← Retour

L'âge d'or

16px
100%

XIV

Nous entrâmes dans un monde de cristal : tout était pur, transparent, sonore ; chaque oiseau qui s’y cognait faisait tinter le ciel comme une cloche d’argent ; les murs se doraient, les routes étaient de sel, les branches des arbres, ciselées par les meilleures orfèvres, détachaient sur l’azur leurs nervures et leurs joyaux. Ailleurs, je m’en souvenais à peine, chaque chose collait aux yeux, poissait aux doigts et se fondait dans une glu couleur d’épaisse moisissure. Mais, dis-moi, ton pays a-t-il jamais connu aussi morne dégradation ? Ici, règne la hiérarchie la mieux ordonnée : le cyprès ne se perd pas dans l’horizon, la mer n’absorbe pas le ciel, ce ne sont que distances, étages, perspectives. Les fleurs sont en société, il n’appartient pas à un nuage d’offusquer le soleil, aux oliviers, de cacher les collines. On voit autour de la ville des golfes aux belles robes se creuser pour faire au vent des révérences, tandis que les tuyaux d’orgue des pins concertent une fugue savante.

Le lendemain de notre arrivée, Béatrice et moi, nous partions pour Saint-Henri. Sur une place ombragée de platanes, où trônaient des marchandes de fleurs au sommet de leurs kiosques peints, nous cherchâmes une voiture. Je choisis la plus vieille, la plus poudreuse, parce qu’il me semblait l’avoir toujours connue. Le cocher ôta lentement une couverture déchirée aux carreaux moutarde clair, qui protégeait son cheval, et monta avec solennité sur son siège. Il dit une touchante parole d’adieu aux autres cochers de la place et nous partîmes.

Pas une pierre, pas une vitre qui ne me frappât au cœur. Je voyais partout des ombres aimées. Nous suivions d’interminables hangars, des bâtiments, égaux et triangulaires, qui se suivaient avec monotonie et nous cachaient la mer. Nous traversions l’intérieur du port : grand monceau d’entrailles vivantes, fait de rails, d’ancres, de poulies, de grues, de wagons, de ponts tournants, de madriers et de chaînes rouillées. Et peu à peu, les quartiers de banlieue se succédèrent dans leur lèpre, puis les grands caps jaunes aboyèrent à la mer et les pins commencèrent à cheminer, et parurent des fragments de nature, encastrés entre des horizons, des briqueteries, des cheminées. A mesure que nous avancions, les vieilles choses tombaient derrière nous, les oliviers se glissèrent sous un millier d’éclairs, et, tout à coup, dans un vallon, comme se gonfle et crépite un geyser, des amandiers en fleurs éclatèrent dans un chant si suave que j’en éprouvai un rajeunissement indicible. Alors, comme au seuil de ma jeunesse, je vis la vieille maison d’écailles roses, dont les murailles suaient tant de soleils… Mais ici les choses se brouillent, tout se détourne et suit une pente nouvelle et commence le grand rêve sans issue.

*
*  *

Béatrice tira d’un sac une clef énorme, une vraie clef de forteresse, et ouvrit la porte qui grinça. Une odeur de champignons nous prit aux narines, la décrépitude se levait devant nous. Béatrice courut au grand salon et jeta dehors les persiennes ; des toiles d’araignée tremblaient dans l’épaisseur écaillée des cadres, le jour du dehors, pur comme une eau de source, s’abattit à la façon d’une vague sur les mallons blanchis et sur les étoffes qui tombaient en loques. Et nous regardions avec angoisse cette solitude qui nous attendait et qui s’éveillait sourdement, s’étirant hors d’un long sommeil.

Je cherchai des yeux Eudes, Madeleine, Emmanuel, Frédéric Anthelme, l’épagneul, les enfants d’autrefois, je revoyais des édifices de sucre, les étoffes impériales.

— Où sont les soieries chinoises, Béatrice ?

