← Retour

L'âge d'or

16px
100%

IV

A mesure que les jours passaient, mes souvenirs perdaient de leur mordant. En particulier les plus chers. Je les sortais trop souvent de leur tiroir, je les exposais au jour, je les caressais longtemps ; cela les usait. Sans le vouloir, je chassai ainsi la petite Béatrice ; elle s’éloigna de moi sur la pointe des pieds. Mais elle emportait avec elle la maison de vermeil, usée comme un plat royal, elle emmenait Eudes, Madeleine et l’épagneul qui ressemblait à Mme de Sévigné.

Ai-je dit tout à l’heure que j’étais seul en arrivant à Paris ? Pourquoi l’ai-je dit ? Ce n’était pas vrai. Alors en effet la petite Béatrice ne me quittait guère, elle sortait avec moi, nous allions ensemble au Jardin des Plantes, — et nous nous mettions à courir pour faire un match avec le nilgaut, — nous nous promenions au Louvre, — et je lui donnais tous les châteaux que l’on voit se fuseler dans les paysages des Primitifs.

Le soir, elle m’attendait dans ma chambre ; c’était à son intention que j’avais acheté les poupées, les personnages de la Comédie de Bois ; je lui racontais les grands événements du monde absurde que nous habitions. Elle riait en frappant des mains, elle me rattachait à mon enfance, elle enlevait de mes épaules tout un grand faix de jours et le jetait sur le sol.

Quand elle était là, je revoyais les heures perdues, lisses comme la sclérotique des anges, l’énorme soleil de mes premiers étés. En ce temps-là, tout était vaste, nouveau, miroitant ; chaque chose avait sa sœur pareille à elle, et dans cette jumellarité, je découvrais la clef de l’univers. Comme un sorcier nègre, j’associais les objets selon leur apparence et non selon leur structure intime : j’aurais payé mes jouets avec des grains de maïs. Les coquelicots dansaient dans la cheminée, on faisait couver les melons par les poules, les épiciers étaient terribles au fond de leur citadelle avec leurs grands sacs pleins de boulets de canon. Ainsi j’épelai les premières lettres du grand livre de Poésie.

Puis c’était le bonheur que donne la maladie : ma mère se penchant sur moi avec ces yeux ardents qui arrêtent la marche de la fièvre ; les vallons glacés du lit où l’on avance une jambe en feu ; cette tranquillité si pure que l’âme y prend un bain tonifiant ; ces rêves qui rendent la réalité plus confuse encore ; une vie qui ne nous arrive pas en pleine poitrine, comme un torrent, mais qui coule sur vous, goutte à goutte, et dont chaque goutte est exquise. Voilà ce grand espace de mémoire à laquelle Béatrice avait ranimé la vie ; et les premières tristesses inexplicables quand le soir sournois décroche les rayons et les met en pénitence dans un cachot noir, et l’énorme voix de croquemitaine qui ronfle dans les cheminées, les nuits d’hiver, et le miracle de la nuit de Noël, avec ses cierges roses, son vin d’aromates, ses jouets inattendus, et cette émotion qui vous multiplie, éveille un cœur qui les contient tous et fait de vous le contemporain du premier berger qu’ait éveillé une voix d’outre-ciel et du premier mage qu’une étoile ait brûlé au fer rouge.

Misère ! Tout cela était fini ! La disparition de Béatrice, c’était une seconde mort de mon enfance ; je l’appelais en vain ; elle tournait la tête avec un sourire infiniment triste ; un tourbillon de poudre sur ma route, des cheveux qui s’enflammaient au soleil, — et déjà elle n’était plus.


J’avais eu plusieurs fois de ses nouvelles par Frédéric Anthelme qui m’écrivait encore, mais c’était de ces nouvelles qui ne vous renseignent sur rien. J’avais appris que mon ami Eudes avait quitté Saint-Henri pour faire son service militaire et que la vieille maison était en deuil : plus de jeux, ni de chants, ni de rires, mais des soupirs étouffés dans les coins, des conversations entre deux portes, de petites ombres si pliantes que l’on eût aimé leur donner un tuteur.

Je faillis plusieurs fois prendre le train et courir à cette garnison de l’Est où Eudes faisait son apprentissage d’homme d’armes. Je me le représentais si mal dans cette fonction ! Pourquoi hésitai-je ? Je l’ignore. Il y a une destinée qui vous arrête toujours sur le chemin à accomplir, une destinée qui préside aux maladresses, aux avortements, aux paroles qui auraient dû être prononcées, aux actes qui auraient dû être réalisés. Cette destinée-là me saisit par le bras au moment où, un samedi soir, je me dirigeais vers la gare de l’Est ; je ne sais plus ce qu’elle inventa, piège, retard ou espérance, — ce sont ses trois formes les plus dangereuses, — et je demeurai sur le trottoir, et le train roula sans moi.

On était à la fin de l’hiver, du moins le calendrier me le disait, mais je n’avais aucune raison de le croire. Au pays dont je venais, mille féeries accompagnent le pronostic de l’almanach : des anges font leurs nids dans les arbres, il passe des évêques dans les jardins, l’air s’enroule autour de vous comme une robe. Le soir, tout devient bassin, étang, fontaine ; ce ne sont partout que grenouilles coassantes, et cet amoureux concert attire les couples dans les chemins creux, fait s’entr’ouvrir les fenêtres des chambres sur des visages haletants et passionnés, tandis qu’à l’horizon, des caravanes de collines bleues apportent l’encens de la mer et que des cages d’azur se balancent au-dessus des rochers.

