L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet
CHAPITRE X
LES GENS DE LHAÇA
(SUITE.)
Le 14 mars, on nous invite à déjeuner chez le ta-lama, en compagnie du ta-amban et de l’amban. Un repas de gala a été préparé à notre intention ; il dure quatre heures, pendant lesquelles nous pêchons avec nos bâtonnets dans une trentaine de plats rarissimes et qui doivent coûter excessivement cher. En effet, il n’est pas facile de se procurer au Tibet des jeunes pousses de palmier, des dattes de l’Indoustan, des pêches de Lada (Leh), des jujubes de Ba (tang), des petites baies de Landjou, des algues de mer, des mollusques des bords de l’océan, etc.
Malgré cette profusion, le ta-lama regrette de ne pouvoir faire mieux les choses, attendu qu’il est loin de la ville et que les transports sont difficiles. Il espère que nous l’excuserons, car c’est un repas d’amis. Toutefois, parmi ces divers produits de l’art culinaire asiatique, quelques-uns sont mangeables et nous leur marquons toute notre considération. Mais le lait chaud, qu’on nous sert en quantité suffisante, est ce que nous préférons à tout, nous nous plaisons à y plonger des dattes de l’Indoustan pour les dégeler.
L’abondance et l’excellence du repas n’amollissent pas nos cœurs, et nous ne nous laissons pas fléchir lorsque, les petites tables enlevées et les négociations reprises, on nous demande d’attendre encore à Samda Tchou. Notre indignation éclate et nous nous levons sans vouloir écouter d’aimables périphrases. Ces braves gens sont stupéfaits de cette sortie, mais ils se convainquent que notre patience est à bout quand ils voient rosser notre interprète pour avoir fait des signes d’intelligence derrière notre dos.
Les conséquences de ce repas interrompu sont que nous obtenons de partir et que le 16 mars on discute au sujet de la route que nous prendrons. On nous conduira vers le chemin de Batang, mais sans faire de grandes étapes, afin que les courriers attendus de Lhaça puissent nous rejoindre plus tôt.
Le 16 mars, jour de neige après un minimum de − 25 degrés, on commence les préparatifs de départ.
L’endroit où nous irons attendre les courriers s’appelle Diti. L’amban nous donne Diti pour une sorte de paradis, si on le compare à notre campement actuel, que le vent d’ouest incessant rend inhabitable. Il paraît que nous trouverons « là-bas » de l’herbe, des broussailles, un peu de genévrier, du soleil et même une douce chaleur, car nous serons plus bas qu’ici (nous sommes à 4.900 mètres).
Nous prions l’amban de vouloir bien nous indiquer où est Diti ; il nous répond ne le pas savoir exactement. Il fait demander deux petits chefs de barbares et les questionne en notre présence.
Ces deux êtres se tiennent cassés en deux devant leur supérieur et, par déférence, laissent pendre la langue hors de la bouche, comme ferait un chien courant après avoir poursuivi un lièvre en été.
« Connaissez-vous Diti ?
— Oui ; nous y menons nos troupeaux.
— Est-ce une bonne place ?
— Oui.
— De quel côté est-ce ?
— Par là (ils montrent le nord-est).
— Est-ce loin ?
— Non. »
L’amban, ayant été invité à leur demander de préciser la distance, dit :
« Combien de lavères y a-t-il ? »
Lavère en tibétain signifie li, mesure chinoise de 400 mètres environ.
« Lavère, lavère, lavère, murmurent les deux sauvages en se regardant et en se grattant l’oreille, nous ne connaissons pas ce Pays. »
Dans leur ignorance ils avaient pris une mesure de chemin pour le nom d’un camp quelconque. Ceci est compréhensible de la part de sauvages, qui n’ont aucun besoin de précision.
