L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet
CHAPITRE VIII
LES TIBÉTAINS PASTEURS
Bien que nous descendions chaque jour un peu en suivant les pentes douces d’une steppe mamelonnée, le froid sévit toujours. Le minimum du 29 janvier a été de − 33 degrés, celui du 30 janvier est de − 35, à une altitude de 4.380 mètres. Il y a bien longtemps que nous n’avons été aussi bas et nous nous sentons moins lourds : nos pelisses chargent moins nos épaules, nous marchons d’un pas qui nous semble léger, nous ne nous traînons plus.
La certitude que les Tibétains sont aux environs fait que notre troupe est sur le qui-vive. Comme nous n’avons plus besoin de nous préoccuper de la route, notre œil examine avec le plus grand soin les crêtes des collines, les points qui se meuvent, les taches qui ressemblent à des tentes. On s’attend à une rencontre.
31 janvier. — Pendant qu’on commence à charger les bêtes, nous prenons le thé sous la tente. Soudain nous entendons des exclamations, des éclats de voix, et Abdoullah apparaît avec un visage rayonnant de joie et il nous dit :
« Vous pouvez ouvrir votre bourse, il va falloir payer celui qui a gagné. Un homme s’approche. »
Nous lui recommandons de bien l’accueillir, de lui offrir le thé, de le retenir auprès du feu, de l’amadouer enfin et de tâcher d’en obtenir un renseignement.
Bientôt le Tibétain est là, on le salue en mogol et il répond dans la même langue ; tous les hommes l’entourent et lui parlent à la fois, et je les entends plaisanter le nouveau venu et s’en moquer entre eux.
Rachmed vient vite nous dire son impression :
« Il est laid au delà de ce que vous pouvez imaginer, les ours sont certainement plus beaux. »
Lorsque nous jugeons que la glace est rompue, nous sortons les uns après les autres ; Henri d’Orléans, son appareil à la main.
Notre présence produit son effet sur l’hôte, qui s’est assis près du feu. Il se lève en nous voyant, nous appelle bembo, c’est-à-dire chef, et, pour nous saluer, il élève les pouces et tire une langue démesurée en s’inclinant profondément. On l’engage à se rasseoir et nous l’examinons tandis qu’il tient conversation avec Abdoullah — si une conversation est possible avec dix mots mogols et quatre mots tibétains.
C’est un tout petit être, à face glabre couverte d’une couche de graisse, de crasse, de fumée et sillonnée de rides nombreuses et profondes. L’œil enfoncé dans l’orbite est un point noir sous des paupières gonflées ; la prunelle brune flotte, pour ainsi dire, dans une cornée très pigmentée avec laquelle elle se confond presque. La figure est rétrécie par de longues mèches de cheveux pendant le long des joues caves ; le nez est large et il tombe sur une bouche édentée à lèvres épaisses ; le menton carré, en avant, n’a pas le moindre poil. Cet individu est chétif, il montre une main minuscule et sale, lorsqu’il manie sa tabatière creusée dans un bout de corne. Il verse sur l’ongle de la main droite un tabac rouge réduit en poudre, qu’il loge dans son nez en reniflant.
Le costume est à l’avenant du personnage. La coiffure consiste en une bande de peau prenant le front, laissant le sommet de la tête à découvert et s’attachant derrière la nuque. Une tresse de cheveux descend aux reins ; elle enfile un ou deux anneaux taillés dans des os d’animaux. Son propriétaire doit la pommader avec de la graisse de temps en temps, car la partie du vêtement qu’elle frotte est plus luisante et plus grasse que le reste.
La pelisse, en peau de mouton, qui recouvre le corps nu de notre hôte est d’une malpropreté absolue. Depuis combien de temps en fait-il usage ? on ne peut le dire. Sa couleur est en harmonie parfaite avec le teint de celui qui la porte.
Cette pelisse est de la taille de son propriétaire. Elle est relevée, pour faciliter la marche, au moyen d’une corde, et à la hauteur des hanches se forme un énorme pli, destiné à servir de poche, de sac même. Nous le comprenons par ce que notre homme met à cette place et par ce qu’il en tire. Il y met le pain qu’on lui donne, sa tabatière, un morceau de viande. Il en tire un fuseau de main, dont le manche est une corne d’orongo polie, et la croix, un bois que nous croyons être le houx.
Ses jambes maigres sont enfermées dans un bas de bure fendu sur le mollet et retenu au-dessus par une jarretière de tresse. Ce bas est fortifié sous le pied par une semelle épaisse comme celle des espadrilles.
Tout en questionnant, en demandant où nous allons, le Tibétain prise fréquemment ou bien il file paisiblement de la laine de yak. Ce Tibétain n’est pas beau.
Grâce à une mimique à la portée de toutes les intelligences, on explique à ce brave homme que nos chameaux et nos chevaux sont morts, que les cinq ou six moutons que nous possédons ne sont pas mangeables : c’est pour cette raison que nous leur laissons la vie. Et nous le prions de vouloir bien nous vendre du beurre, des chevaux, des moutons. Il nous invite alors à le suivre près de sa tente : elle se trouverait au delà d’un rocher dans la direction de l’ouest.
