L'âge d'or
V
A dater de cette nuit-là, quelque chose que je ne sus pas discerner commença de modifier ma vie. Les objets dont j’étais préoccupé, les êtres auxquels me liait une habitude quotidienne, s’éloignèrent de moi. J’en vins à m’étonner d’avoir donné mes soins à de tels faux-semblants. Une fois de plus, je m’apercevais que j’avais vécu dans un immense trompe-l’œil. Je me croyais seul ; et j’étais peuplé. En me séparant de mes amis, de mes sosies, de mes camarades, en fermant ma porte, en renonçant à toute correspondance, je donnais asile à ceux que ces présences importunaient, avaient empêché d’entrer en moi. Ils allaient et venaient furtivement et je ne savais rien encore de leur visage, ni de leur identité. Je ne soupçonnais même pas le motif de leur intrusion, je n’avais pas peur d’eux. Je ne les attendais pas, je ne leur demandais rien. Ils prenaient simplement l’habitude d’être là ; pendant longtemps ils m’écoutèrent, puis ils commencèrent bientôt à me parler. Ce fut justement à cette époque que le printemps se glissa dans les bois et qu’il approcha de la ville. Contrairement aux printemps des autres années, il fit ses débuts la nuit. Je marchais dans un grand bois violacé, encore gercé par l’hiver, où les arbres remuaient des membres gourds. Je vis, étalée sur un banc où j’allai m’asseoir, la queue fabuleuse d’un oiseau tout blanc. Je craignais de le faire fuir, je n’osais pas remuer. L’oiseau ne bougeait pas. Ses plumes, innombrables, duveteuses, répandues comme une inondation, écumaient doucement sur la pierre grise. Je m’assis par terre, guettant l’insaisissable bête. Bientôt elle se déplaça, et comme je levai la tête vers un morceau de ciel, découpé par les branches en bandelettes aussi fines que la peau de taureau qui a délimité la place de Carthage, le vol de la lune se suspendit dans le champ de mon regard. J’entendis au même moment la sève battre sous l’écorce des arbres ; de petites créatures masquées de vert couraient affairées dans les herbes. « Vite, vite, criaient de toutes parts des voix fiévreuses, ne perdons pas notre temps, le voici ! » Il y eut le long de mon pouce qui s’appuyait au sol un imperceptible frôlement ; je regardai de plus près ; un capuchon minuscule se haussait tout doucement vers moi : j’assistais à la naissance de la première violette. Les vieilles feuilles mortes, poudreuses archives du dernier automne, craquèrent au même instant. Une biche me regardait de son œil rêveur, plein d’une interrogation muette : « Est-ce lui ? » me demandait-elle, et elle croquait le bout d’une branche. Sans doute la trouvait-elle juteuse et croquante à point, car elle se mit à brouter. Parfois elle s’arrêtait et me considérait de nouveau. « Y a-t-il une nuit, pensai-je, où l’homme ait le droit de se réconcilier avec les animaux et de se retrouver avec eux dans cet état de communion que le péché d’Adam a détruit ? Jouer avec les guépards, comprendre le chant des alouettes, élever dans sa maison les petites sarigues, ne plus redouter le regard de reproche des singes, cousins déshérités, obtenir le pardon des races massacrées, — quelle fête indicible ! Biche, biche, ma sœur, cette nuit d’amour est-elle venue ? Nous allons nous coucher côte à côte et tu vas me dire les bons mots de tes faons, car je devine déjà, ô pauvre biche, la vanité de ton cœur maternel ! » Un bond léger, et la biche ne fut plus là. La grande nuit de l’amour terrestre n’était pas encore venue.
Je voulus suivre la piste de ma nouvelle amie. Partout on travaillait. Il fallait que le printemps fût déjà sensible à la pointe du jour ; toute la blancheur disponible sur la terre était réunie au pied des lilas, le jaune autour des faux-ébéniers, tout ce qu’il y avait de rose au monde se groupait dans les marronniers et les rosiers. Que le crépuscule du matin qui allait naître serait décoloré ce jour-là, que les jeunes filles seraient pâles dans leurs lits ! Et ne sachant à quoi attribuer cette pâleur, elles se croiraient amoureuses. De là vient, sans doute, que leurs passions naissent avec le printemps.
J’entendais des pas retentir sur le sol, des ordres donnés d’une voix rude sortirent du tronc des arbres ; le pivert, pour la première fois de l’année, jouait les quatre premières mesures de la cinquième symphonie. Je ramassai sous un buisson un long fouet d’argent, translucide, cassable : le serpent venait de changer de peau, — simple façon de dire qu’il n’était plus le tentateur, qu’il entendait se réconcilier avec nous, — mais je ne revis nulle part la biche, mon amie, et quand, après avoir longtemps marché, je me retrouvai au seuil de la ville encore morne de givre, encore poudrée de ses étoiles d’hiver, ce fut aux maisons endormies que j’annonçai la bonne nouvelle.