— Vendues. Il y eut tant de dettes à acquitter…

Béatrice ouvrit une porte étroite et j’entrai dans une grande pièce presque nue, au fond de laquelle tremblait l’eau bourbeuse d’une glace. Une toile de Jouy qui n’avait presque plus de couleurs faisait courir sur les murs des papillons et des torches, celles-ci renversant leurs flammes ; le squelette d’un divan se désarticulait dans un coin, une commode vermoulue méditait en face de la cheminée. Béatrice se laissa tomber dans un fauteuil et elle éclata en sanglots.

— Ici, dit-elle, c’était ma chambre, et, quand j’ouvrais ma fenêtre, un acacia tendait une branche vers moi. Avril venait-il, je vivais, grâce à lui, dans une atmosphère de chapelle et de mois de Marie.

A ces mots, depuis si longtemps oubliés, s’ouvrirent, tout à coup, devant moi, des abîmes de lumière : des milliers de cierges autour de milliers d’autels et dans cette clarté unanime, les cantiques, l’odeur des roses et des pitosporums, la chaleur des cires fondues, une mèche qui charbonne et file, des étoffes d’or qui vont et viennent, et je ne sais quoi qui bondit hors de mon cœur, qui se jette au-devant de la vie, quelque chose qui n’est pas divisé, morcelé encore comme l’existence des grandes personnes, mais qui fait un grand nœud d’émotion, lié comme un nid d’oiseaux et chaud comme lui. Mois de Marie ! Saturation, confiance, amour, piété frénétique, union de l’âme avec une vie dont on croit alors qu’elle vient de Dieu et qu’elle va à lui, mais qui, en réalité, vient de l’avenir et court l’étreindre. Peut-être au fond, d’ailleurs, est-ce la même chose et portons-nous des sentiments identiques à cet inconnu que nous appelons l’avenir quand nous sommes jeunes et Dieu quand nous ne le sommes plus. Cette évocation fut à la fois si précise, si exaltante, si désespérée, que je crus que mon cœur allait se fondre d’angoisse : oui, tout cela était fini, fini sans retour, et avec mon bonheur avaient disparu tous ceux qui venaient avec moi quand je suivais les offices du mois de Marie. Et alors, — comme si cette évocation était assez puissante pour ranimer le passé, — quand je cessai d’avoir les yeux éblouis par le souvenir de tant de flammes, je m’aperçus qu’auprès de la femme qui m’avait conduit et qui pleurait encore, se tenait maintenant, pensive, décolorée et sereine, une petite forme imprécise. J’étais, depuis quelques minutes, entré dans une atmosphère si extraordinaire que je n’eus presque pas de surprise à reconnaître Béatrice telle qu’elle m’était apparue autrefois, à l’âge de treize ans, quand j’étais venu pour la première fois à Saint-Henri avec Frédéric Anthelme. Et la petite Béatrice mit sur l’épaule de la grande une main légère comme un flocon de neige et que j’imaginai aussi froide que lui, et elle lui dit à voix basse :

— Ainsi, Béatrice, voilà tout ce que tu me rapportes de la vie ?

Mme Succombe leva la tête et la regarda avec honte.

— C’est donc toi, dit-elle. Je pensais bien que tu ne m’avais pas définitivement quittée.

— Non, ma sœur, mais c’est toi qui es partie. Tu savais que je ne voulais pas te suivre là-bas, et te voici maintenant de retour. Dis-moi, que me rapportes-tu ?

Mme Succombe tendit devant elle ses mains pâles qui tremblaient.

— M’as-tu assez souvent dit que tu voulais connaître la vie, toute la vie ! Eh bien, ma sœur, dis-moi, qu’est-ce que la vie ?

— Je ne sais pas.

— Ici, nous avions fait un grand rêve, t’en souviens-tu ? Nous ne devions jamais nous quitter, nous confier toutes nos pensées, nous aimer infiniment, ne connaître du monde que la douceur, la pureté, l’intuition, la poésie. Nous jouions dans le jardin, le jour, avec les fruits et les libellules, la nuit, avec des étoiles. Quelles danses dans la mer avec les vagues, Béatrice, mais aussi quelles belles glissades sur la Voie Lactée ! Eudes avait pour amis les hommes les plus précieux de ce monde, t’en souviens-tu, Béatrice ? Ronsard, André Chénier, Rimbaud nous rendaient visite. Quelle belle fête nous donnâmes le jour où nous reçûmes Rossetti, mais quel bal masqué le soir où Rodolphe Töpffer entra chez nous pour la première fois ! Nous vivions entourés de magiciens, d’enchanteurs, de musiciens, de prophètes, nous savions les plus beaux vers, les musiques les plus nobles, et quand nous dormions, nos rêves étaient si beaux que parfois nous pleurions en nous réveillant de ne pas trouver auprès de nous, sur notre oreiller, cette fleur nommée Ansilia, qui était plus large, plus blanche et plus parfumée que les stéphanotis. Qu’as-tu trouvé là-bas, ma sœur, qui fût plus beau que tout cela ?