Nous le remercions de son obligeance, mais nous nous excusons en lui disant que nous voulons aller du côté du sud-est. Et, avec une mauvaise foi et un aplomb de sauvage, il nous en veut détourner en nous expliquant que Lhaça n’est pas de ce côté, mais à l’ouest. Il nous demande incidemment, en joignant les mains et en prenant une attitude recueillie, si nous allons prier le Tale Lama, et nous lui répondons affirmativement. Il insiste de nouveau pour que nous allions vivre quelque temps dans son campement, où nous trouverons tous les vivres possibles et de l’herbe pour nos bêtes.
Nous en sommes là de la conversation avec ce petit vieux, qui nous paraît un rusé compère, lorsque nous voyons descendre le long des collines plusieurs troupeaux escortés par des cavaliers. Les troupeaux se tiennent à distance, mais des cavaliers s’approchent de nous. A cette vue, notre interlocuteur veut se lever et partir, mais nous lui offrons encore une tasse de thé et nous lui montrons des iamba (lingots d’argent) que nous lui remettrons en échange de moutons.
Il pousse un cri et fait signe à un berger, qui arrive au petit trot. Il lui explique l’affaire, celui-ci à son tour crie, et l’on dirige le troupeau vers notre camp.
Ce berger nous semble moins vieux que le premier, il est un peu plus grand, très maigre aussi et l’on est d’abord frappé de la brusquerie de ses mouvements. Sa démarche saccadée, ses pas menus, rapides, un léger balancement, une certaine manière de jeter les genoux me font penser à un être ayant des jambes de bête, de chèvre, et un corps d’homme. La tête longue, le nez court, épaté, aux narines bien ouvertes, les pommettes saillantes, la bouche large, d’où sortent deux dents qui tiennent les lèvres constamment écartées — des lèvres de ruminant, épaisses et musclées, — la mâchoire inférieure très forte, font penser à un petit-fils du Minotaure.
Évidemment il y a du sang de bête dans les veines de ce berger ; des idées mythologiques me passent par la tête. Il s’appuie sur une longue lance au fer bien aiguisé, il la serre avec une patte noire, aux ongles courts, aux doigts d’à peu près égale grandeur. A sa ceinture est passé un sabre large, long ; le fourreau de bois est plaqué de fer ; mais la lame n’est pas très bonne, elle est ébréchée ; pour ne pas gêner la marche, le sabre est placé horizontalement. Ce Tibétain a, en outre, sur le dos, un fusil court, de petit calibre, terminé par une fourche fabriquée avec des cornes d’orongo un peu polies ; la crosse en est courte, carrée, dans la forme des fusils orientaux ; on met le feu à la poudre au moyen d’une mèche. La lance nous paraît l’arme la plus redoutable.
En attendant l’arrivée du troupeau de moutons, les deux Tibétains conversent entre eux, soupèsent nos sacs, nos coffres, et ils pousseraient plus loin l’indiscrétion si l’on ne mettait le holà en les menaçant d’un revolver, en riant. Cet instrument les effraye, et il détourne leur attention. Ils veulent l’examiner. On leur montre les six cartouches qu’il contient ; la grosseur de la balle les surprend, et quand, pour leur donner une idée de la longueur de la portée, on leur propose de tuer des moutons qui sont à plus de 600 mètres, ils font des gestes de dénégation avec une figure contrariée. On les rassure.
Ils examinent si tous nos hommes ont des armes aussi extraordinaires et remarquent que tous ont en effet un étui de cuir au côté ; ils parlent entre eux.
Nous les prions de nous procurer des chevaux, que nous payerons bien. Ils s’engagent à nous en amener le lendemain. Ils nous font voir ceux qu’ils montent. Ce sont des poneys à long poil, tels qu’en produisent les pays du Nord. Ceux-ci ont la tête assez courte et forte, leurs proportions sont parfaites, et, en mesurant la largeur du poitrail et la solidité de l’encolure, nous ne nous étonnons plus de les voir si bien tricoter sur leurs jambes sèches et irréprochables. Leurs maîtres les conduisent avec une simple lanière attachée autour du nez : quand la bête est vive, ils la lui passent dans la bouche, ils tirent dessus, dirigeant leur monture au moins de ce côté. Ces cavaliers ne se servent pas du mors : le geste et le fouet suffisent.
Ces poneys, que leurs maîtres approchent sans difficulté, sont effrayés par nos costumes et essayent de fuir dès que nous voulons les toucher. La selle est en bois et munie de deux étriers courts, ne pendant pas au-dessous du ventre du cheval, de sorte que le cavalier a les genoux au niveau du ventre.
Les Tibétains partis, il est curieux d’entendre les réflexions de notre monde. On pouvait croire, quelques jours auparavant, lorsque tous soupiraient après eux, que l’on se réjouirait non seulement en les voyant, mais qu’on les prendrait en amitié sans hésiter. Et aujourd’hui que les voilà enfin, ces hommes tant désirés, l’un dit : « Sont-ils laids ! sont-ils sales ! Quels sauvages ! On dirait des bêtes sans âmes ! » L’autre : « Avez-vous remarqué combien ils aiment l’argent ? Et quelle défiance ! Nous croire capables de leur donner de mauvais lingots ! »
Nous sommes sur la grande route de Lhaça, il est impossible d’en douter, et c’est pour nous une grande peine en moins. Nous allons suivre le chemin, et plus nous avancerons, moins il nous sera possible de perdre la bonne direction ; la route sera encore mieux marquée.
Le mal est que nos bêtes sont presque à bout de forces, et que plusieurs de nos hommes marchent avec une extrême difficulté.
