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L'âge d'or

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VI

Un de mes camarades s’appelait Denis Sotorat ; c’était un de ces êtres qui, dans toute circonstance, cherchent d’abord en quoi elle saura provoquer le rire. Il n’était pas gai de cette exubérance naturelle et radieuse qui forme la vraie allégresse, il l’était à force de sécheresse et de pauvreté morale. Il riait pour n’avoir ni à comprendre, ni à sympathiser. Il y avait de la lâcheté dans sa gaîté, de la férocité dans sa joie.

Après m’avoir houspillé et raillé, il parut tout soudain s’attacher à moi. Je cessai d’être la cible de ses plaisanteries et il me traita en complice. J’étais si seul alors que je me laissai faire et que j’acceptai cette amitié. Sotorat m’invita à dîner dans sa famille ; son père était greffier au tribunal. Je vis une maison austère comme une salle de jugement ; un salon faussement pimpant, où les chaises dorées et cannées avaient l’air de jouer la comédie ; une salle à manger dont les tentures avaient la couleur de l’arsenic ; je vis un homme au crâne en pain de sucre, qui sifflotait entre ses dents et faisait avec de grands éclats de rire des calembours absurdes et compliqués, une mère d’une piété extravagante qui n’attendait de Dieu que des miracles et se fâchait quand il les lui refusait, je vis un frère au visage de danseur de corde qui excellait dans l’art de faire attendre ses fournisseurs, je vis enfin Jeanne…

Je n’ai rien à dire ici de celle qui a porté mon nom parmi les hommes. Si elle eut des torts envers moi, je ne suis pas innocent non plus. Tout ce que j’ai le droit d’écrire, c’est qu’alors elle était jeune. On ne sait pas, tant qu’on n’a pas avancé dans la vie, ce qu’est la jeunesse ; on attribue volontiers à certains êtres un je ne sais quoi d’irisé qu’on croit leur appartenir en propre, alors qu’il n’est produit que par elle ; l’élan, le caprice, la main tendue, les bras ouverts, la foi vite donnée, la fleur qui n’est pas avare de son pollen, la parole qui va plus vite que le vent, — tout cela, nous croyons volontiers qu’on le possède par privilège de caractère, alors que la puissance qui vous les prête une heure est la même qui répand des pierreries sur le paon, du cobalt en poudre sur le grand Morpho et qui donne au jasmin cette fumée qui permettra aux bourdons de porter ailleurs ses semences.

Jeanne occupait le cadre de la fenêtre quand j’entrai dans le salon. Son profil, qui incisait une fausse guipure, était d’un contour qui éveilla en moi des souvenirs de l’Antiquité ; elle se retourna ; la chaleur de son regard me fit croire qu’il y avait en elle un foyer de passion contenue ; elle baissa les yeux et j’en fis autant. Je crus à une correspondance muette entre nous. Je lui parlai à la fin du repas, je m’imaginai qu’elle pensait comme moi parce qu’elle répétait mes phrases. Sa présence me bouleversa. Je ne compris pas qu’au point de solitude où j’étais arrivé, toute autre présence féminine eût produit la même révolution. Je revins chez moi en proie à un grand trouble ; je crus ma vie à jamais fixée. Nous n’appliquons jamais nos facultés critiques à nos sentiments, sans doute parce que nous savons d’instinct que bien peu résisteraient à un examen minutieux. Si j’en avais fait un, j’aurais découvert que mon désir était inspiré par le besoin que j’avais alors de lui et non par la vue de Jeanne et qu’elle n’était qu’une occasion. Et si j’avais su cela, j’aurais tout su, mais certaines erreurs ne sont pas évitables.

Je me persuadai vite que Jeanne Sotorat m’aimerait. Et le pire fut que je l’en persuadai elle-même. Elle ne demandait qu’à me croire. Comme la plupart des jeunes filles, elle confondait volontiers l’amour avec le mariage et prenait pour un sentiment à mon égard son désir de se forger avec moi une façade sociale. Je ne compris que longtemps après qu’elle n’avait qu’une vie de représentation, et même dans la situation modeste où nous devions vivre et qui comportait un minimum d’apparence. Et pour une femme de sa sorte, vivre, c’est jouer un rôle, et si ce n’est pas pour une cour, tant pis, ce sera devant une amie plus pauvre que vous, devant la concierge, l’ouvrière en journée…

Le printemps rôdait d’ailleurs avec son sourire faux. Nous le suivîmes un soir, près du lac du Bois de Boulogne. Un kaléidoscope magique tournait sur l’eau avec ses mille nuances. Ce chatoiement était irrésistible. Il y avait dans l’air des remous de pollens, de grands courants d’odeurs. Des hirondelles fauchaient les ombres avec un cri bref : tout était plus clair après leur passage. Un cheval effrayé fit peur à Jeanne qui se précipita contre moi. La destinée prend parfois la forme du hasard ; nous revînmes fiancés.

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M. Sotorat avait un ami imprimeur, déjà âgé et qui cherchait un associé. Il cherchait aussi quelques faibles capitaux. Il accepta généreusement le peu d’argent qui me restait et celui que M. Sotorat donna à sa file. Je me mariai donc et devins imprimeur. Le soir de mes noces, j’entendis ou je crus entendre que l’on sanglotait à la porte de ma chambre. Je me levai et je l’ouvris, il n’y avait personne. Trois fois, le bruit de ces sanglots vint jusqu’à moi et trois fois je trouvai le corridor vide. Peut-être était-ce en moi que quelque chose pleurait…

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Nous habitâmes dans l’avenue du Maine où j’avais mon imprimerie. Jeanne et sa mère avaient choisi dans un immeuble énorme un demi-étage dont tout les ravissait ; la première fois que j’y entrai, je crus m’évanouir d’horreur. Pourquoi ? Je ne saurais le dire. Tout était clair, nouveau, sans ombres. Chaque pièce ouvrait directement sur sa voisine ; de fausses boiseries blanches jouaient la fable de Florian, les Trianons de petite bourgeoisie ; il n’y avait pas un mur qui n’eût son hypocrisie, pas une porte qui ne fût fardée. Je voyais peu à peu se former sous mes yeux les linéaments d’une vie sans élégance, mais qui avait pour idéal une idée mensongère de l’élégance, — cette idée que les journaux de mode vulgarisent dans les plus humbles villages.