Les lamas s’occupent de réquisitionner auprès des Djachas les yaks et les chevaux nécessaires à toute la caravane. Il en faut beaucoup, et les Djachas ou Djachoug, Tatchoug, Tjachoug, suivant la prononciation des individus, refusent de fournir ce qu’on leur demande et ils s’irritent, crient, menacent. Alors le ta-lama mande les principaux d’entre les Djachas. Dès qu’ils ont reçu cet ordre, ils arrivent, mais calmes, penauds.
Le ta-lama fait ouvrir la portière de la tente, et du haut de l’estrade, où il se tient les jambes croisées, les mains dans ses manches, il leur parle tranquillement. A peine a-t-il ouvert la bouche que les sauvages s’inclinent, et, dans la posture d’enfants attendant la fessée, ils baissent la tête, osent à peine lever les yeux.
« Lalesse (entendu), disent-ils humblement, lalesse, lalesse ! »
Et lorsque le ta-lama, pour conclure, leur dit, toujours de sa voix tranquille :
« Est-ce que par hasard vous voudriez mécontenter le djongoro boutchi (le bouddha vivant), le Tale Lama (le Grand Lama) ?
— Non, disent-ils en gémissant et en tombant à genoux.
— Eh bien, obéissez.
— Lalesse ! lalesse ! (Entendu ! entend !) »
Un serviteur leur ordonne de se retirer, ils vont à reculons dans l’attitude respectueuse du pays. La portière tombe. Les chefs djachoug se redressent, et de bonne humeur ils se dirigent vers leurs tentes.
Le 18 mars nous nous mettons en marche par un beau temps. La réverbération du soleil par la neige nous brûle littéralement la face et les yeux. Nous nous dirigeons vers le nord-est.
Le soir, nous campons dans un vallon, à Taché Roua, ce qui signifie « aoul de Taché ». Vous savez que dans la steppe on appelle aoul un assemblage de tentes. Nous n’en avons vu que trois ou quatre pendant l’étape, à l’entrée des gorges, près de la glace.
Le 19 mars nous allons camper à Soubrou. Nous faisons de nombreux détours par un fort mauvais temps, il neige et le vent souffle de l’ouest avec une violence extrême. Soubrou est un aoul d’une vingtaine de tentes, posées dans une vallée herbeuse à laquelle on accède par une passe assez raide.
Le 21 nous arrivons par un plateau à Diti, où nous descendons dans un cirque formé par des collines aux molles ondulations. Du côté de Lhaça les hauteurs sont blanches ; nous voyons peu de neige à l’est et au nord. A Diti passe la grande route de Naptchou à Lhaça — la route du Tsaïdam et du Koukou Nor, — s’élevant vers le sud.
Nous attendons trois jours à Diti, où les nomades vivent en assez grand nombre. Ils possèdent des troupeaux considérables : yaks, moutons pullulent et errent de tous côtés.
Ils paraissent s’occuper aussi de l’élève des chevaux. Nous en voyons une quarantaine venir s’abreuver à la source près de notre tente, ils sont d’une plus grande taille que tous ceux que nous avons rencontrés jusqu’à présent, leurs jambes sont parfaites.
Personne ne les garde ; ils boivent lentement, à diverses reprises, béent un instant, immobiles, puis ils gagnent d’eux-mêmes la montagne, sans hôte et sans qu’un pâtre les pousse.
Un peu plus loin que notre petite fontaine en est une autre, où les gens de l’aoul viennent puiser de l’eau. Ils l’emportent de la manière suivante : sur les reins ils ont un coussin attaché. Dessus ils posent une jarre de bois d’où partent des bretelles lâches passées aux épaules. La question est de tenir cette jarre en équilibre et perpendiculaire, de telle sorte que l’eau n’en jaillisse pas pendant la marche. Aussi les porteurs vont-ils penchés en avant, le tronc faisant presque angle droit avec les jambes. Ainsi font les aguaderos du Pérou.