Ici, rien de pareil ; aux nuits succédaient les pluies, aux brumes, les orages. Je ne sentais point dans les rues cette errante volupté, faite de mille violettes mortes entre des seins de femme, qui vous assaille là-bas à chaque carrefour. Aucun rayon ne m’attendait à ma porte, aucun oiseau ne m’apportait le matin l’écho des dancings de Louqsor. Chaque jour était un hiver de plus qui mettait une pierre sur mon cœur, comme s’il s’agissait d’un cœur authentique de vampire et non de pauvre enfant en exil qui avait d’autant plus de peine à retrouver sa vraie patrie qu’il ne la connaissait pas.

*
*  *

Un soir, je rentrai chez moi particulièrement atteint par cette hostilité des choses. J’avais été accablé par la grêle, bousculé par une foule en délire, chargé par un autobus comme on l’était par un buffle dans les Marais-Pontins. Je m’assis avec lassitude devant la fenêtre ; je me souvins alors de tout ce que j’avais laissé derrière moi, je vis s’incliner sur leurs pentes les sages oliviers, suivre sa courbe un ciel d’un seul arc et qui ne fléchissait nulle part et barrer l’horizon une matière inconnue, sauf aux dieux, et qui était concentrée comme le quartz et fluide comme la lumière.

Cependant, je ne pensais ni à Madeleine, ni à Béatrice, je savais que je les avais perdues sans retour. Je ne donnais plus rien de moi aux êtres ; mais tout aux choses, à l’air, aux mille parfums et sonorités.

Je me laissais peu à peu envahir par la somnolence. Un poison doux comme une fleur se glissa au long de mes veines et répandit dans tous mes membres une espérance confuse. Des mots sans suite me traversaient l’esprit, je les suivais de l’œil sans les entendre, comme on regarde à la dérive, sur un ruisseau, quand on est enfant, des bateaux de liège. Sans doute savaient-ils quelque chose de ma vie intérieure, car ils emportaient dans leur cale des cargaisons de secrets. Ces mots sans suite finirent par se grouper et par tourner autour de mes pensées comme la couronne d’un lustre. Des flammes clignotaient. La herse de lumière qui tombait du diadème, s’allumant tantôt et s’éteignant, forma peu à peu le dessin d’une mâchoire nue.

— Eudes ! m’écriai-je.

Et la porte s’ouvrit. Elle s’ouvrit et Eudes entra. Je fus effrayé de sa pâleur ; il ne semblait ni heureux, ni impatient de me revoir, mais traversant la pièce en silence, il alla s’asseoir devant mon bureau. Son attitude était si solennelle que je n’osais lui parler. Il ouvrit un tiroir, puis un autre, comme s’il cherchait un objet ; il sortit des enveloppes, un carnet de notes, un bouquet de violettes desséchées, plusieurs portraits de jolies femmes inconnues, découpées dans un journal anglais. Au moment où j’allais lui poser une question, il mit un doigt sur ses lèvres et soudain d’un geste, il m’appela : il venait de saisir sous une pile de lettres un miroir à monture de vieil ivoire et qui avait servi à ma mère. Je courus à lui et je me penchai sur son épaule : il montrait je ne sais quoi au fond de la glace usée. J’eus un frisson d’épouvante, car je venais de m’y apercevoir distinctement, mais seul, bien que mon visage frôlât presque celui de mon ami. A la place où j’aurais dû trouver le sien, j’aperçus simplement des linéaments qui se divisaient en cadence comme des fils de la Vierge. Eudes reposa doucement le miroir à sa place et se leva. J’essayai de le retenir, je pus à peine lever la main. Déjà il avait quitté la chambre. Je courus alors à la porte, je criai, j’appelai, le tout en vain. Il n’était plus dans l’escalier. Je revins lentement vers le bureau : sur un calendrier ouvert, je vis que l’on avait souligné au crayon une date : celle du surlendemain.

Après cette extraordinaire visite, il me fut impossible de demeurer chez moi. Je pris en hâte mon pardessus et je courus à un café où je savais retrouver mes camarades de l’étude. Dans leur société, je réussis à rompre l’angoisse que m’avait laissée mon étrange entrevue avec Abeille.

Quelques jours passèrent. Je voulais lui écrire et lui demander la cause de son silence et le motif de sa visite. Une fois encore, une force supérieure à ma volonté m’en empêcha. Ce fut alors que je reçus la lettre de Frédéric Anthelme qui m’annonçait la mort de mon ami, à l’hôpital militaire de la petite ville de l’Est où il était en garnison. Il était mort à la date qu’il m’avait indiquée lui-même, deux jours avant, sur le calendrier. Je cherchai ce dernier ; je n’y trouvai plus la marque, mais le papier était, à cette place, à la fois plus mince et comme râpé ; on eût dit que quelqu’un avait effacé avec une gomme un léger trait de crayon.

J’eus un chagrin si profond que je ne pus en parler à personne. Il me semblait avoir perdu un grand morceau de moi-même, et d’un moi-même d’autant plus précieux qu’il n’était pas complètement formé. Plus encore qu’un arrachement du passé, c’était presque un arrachement de l’avenir. Mais comme je n’avais pas assisté à l’agonie d’Eudes Abeille, je pus croire qu’il n’était pas mort de cette affreuse mort physique qui est la nôtre, mais qu’il avait simplement ouvert une porte secrète sur une chambre plus grande que toutes les chambres terrestres réunies, — ou qu’il s’était, plus simplement encore, envolé.

Chargement de la publicité...