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L'âge d'or

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III

A Paris, la solitude est plus effrayante qu’ailleurs. Dans les petites villes, à Castres comme à Mantoue, à Gruyère comme à Avila, les choses vous deviennent bientôt familières. Une porte, même toujours close, un arbre au coin d’un mur, le rideau d’une boutique, au bout de quelques jours s’agglutinent à vous, entrent dans votre intimité. On met ses pas dans ceux de la veille. On sculpte ses habitudes dans un air malléable. Puis c’est l’employé de la poste, chauve, aux lunettes bleues, qui relit le télégramme que vous envoyez à Personne (car vous tenez à cette illusion tenace d’avoir encore des relations quelque part) ; c’est une marchande de journaux affable et sentencieuse, c’est ce mendiant qui joue de la flûte avec son nez, dernière incarnation d’une fantaisie exilée de partout, c’est ce chien, mécaniquement errant… Voilà tes amis, voilà tes pareils. Ils se détachent tout de suite sur le désert, ils annulent le vide, ils forment une société énorme où tu te sens à l’abri.

A Paris, rien de pareil : tout est trop grand, trop peuplé. On ne revoit jamais les mêmes rues, les mêmes figures ; tout change et se meut avec une indifférente rapidité. J’essayais en vain d’enfoncer mes racines quelque part, mais comment creuser ces dures pierres, tapisser de fleurs ces éternelles chambres meublées dont la crasse a l’odeur des charniers ?

Je me glissais entre ces défilés de pierre, je me faufilais malaisément à travers un caviar humain, j’attendais un visage qui pût m’éclairer sur moi-même, je cherchais un être que je prisse par le bras en l’appelant mon ami. Effrayé par ce tumulte, je me réfugiais dans quelque jardin. A défaut de femmes et d’enfants, je pouvais du moins y chérir les végétaux. Aux Buttes-Chaumont, si j’accrochais comme Rosalinde une déclaration aux branches d’un Wellingtonia, c’était pour lui seul qu’elle était rédigée. Je compris Mme de Custine qui, dans sa solitude de Fervacques, donnait à ses arbres le nom de ses amis lointains. Koreff étant un saule, Chateaubriand, un cèdre du Liban.

Seul, toujours seul, je tombai dans l’enfantillage. J’achetais des poupées, de menues figurines de bois sculpté ; je les rangeais sur la cheminée, sur une table, je causais avec elles, je leur communiquais les nouvelles surprises sur les transparents des boulevards : une bande de jeunes filles très belles, dirigée par une étudiante aux yeux bleus, terrorisait l’Illinois, volait les banques et assassinait les caissiers ; on avait découvert en Australie un homme encore plus singe que les autres. Ainsi, quelque isolé que je fusse, je demeurais en relations avec le vaste monde. Je m’étonnais parfois, tant je leur avais donné de mon âme, qu’aucun de mes personnages ne me répondît. Était-ce indifférence ou paresse de leur part ?

La nuit, quand je ne dormais pas, je rallumais ma bougie et je les regardais. Ils étaient à côté de moi, à peu près à la place où je les avais posés, et comme ils veillaient sur mon sommeil, je leur souriais avec reconnaissance.

Celui qui se moquera de cette page, c’est qu’il n’aura pas été seul, vraiment seul, une heure quelconque de sa vie !

Cependant ma petite provision d’argent s’épuisait et je ne renonçais pas à vivre. Je lus, un jour, dans un journal, que l’on demandait quelque part un automate pouvant exercer un sous-métier. C’était bien mon affaire. Je me présentai dans une maison aussi noire qu’un trou de mine, à un homme sans regard qui battait, en me parlant, son papier avec une règle ; je supposai qu’il le punissait d’être trop blanc. Cet homme m’accepta. Il tenait un cabinet d’affaires. Je crois que son métier consistait à harceler les malheureux tout près d’être ruinés et à consommer cette ruine. Mais cela ne me regardait pas.

Il y avait une salle commune où travaillaient des employés aussi jeunes que moi, un vieux scribe grognon et une dactylographe qui ressemblait à Médée et qui, par conséquent, m’effrayait beaucoup. Les fenêtres donnaient sur un mur percé de quelques jours de souffrance, un mur si sale, si haut et si nu, que je m’attendais chaque matin à voir un pendu accroché à l’un des deux ou trois clous qui en faisaient l’ornement. Mes camarades m’accueillirent avec un mélange de gentillesse et de taquinerie cruelle. C’était un de ces endroits misérables où chaque geste qu’on fait, chaque parole qu’on prononce, chaque vêtement qu’on porte provoquent de longs et malveillants commentaires. Mais je ne me plaignais de rien : je n’étais plus seul. Il m’arriva d’aller au café avec mes camarades, il m’arriva d’offrir des violettes à Médée ! Mes bonshommes de bois sculpté me reprochaient bien mon infidélité, mais je leur affirmais, ce qui était vrai, que je leur gardais le meilleur de mon cœur. Je vécus ainsi pendant plusieurs mois.