Un couple tibétain vient chercher de l’eau. Les jarres sont remplies par la femme au moyen d’une tasse en bois, tandis que l’homme bavarde avec une connaissance. Puis l’épouse aide son époux lorsqu’il se charge, et lui s’en va, laissant sa femme s’en tirer comme elle pourra. Et elle doit se baisser, s’agenouiller, se relever avec précaution, comme une bête de somme qu’elle est.
A mesure que nous avançons, le pays est un peu plus peuplé. Le soir du 27 mars, il me semble que nous nous rapprochons du monde, que le désert va finir.
Le soleil est couché ; dans un bas fond, des tentes noires sont dressées. C’est l’heure de la rentrée des troupeaux, les chiens aboient, les voix aiguës des femmes et des enfants glapissent, les moutons bêlent, les yaks grognent, les feux flambent comme de vrais feux, et, autour, des formes passent, repassent, s’agitent et c’est presque le bruit et le mouvement d’un village, d’une société.
Mais le 28 mars nous avons une journée superbe, une journée inoubliable.
La route serpente sur les larges plateaux d’une steppe semée de ravins, de vallons, et dominée au sud-ouest par des crêtes blanches, le reste de l’horizon étant caché.
Nous grimpons à pied la berge du ravin le plus proche. On éprouve le besoin de marcher, de se mouvoir ; nous ne sommes plus qu’à 4.800 mètres environ, et la respiration est moins pénible. Nous cheminons sur le plateau, tenant le cheval par la bride.
La brise est tombée. Devant nous de gros nuages blancs s’amassent lentement ; au-dessus, le ciel bleu n’a pas une tache, quelques alouettes gauloises chantent, de petits rats courent.
Il fait chaud, réellement chaud. C’est aux joues une sensation qui surprend, une caresse tiède ; nous avions perdu la mémoire d’une matinée aussi agréable. Nous avançons gaiement en plaisantant, poussés par nos petits chevaux qui vont le nez dans notre dos. Puis nous les enfourchons, et pour la première fois depuis bien longtemps nous avons chaud aux pieds posés dans l’étrier et « même du côté de l’ombre », quoiqu’il ne dégèle pas encore.
L’amban, suivi de son escorte, nous rejoint et nous salue :
« Bonjour, dit-il, comment vous portez-vous ?
— Bien, répondons-nous.
— Bien, bien », répète-t-il en souriant.
Il lève le fouet et son cheval part au trot, car l’amban arrivera le premier, afin de préparer le campement. Il a prononcé correctement ces quelques mots de français que nous lui avons enseignés.
Mais voici que passe un cavalier tibétain au petit galop. Il a le fusil en bandoulière ; à la fourche qui assure son tir flotte un petit drapeau rouge. Un sabre aux incrustations luisantes est passé dans sa ceinture, sur ses reins. Il a le bras droit hors de la pelisse, l’épaule nue, il excite son cheval en faisant tournoyer une fronde. C’est un beau type de cavalier sauvage, complété par un bonnet en peau de renard aux longues oreillères flottantes, des cheveux épars et une longue tresse battant ses épaules.
Puis c’est un lama en cagoule, bien emmitouflé, accompagnant des yaks chargés de choses précieuses. Il nous rejoint en récitant des prières à haute voix, et nous salue avec un sourire aimable, mais sans interrompre d’une lettre sa litanie.
Nous dépassons trois piétons : ils chassent leurs yaks avec des sifflements, et en agitant le bras droit sorti de la pelisse. Deux d’entre eux ramassent les argols, chemin faisant.