Trois mois après mon mariage, j’étais fixé sur ma femme et sur moi. Ma femme savait tout ; c’était un répertoire de recettes et d’adresses. Elle savait comment on efface les taches de graisse sur un veston et à quelle température il faut servir le chambertin, — qui n’avait jamais figuré ni chez ses parents, ni chez nous. Elle savait quel mariage avait fait le second fils du duc de Norfolk et quel est le confiseur chez lequel les meringues sont le meilleur marché ; elle savait à quelle ville d’Algérie il faut s’adresser pour faire venir directement ses dattes, et l’âge véritable de toutes les actrices ; car, bien entendu, elle aimait le théâtre plus que tout au monde ; elle l’aimait pour lui, en dehors de ce qu’on y jouait ; d’ailleurs le sujet de la pièce lui était indifférent, et le nom de l’auteur ; les acteurs et les actrices seuls l’intéressaient, et quand elle avait fini de m’expliquer par quels moyens on peut faire durer un pot de confiture au delà de l’époque prévue pour sa consommation, elle m’entretenait du prochain rôle de tel ou tel comique de la Comédie-Française ou de telle ingénue centenaire et moins jeune première qu’antique pythonisse.

Nous sortions le soir autant que nos moyens nous le permettaient. Chaque sortie était pour Jeanne une merveilleuse occasion de transformer une robe déjà transformée dix fois. J’entendais parler de cette métamorphose comme Ovide de celles des dieux ; d’ailleurs c’était la seule à laquelle je fusse invité. Que ma femme portât des passequilles ou de fausses dentelles, des fronces ou des volants en forme, c’était bien la même Jeanne qui, les yeux excités, parlant haut, naïve et prétentieuse à la fois, voulant éblouir les voisins et moi-même, nous renseignait tous en même temps sur la dernière liaison d’un comique avec une commère de revue ou sur la perte d’un collier de perles que telle étoile ne se faisait en somme voler avec tumulte que pour la dixième fois. Si Jeanne n’avait pas su tout cela sans l’apprendre et pour ainsi dire de naissance, elle n’eût pas osé porter ce titre de Parisienne dont elle était si fière et qui était fait à ses yeux de ces mille recettes et d’une nomenclature incroyable de couturiers, de modistes, de cordonniers, de bijoutiers, de carrossiers, de tailleurs, de coiffeurs, de restaurateurs, chez lesquels elle n’était pas assez riche pour se servir, mais dont elle parlait quand même parce que cela lui donnait l’illusion qu’elle approchait ainsi davantage d’eux.

Je me résignai vite, je n’étais pas malheureux. Les fées m’avaient abandonné, et voilà tout. Et comme un dieu frappé d’amnésie, lorsqu’il a oublié le goût de l’hydromel, ne déteste pas le relent de zinc que lui apporte la bière des bistros, je trouvai à ma vie quelque chose de facile et de frelaté qui n’était pas pour me déplaire. La sincérité demande toujours un effort, il m’était évité et j’en étais reconnaissant à Jeanne. Il n’est pas toujours facile de remplacer les nymphes par les girls et les Muses par des tireuses de cartes. Mais Jeanne excellait autant à cette transmutation qu’à la métamorphose de ses robes. Elle avait en quelques mois extirpé de mon âme mes deux sœurs nourricières, la fantaisie et la nostalgie. Je ne me souvenais déjà plus d’avoir fait appel à elles pour survoler les heures. L’odeur de plomb que j’emportais maintenant avec moi n’était-elle pas devenue l’atmosphère même de ma vie ? J’étais celui qui imprime les paroles ailées, je n’étais plus celui qui les aime, ni même celui qui les lit ; et la fantaisie et la nostalgie, mes deux sœurs nourricières, m’avaient fait un long signe d’adieu.

Des années passèrent ainsi, Combien ? Je n’en sais point le compte. Mes affaires prospéraient et la métamorphose des robes et l’augmentation des renseignements sur la vie privée des acteurs suivaient leur cours régulier. Je me demandais parfois avec effroi le nombre de coupons et d’intrigues de comédiens que j’aurais à envisager, si je devenais millionnaire.

Cependant les saisons échangeaient rituellement leurs symboles. Quelque part, les enfants de la mer jouaient avec son écume ; il y avait de grandes fêtes de neige sur les bois invisibles et l’on décorait d’étoiles les coupoles des observatoires ; des bêtes dans les fougères se cherchaient, la nature crachait ses volcans et se concentrait dans ses tissus les plus impalpables pour ajouter une lunule sur l’aile de la vanesse Io. Des rythmes, des cadences, des métaphores naissaient, la fresque des jours sortait toute fraîchement enluminée de la main des Parques artistes. Mais moi, je ne savais rien de ces choses ; et dans ma fausse maison aux faux rubans de plâtre, j’écoutais Jeanne me parler de quelque solde de chaussures ou vanter le nouveau tea-room qu’elle venait de découvrir. Je le répète, les fées m’avaient abandonné !

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