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L'âge d'or

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XIII

De nouvelles années passèrent.


Jeanne et moi, nous vivions de plus en plus séparés. Elle n’avait aucune place dans mon existence, j’avais l’impression de cohabiter avec un frelon énorme qui se cognait à toutes les vitres et qui défendait à ma pensée de prendre aucun repos. Enfin, lassée, je pense, du silence que j’opposais à ses tentatives d’explications et à ses essais de scènes, elle me quitta pour épouser un des derniers hommes qui, aux yeux de beaucoup de femmes, fassent encore figure de Princes Charmants, l’impérieux commis, en un mot, qui règne sans rival sur le comptoir des soldes. Quel agréable silence après tant de vacarme ! Je résiliai aussitôt le contrat qui me liait au monde des faits ; le hasard avait fait prospérer notre imprimerie ; le fils de mon ancien associé, qui était mort entre temps, désirait gouverner seul les rotatives et les typos ; il racheta ma part à un prix assez élevé et je retrouvai cette liberté de mon extrême jeunesse qu’il m’avait été si pénible d’aliéner depuis. — J’allais pouvoir, désormais, me consacrer à une grande œuvre philanthropique : le rachat des lettres de poètes, encore éparses chez les marchands d’autographes.

Je quittai l’affreuse maison de l’avenue du Maine et je m’installai rue de Vaugirard, dans un vieux pavillon, qui élevait au fond d’un jardin ses murs tremblants et bleuâtres.

Ce fut là qu’un soir, tandis que je lisais au coin du feu, quelqu’un sonna, timidement, à ma porte. Je n’avais pas gardé beaucoup de relations chez les vivants. Je tressaillis, comme si j’avais entendu déjà, il y avait bien longtemps, ce même coup de sonnette.

Ma servante vint me chuchoter :

— Il y a là une dame qui demande à voir Monsieur. Elle m’a dit qu’elle s’appelait…

Mais quel besoin avais-je de savoir ce nom que mon sang, que mon cœur me criaient ? J’étais déjà devant la porte.

Béatrice avait bien changé cette fois. Où était la mystérieuse apparition de Saint-Henri, la lumineuse enfant qui m’avait accompagné plus tard, la nuit, dans une forêt ? Béatrice était maintenant une femme comme les autres qu’aucune atmosphère spéciale n’isolait de la pauvre vie commune. Son visage avait emprunté au temps ce quelque chose de gris et d’effacé qui le caractérise. Elle se voûtait, hélas ! déjà, et autant elle hésitait naguère à entrer dans le tourbillon central du monde, autant aujourd’hui elle avait hâte d’en être sortie. Elle se réfugia dans le coin le plus sombre de la pièce déjà bien obscure.

— Voilà, me dit-elle, il me fallait bien revenir. Mon grand voyage est fini. Je rentre à Saint-Henri. Je n’en sortirai plus et je voulais vous voir et vous dire adieu.

— Et votre mari, Béatrice ?

— Il est parti avec une autre femme. Il faut vous dire, André, que j’ai perdu toute gaîté. J’ai eu deux enfants de mon mariage, deux filles… J’aurais voulu que vous les vissiez, elles ressemblaient à Eudes, à Madeleine. Je les ai perdues toutes les deux dans l’espace d’un mois. Alors je suis devenue si morose, si austère, si plaintive, que Paulin n’a plus pu me supporter. Je vivais au cimetière ou chez moi, devant un tiroir plein de petites robes vides. Cela l’a tellement exaspéré qu’un jour, pendant que j’étais sortie, il a mis le feu à la commode où elles étaient enfermées. Mais je n’avais pas besoin d’étoffes inertes, n’est-ce pas ? Cela ne l’a pas délivré. Il a bien fallu que mon mari cherchât quelqu’un de plus gai que moi.

— Et Madeleine ?

— Madeleine a quitté l’Europe. C’est une déchue comme moi. Il ne reste rien du cher royaume de Saint-Henri. L’enfance, le rêve, le passé, l’âge d’or enfin, sont morts. Mais je préfère leurs fantômes aux humains qui m’entourent. Combien y a-t-il d’années, André, que nous sommes allés ensemble dans le grand bois ?

— Quatorze ans.

— Quatorze ans ! C’est vrai. Nadine avait dix ans quand elle m’a quittée, Yvonne sept. Autrefois, quand on voulait vous faire changer de religion, on vous ouvrait le ventre, on attachait vos entrailles à un treuil et on tournait lentement. Eh bien, ce supplice, je sais ce que c’est : j’ai passé deux mois sans dormir ; chaque fois que je glissai dans le sommeil, je voyais mes petites devant moi ; elles m’appelaient et criaient qu’elles avaient peur parce que je n’étais plus avec elles. Je préférais ne plus essayer de m’endormir. Les hommes n’aiment pas tout cela. Paulin pas plus que les autres. Rien n’est plus monotone que la douleur, mais on ne peut lui échapper. Avec mes filles, j’aurais retrouvé le pays de mon enfance, mais elles non plus n’ont pas voulu grandir.

— Où habitiez-vous, Béatrice ?

— A Brest. Il a plu sur moi pendant quatorze ans.

Et soudain, comme si un peintre magicien les eût peints pour moi, sur le mur de ma chambre, je vis la route entre ses oliviers denses, je vis la maison couleur de maïs, ses tuiles roulées comme des pétales de roses, et ses contrevents verts ; et je vis les pins autour d’elle et, à l’horizon, la grande haie bleue de la mer que franchissent les navires. Ce fut lancinant comme une douleur physique, irrésistible comme une vocation.

— Je pars avec vous pour Saint-Henri, je… Ma femme aussi m’a quitté. Oh ! rien de tragique, vous savez ! Mais je n’aime les chiffons que déjà transformés en papier. Elle non ! Incompatibilité de goûts sur l’âge de la cellulose, rien de plus. Mais je suis libre, libre et seul ! Voulez-vous de moi pour compagnon de voyage ? J’aimerais tant revoir la vieille maison là-bas, et me pencher sur la fontaine pour y chercher mon image. Je crois que les miroirs d’ici me mentent ! Si j’ai bonne mémoire, cette fontaine était fée, peut-être me reverrai-je tel que j’étais alors ? Il y avait aussi dans l’antichambre des gravures d’après Joseph Vernet. Y sont-elles encore ?

— Il n’y a plus grand’chose, je dois vous en prévenir loyalement. Emmanuel… enfin entre temps nous sommes devenus pauvres. J’ai eu toutes les peines du monde à sauver cette pauvre bicoque.

Le lendemain, nous prenions tous deux le train du soir.

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