L’autre a mis son torse à nu et montre une poitrine bombée ; il est trapu, large d’épaules. De son bras droit musculeux, serré au poignet par un bracelet de cuivre, il balance une longue javeline à manche en bambou. Il la jette en l’air, la rattrape, la passe d’une main dans l’autre, la fait tourner autour de son buste, il la brandit comme pour piquer et il a de superbes poses de matador. Il marche avec un dandinement souple. Il est jeune, son mufle est en avant, son menton carré est saillant, sa lèvre supérieure est retroussée par un rictus insolent de bête qui se sent forte. Le nez est court, les narines sont larges et dilatées. Les cheveux en broussailles tombent plus bas que le front : comme une crinière, ils couvrent ses petits yeux et, raccourcissant la face, font paraître encore plus large et plus bestiale la tête posée sur un cou solide.
Allons vite chez l’amban, il nous attend sous sa tente, où nous serons à l’abri du vent d’ouest qui fait de nouveau des siennes, nous y mangerons du thé au beurre, du mouton bouilli, des langues fumées et même du curry à la mode indienne, car on nous gâte. Tout le monde est pour nous d’une politesse excessive, et par crainte d’apercevoir de monstrueuses langues polies, nous n’osons plus regarder les gens.
Nous sommes arrivés à Nigan, à 4.600 mètres. C’est là que nous attendrons une dernière fois avant de partir pour Batang, où l’on nous transportera avec l’appui du Tale Lama, car les oracles nous ont été favorables.
Nous profitons de ce dernier séjour pour refaire tous nos paquets, visiter et mettre en état les peaux que nous n’avons pu bien préparer en route. On se débarrasse de tout ce qui n’est pas nécessaire et l’on organise la caravane des serviteurs qui nous quitteront pour retourner au Lob Nor. Le ta-lama se charge de les confier à des pèlerins rentrant en Mongolie par le Tsaïdam. Une fois au Tsaïdam, nos gens continueront la route tout seuls, par le chemin des Kalmouks.
Le 31 mars, après une nuit d’accalmie et un minimum de − 20 degrés, un ouragan se déchaîne, une épouvantable bourrasque démolit et enlève les tentes carrées des Tibétains. Les nôtres résistent, elles sont envahies par la poussière. Le vent d’ouest, car c’est de lui qu’il s’agit, continue à souffler le 1er avril.
Enfin, le 2 avril, l’amban, rayonnant, vient nous annoncer que les cadeaux du Tale Lama sont arrivés, ainsi que tous les objets demandés par nous. Il nous invite à venir dans sa tente, où le ta-lama et le ta-amban nous attendent.
Nous y sommes fort bien reçus par ces grands chefs, nous avons avec eux un long entretien. Les présents sont étalés sous nos yeux. On nous donne des costumes de femmes, d’hommes, de lamas, de grands personnages, toutes les coiffures imaginables, les objets du culte, des peaux, des moulins à prières, des bâtons d’odeur, même des paquets de prières. On nous explique complaisamment l’usage de chaque objet, on nous dit son nom, sa matière, son origine.
Nous sommes frappés, en examinant les costumes, de retrouver des modes d’Europe, chez les femmes la jupe, le tablier, les boucles d’oreilles, une coiffure en forme de diadème, puis pour les hommes toutes les formes de bonnets, la casquette à oreilles, la cagoule et un chapeau de kaloun (ministre) qui ressemble étonnamment à un chapeau de cardinal d’où pendent des cordonnets à glands.
Parmi les objets du culte, la sonnette, les chapelets, les luminaires, nous rappellent le culte catholique. Et notre première impression est que ces objets restent d’une époque où les Tibétains avaient sans doute nos croyances ; ils les auraient perdues aujourd’hui, mais auraient conservé quelques-unes des formes extérieures du culte, comme cela se produit dans les hérésies. Au reste, nous renvoyons le lecteur pour ces questions à l’admirable récit du père Huc et aux travaux de nos missionnaires au Tibet, Biet, Desgodins, etc., qui ont pu les étudier encore mieux que le père Huc et avec une compétence que nous n’avons pas.
