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L'âge d'or

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XII

Il me suffisait cependant d’avoir revu Béatrice pour condamner définitivement ma vie actuelle, la vie que m’avaient faite Jeanne, l’immeuble de l’avenue du Maine et l’imprimerie ; son souvenir suffisait à me rendre à l’exaltation de la jeunesse, au temps où je hantais les plus belles villes, les plus beaux paysages, où je n’étais qu’amour et communion, lorsqu’une ivresse dionysiaque me portait à l’impossible. Béatrice reparaissait-elle à mon imagination, je croyais de nouveau aux esprits de l’air, de l’eau, de la terre et du feu, aux Méliades, aux Sirènes, aux Parques ; je comprenais les paroles du vent, je voyais dans les nuages, comme dans les tableaux de Mantegna, des profils humains ; je lisais sur leurs traits la vie secrète des hommes, je souffrais de la souffrance des fleurs, des bêtes, de l’abandon mortel des choses, je cessais de retomber sur moi-même, — jet d’eau sans espoir, — j’étais relié à l’universel.

Mais je recommençai surtout à accompagner dans leur course ceux que j’aimais le plus : les poètes. Et je m’enivrai en leur compagnie de ces émanations que tout dégage pour eux et qui forment le secret de leur chant. J’aimais leurs maîtresses et les logis qu’ils avaient habités ; ils redevenaient pour moi cette société quotidienne qui m’avait consolé de toutes les autres et que j’avais perdue. Je revins au seuil de mon ancienne prison et je pus acheter les pages qui portaient des noms sacrés ; j’eus la signature de Théophile Gautier, — mais sans le gant de Madelaine de Maupin, — le billet d’Edgar Poe, — mais sans la bouteille du matelot perdu en mer ; et je courus les librairies et les antiquaires pour retrouver les portraits des femmes qu’ils avaient aimées. Hélas, qu’il y en a peu ! Pourquoi les peintres ne s’attachent-ils pas surtout à peindre leurs visages ? A quoi peut servir la peinture sinon à cela ? Ces images me touchaient, mais surtout un mauvais portrait de la Guiccioli, celui devant lequel, un matin de sa jeunesse, Charles Demange…


Alors commença ma vita nova.

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Je suivais Baudelaire, le soir, sur les quais de la Seine ; l’humidité considérait les bateaux comme des saints et leur faisait une auréole ; il allait à petits pas, tout rasé, vêtu d’un pardessus marron, minutieusement râpé ; il se demandait à tout moment s’il se jetterait dans l’eau maussade et qui faisait danser ses lumières comme des grelots. Et je courais derrière lui et j’aurais voulu le rattraper pour lui dire à demi-voix, comme si sa conscience elle-même lui parlait : « Arrêtez-vous ! Ne savez-vous pas ce que seront désormais pour les hommes le Balcon, l’Invitation au voyage, la Chevelure ? »

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Je voyais Nicolas Lenau aller à la rencontre du vertige, sur les marches escarpées du Traunstein, ou livré tout entier à Adalbertha Hauer, à sa mère et à Sophie Lœwenthal, ces Ménades qui lui interdirent l’entrée des Champs-Élysées et le déchirèrent, nouvel Orphée, jusqu’à ce qu’il abandonnât sa raison.

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J’entrais parfois dans une chapelle de religieuses ; elles chantaient derrière une grille ; menues voix de cristal qui s’élevaient en tremblant dans l’air comme des spirales de sons ; une femme était couchée devant l’autel sous un linceul ; on entendait un bruit de ciseaux. Jean Racine était là, au premier rang, son beau profil royal penché sur le drame ; ses narines se dilataient, d’étranges et désespérées lueurs traversaient ses yeux. Et je comprenais soudain d’où il tirait le secret de tel vers :

J’aimais jusqu’à ces pleurs que je faisais couler.
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C’était un matin d’automne ; la diligence sonnante roulait sur la route d’Exeter ; la fumée des chevaux se convertissait en brouillard et l’on voyait entre les pans bleus d’une robe d’automne danser de grandes dames en brocart qui se balançaient comme des cloches. Robert Herrick quittait Londres et s’en allait, comme Ovide, à son exil de Dean Prior. Il disait adieu à sa jeunesse, adieu à Corinna et à Lucia, à Myrrha et à Electra, adieu aux prairies de Finsbury et à la Taverne du Diable. Et tandis que les essieux grinçaient et que les derniers rouges-gorges sautaient dans les bois, Herrick, avec mélancolie, « songeait au noir pays dont nul ne reviendra ».

