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L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet

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CHAPITRE II
DANS LE TIEN CHAN CHINOIS
(SUITE.)

L’interprète Abdoullah nous épouvante presque avec la passe de Narat qu’il a traversée autrefois et qui, selon lui, mettra hors d’état tous nos chameaux. A l’en croire, il faudrait coudre à chacun d’eux des plantes de pied artificielles, afin de les protéger contre les pierres tranchantes ou pointues dont la passe est hérissée. Il calcule que nous n’aurons pas assez de cuir pour le ressemelage de nos chameaux, et se lamente.

Rien de plus dangereux en exploration qu’un gaillard de cette espèce, un important aussi nul, à qui on laisserait prendre sur les indigènes un ascendant que s’arrogent souvent les interprètes. Nous n’ajoutons foi qu’à moitié aux dires d’Abdoullah et nous ne ressemelons pas nos chameaux.

Cette opération, qui ne laisserait pas d’étonner un boulevardier, est fréquente dans le désert pierreux des montagnes. Elle consiste tout simplement à coudre au pied des bêtes blessées une semelle de cuir. Tandis qu’on exécute cette cordonnerie bizarre, le client n’est pas à l’aise et il donne toutes les marques extérieures, toutes, du mécontentement. La couture achevée, on rend à la bête qu’on avait ligottée la liberté de ses membres. Il est intéressant de voir ses premiers pas d’essai avec cet accessoire qui lui permet de poser le pied à terre sans douleur : elle s’en aperçoit vite, et vite elle cesse de récriminer en son patois contre la brutalité de ses maîtres.

Après une courte étape, ayant trouvé une « bonne place », nous faisons séjour, afin de nous préparer à franchir la passe.

Nous vous dirons, une fois pour toutes, qu’une « bonne place » est, ici, celle où l’on peut poser sa tente sur un terrain à peu près égal, à l’abri du vent ou de la neige, près de l’eau et du bois. Dans les régions où l’eau et le bois manquent, une bonne place existe encore… relativement à celles qu’on a occupées précédemment, il suffit alors qu’elle soit moins mauvaise.

Un beau campement comme celui du 23 et du 24 septembre ne s’oublie pas. Nous y restons deux jours, employés à des réparations diverses. On visite les fers des chevaux, on remplace ceux qui sont usés. On veille à ce qu’aucun clou ne manque. On regarde le dos des bêtes de somme et des chevaux ; les selles qui les blessent sont modifiées ; les plaies sont pansées ; on recoud les enveloppes déchirées des charges. En un mot, tout est mis en état.

Notre vieux chamelier, Imatch le bancal, qui n’a pas voulu quitter les chameaux que nous avons achetés à son maître, les soigne avec une véritable affection. Ils le connaissent, et lorsqu’il les appelle dans la steppe à l’heure du picotin, ils viennent à lui tomme les poules vers la ménagère qui leur jette le grain.

« Ma ! Ma ! » crie-t-il aujourd’hui avec une intonation aimable. Les chameaux d’habitude s’avancent vers leur maître en se « hâtant avec lenteur ». Cette fois ils perdent toute gravité, ils accourent de tous côtés, et les voilà se bousculant, se pressant autour d’Imatch. C’est à qui sera le premier servi.

Il se passe quelque chose d’extraordinaire : aujourd’hui est un jour de fête, car on donne à chacune de ces bêtes deux ou trois poignées de sel afin d’exciter leur appétit. Ce régal inattendu les met en belle humeur et ils la manifestent par des grognements comiques.

Imatch les chasse vers la steppe, mais les gourmands se tiennent aux environs du bivouac : ils ont l’espoir que l’on distribuera encore du sel. En attendant, ils le savourent et le ruminent avec une satisfaction que marque le balancement ininterrompu de leur courte queue.

En broyant les grains entre leurs fortes meules ils font un bruit déchirant les oreilles et qu’on peut comparer à celui des roues d’une brouette mal graissée, entrecoupé de grincements de scie.