Pendant l’entretien on nous bourre de thé au beurre, de friandises. On nous parfume de l’odeur des bâtonnets, qui brûlent sans interruption. Souvent un serviteur entre avec une cassolette, il jette sur les charbons incandescents une poudre odoriférante : la première fumée qui s’élève est adressée à Bouddha, la seconde nous est offerte, et passe d’abord sous notre nez, et dans notre nez. On nous traite comme des divinités. Mais la certitude qu’on va enfin se diriger sur Batang contribue plus encore que ces adorations à nous mettre de belle humeur : tous les assistants la partagent.
L’amban manifeste hautement la joie que tout soit terminé à l’amiable. Comme il était l’intermédiaire entre ses chefs et nous, il était exposé à nos rebuffades, à nos malédictions et aux reproches de ses chefs lorsqu’il venait leur dire qu’il avait échoué dans la mission diplomatique à lui confiée.
« Maintenant vous ne me direz plus que je ne dis pas la vérité, conclut-il en s’adressant à moi. Vous êtes convaincu, je pense, que je suis un brave homme. »
Nous ne lui ménageons pas les éloges.
Puis on parle de la France, du Tonkin où nous allons, et l’amban exprime le désir de savoir où ces pays sont situés. Nous l’engageons à venir sous notre tente quand il voudra, et nous lui expliquerons la terre sur une carte.
Les chevaux qui nous sont destinés arrivent dans la soirée : il y en a d’excellents, mais ils ne sont pas ferrés et nous essayons vainement d’appliquer un fer sur leurs sabots. La corne en est trop dure, trop sèche, trop friable. Les clous la percent avec peine et ils ne tiennent pas ; ils se tordent sur la corne, et s’ils la pénètrent, ils la cassent.
4 avril. — Nous faisons à notre tour des cadeaux aux Tibétains et nous nous efforçons de les dépasser en générosité. Nous épuisons presque notre pacotille à faire des heureux. Les revolvers, les montres, les miroirs sont très demandés ainsi que les couteaux et les ciseaux. Les pièces d’or, les roubles en argent obtiennent, comme on le pense, un certain succès. De la menue monnaie encore toute neuve, brillante, est acceptée avec plaisir, car on en fera des boutons pour des costumes à la chinoise. Au reste, deux ou trois lamas de rang ont des boutons fabriqués avec des quarts de roupie anglaise.
Sommes-nous parvenus à satisfaire les quarante ou cinquante chefs et serviteurs avec lesquels nous avons été en relations, c’est ce que nous ne saurions vous dire.
En tout cas, lorsque nous nous séparons, les adieux se font avec toutes les apparences de la cordialité. On ne néglige rien pour assurer notre voyage jusqu’à Batang, on nous fournit des vivres, du riz, de la farine, de l’orge, des fèves, des pois chiches, on nous prévient de ce que nous pourrons acheter pour notre subsistance et de ce que nous devons ménager ; le riz et la farine sont rares.
Pour nous guider, pour nous présenter aux chefs des innombrables tribus, un lama nous est adjoint, il parle chinois. Il a vingt-cinq ans environ, c’est un grand gaillard, vigoureux, à l’air bonasse, et qui se révèle plus tard comme un homme à tête très solide, de grand sang-froid et de beaucoup d’à-propos. Il lui est recommandé de nous obéir ponctuellement et de nous servir avec dévouement. Les chefs lui font des présents avant le départ et lui en promettent de plus considérables s’il rapporte un témoignage de notre satisfaction.
Nous allons camper à quelques verstes plus bas et l’amban ne tarde pas à nous rejoindre, pour s’assurer de la parfaite organisation de notre caravane et veiller à ce que ceux de nos serviteurs qui nous quittent puissent retourner dans leur pays.
Toute notre troupe est dans la joie, en y comprenant nos trois chiens : ils bondissent autour de nous, se poursuivent et jouent à s’arracher des galettes d’argol.