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Tulaci-Das m’appelait en riant du fond de sa prison de Dethi où Schâh Jahan l’avait fait enfermer ; il me montrait les milliers de singes réunis miraculeusement par Hanuman et qui abattaient les murs de sa citadelle. C’était un soir torride où l’Inde sentait le musc, la boue et les cadavres ; les palmes rouges tranchaient un ciel offusqué, et, l’oreille pleine encore des cris des cynocéphales et des aboiements des mandrilles, je me récitais pieusement quelques stances du Sat-Saï.

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Andersen, dans le carrosse que le roi lui prêtait pour faire ses visites en témoignage de son admiration pour lui, se rendait gravement chez un évêque qui l’avait autrefois, quand il n’était qu’humble pasteur, tancé dans son enfance. Il voulait lui montrer aujourd’hui quel homme important et célèbre, et aimé de Sa Majesté elle-même, était devenu ce gamin dont il tirait l’oreille. Mais tandis que la voiture roulait sur la neige, un bruit confus se faisait entendre, mille voix glapissaient sourdement ; Andersen oubliait ses rancunes, sa vengeance, appelait le cocher, faisait interrompre son excursion ; et comme l’autre s’étonnait et le questionnait, Andersen, impatienté, s’écriait : « Chut, chut, ne voyez-vous donc rien ? Les feux-follets sont dans la ville ! »

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Les galeries du Palais-Royal arrondissaient leurs arcades symétriques, au-dessus desquelles quelques fenêtres éclairées laissaient glisser à travers leurs vitres des échos de lumières et des reflets de sons. Irrégulièrement astiqué par quelques rayons, le jardin pluvieux luisait, entre les arbres nus, comme une étoffe d’Orient, — comme le voile lamé d’or de la reine Balkis, — et Gérard de Nerval, enfonçant dans un grand col un menton fourré d’une barbe inégale, l’œil méfiant sous son front russe, observait avec une tendre précaution les mouvements incertains d’un homard qui se traînait sur les dalles au bout d’un long ruban rose que le poète tenait dans sa main.

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J’accompagnai Eckermann, ce 10 juin 1823 où, pour la première fois, il pénétra dans la maison de l’homme qu’il devait servir dans l’éternité. Nous nous présentâmes à midi ; un domestique nous attendait. Des moulages de statues grecques qui décoraient l’escalier évoquèrent à nos yeux la passion du demi-dieu pour l’antiquité hellénique. De nombreuses femmes passaient et repassaient dans la maison. Nous fûmes introduits dans une pièce fraîche que meublaient un canapé et des chaises rouges, un piano et beaucoup de tableaux. Quelqu’un entra en redingote bleue et en souliers. Il avait le visage brun et plein, majestueux, travaillé de plis profonds ; on y lisait la loyauté, le calme, la noblesse, la maîtrise de soi-même ; ses cheveux légèrement bouclés crénelaient un front haut et puissant comme une forteresse. Il s’exprimait avec une royale lenteur : « Je sors d’avec vous, dit-il à Eckermann. Toute la matinée, j’ai lu votre écrit. Il n’a besoin d’aucune recommandation, il se recommande de soi-même. » C’était M. de Gœthe.