Le vieil Imatch va très mal, il a eu les pieds gelés. Un orteil est sur le point de se détacher, les plaies sont affreuses, et l’on se demande comment cet homme peut se tenir à cheval. Il souffre constamment du mal de montagne et nous ne pouvons rien faire pour le soulager. Il lui faudrait sa steppe au niveau de la mer, mais elle est bien loin, et il est probable qu’il ne la reverra plus.
Le matin du 1er février, par un vent d’ouest et un ciel couvert, nous apercevons des troupeaux de yaks, de moutons qui gagnent la région que nous venons de traverser. Pas un seul ne vient de notre côté. Les bergers ne se soucient probablement pas de faire notre connaissance. On leur aura dit que nous avions besoin de bêtes de somme et de chevaux, que nous sommes armés jusqu’aux dents, et que nous n’avions pas l’air timide. Ils préfèrent ne pas nous tenter, et ils s’éloignent.
Nous allons charger et partir, car nous ne comptons pas que nos connaissances de la veille nous amèneront les chevaux que nous voulions leur acheter. Soudain cinq cavaliers se dirigent vers nous en trottinant. Ils s’arrêtent à deux ou trois cents mètres, confient les chevaux à l’un d’eux et viennent à pied jusqu’au camp. Nous reconnaissons notre petit vieux d’hier. Il nous tire la langue très poliment, ses compagnons l’imitent ; nous ne les avons pas encore vus. L’un d’eux, à profil d’aigle, a la tresse ornée d’agates, de mauvaises turquoises, d’anneaux de cuivre ; sa pelisse est bordée de peau de panthère.
Ces gens déposent à nos pieds un pot de lait de dimensions insignifiantes, sur lequel personne ne se précipite, en raison du parfum qu’il dégage ; en outre, une motte de beurre rance enveloppée dans un morceau de peau et un petit sac de zamba ou farine d’orge grillée. Ils nous examinent avec une vive curiosité ; ils montrent une grande réserve lorsque nous les questionnons, et font preuve d’une rapacité remarquable. Le vieux, à qui l’on parle des chevaux promis, dit qu’il n’en a pas, qu’ils sont partis du côté de l’ouest. Nous ne tirons rien de ces gaillards-là : ils affectent de ne pas comprendre chaque fois que nous prononçons le nom de Lhaça, de Namtso, de Ningling Tanla.
Heureusement qu’un des leurs est moins défiant ou moins intelligent. Tandis qu’on occupe les trois autres, nous entamons les négociations avec un pauvre diable à peine couvert, au profil de nègre, aux yeux imperceptibles, au front d’enfant. Nous commençons par lui offrir un peu de sucre, puis un ou deux abricots séchés, ensuite quelques raisins secs. Il goûte tout cela et le trouve délicieux. Alors on lui dit que nous allons prier le Tale Lama, et aussitôt ce fervent Tibétain jette son quasi-bonnet à terre, tombe à genoux, joint les mains et se tourne instinctivement vers Lhaça en marmottant des prières. Nous joignons aussi les mains et répétons avec lui : « Om mané padmé houm ! » et nous lui expliquons que tout ce qui est renfermé dans nos coffres est destiné au Tale Lama. Il trouve nos intentions excellentes, il fait une mine pour nous approuver, rien n’étant trop bon pour le Tale Lama ; puis brusquement il nous tend la main grande ouverte et fait le geste de manger. Nous devinons sans peine qu’il n’a pas oublié les abricots séchés ; on lui en donne encore quelques-uns, et sa figure s’illumine. On casse un noyau et l’on mange devant lui le contenu. Il se met à genoux, en casse un sur une pierre, le mange, et il nous tire la langue.
Et alors, lui montrant la direction vers laquelle il s’inclinait tout à l’heure par habitude en priant, nous lui disons :
« Lhaça ? »
Il jette un coup d’œil vers ses compagnons, dans la crainte qu’ils ne l’aperçoivent ; puis, les voyant très occupés à considérer un fusil, il dit de la tête :
« Oui, c’est Lhaça ! »
Et en tibétain nous lui demandons :
« Lhaça, combien de jours ? »
Au lieu de répondre, cet innocent nous tend la main : nous lui donnons un peu de sucre en étouffant un violent éclat de rire.
Alors, se cachant derrière notre tente, il trace sur le sable une courbe du côté du sud-est, et prenant un argol, il le pose au bout de la courbe, et d’un ton satisfait, fier de son dessin, il dit en posant le doigt sur l’argol :
« Lhaça ! » et il joint les mains.
Puis nous lui parlons de la grande saline de Boultso, ainsi nommée sur les cartes, et lui prononce « Bourbentso », et place un argol sur la courbe. Nous prononçons le nom de Namtso (le Tengri Nor des Mogols), et il pose encore un argol sur la courbe, un peu plus loin.
« Namtso, dit-il.
— Et Ningling Tanla », brusquons-nous.
Il tombe à genoux, pose un argol au sud de l’argol du lac Namtso, et prie avec ferveur la montagne sainte. Il se relève et tend encore la main : on lui donne un abricot ; il avance la tête d’un air de malice et en réclame encore deux : il les reçoit ; et alors, pour nous remercier, il ouvre une gueule de crocodile d’où sort une massive langue de bœuf couvrant son énorme menton. Quelle langue ! Dedeken pense qu’à elle seule elle remplirait une boîte à conserves.
Notre homme étant devenu familier, nous lui demandons encore :
« Combien de jours jusqu’à Bourbentso ?
— Trois jours, dit-il.