Quelques-uns de nos hommes sont déjà souffrants et il se trouve que ce sont précisément les plus paresseux. Ils souhaitent vivement qu’on les renvoie avec les guides donnés par le gouverneur qui s’en retournent. Cependant ils iront avec nous jusqu’au delà de la passe, notre personnel ne pouvant être diminué en ce moment.

Voilà dix jours à peine que nous dressons la tente et déjà nous en avons pris l’habitude et nous l’aimons. Chaque soir nous nous étendons avec plaisir à la place que nous avons quittée le matin.

Notre tente n’est pourtant ni grande, ni confortable : sa hauteur est celle d’un homme ordinaire, mais elle est assez longue et assez large pour que tous les trois nous puissions nous étendre sur les feutres, manger à la gamelle unique qui nous réunit, et savourer les tasses de thé sans se toucher des coudes.

Notre abri est d’une bonne toile cousue double et solidement ; cela suffit pour nous protéger contre le mauvais temps et nous avons la sensation d’y être comme dans un salon, quand la pluie s’abat à flots ou que la tempête se déchaîne.

Le départ des deux guides donnés par le gouverneur d’Ili a fait dans notre troupe un vide, qui est comblé presque immédiatement par l’arrivée de deux Torgoutes. Ils nous arrivent à cheval, fusil en bandoulière, une longue tresse leur battant le dos. Ils s’approchent du feu de nos hommes et engagent la conversation en langue mogole. On leur offre le thé, on les questionne. Le plus vieux répond :

— Nous nous sommes aperçus, il y a cinq jours, que quatre de nos meilleurs chevaux nous manquaient. Nous sommes partis à leur recherche. En sortant de la vallée du Youldouz, où nos tentes sont dressées, nous avons trouvé trace de chevaux, mais sans pouvoir dire s’ils nous appartenaient. A tout hasard, nous sommes venus dans la vallée de Tsakma, dans la pensée que les voleurs avaient passé par là. Et, effectivement, nous avons revu des traces allant vers le nord, c’est-à-dire vers les Kirghiz du Koungez. Puis la pluie est venue et nous n’avons plus rien discerné et nous sommes retournés sur nos pas, certains de vous rejoindre, car nous avons bien vu que vous aviez des chameaux.

— Pourquoi les Kirghiz ont-ils volé vos chevaux ?

— De tout temps ils nous ont volés, et nous ne pouvons pas user de représailles à leur égard, car ils sont les plus forts. Autrefois nous vivions en toute sécurité dans cette vallée de Tsakma ; les Kirghiz sont arrivés, d’abord ils en ont occupé une partie ; ils n’ont pas tardé à vouloir tout nous prendre. Et ce fut entre les deux peuples un continuel échange de vols ; des meurtres furent commis et finalement les autorités chinoises intervinrent et décidèrent que le seul moyen de rétablir la paix était d’obliger les deux partis à quitter les pâturages ; depuis ce temps ni Mogols ni Kirghiz n’allument leurs feux dans la vallée de Tsakma. »

Nous obtenons facilement des deux Torgoutes qu’ils restent avec nous et nous montrent la route. Ce qui se passe autour d’eux les intéresse vivement : ils promènent un œil étonné sur les armes qu’on fourbit, sur les oiseaux qu’on prépare ; ils s’étonnent que l’on conserve la peau des jambes d’un daim que Henri d’Orléans a tué. Ils échangent quelques mots en voyant l’horrible effet de la balle d’express-rifle. Puis, le menton dans la main, ils reposent enfin leur vue sur la viande du palao qu’on fait « revenir » dans la marmite et qui jaunit « délicieusement », comme on dit aujourd’hui. Et la physionomie de ces braves gens s’éclaire. Ils sont conquis.

Le 25 septembre, par monts et par vaux, sous un ciel couvert, nous nous élevons peu à peu jusqu’à la passe, que Rachmed et moi trouvons bonne en pensant à beaucoup d’autres passes.