— L’amour humain, peut-être.

— Ah ! parle-m’en. Nous nous sommes si souvent interrogées ensemble à son sujet !

— Comment t’expliquer ? C’est comme un courant qui vous emporte, on a la fièvre, on a peur, des frissons vous parcourent, une voix remue jusqu’aux cordes mêmes de votre cœur, et puis on est prise, embrassée par une tempête, aimée par tous les vents du ciel, et il y a un grand cri qui vous brise et où l’on s’évanouit.

— C’est là tout ?

— Oui, je crois que c’est tout… Non, il y a autre chose, s’écria Mme Succombe en cachant son visage dans ses mains.

Et plus bas :

— Et j’ai été seule, et mes deux petites filles sont mortes. Je les ai veillées pendant de longues nuits ; l’homme que j’aimais n’était plus là. La dernière nuit, j’étais seule et je souffrais tant que je me mis à hurler comme une bête. Je n’avais plus de raison, plus d’intelligence, plus de sensibilité, il y avait en moi une sorte d’épouvantable poussée qui voulait chasser hors de mon cœur quelque chose qui ne pouvait plus supporter ce resserrement mécanique de cordes trop tendues. Et mon hurlement fut tel qu’il réveilla toutes les parties de ma douleur qui sommeillaient encore. Je m’évanouis. Enfin, quelqu’un entra et me jeta de l’eau au visage. A partir de ce moment, je compris que je devais revenir à Saint-Henri.

— Je te comprends bien mal, dit la petite Béatrice. Mais je me souviens cependant qu’un jour, au bord de l’eau, un matelot nous apporta une méduse. On la regardait sous l’eau, fraîche comme un collier de perles et moirée comme la rosée. Et quand il la pêcha et qu’il tendit sa main vers nous, elle contenait quelque chose d’informe, de sale et de mou. Est-ce cela, Béatrice ? Mais dis-moi, ma sœur, te souviens-tu de ce jour d’automne où nous vîmes un homme qui faisait du feu ; il passait sa main sur sa bouche, il soufflait soudain et une énorme flamme ronde, jaune comme le miel, lui sortait des lèvres et faisait un grand bond devant lui. Eudes riait et nous disait : « Voilà un vrai poète ! »

— La-bas aussi, dit Mme Succombe avec haine, j’ai vu des alchimistes. Ils passaient également la main sur leur bouche et ils se mettaient à cracher, mais c’était de la boue qui sortait de leurs lèvres et qui sautait sur tous les autres et s’accumulait devant eux.

— Mais alors que cherchais-tu là-bas, dis-moi ? Nous croyions aux fées, aux elfes, aux énigmes que vous proposent des renards blancs, — c’était une tradition dans notre famille, nous la devions à l’oncle Emmanuel, le navigateur, — nous connaissions le maître-mot qui vous donne le bonheur de comprendre et d’apprivoiser les chiens, les chats, les hiboux, les écureuils, les cerfs-volants, nous possédions des baguettes qui découvraient les sources, des paroles magiques qui écartaient de nous les trésors, sources de calamités, nous n’avions pas besoin de discours pour nous exprimer, de colloques pour nous comprendre ; nos pensées volaient librement et nous vivions dans une atmosphère d’intelligence et d’amour sans forme. Béatrice, pourquoi m’as-tu quittée ?