Notre mouton lui-même exécute une fantasia, car, je ne sais si je vous ai mentionné le fait, nous avons comme compagnon de voyage un mouton de Kourla avec lequel nos gens se sont familiarisés et que notre faim a toujours respecté. Il est devenu l’ami de tous, on lui permet de dormir sous la tente, il reçoit du pain, il en vole même dans les sacs, qu’il découvre avec beaucoup de flair. Quoique mouton, il est devenu courageux et court sus aux chiens, aux chevaux ; lorsque nous achetons de nouveaux moutons, il les bat par jalousie.
5 avril. — Le retour de Parpa, de Timour, d’Iça et des trois Dounganes a été assuré hier. Ils ont reçu ce qu’il leur faut, des vivres, des chevaux, de l’argent et quelques cadeaux. Mais nos trois musulmans ont voulu passer la nuit avec leurs camarades et assister à leur départ pour l’est, aujourd’hui. Ils les aident à plier la tente, ils surveillent le chargement, ils échangent quelques menus objets destinés à rappeler à l’un l’amitié de l’autre.
Tandis qu’on charge nos yaks, nous allons chez l’amban manger une dernière fois à sa table. Il offre de l’eau-de-vie de grain à ceux d’entre nous qui lui en avaient demandé, parce qu’ils ne savaient pas encore qu’il n’en faut absolument pas boire en voyage. Et c’est bientôt, à la fin du repas, un petit vacarme qui empêche l’amban et moi de causer. Abdoullah, notre interprète, ne perd pas cette occasion de s’enivrer assez pour être incapable de bien traduire et de bien entendre. On lève enfin la séance. L’amban et les siens nous accompagnent à pied jusqu’à notre camp, où nous trouvons nos trois serviteurs et Rachmed.
Le dernier yak est chargé, une partie des gros bagages est déjà loin, il faut se séparer.
Nous recommandons une dernière fois aux bons soins de l’amban nos trois serviteurs, et nous donnons une poignée de main cordiale à ces braves gens que nous ne reverrons sans doute plus.
Nous leur souhaitons une bonne santé, un bon retour à leur foyer, et les prions de ne pas nous oublier : alors ils fondent en larmes, se jettent à genoux et c’est en sanglotant qu’ils nous embrassent les mains.
Ils serrent sur leurs poitrines Rachmed, Abdoullah, Akoun, et ceux qui vont à la côte pleurent comme ceux qui retournent dans leur pays. Tous ces gens se sont attachés dans des circonstances où les hommes ne peuvent dissimuler leur caractère ni se passer de leur voisin. Ils ont souffert ensemble, ils ont dû s’entr’aider, ils ont appris à s’estimer et ils s’aiment véritablement. Et maintenant qu’ils se séparent, c’est avec un déchirement de cœur.
Les témoignages d’affection qu’ils nous donnent sont faits pour nous toucher, car ils sont spontanés, ils viennent d’hommes énergiques, d’aventuriers peut-être capables d’un mauvais coup, mais que nous avons rendus meilleurs. Ils sont convaincus que nous les aimons, car nous avons pris soin d’eux-mêmes comme de nous, et jamais nous ne leur avons demandé un effort qui ne fût utile, ni adressé un reproche sans raison. Nous en sommes sûrs, Parpa, Timour, Iça garderont un bon souvenir de nous.
Nous serrons les mains à l’amban et à ses compagnons, que cette scène a émus, il nous promet de prier à notre intention. Et nous partons accompagnés encore pendant quelques mètres par Parpa et ses compagnons qui tiennent nos chevaux par la bride pour nous marquer tout leur respect. Il faut se quitter cependant, et ils portent la main à leur barbe avec l’« Allah est grand » que j’ai entendu si souvent, et nous les laissons là désolés et tout en pleurs.
Nos chevaux grimpent la colline au grand trot, nous sommes sur une grande route marquée par des obos, nous nous en allons à Batang, où finit la troisième grande étape. La première était le Lob Nor ; la seconde le Tengri Nor. En avant !