— Jusqu’à Namtso ?
— Huit jours.
— Jusqu’à Lhaça ?
— Douze jours. »
Voilà des renseignements. Sont-ils exacts ?
Cela est possible. En tous cas, ces chiffres donnés par ce gourmand ne précisent rien quant à la distance. Il dit sans doute la vérité, mais il faut comprendre qu’il est allé lui-même en trois jours à Bourbentso, que le huitième jour il était au Namtso et que le douzième il entrait à Lhaça.
Lorsque nous avons appris de ce Tibétain ce que nous voulions savoir, nous nous éloignons. Mais il ne veut pas lâcher prise ; il s’approche en tirant sa formidable langue de bœuf, et, s’accroupissant rapidement devant nous, il trace vite sa carte, et disposant les argols il récite avec volubilité :
« Bourbentso trois jours, Namtso huit jours, Lhaça douze jours. »
Et, la langue pendante, il tend la main ; comme il nous amuse, nous lui donnons quelque chose. Il enfouit ce qu’il reçoit dans le pli de sa pelisse derrière son dos et s’éloigne en riant.
Il revient plusieurs fois à la charge, mais nous le remercions à notre tour, car il viderait nos poches.
Le 2 février, une troupe de cavaliers bien montés, tous armés, nous observe à distance et finit par s’approcher de nous. On échange des saluts et l’on s’efforce d’obtenir de ces gens qu’ils nous vendent des chevaux. Ils regardent l’argent que nous leur montrons, mais ne répondent rien. Voulant savoir quelles sont leurs intentions, nous saisissons un bidet qui ferait notre affaire ; son propriétaire reste avec nous, mais les autres s’éloignent. Nous proposons un prix, le Tibétain refuse en nous expliquant que le bembo, le chef le punirait s’il nous le cédait. Il ne peut rien faire sans autorisation. Nous le relâchons après lui avoir fait un cadeau et l’avoir engagé à nous apporter beaucoup de zamba ; nous voulons le donner à nos bêtes. Cet homme nous répond que lui-même est un ami, mais que le bembo seul décidera de l’affaire.
Dorénavant nous voyons fréquemment des Tibétains, mais à distance. A notre approche, ils rassemblent leurs troupeaux, les chassent vers la montagne ; ils paraissent prendre surtout grand soin que leurs chevaux ne se trouvent pas à notre portée.
Le 3 février, deux indigènes viennent nous offrir des quartiers de mouton séché. Après des tâtonnements, des défiances de part et d’autre, la conversation s’engage et nous obtenons des renseignements. Au dire de l’homme, la route va dans la plaine jusqu’au Ningling Tanla ; elle est bonne, on trouve de l’herbe, de la glace, de la neige. Ce sauvage paraît avoir l’intelligence assez vive ; il donne une véritable leçon de tibétain à Dedeken, s’efforçant de prononcer distinctement le nom des choses qu’on lui montre.
C’est une glace de poche qui l’a rendu très loquace, et sa bonne volonté ne se dément pas un instant, parce que nous lui avons promis une petite chromolithographie s’il nous dit la vérité. Tandis que cet homme chevauche à nos côtés, nous voyons quelques crottes de chameau.
« Qu’est cela ? lui demandons-nous.
— Tangout », répond-il.
C’est le nom que l’on donne ici aux Kalmouks. Nous aurions donc retrouvé leurs traces en même temps que la grande route. Et nous demandons :
« Tangout, Tale Lama Lhaça ?
« Tangout, Tale Lama Lhaça », répète-t-il après nous. Nous pensons que ce doivent être ces pèlerins que nous avons rencontrés, de qui nous avons perdu les traces et qui, prenant plus à l’est, ont rejoint ici la grande route.
Notre interlocuteur nous donne à entendre qu’il n’est pas de chemin plus direct que celui-ci vers Lhaça. Nous nous faisons, il faut croire, très vite à ces physionomies de barbares, car nous découvrons déjà de l’intelligence et un air entendu à notre marchand de viande séchée. Comme il nous accompagne jusqu’à notre bivouac et que la nuit est venue, nous l’invitons à reposer près de nos hommes ; mais il n’accepte pas, et part pour son kiim (sa demeure), après avoir laissé son cheval brouter quelques racines. La lune est brillante, et il nous la montre, voulant nous faire comprendre qu’il verra clair et ne perdra pas son chemin.
Il nous remercie avec effusion pour tous les cadeaux que nous lui avons faits, pouces levés et langue pendante, en homme bien élevé. Lorsque nous lui rendons la viande dont nous n’avons que faire, en le priant d’en conserver le prix, il se prosterne et nous expose que notre générosité est bien placée :
« Ceux que vous avez vus hier sont des chefs, et moi je suis pauvre. »
En tous pays, il y a des riches et des pauvres.
Un beau clair de lune nous vaut 31 degrés de froid, accompagnés d’une légère brise ouest. Nous ne campons plus dans les coins abrités, mais sur les terrasses, d’où nous dominons la plaine et où nous sommes éloignés des hauteurs… pour avoir le temps de décharger plusieurs fois nos armes sur des cavaliers qui en descendraient au galop.
Nos chiens font une excellente garde et nous préviennent de tout ce qui se passe aux environs. L’un d’entre eux, mâtin à long poil roux, a l’habitude de se coucher à plus de 100 mètres du camp et de veiller toute la nuit ; c’est lui qui prévient nos deux bassets chargés de veiller sur les tentes et ne les quittant pas. Ces trois excellentes bêtes semblent avoir compris l’importance de leur tâche, et elles ne laissent approcher aucun Tibétain sans notre permission. Nous dormons donc en parfaite sécurité.