Le soir nous campons sur les bords du Youldouz, où nous arrivons par une descente sans pierres. Les nuages nous cachent les montagnes qui serrent la vallée, et la vallée n’en est pas plus gaie. Nous sommes heureux de nous tapir dans un bas-fond, car le vent souffle glacial.

Avant la nuit tous nos chameaux sont là. L’un d’eux, acheté à Kouldja, est malade, il tombe sur le sol dès l’arrivée. On lui enlève sa charge, mais il ne peut se relever. On l’entoure et les hommes discutent à son sujet. L’un prétend qu’il « était trop gras au départ » ; l’autre « qu’il n’était pas entraîné » ; puis celui-ci soutient qu’« il a un mal à l’intérieur ». Mourra-t-il ? ne mourra-t-il pas ? Sur ce point les avis sont partagés. Mais l’interprète sait tout et il dit :

— Attendez, je m’en vais vous renseigner. C’est bien simple. Les poils de la queue du chameau vont nous prédire son sort.

Il en arrache quelques-uns et les examine, il les pince ensuite entre le pouce et l’index près de la racine, il frotte ses deux doigts l’un contre l’autre et dit :

— Je vous affirme qu’il mourra.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai arraché facilement les poils, parce que de la graisse adhère à la racine des poils, ce qui indique une maladie mortelle.

Et la figure du Petit Homme — c’est son surnom — éclate de la satisfaction d’avoir prouvé son savoir. Quant à notre brave chameau, il agonise. Il fait pitié à son chamelier, qui lui met sous la tête une peau de mouton en guise d’oreiller.

Le mourant a l’œil dilaté, il perd connaissance. Il s’agite. On dirait que dans sa cervelle se succèdent à la hâte, une dernière fois, toutes les pensées de son existence. Il semble vouloir refaire tous les actes si souvent réitérés qui lui ont formé des habitudes. Il fait l’effort de se lever, il remue les jambes dans le vide pour marcher, il meut ses mâchoires pour manger, il ébauche un bruit de gorge pour ruminer, mais le regard s’éteint, l’œil se ferme et le bon serviteur râle du râle de la mort.

Les deux Torgoutes, qui sont bouddhistes, le regardent attristés et marmottent je ne sais quoi, une sorte de prière des morts, ou mieux un souhait de bon voyage à l’adresse de l’âme, sur le point de transmigrer. Cela ne les empêche pas, l’âme partie, de dépouiller incontinent de la peau le corps qui la contenait. Puisque l’âme est partie…

Dans la nuit du 26 septembre nous avons un minimum de − 20 degrés. Au réveil, les hommes se plaignent du froid.

En chemin, au moment du thé, arrive un lama qui est un personnage considérable. Il porte un bonnet jaune en pointe, une robe de soie rouge ; deux cavaliers armés de fusils à fourche le précèdent, deux autres le flanquent. Sa longue barbe noire bien fournie dénote son origine turque ; s’il est bouddhiste, c’est par conversion.

Nous lui causons un véritable effroi en lui prodiguant des politesses. Nous avons beau l’inviter avec instances à descendre de son cheval, à venir boire une tasse de thé, il prend une mauvaise figure, maugrée je ne sais quelles malédictions, et lorsque Henri d’Orléans s’approche de lui l’appareil à la main, il détourne brusquement son cheval.

Abdoullah, de l’air le plus souriant, l’invite à se reposer et lui fait les compliments les plus flatteurs, mais il dépense son éloquence en pure perte. Le personnage se fâche :

— Je suis un grand lama, dit-il, un homme de Pékin, voyageant avec des papiers couverts de grands cachets. Qu’est-ce que vous me voulez ?

Néanmoins, tandis qu’il donne ses explications, il est photographié sans s’en douter, car il a retenu son cheval. Puis il s’en va parlant haut, en nous lançant de mauvais regards, défiant comme le chien à qui l’on tend un os, mais qui se doute que l’autre main tient un bâton.