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Dans un de ces jardins d’hôtel pour qui le lac est toujours si bleu, j’essayai, un soir, à Montreux, d’entendre une des conversations de J. P. Jacobsen avec cette jeune femme russe qui lui a donné ses seuls jours de bonheur. Elle lui chantait des chansons danoises ; il lui parlait du Sund et de l’Italie ; j’entendais par moments sa toux rauque passer au-dessus de ma tête comme le glas d’un clocher. Une voix grave et triste prononçait dans le silence du jour éteint : « Oui, oui, partir encore, il faut que je parte bientôt. Ma destinée est de toujours partir. »

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Je me glissais dans une chambre d’hôtel à Santa-Fé de Bogota, ville des couvents innombrables. L’air glacé des montagnes descendait sur la ville blanche et pure ; par la fenêtre entr’ouverte, on entendait le pas des mules sonnant sur les cailloux ronds. Sur son bât, reposait avec son beau masque de Lucius Verus et sa barbe bouclée, celui qui avait été le plus élégant dandy de la Colombie, José Asuncion Silva, qui avait cherché dans une fuite volontaire un refuge contre la mort de sa sœur, la disparition de sa fortune et la perte de ses manuscrits brûlés dans un incendie en mer, — et peut-être aussi contre un tourment dont nous ne saurons jamais le vrai motif et qui est le mal des poètes.

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James Thomson errait dans le brouillard, la nuit, le long des quais de la Tamise. Il était si gorgé d’opium que, en proie à une épouvantable hallucination, il cessait de distinguer le contour des visages humains qui le croisaient et que seuls leurs yeux lui apparaissaient, — des yeux sans paupières, immenses, hagards, terrifiants, qui venaient à lui du fond de l’ombre jaune et s’évaporaient à son approche.

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Avec quelle joie ne contemplais-je pas, un matin d’hiver 1795, un jeune homme frêle, au front proéminent, qui s’en allait à cheval à travers la campagne dépouillée vers le château de Grüningen ! Rien n’était plus jeune au monde que ce cavalier aux cheveux tressés, — hors l’enfant brune, ignorante et pétulante qui guettait sa venue et qui l’aimait peut-être, — si l’on aime à quatorze ans ! Et je me bouchais les oreilles et je fermais les yeux pour ne rien apercevoir du destin tragique qui attendait Novalis et Sophie von Kühn.

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Chargé d’émigrants, un gros paquebot de la Red Star Line chassait lourdement les eaux le long d’un quai d’Anvers. Miss B., debout près de sa mère, les yeux en pleurs, agitait son mouchoir et regardait Charles van Lerberghe lui faire de grands signes d’adieu. Celle qui s’éloignait ainsi, c’était l’incarnation de cette Ève qu’il avait toujours poursuivie, à Londres et à Munich, à Rome et à Bruxelles, dans les vers de Keats et dans les fresques de Botticelli, et qui était venue à lui, si vraie, si précise et si réalisable que le pauvre poète devait s’enfuir devant ce passage de son rêve à la réalité.

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Dans un coin de restaurant, Ernest Dowson, une bouteille de whisky sur la table, fixait un regard perdu sur une jeune fille assise à la caisse. Elle surveillait les allées et venues des garçons et tendait parfois à l’un d’eux l’addition d’un client. Elle était jolie et un peu méprisante à l’égard de ce jeune homme gauche et timide, qui lui souriait d’un air vague, — et elle n’a jamais su quelle vie merveilleuse il lui faisait sans le dire dans son âme et que, par le privilège de son génie, Hébé d’un opéra-comique divin, elle dansait à ses yeux immortels dans un parc à la française, aux sons d’une flûte, devant des roses et des rois, tandis que Watteau dessinait l’ombre d’une main que la lune projetait sur un banc de pierre et que le murmure d’une fontaine descendait de la barbe moussue d’un Neptune. Non, elle n’a jamais su ce que Dowson pensait d’elle et avec quelle ingénuité miraculeuse elle a traversé ses vers, cette jeune fille distinguée et pratique, qui a préféré à son amour celui d’un garçon de restaurant !

