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L'âge d'or

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IX

Quelques jours après, je fis le rêve suivant, à cette heure nocturne où nous entrons plus profondément dans la voie du sommeil et où nos songes sont à la fois plus intenses et plus inexplicables.

Je me trouvais, vers la fin du jour, — d’un jour dont je gardais le souvenir confus qu’il avait été particulièrement oppressant et triste, — dans une ville inconnue. Son architecture était hardie, fantastique et singulièrement belle. Sur la place centrale s’élevait une sorte d’hôtel de ville qui n’était pas à l’échelle de la cité, et qui développait autour de lui un vrai feu d’artifice de tourelles, de clochetons et d’échauguettes. Il ne faisait ni jour ni nuit ; c’était cette demi-lumière des rêves qui vient de partout à la fois et qui n’est ni ombre, ni clarté. Je m’aperçus tout à coup qu’Eudes Abeille était à côté de moi et j’en éprouvai un grand attendrissement. Je savais qu’il était mort et cependant je n’avais aucune surprise de le revoir.

— Eudes, lui dis-je, est-il vrai que vous soyez mort ?

Il me pressa doucement la main.

— Je ne suis pas mort pour vous, dit-il, ni pour Béatrice, ni pour Madeleine, mais je le suis pour tous les autres.

— Pourquoi êtes-vous mort ? lui dis-je.

— J’avais un grand, très grand travail à faire ailleurs. On n’avait pas besoin de moi ici, mon cher Simiane.

— Qui on ?

Mais Eudes n’était plus avec moi, ni la ville aux clochetons, et dans un ciel plus clair que tout à l’heure, passa assez haut une figure volante. Elle était légèrement repliée sur elle-même, dans une cambrure détendue et vêtue des couleurs italiennes. Sur sa tête, cette coiffure plate et carrée que l’on voit aux Napolitaines des anciennes estampes. Elle suivait le mouvement d’une grande flèche qui fût retombée avec lenteur. Ce spectacle ne me surprit pas davantage que la présence d’Eudes, tout à l’heure, à mon côté. Mais j’entendis un grand cri d’épouvante ; la figure volante, comme foudroyée, s’abattit au fond d’une gorge où roulait un torrent et que je dominais d’un pont assez élevé pour que j’en eusse une sensation très pénible de vertige.

Saisi d’une peur indescriptible, je me mis à courir et franchis en une seconde l’énorme distance qui me séparait du lieu de la chute. Je reconnus Béatrice, couchée sur des rochers luisants, un peu de sang écumant aux coins de sa bouche, et qui râlait.

— Tu ne m’as pas attendue, me dit-elle. Eudes m’avait bien dit que tu ne m’attendrais pas. Pourquoi ne m’as-tu pas aimée ?

Je ne pouvais lui répondre. Béatrice me tendit sa main et comme je m’en emparais, je m’aperçus que nous n’étions plus au fond de cette gorge sauvage, mais dans une sorte de grand bazar où des étagères portaient mille objets charmants et baroques que j’avais un désir très vif d’acheter. Tout ce que j’avais désiré se trouvait réuni là : génies en verre filé, automates qui récitaient des sermons en plusieurs langues, papillons sous verre, grands comme des éperviers et chamarrés de couleurs plus rares encore et plus extraordinaires que ceux des Tropiques, étoffes givrées, légères comme des toiles d’araignées, méduses en cristal de roche, animaux fabuleux, faits dans des matières inconnues, ivoires taillés dont chacun représentait le vers d’un poète (je ne peux expliquer comment je devinai cela, mais cette transformation me parut aussi évidente que la présence d’un rayon sur un banc de pierre ou de la pluie dans un jardin).

— On obtient tout cela quand on croit en moi, dit Béatrice.

Ce bazar obscur et profond me donnait une joie dont je ne me lassais pas. A tout moment, je touchai un bibelot merveilleux et j’en demandai le prix. Le marchand que je n’avais pas vu d’abord avait un turban et des boucles d’oreilles ; tandis que je le regardais, il devint Frédéric Anthelme.

— Tout appartient à Béatrice, me dit-il.

Nous étions à Saint-Henri, ou plutôt, je savais que c’était Saint-Henri par un effet de l’intuition, mais je ne le reconnaissais pas. Un jardin admirable s’étendait devant moi, composé de grands bassins qui se suivaient régulièrement et qu’encadraient des arbres inconnus : arbres de toutes les couleurs, mais surtout de blancs et de gris-perle. Les troncs qui les soutenaient avaient la consistance et la transparence de l’eau ; entre les feuilles circulaient de longs remous faits de brouillards et d’oiseaux. Je compris que ce n’était pas des arbres, mais des femmes qui dansaient, mêlées à des jets d’eau ; et tout ce domaine, baigné de vapeurs, traversé de robes et de fontaines, surmonté par des terrasses de calcédoine, me parut la chose la plus belle que l’on pût voir. D’ailleurs, tout se transformait très vite sous mes yeux : je fixais un parterre de paons et je voyais bondir une panthère, je cueillais une rose et j’avais à la main une écharpe de feu, je regardais fuir un serpent et mes pieds s’empêtraient dans une incompréhensible chevelure d’argent.

— Reconnais-tu ton enfance ? me dit Béatrice.

Et elle posa ses lèvres sur les miennes. J’éprouvai une volupté si extraordinaire que je crus m’évanouir. Comme si ce baiser avait transformé ma substance, je commençai de bondir sur place et de plus en plus haut. A chaque saut, je devenais plus léger et quand je redescendais sur le sol, mon vol plané avait une douceur infinie, chaque chute étant comme une suspension de la vie. Je pris enfin un dernier élan ; j’avais perdu toute pondérabilité, je nageais en plein azur. Ce fut ainsi que je me réveillai. J’éprouvais un tel bonheur que je refusai de reprendre contact avec le réel et que je prolongeai volontairement cet état de communion à demi consciente avec le mystère. Mais, peu à peu, les grandes lignes de ce songe s’effacèrent ; peu à peu cette impression d’enchantement disparut, et je retrouvai enfin mon dépouillement initial.

J’avais appris cependant au cours de cette nuit que l’influence de Béatrice continuerait désormais à veiller sur moi et qu’il ne tenait qu’à mon esprit de la conserver indéfiniment.

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