— Je ne sais pas. J’ai cru que l’autre vie était plus belle, plus forte, plus vaste ; André n’était pas revenu : « Il a donc trouvé mieux », me disais-je. Et j’ai vu depuis, là-bas, des villes grandes comme des lazarets, des femmes qui pleuraient dans les rues sans que personne leur demandât la cause de leurs larmes, des enfants à demi nues qui vendaient, la nuit, dans le brouillard, des violettes aussi glacées qu’elles ; j’ai vu un grand carnaval de moribonds qui hurlaient en cadence qu’ils voulaient s’amuser, s’amuser encore et toujours avant de mourir. J’ai vu des machines volantes venir au-dessus des maisons et lâcher sur elles des torpilles ; j’ai vu des convois de blessés, à qui chaque mouvement du train arrachait un hurlement de douleur. J’ai vu la Tyrannie s’appeler Dévouement et l’Orgueil, Démence ; l’Amour se nommer Servitude, le Renoncement devenir Pleutrerie. Et je me suis souvenue qu’ici, n’est-ce pas ? chaque chose avait un seul nom qui était le plus beau que l’on pût lui donner. Il n’y avait donc pas une vérité unique ; il y en avait une ici et il y en a une là-bas.

— Dans le rayonnement seul de la poésie, tout s’accomplit ; partout ailleurs, la corruption s’empare des choses et fausse leur sens. Mais qui de nous deux est restée soi-même, ma sœur, toi où moi ?

La lumière qui venait du salon était moins éclatante ; le jour retournait à la mer où l’attendaient des sirènes qui le berceraient et l’endormiraient. Quelqu’un chanta en passant sur la terrasse, j’entendis une vieille complainte :

La source qui ne coule plus
Aux innocents rend la jeunesse.
Où sont les jours que j’ai vécus ?
O sources qui ne coulez plus,
Vous seules nous versiez l’ivresse !
Où sont les Paradis perdus ?…

La voix joyeuse s’éloigna, l’ombre venait, douce et respectueuse comme une sœur de charité ; de temps en temps, un meuble craquait dans le silence qui s’insinuait autour de nous. A mesure que s’était déroulé le dialogue des deux sœurs, il m’avait semblé que la petite Béatrice devenait plus dorée et plus lumineuse, tandis que sa sœur se faisait grise, pâle, transparente.

— Ma sœur, j’ai pitié de toi, dit Béatrice, en entourant de ses bras frêles celle qui revenait de la vie.

— Ah ! dit l’autre d’une voix sourde, malheur à vous qui n’avez pas pitié de ceux qui vivent ! Mais toi, Béatrice, qui t’a donné le pouvoir de demeurer ici ?

— Je n’ai pas de nom, je me tiens là d’où nul ne me peut chasser, je suis auprès de ceux qui attendent, j’échappe à tous pour être à tous. Mais qui a besoin de moi ? Toi-même, tu m’as quittée !

Mme Succombe réfléchissait.

— Oui, tu as raison, j’aurais dû rester ici, mais comprends-moi, Béatrice, tu avais les mains pleines de dons, et de dons royaux, mais tu les possédais sans les connaître. Comme un enfant, tu aurais laissé échapper un paradisier aux voiles d’argent pour courir à un oiseau mécanique. Ce qui n’a pas traversé le feu de l’expérience n’a pas de prix. La poésie elle-même qui est la vie la plus haute doit être vécue, et non rêvée. L’imagination est reine d’un monde, mais d’un monde où l’on n’entre pas ; on ne se désaltère pas à un jet d’eau…

Froissée de ces paroles, Béatrice frappa les dalles de son pied furtif et se dirigea vers le fond de la chambre :

— Eh bien, eh bien, cria-t-elle courroucée, que me rapportes-tu de ton voyage ?

Alors l’autre Béatrice, celle qui avait aimé, souffert et pleuré, me regarda et, me désignant à sa sœur, elle lui dit :

— Une amitié.

Chamblandes-Lausanne, 12 septembre 1924.
Palais-Royal, paris, 2 janvier 1926.

FIN

ACHEVÉ D’IMPRIMER
POUR LA COLLECTION “ÉCHANTILLONS”
LE PREMIER AVRIL MIL NEUF CENT VINGT-SIX
SUR LES PRESSES
DE L’IMPRIMERIE BUSSIÈRE
SAINT-AMAND (CHER)

Chargement de la publicité...