Mais chaque soir, en rentrant, je dénombrais mes provinces perdues depuis le matin ; mon royaume intérieur s’appauvrissait ; bientôt il n’existerait plus. Alors je songeais aux jours d’autrefois, aux rivages de la mer, quand j’étais le protégé des sirènes, quand mes intercesseurs priaient pour moi, quand le monde que j’habitais m’entourait de légendes et de mythes et que je comprenais le langage de la nature.

Que tout cela était loin ! A peine avais-je franchi le seuil de l’horrible maison, que tout Paris me sautait au visage avec ses boues et son fracas. Un autobus monstrueux et cahoté sortait des cavernes de la pluie et roulait entre les bocaux des pharmaciens et les couronnes mortuaires des fleuristes. En face de moi, dans une boutique blafarde, on vendait les signatures des poètes morts et on les vendait plus cher qu’on ne leur achetait leurs œuvres quand ils vivaient. Cela m’épouvantait comme une dérision et comme un sacrilège. Je m’arrêtais devant la vitrine et je regardais ces petites dalles jaunies sur lesquelles je lisais des noms qui faisaient battre mon cœur. Je n’étais pas assez riche pour les arracher à cette prostitution. Pouvoir enfermer cette lettre de Théophile Gautier, dans un coffret de Venise, avec un gant de Mlle de Maupin ; glisser ce billet d’Edgar Poe, avec une carcasse de poisson volant, dans une bouteille pêchée par un matelot et qui avait contenu le journal d’un naufragé ! Quand s’arrêtait devant le magasin un passant, je me collais contre la vitre, devant le nom que je préférais ce jour-là, je me démenais, j’occupais le plus de place possible, j’empêchais l’importun de lire la signature ; autant de gagné, n’est-ce pas ?

Je regagnais ma pauvre demeure dans la ville crépusculaire ; des filles me suivaient, m’appelaient d’un nom anonyme ; elles m’intimidaient affreusement, la volupté qu’elles donnent me faisait penser à ces breuvages de sorcières qui vous portent au sabbat ; tantôt, je me les représentais dans leurs villages, géraniums frais épanouis sur l’appui d’une fenêtre ou lys des champs qui ne moissonnent, ni ne filent ; tantôt, je les voyais chevauchant quelque balai, les jupes au vent, les cuisses nues, fouettant le vent d’orage de leur course et précipitées aux pieds d’un bouc. Elles ne se doutaient guère des images qu’elles évoquaient à mes yeux, tandis qu’elles me regardaient les fuir et que leur œil narquois suivait ma démarche hâtive et fatiguée sous un parapluie dont jamais la soie n’adhérait exactement à toutes ses baleines : il y en avait toujours une qui pointait hors de l’étoffe repliée, comme la pointe d’un fémur à travers un moignon insuffisant.

Dans ma chambre, j’essayais en vain de lire, mais la grâce m’avait abandonné. Ces mots qui ont enrichi le monde, qui ont donné sa couleur glauque à la mer et son inconstance à la lune, ces mots qui flottent sur toutes choses comme un manteau de féerie, perdaient pour moi leur sens divin. Ils s’éteignaient quand je les lisais et ne représentaient que des ombres grimaçantes. Si je déchiffrais le mot « maison », je voyais la porte graisseuse de mon bureau, « homme », — un huissier de mauvaise mine, « femme », — une de ces chauves-souris traquées qui voltigeaient sur mes pas nocturnes. Je cessai peu à peu de lire et je me mis à aller au café. J’y restais de longues heures, en proie à un engourdissement presque heureux. Autour de moi, on répandait des cartes, on fumait, on se communiquait des sottises, tout cela me protégeait. Contre qui ? Contre moi ? Contre un grondement intérieur que je sentais venir du fond de mon esprit et que laissaient échapper tous les actes que je n’avais pas accomplis, tous les rêves que j’avais interrompus, toutes mes tendresses avortées. C’est un bon hôpital que le café, on y soigne par la torpeur les maux qui naissent de la conscience. Quand je rentrais chez moi, le sommeil achevait l’œuvre du café et je recommençais le lendemain.

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