Le froid continue, car le minimum de la nuit du 4 est de − 29°,5, mais le vent est tombé. Dans la matinée du 5, le vieux chef revient escorté d’une vingtaine de Tibétains. Il dit de nouveau à notre interprète combien sa position est délicate. Il sera puni si nous passons. Pourquoi n’attendrions-nous pas des ordres de Lhaça dans une bonne place où nous trouverions de l’herbe, de la viande fraîche, de l’eau, toutes les choses désirables ?
Il voudrait nous présenter ses respects, mais on refuse de l’accueillir avant qu’il ait vendu des chevaux. Nous en avons besoin, et s’il est bien disposé, la meilleure manière de nous le prouver est de nous en vendre.
« Je vous vendrai, et même je vous donnerai des moutons ; mais, quand à des chevaux, à moins d’un ordre je ne le puis. »
Dedeken va le voir et alors le vieux lui offre trois boules de graisse enfermées dans une peau cousue, et, poliment : en tirant la langue, en levant les pouces. Et d’abord il étale sur le sol une écharpe très légère (dite de félicité), il pose dessus le cadeau et, prenant l’autre extrémité de l’écharpe, la met sur le genou de Dedeken. Celui-ci lui demande si cette saline est bien le Bourbentso. Le vieux rit et lui tape sur le bras comme pour l’engager à ne pas se moquer en l’interrogeant. « Vous connaissez le pays aussi bien que moi », semble-t-il dire.
Ce vieux chef est dérouté, il ne voit pas de Tibétains parmi nous. Nous sommes arrivés par une route que lui-même ne connaît pas, nous n’avons pas de guide. Dans notre troupe, il voit des gens de toutes races, de tous costumes. Nous allons sans demander la route, nous nous arrêtons près de la glace là où d’autres ont déjà campé, comme si nous revenions par une route déjà faite. Il ne sait quoi penser.
Le voilà qui se rend chez notre Doungane et il lui montre des papiers ornés de cachets chinois : ce sont comme les diplômes par lesquels lui sont conférés les droits de police qu’il exerce. Et voulant piquer au vif notre chamelier, il lui dit :
« Tu te prétends Chinois, mais tout honnête Chinois voyage avec des papiers et ne peut quitter son pays sans l’autorisation de ses mandarins. Qui sait quel passé tu as ?… »
A ces mots, le Doungane s’emporte, il bondit sur le sac où sont enfermés ses papiers. Il les tire, les déploie, les met sous le nez du vieux chef :
« En as-tu de pareils ? Crois-tu que je suis un honnête homme ? mets donc les tiens à côté des miens, que nous comparions. Tu as des papiers d’homme de rien, ceux que j’ai sont plus grands. Quant à mes cachets, ils sont doubles de tes cachets ; mes passeports ont été délivrés par de grands mandarins, tandis que ton diplôme ne signifie rien. De quel droit te mêles-tu de nos affaires ? comment t’avises-tu de parler de la sorte à un homme comme moi, ayant en main des papiers portant des cachets de cette taille ?
Le Tibétain est étourdi par cette avalanche de paroles ; il est réduit au silence par l’argument des « cachets », et il s’en va confus.
Toujours c’est la steppe nue. Un chaînon nous barre la route et nous allons camper près de son sommet, à côté d’une passe, non loin d’une source abondante qui descend sous la forme de glace, vers la partie orientale de la vallée.
De l’autre côté de cette glace, une tente noire est dressée. C’est la première que nous ayons eue à proximité, et nous nous en approchons. Quatre chiens à poil noir et laineux, dont un fort vieux et très pelé, nous souhaitent la bienvenue avec des aboiements furieux et nous courent sus avec des dents menaçantes.
Ce bruit considérable attire deux êtres hors de la tente : l’un est tout courbé et tient par la main l’autre, tout petit. Ils viennent à notre rencontre en traînant comme nous le pied sur la glace, afin de conserver l’équilibre.
Le plus âgé est un homme cassé par les années, à tignasse grise, coupée courte, et dont la tête me rappelle immédiatement le Diogène de Velasquez. Il a l’œil tout petit, malade et fort mauvais, car, pour distinguer nos traits, il doit nous regarder sous le nez. Prenant Dedeken pour un Chinois, il le salue : « Loïé. »
L’enfant qui l’accompagne est une fillette chétive de huit à dix ans. Elle serait peut-être jolie si elle était plus propre. Sa figure ronde, à nez imperceptible, est enluminée de jaune et de noir. Elle n’a jamais été lavée, cela n’est pas douteux. Son costume est une robe de peau de mouton sans taille, serrée par une corde de laine. Un petit couteau dans une gaine de cuir pend à son côté. Nu-tête comme le vieillard, elle a les cheveux en désordre sur le dos, et une tresse tordue en couronne les relève sur son front.
Nous reconduisons le vieux lama à sa demeure ; nous avons reconnu à ses cheveux courts qu’il n’était point laïque. Lui ayant donné quelques fruits secs, nous bavardons.
Il nous certifie que la saline près de laquelle nous avons campé hier est le Bourbentso, et il nous apprend que la chaîne de montagnes s’appelle Bourbentso Ré, c’est-à-dire montagne de Bourbentso ; que le Namtso est à quatre jours et qu’on y va par une route facile.