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J’entrais à Hof dans la petite chambre de Jean-Paul Richter. Il me parlait des jeunes filles dont il était amoureux. Il y en avait cinq alors, Caroline Schlœber, Amöne Herold, Frédérique Otto, Hélène Wernlein et Renée Wirth. Mais bien d’autres femmes lui écrivaient également et ce jour-là, il me lut avec des larmes dans les yeux une lettre qu’il adressait à une belle adolescente qui allait se marier dans trois jours et qu’il n’avait jamais vue. Et la voix de mon grand ami tremblait tandis que ses paroles tombaient de ses lèvres : « Oh ! céleste St… Maintenant je puis t’avouer dans ton lit nuptial que j’étais amoureux de toi ! Et je voudrais que tu puisses te marier sans époux. Je te souhaite tout dans ce mariage — excepté ton mari, — je te souhaite tout ce qu’il peut avoir de bon, — excepté sa durée. »

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Lorsque Franz Grillparzer était assis à sa table de travail et prenait sa tête dans ses mains, je voyais distinctement les grands spectres tragiques qui s’étaient succédés dans sa vie : sa mère qui s’était suicidée dans un accès de folie mystique, Charlotte Paumgarten qui l’appela à son lit de mort pour lui avouer qu’elle l’avait plus aimé qu’il ne l’avait supposé, et Marie Picot qui souffrait tellement, elle aussi, de son abandon, que de détresse elle préféra quitter cette vie, lui laissant, en adieu, un portrait qu’elle avait fait de lui, le sien propre et les lignes les plus touchantes de son testament.

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« Secourez-moi au prix du crime ! », me disait, un matin clair de janvier, Emmanuel Signoret. Il cherchait éperdument dans tout Marseille vingt francs pour finir son voyage et retourner à Grasse. Je l’accompagnais, chargé de livres que nous portions chez un bouquiniste et, le visage foudroyé, l’œil presque aveugle, la démarche hésitante, parlant de Phidias et de Mallarmé, il allait en faisant des zigzags à travers les rues bruyantes de la ville marchande qui ne reconnaît pas les poètes.

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Le temps faisait éclore les abeilles. Avignon, dans le premier éblouissement de mars, transformait les murailles de son château en parois de cristal, sous le long vent bleu qui tombait du Ventoux. Le Rhône ronronnait doucement en filant ses eaux autour du rouet de ses ponts. Théodore Aubanel, couché dans les buis en fleurs de Villeneuve, pleurait et songeait à la petite nonne qui avait préféré à son amour ce Fiancé qui ne change pas.

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Mais que vois-je dans les rues étroites de Recanati ? Pauvre, bossu, les yeux brûlants, cet enfant, au-dessus d’un mur bas, regarde s’étendre devant lui comme un désert la grande invitation de l’infini. Des gamins le raillent, lui jettent des pierres, chantant son affreuse disgrâce. Ah ! Giacomo Leopardi, poings crispés, rasant les murs, déplorant d’être né, tandis que tu remontes vers le funèbre château paternel, écoute sur les ailes de l’air la voix des cloches.

« Lontanando morire a poco a poco ! »

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Sombre soirée à Saint-Pétersbourg : blancheur épaisse et molle et qui crisse sous les pas. Un chasse-neige glapit et emporte des tourbillons de glace. Un colonel en petite tenue descend d’un traîneau devant une confiserie de la perspective Newsky. Un jeune homme brun, à cheveux crépus, l’œil fiévreux, dévore des pâtisseries, dont le sucre lui saupoudre les doigts. Les clochettes des harnais s’agitent, le cocher s’engonce dans un manteau vert, serré par une ceinture de cuir. L’homme sourit avec haine, le colonel en petite tenue ouvre la porte de la boutique, un ivrogne chante sur la chaussée. Mon cœur se serre. Ah ! qu’est-ce donc ? C’est Pouchkine qui marche à la mort !

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Ainsi je participais aux plus belles destinées ; et, pauvre, obscur, méprisé, sans talent, ni avenir, je m’égalais par l’amour à la grandeur humaine.

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