’aube qui venaient entre les volets clos m’apprendre que ma présence auprès de cette forme silencieuse, mais visible encore, était un bonheur en comparaison de ce qui allait suivre. Mais aucune apparition ne revint m’encourager et ce fut sans appui que je dus à pas pesants creuser mon ornière dans le désert.


Peu après, je quittai la ville où j’étais né. A quoi bon revoir la maison des enfants heureux et l’assombrir de mon deuil ? Cependant, j’allai, un soir d’extrême automne, sur la route de Saint-Henri. Peut-être espérais-je, sans me l’avouer, tomber à l’improviste, à l’angle de quelque chemin, sur mes grands amis. La mer s’était retirée dans une retraite de brume. Je montai entre les oliviers impérissables jusqu’à ce que je vinsse tout près de la vieille maison. A travers une de ses fenêtres, deux flammes d’or brûlaient en forme de cœur. Des larmes montèrent à mes yeux, et je demeurai longtemps auprès de la terrasse, songeant à ce que la vieille sorcière aux cruelles métamorphoses aurait fait de cette maison bénie et de ceux qui y vivaient, quand je reviendrais, plus tard, leur rendre visite, — si je revenais jamais !

Le lendemain, tout ce qui m’avait appartenu était jeté au vent du hasard. Je quittai ma ville natale et je commençai une existence nouvelle, mon existence de dépossédé.

J’avais vécu jusque-là dans un univers de songes auxquels je croyais, je commençai dès lors de vivre au milieu de réalités dans lesquelles je ne croyais pas. Peut-être avais-je laissé le masque pour le visage, mais le masque me parlait et le visage restait muet. Le masque avait salué Agamemnon avec Clytemnestre, emprunté la voix d’Antigone qui pleurait sur ses frères, maudit Vénus par la bouche d’Hippolyte ; le visage ne connaissait que l’inventaire, la comptabilité, le testament. Le masque avait été porté à la cour d’Elisabeth, il avait dansé et joué dans les rues de Venise, il avait été tenu entre les doigts de Watteau, porté même devant Dieu, car la cagoule du pénitent est un masque. Le visage avait présidé aux famines et assisté aux viols et aux invasions, ordonné des arrêts de mort et conclu des traités de commerce. Et je ne voyais plus que lui. Innombrables et pressés, tous ces visages se levaient devant moi, pareils à ces vagues perfides que je redoutais naguère. Et quand écrasé de fatigue, le soir, je regagnais ma chambre et que je me regardais dans une glace, je ne savais plus si c’était un masque ou si c’était un visage que j’avais en face de moi et que je considérais avec terreur.

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