Ce pauvre vieux est très affable. Nous lui demandons du lait, car il possède de nombreux yaks, que nous voyons au-dessous de nous, sur les contreforts de la montagne. Il nous explique que l’herbe est mauvaise et que les mamelles sont taries.
Il a près de sa demeure de petits sacs superposés ; ils contiennent de la farine d’orge grillée.
La tente où les deux Tibétains disparaissent est faite d’une bure de laine noire. Elle est rectangulaire et couvre une surface d’environ quatre pas carrés. Elle est soutenue aux angles par des piquets d’où partent des cordes longues et tendues par d’autres piquets sur lesquels elles posent et qu’on incline ou qu’on relève selon qu’on veut tendre ou relâcher les cordes.
Et cette masse noire d’où partent des cordelettes a bien l’air d’une grosse araignée déployant les articulations de ses pattes. Cette comparaison est du père Huc. Mais cette araignée-ci n’a qu’un œil, et il est sur le dos et longitudinal ; c’est l’ouverture pour la fumée, que recouvre un faux toit. La portière s’ouvre du côté de l’est, attendu la constance des vents d’ouest, contre lesquels tout l’édifice est protégé par un mur d’argols. Ces galettes que fabriquent les yaks sont en usage pour les constructions et elles ont également servi à élever un mur en demi-lune, sorte de cour où le bétail est garanti du vent.
En faisant l’inventaire de ce domaine, nous remarquons des sortes de fours ronds, semblables à de petites tours qui viendraient à la hanche, et qui sont des silos construits sur le sol, probablement parce qu’il serait difficile de les creuser dedans. Ces « placards », en argol, bien entendu, contiennent des morceaux d’étoffe, des touffes de laine, même des chapeaux d’étoffe à forme élevée et à larges bords ; des peaux de yaks sont étendues près de la tente, pêle-mêle avec de petits pots ronds de terre rouge et sonore.
Des plaques de schiste, où sont gravées des prières, sont déposées derrière la tente, c’est-à-dire du côté du vent d’ouest, qui les prie en passant. C’est là tout l’ameublement.
Il serait temps cependant que les Tibétains fassent preuve de bonne volonté à notre égard, car notre vieil Imatch est sans force. Il ne peut se tenir debout, il ne se traîne plus que sur les genoux. On doit le charger sur son cheval. Hier le pauvre homme demandait que nous l’abandonnions.
« Je suis perdu, disait-il, je ne vous suis d’aucune utilité : laissez-moi sur la route ».
Nous le soignons de notre mieux, mais nous ne pouvons le soulager.
Parpa est tombé plusieurs fois pendant l’étape et l’on a dû l’aller chercher avec un chameau à quelques centaines de pas du bivouac, qu’il n’avait pu atteindre.
Le petit Abdoullah gémit sans cesse ; il ne peut marcher qu’en se tenant à la sangle d’un chameau et il est incapable de porter son fusil.
Il nous faut absolument des chevaux, et nous en prendrons dès que l’occasion se présentera.
Le 12 février, un violent vent d’ouest porte le dernier coup à notre vieil Imatch.
Au moment de partir, il sanglote. On pourrait croire qu’il a le délire. Il demande Parpa, car « je suis fini », dit-il, et il lui rappelle qu’il est son débiteur : « A Tcharkalik, tu t’en souviens, je t’ai acheté des bottes et tu n’en as pas reçu le prix. Si Allah m’aide et que je me refasse, je te les payerai. Si Allah ne veut pas me porter plus loin et que je meure — vous m’entendez tous — tu te payeras avec le peu que j’ai et tu garderas le reste, car tu m’as donné à boire pendant la nuit. »
J’essaye de redonner courage à Imatch, mais c’est en vain : « Nous arriverons bientôt à une ville, notre voyage est terminé ; nous t’aimons tous, nous te soignerons. »
— Merci, répond-il, merci. Excuse-moi si je ne fais pas le service, mais je ne puis. La mort est là, elle a déjà pris mes jambes. Pardonne-moi ! Je ne pleurerai plus, je ne me découragerai plus. C’est fini. »
Nous chargeons le pauvre homme et nous partons désolés. Nous contournons des contreforts, puis reprenons notre direction sud-est. Pour la première fois, nous voyons sur la tête de trois affreuses femmes une coiffure haute et semblable à un bonnet de pope.
Dans les fondrières qui bordent un lac nous apercevons ensuite des hommes campés, et, à proximité, cinq ou six chevaux. Il n’y a pas une minute à perdre. Nous exécutons un mouvement tournant, parfait au point de vue stratégique, mais pour lequel il nous manque des masses.
En effet, Henri d’Orléans et moi en sommes les seuls auteurs, le reste de notre bande étant occupé à ramasser du sel.
Dès que les Tibétains comprennent notre pensée, ils se lèvent, courent vers leurs chevaux, mais pas assez vite pour que nous ne puissions saisir un cheval et faire prisonniers leur chef et un des hommes. Leurs armes ont été déposées en un tas et nous nous en emparons d’un seul coup. Au lieu de venir au secours de leurs camarades, ils sautent sur leurs chevaux et fuient avec une vitesse qui nous paraît considérable, en suivant les bords du lac. Quelques coups de revolver tirés en l’air, loin de les arrêter, accélèrent leur allure, et ces gens disparaissent dans la montagne.
