L'âge d'or
X
Donc, pendant plusieurs mois, ma vie conserva cet intérêt qu’elle avait toujours quand elle obéissait à Béatrice.
Je recommençai à travers le monde ce long voyage ébauché autrefois et abandonné depuis par découragement. De nouveau, la curiosité l’emportait sur l’inertie, le goût de l’imagination sur la saturation du réel. Il y avait dans l’univers des groupements d’êtres, des groupements d’idées et d’émotion qui me rappelaient la maison enchantée de Saint-Henri ; je m’attachai à les découvrir, à les reconnaître. J’avais perdu Béatrice, mais je retrouvais souvent son atmosphère ; elle était comme ces musiques des nuits d’automne que l’on soupçonne même quand le vent se tait, quand les feuilles font silence, et qui pénètrent à travers les fenêtres comme une fumée et dans les âmes comme un pressentiment.
Jeanne s’étonnait de mon changement. Je ne faisais plus de patiences, je ne perdais plus la mienne ; je ne croyais plus à ses coupons, à ses comédiens, à ses relations, à ses thés. Je la laissais se débattre dans son chaos absurde et je ne l’y suivais pas, même pour l’en chasser. Deux ou trois fois, elle fit allusion à l’apparition et à la disparition de cette jeune fille bizarre qui m’avait voulu voir et n’avait pas reparu. Je fis semblant de ne pas comprendre. Je retrouvais des sentiments qui m’étaient chers, des paysages qui me reposaient ; j’abandonnais Jeanne à sa méticuleuse négligence, j’eus des amis qu’elle ignora. Je cherchai tous ceux qui semblaient avoir gardé conscience des vestiges des pas divins ; je les aidais à débrouiller en eux des pistes immortelles. En tout homme, en toute femme, sommeille une Psyché ; c’était elle que je poursuivais. Je laissais couler la cire brûlante sur l’épaule nue, et souvent je me brûlais les doigts, mais quelquefois la souffrance éveillait la belle dormeuse, les paupières inertes se soulevaient sur des yeux couleur d’horizon. Alors, dans une existence toute faite d’ennui et de médiocrité, j’écoutais soudain se former les souhaits les plus miraculeux, naître d’étranges aspirations ; alors chacun reprenait conscience du Paradis perdu, et je ne savais plus si le dialogue avec le Serpent ne constituait pas au demeurant la dernière ressource de l’âme pour échapper à sa fatalité et pour se glisser de nouveau derrière ce témoin de la faute, vers le mirage de la terre dont il l’avait chassée.
* *
Une nuit, il m’arriva une aventure.
J’aimais à me promener sur le bord même de la Seine, passant sous ces ponts que Méryon a ouverts sur une nuit de cauchemar, errant dans ce monde souterrain d’où l’on voit Paris de bas en haut, avec ses façades lumineuses, tout au sommet d’un énorme mur noir : paysage unique qui m’emportait au delà de moi-même. Un escalier à pic m’avait conduit à ces catacombes fluviales, mais comme je suivais une rive étroite, je vis, à demi cachée dans un angle gluant, une forme accroupie et secouée parfois d’un long frisson. Je distinguai une femme, tête nue, et qui me parut jeune. Je ne sais pourquoi j’eus le sentiment de la tentation qui l’assiégeait. Je simulai la démarche incertaine d’un ivrogne pour ne pas attirer son attention, — car dans l’univers d’en bas les règles sont renversées, — et je finis par échouer tout près d’elle. Elle ne m’avait d’ailleurs remarqué en rien et je pus l’observer sans attirer son attention. Bientôt elle se leva ; elle allait et venait le long de l’eau compacte et chaque minute augmentait ses frissons et son inquiétude. Elle s’arrêta soudain ; elle se pencha en avant.
Je m’élançai de ma fausse retraite, la saisis par le bras. Elle se retourna ; je vis de tout près un visage jeune et ravagé, fiévreux et presque beau. Elle était en chemise, sous un grand manteau noir. Je me demandai une seconde si elle était folle ou désespérée.
— Il ne faut pas mourir, lui dis-je.
Elle ne répondit pas, elle baissait la tête comme une bête qu’on veut assommer.
— Venez, lui dis-je, suivez-moi.
Elle ne m’opposa pas de résistance. Je ne savais que faire. Je ne pouvais pas la ramener ainsi chez moi. Elle serrait son manteau sur elle pour cacher ses jambes nues. Elle était en pantoufles.
— Où habitez-vous ?
Elle hocha la tête avec désespoir. Je la pris par la main et je la conduisis dans un hôtel des environs. Je fis allumer un grand feu dans la cheminée, car elle était gelée. Elle s’assit devant le foyer et entr’ouvrit son manteau pour tendre ses jambes à la flamme. On monta un souper : elle mourait de faim. A mesure qu’elle mangeait, la chaleur et les couleurs lui revinrent ; quelques gouttes de vin achevèrent de la ranimer. Je lui pris les mains et je l’adjurai de me dire la cause de son chagrin. Mais elle ne voulut rien avouer.
— Laissons cela, dit-elle, je serais morte sans vous. Je ne vous ai aucune reconnaissance, mais je ne regrette pas de vivre.
— Nous avons tous d’affreuses chimères qui nous emportent. Promettez-moi de ne pas recommencer.
— Je pourrais aussi bien vous promettre de ne plus avoir la grippe !
Je me tenais tout près d’elle, respirant cette senteur de bouquet vivant qui sortait de ses membres frais. Je n’avais jamais été aussi près de l’amour, non seulement parce que cette femme était jeune et presque belle, mais surtout parce qu’elle avait été près de la mort, qu’elle avait vécu dans son halo et que c’était à la mort que je l’avais arrachée. Je devais faire plus encore pour la rattacher à la vie, pour lui donner une raison d’exister. Cette raison pouvait-elle être autrement qu’animale ? Quand l’esprit est malade, ce n’est plus par lui que l’on se relie au monde, mais par les sens. Je voyais devant moi, — du moins je le supposais et rien ne me permet de croire aujourd’hui que je me sois trempé, — je voyais devant moi, dis-je, une femme qui avait vécu uniquement par son imagination et pour son imagination ; aucun contrôle, aucune mesure n’avaient paralysé chez elle ce démon intérieur qui est le plus véhément de tous quand aucune expérience ne s’oppose à lui. Je l’admirais et je la respectais. Mais elle m’effrayait. Tout ce que j’avais deviné confusément à travers tant d’années de restriction, je le voyais soudain se réaliser devant moi ; et cette réalisation avait pris la forme d’une femme jeune encore et bouleversée, qui se penchait au-dessus d’une eau nocturne.