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L'âge d'or

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VIII

Je passai plusieurs jours sans recevoir de Béatrice le moindre mot.

Ma femme me dit un soir, à la fin du repas :

— A propos, quelqu’un, cet après-midi, est venu te demander.

Cette phrase me serra affreusement le cœur : je devinai la vérité.

— Qui donc ?

— Je ne sais pas au juste. Une grande fille maigre, à l’air ahuri, qui semblait te connaître beaucoup et dont tu ne m’as jamais parlé. Elle a paru anéantie quand je lui ai dit que j’étais ta femme ; et elle a filé aussitôt sans vouloir me dire son nom. Je pense que c’est quelque ancienne bonne amie à toi, mais vraiment, mon cher, tu pourrais m’éviter de telles rencontres.

A ce moment, j’aurais volontiers étouffé ma femme sous un oreiller, comme Othello, mais pas pour le même motif. Je répondis cependant, — et ma voix tremblait :

— Tais-toi ! Ne parle pas ainsi. Cette jeune fille est la sœur de mon meilleur ami, qui est mort.

J’avais fini par oublier que je n’avais pas passé trois heures avec Eudes ; il occupait maintenant une place d’honneur, une place privilégiée, au grand autel de mes tendresses embaumées.

— Alors je ne comprends guère, dit ma femme, en ricanant, qu’elle ait été à ce point bouleversée quand elle a appris ton mariage, — un peu tard, me semble-t-il…

Cette conversation m’était intolérable, je me levai et gagnai ma chambre. Mais Jeanne m’y suivit et recommença ses stupides reproches. Ne pouvant supporter une scène à ce point ridicule, je préférai m’enfuir et, poursuivi par sa fureur, je m’élançai au dehors.

Il pleuvait ; non pas une de ces averses torrentielles qui sont joyeuses à force d’être bruyantes et pressées, mais le larmoiement tiède de certaines nuits d’automne, bête et dissolvant comme une mauvaise comédie en vers. L’avenue du Maine était déserte, j’allais au hasard, la tête bourdonnante. J’avais perdu Béatrice et cette fois pour toujours, Béatrice sans laquelle je ne pouvais vivre d’une vie véridique, Béatrice loin de qui tout était terne, ennuyeux et paralysé. Pourquoi ne lui avais-je jamais écrit ? Pourquoi lui avais-je caché mon mariage ? Pourquoi avais-je fait d’ailleurs ce mariage absurde ? Aucun secret avis, aucune intuition ne m’avaient donc enseigné que Jeanne incarnait ce que je haïssais le plus au monde ? Hélas, chacun se trompe sur soi-même ! Tous nos malheurs naissent de cet aveuglement. Il y a en nous une puissance perverse et démoniaque qui nous fait courir à tout ce qui nous contrarie, à tout ce qui nous est hostile et nous détruit. La fausse paix que j’avais cru démêler derrière la figure de Jeanne Sotorat, c’était justement cette anesthésie affreuse de mon âme, cette négation de moi-même dont je souffrais maintenant comme d’un poison. Et au moment où je mesurais l’énormité de mon erreur, où j’entrevoyais la délivrance, Béatrice m’échappait et me laissait retomber de toute la hauteur de ma nouvelle espérance dans cet abîme de sottise et de vulgarité où je me traînais misérablement depuis sept années.

Je marchais au hasard dans la nuit écœurante où flottaient des relents de marécage. Au-dessus d’un cinéma, des affiches tumultueuses annonçaient des événements exceptionnels. Je souffrais tellement de ma solitude et de mes pensées que je m’y jetai dans l’espoir de créer une dérivation au flot noir et saumâtre qui me sortait du cœur. Mais je regardais mal ce qui courait sur l’écran. De loin en loin, je distinguais des pentes glacées, des arbres conservés dans le givre, des traîneaux et des chiens au poil bourru. Au milieu de ces fantasmagories hivernales, s’agitait une grande jeune fille mince qui avait à mes yeux quelque chose de Béatrice. Lui ressemblait-elle en vérité ou bien mon imagination surexcitée par le désespoir se servait-elle du moindre tremplin pour bondir derrière son image ? Voilà ce que je serais bien en peine d’expliquer aujourd’hui. Mais la jeune fille du film, danseuse dans un bouge de l’Alaska, était en butte aux grossières caresses et aux familiarités des aventuriers de l’endroit. Les épaules et les bras nus, la gorge contrainte par un corselet de paillettes, les jambes découvertes sous des jupes trop courtes, elle allait de table en table, misérable et abandonnée et rudement étreinte par les mains grossières des clients. Béatrice ne deviendrait-elle pas, elle aussi, une victime des hommes ? Et j’en voulais encore plus à Jeanne de l’avoir rejetée aussi brutalement hors de ma destinée. Ainsi ce cinéma où j’étais entré dans l’espoir d’obtenir un oubli relatif me rejetait de nouveau dans ce cercle d’angoisse où je tournais en rond.

La jeune fille de l’écran triompha bien entendu de ses ennemis, mais si ses malheurs m’avaient affecté, sa revanche ne m’apporta aucun soulagement. Je retrouvai la nuit molle et ses robinets ouverts. Je marchai longtemps dans des rues presque désertes ; de vieux amas de maisons en désordre, gardées par des lattes pourries, voisinaient avec ces immeubles neufs qui ressemblaient à des tranches de pâté, tant les architectes précautionneux leur ont ménagé de ces surfaces égales qui n’attendent qu’une sœur en laideur pour s’appliquer exactement à elles. La laideur, la misère, l’abandon qui m’entouraient, je les chérissais et je les redoutais à la fois ; ils constituaient le dernier refuge d’une vie vouée au dégoût et la vivante allégorie de l’avenir qui m’attendait. Débridant mes plaies, irritant leurs cicatrices, je rôdais, les yeux pleins de larmes, entre ces appentis lugubres, ces ateliers aux vitrages morts, ces arbres plantés comme des clous et ces bicoques spongieuses qui s’enfonçaient dans le sol. Et je faisais société avec ces choses qui avaient eu lieu et qui me montraient un visage amical.


Et je reçus le lendemain, une lettre non signée, qui ne contenait que ces mots : « Adieu, André ! »

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