Le vieux brave, accroupi sur ses hardes, ne bouge pas ; il est terrifié, et, levant les pouces, il nous tire une langue suppliante. Il est entouré de petits sacs de cuir contenant des provisions, et il nous offre successivement, afin de nous adoucir, des poignées de fromage en poudre, du zamba, de la viande séchée. Nous refusons, et il reste là, marmottant des prières. Son émotion lui donne une étonnante activité de cuisinier, car il ne cesse de puiser dans les sacs, d’enfoncer de la glace dans les petits pots placés devant le feu, de mélanger la farine et le beurre dans l’eau chaude, et il nous paraît qu’il gâte les sauces. Il mange avec ses doigts de petites boulettes, il boit à petites gorgées cette mixture de beurre rance et d’eau chaude.
Cela continue longtemps, sans qu’il cesse de murmurer des « Om mané padmé houm » et de nous considérer d’un petit œil où le moins observateur lirait une vive inquiétude.
Nous nous amusons un instant de son embarras, puis nous engageons conversation quand tout notre monde est là. On lui explique que si nous voulons des chevaux, c’est parce que plusieurs de nos gens ne peuvent plus marcher et que nous ne voulons rien prendre sans le payer généreusement. Nous l’appelons appa, popeunn, c’est-à-dire père, frère, et il approuve en levant les pouces.
Nos chiens, qui courent sur lui avec des intentions malveillantes lui causent un véritable effroi, et il nous supplie de les éloigner. Nous le rassurons en lui expliquant qu’ils ne mordent pas ceux que nous appelons « frères ». Puis nous l’apprivoisons avec du sucre, et lorsqu’il le goûte, il ne cache pas sa joie ; puis c’est du raisin, des abricots : il exulte, et il nous qualifie de « frères » à son tour.
Puis nous montrons des iambas et nous marchandons son cheval. Et, pour prouver que nos intentions sont bonnes, nous rendons la liberté à son compagnon, en lui permettant d’emporter sa pelisse. Celui-ci est à peine à cent pas qu’il se sauve vers la montagne, abandonnant son chef sans la moindre vergogne. Peut-être que la consigne est de fuir.
Sur ces entrefaites arrive un cavalier ayant un fanion rouge au canon de son fusil. Il se dit propriétaire de moutons fusillés par Rachmed, et immédiatement nous lui offrons le thé, mais il le boit dans sa propre tasse, qu’il tenait enfouie sous sa pelisse. Ainsi le veulent la coutume et le rite religieux : un Tibétain ne doit pas apposer ses lèvres à la même place que des lèvres impures. Vous comprenez que les lèvres impures sont les lèvres des autres.
Pendant ces réflexions on a tiré du sac un lingot d’argent, on le montre au Tibétain propriétaire, qui demande à l’éprouver. Il le frotte sur une pierre, le regarde, y remarque un cachet, et nous lui disons que c’est le cachet de Péking. « Pétsin ! Pétsin ! » Il est rassuré.
Néanmoins, lorsqu’on lui a pesé le prix de ses agneaux, il examine encore l’argent ; puis, satisfait, il l’enferme dans un petit sac pendu à son cou. Nous lui faisons cadeau d’un petit miroir : il n’en sait pas l’usage, et d’abord ne voit pas son image reflétée. Notre prisonnier, soumis à la même épreuve, se reconnaît et éclate d’un rire presque idiot. Il donne avec volubilité des explications à son congénère, lequel se regarde à nouveau et rit beaucoup en voyant son nez et son bonnet en face de lui. Comme la nuit approche, il nous salue et part en riant.
Notre prisonnier est parfaitement apprivoisé, et il n’hésite pas à nous demander l’autorisation de dormir à la place où il se trouve. Il supplie qu’on le défende de nos chiens, et exprime le désir de posséder un petit miroir. Nous lui promettons cela pour demain.
Dès ce soir, nous lui payons son cheval, que nous attachons près de nos tentes, où nous transportons une panoplie de fusils à mèches et de sabres appartenant aux fuyards.
Toute la nuit nos chiens aboient, et, dans le lointain, d’autres chiens leurs répondent. A l’heure où commence cette demi-obscurité qui précède les jours d’hiver, des hurlements de loups éclatent dans le silence. Ils sont, de l’autre côté du lac, toute une bande, à nous donner le plus lugubre des concerts. Je sors de la tente à ce moment et je trouve Rachmed déjà debout.
« Rien de nouveau ? dis-je.
— Rien ; tout va comme hier, hommes et bêtes. »
A peine suis-je rentré dans la tente qu’il arrive, et, très triste, dit :
« Imatch vient de mourir. »
Hier encore, à l’arrivée au camp, je lui ai demandé s’il allait mieux. « Mieux », avait-il répondu. Il avait bu du thé avec plaisir. Il est vrai que son souffle était haletant, sa figure enflée. C’était pitié de le voir étendre vers le feu ses doigts rouges et gonflés, qu’il promenait sur la flamme sans les pouvoir réchauffer. Pourtant il s’intéressait encore à ce qu’on faisait dans la tente ; je l’avais vu poser des argols dans le foyer par habitude de vieux Kizaï, véritable homme de steppe. Placé à l’entrée de la tente, à l’endroit qu’il préférait, on l’avait soigneusement enroulé dans sa pelisse et ses couvertures, et il s’était étendu pour dormir.
Lorsqu’on lui avait demandé s’il désirait quelque chose, il avait dit : « Merci. » Nul ne croyait que sa mort fût proche. Nous demandons à Rachmed des détails sur la dernière heure de ce brave homme. « Quand les loups ont hurlé, Imatch a appelé : « Parpa, aka (frère aîné), donne-moi de l’eau ; Parpa, aka, j’ai soif. » Parpa a répondu : « L’eau est gelée, mais je vais allumer du feu, je fondrai la glace et tu boiras. » — « C’est bien. » Puis, l’eau prête, Imatch l’a bue sans aide, mais avec peine, et en se réjouissant d’étancher la dernière soif. Ensuite il s’est étendu, et s’est mis à gémir doucement. Soudain il s’est dressé, il est sorti de la tente sur ses genoux afin de satisfaire un besoin et il est revenu à sa place. Nous préparions le thé, on lui a offert la première tasse prête ; il a pu la tenir. Il a essayé de boire, mais il a dû rejeter la gorgée qu’il avait dans la bouche. Il a rendu la tasse, et se couchant il nous a appelés : « Hé ! Timour, Iça, Abdoullah, Parpa, Rachmed. » Nous l’avons entouré. S’étant soulevé péniblement sur son coude, il a dit, séparant les paroles par des soupirs : « Je n’arriverai pas. Allah ne veut pas me porter plus loin. Adieu. Je suis content de vous tous, vous m’avez bien soigné. Adieu. Je suis mort. » Il est retombé sur le dos, et d’un seul coup l’âme est sortie de son corps. »
Tel est le récit que nous écoutons à la lueur de notre lanterne, car le jour n’est pas levé.
« Dès qu’il fera clair, dis-je à Rachmed, nous l’enterrerons. Cherche un creux dans les fondrières. Il y en a d’assez grand pour y coucher un homme. »
Imatch nous avait suivis depuis Djarkent, depuis la frontière de Sibérie. Tous nous l’aimions, car s’il était rude en paroles, il était bon, courageux, travailleur. Il soignait fort bien ses chameaux, qu’il avait autrefois possédés en partie. Étant tombé dans les griffes d’un usurier, il avait dû lui vendre ses bêtes avec lesquelles il transportait des marchandises, et de propriétaire qu’il était, il était devenu le serviteur de son créancier. Celui-ci nous avait vendu les chameaux deux fois au moins le prix qu’il les avait achetés et Imatch avait suivi la fortune de ses bêtes. Les gages que nous lui payions étant très élevés, il comptait faire des économies, pouvoir acheter des chameaux à son retour, et redevenir libre, « redevenir Imatch comme devant », ainsi qu’il disait lui-même. Mais Allah en a décidé autrement. Le pauvre Kirghiz ne reverra plus sa steppe.
On l’étend au fond d’un trou, enveloppé du feutre qui lui servait de lit. On lui tourne la face vers le sud-est ; il nous regardera partir et verra la ville sainte par-dessus les océans qui embrassent le Nouveau Monde. Les uns apportent des pierres dans le pan de leur pelisse, les autres de la terre dans des sacs, afin de recouvrir le mort. Puis les prières sont récitées avec des sanglots.
On fait les préparatifs de départ pour le Namtso, qui serait de l’autre côté d’un chaînon s’allongeant en travers de notre chemin, au dire de notre prisonnier.
Nous lui rendons la liberté, et nous lui remettons des cadeaux ainsi que les armes prises la veille. A peine sommes-nous partis que les fuyards d’hier apparaissent. Ils nous guettaient du haut de la montagne, nous les voyons trotter vers leur chef.
La certitude que le Tengri Nor, que le Namtso, comme disent les Tibétains, est là, nous donne un regain de vigueur. Nous regrettons que nos chevaux soient incapables de nous suivre ; nous les tirons par la bride ; ils se traînent derrière nous, car ils ne peuvent plus nous servir qu’à porter notre selle, nos sacoches et notre manteau.
A mesure qu’on avance vers le sud, le lac semble s’élargir et grandir aussi dans la direction du sud-ouest, et, comme la brume nous empêche de voir sa fin, il prend l’immensité d’une mer sans rivage. Mais la brume évanouie, on voit bien que ce n’est qu’une petite mer, qu’un grand lac emprisonné dans les montagnes.
Le soleil du soir frappant la glace en fait jaillir des pierreries superbes, des diamants énormes, des parures pour géants, et, entre toutes ces merveilles d’une joaillerie féerique, éclate, isolé, un brillant ayant les dimensions d’une colline. Nous nous souvenons alors que nous avons devant nous le « Lac du Ciel », et cette fantasmagorie ne nous surprend plus, un tel lac pouvant offrir tous les spectacles. Le soleil descend, il se pose sur le sommet des collines, et le diamant extraordinaire ne jette plus de feux : il devient un bloc de glace, et l’écrin magique étalé devant nous semble une eau limpide qu’aucun vent ne ride. Puis tout est rose. Le soleil plonge derrière la chaîne ; il verse un ruissellement d’or en fusion à l’extrémité du lac, et le paysage se silhouette en offrant ce contraste : à notre droite, c’est-à-dire au nord, d’où nous venons, ce sont des lignes douces, et au sud, du côté de Lhaça, ce ne sont que lignes brisées, que crêtes menaçantes, toute une traînée de pics semés à dessein dans le but d’élever une insurmontable barrière.
Le temps de me demander si l’on a mis le Ningling Tanla à cette place pour nous empêcher de passer, et la nuit tombe. Les loups poussent des hurlements lamentables.