Ces gens partis, arrive leur caravane, consistant en six chameaux encore jeunes et peu chargés. Ils transportent une tente de feutre, des coffres, des ustensiles divers. La caravane passe sans s’arrêter et en se détournant de nous.

Deux cavaliers de l’arrière-garde se présentent ensuite. Ils sont armés de fusils à mèche et de sabres à lame très large et bien commode pour couper le fromage de Gruyère. Ils s’apprivoisent facilement. De suite, ils acceptent le thé. Ils bavardent un instant, et s’étant mouchés dans leurs doigts, ils empruntent une pipe de tabac droit au sac de notre Torgoute. La pipe allumée, ils remontent sur leurs bêtes et s’en vont après nous avoir salués d’une bonne figure.

Le paysage ne change pas. C’est la steppe bordée de montagnes, nue, parfois blanche de sel, puis ce sont des tourbières aux endroits où l’eau séjourne et s’écoule lentement. Nous voyons sur le sol des cornes d’arkars, mais nous n’avons pas le temps d’aller leur donner la chasse dans la montagne.

Le soir du 28 septembre nous campons au delà du lit desséché de la rivière Borokoustè. Nous trouvons de l’herbe pour les chameaux, du kisiak (crottin) pour le feu.

Au nord, nous apercevons au flanc de la montagne une inscription en lettres immenses. Ce sont les paroles sacrées des bouddhistes ; les fidèles lettrés peuvent les déchiffrer à des lieues de distance. De ma vie, je n’ai vu écrire en aussi énormes caractères : tous les versants du Tian Chan suffiraient à peine à l’impression d’un livre. Quant aux myopes qui voudraient se livrer à la lecture d’un tel écrit, ils devraient procéder à la façon des aveugles et faire le tour de chaque lettre à tâtons. Ce serait un excellent exercice pour les lecteurs et l’on ne pourrait pas reprocher aux bibliothécaires chargés de l’entretien de cette bibliothèque montagneuse, d’être des gens de bureau immobilisés sur leurs fauteuils. Il leur faudrait un jarret vigoureux.

Mais les bouddhistes aiment à manifester leur dévotion à l’air libre et lorsque nous quittons la vallée pour gagner par une passe le défilé de Kabchigué Gol, nous rencontrons des obos à chaque point culminant des ondulations du terrain. Vous savez qu’un obo est un amas de pierres sur la plupart desquelles on a gravé des prières.

Ces obos, comme je vous l’ai déjà dit, sont placés généralement sur les hauteurs, à ces endroits où l’on fait reprendre haleine aux bêtes essoufflées par la montée. On profile souvent de ces arrêts pour tirer de sa besace un léger repas. Ensuite on prie pour que la route soit bonne, si c’est le départ, et parce que la route a été bonne, si c’est le retour. A ce propos, on marque son respect ou sa reconnaissance à la divinité en entassant des pierres ; on y plante aussi une hampe, un bâton et au bout on attache une prière écrite sur toile. On s’en va. Ceux qui viennent ensuite ajoutent des cailloux au tas commencé. Des ouvriers spéciaux, des lamas voyageurs, gravent des prières sur des pierres plates et les déposent à cette place. Dès lors l’obo est constitué, et les pâtres, les voyageurs, les tribus en marche le grossissent chaque fois qu’ils passent auprès, et ces tas de pierres atteignent des dimensions colossales et ils ont l’aspect de monuments. De pieux bouddhistes y placent des images de Bouddha, de Tsongkaba, le grand réformateur, et de petites pyramides de terre représentant des chapelles, je crois ; d’autres, des cornes gravées, des lambeaux arrachés à leur vêtement, des crins de leur cheval qu’ils lient à un bâton, n’importe quoi, ce qu’ils trouvent sous la main, et en accomplissant cet acte ils prient avec ferveur.


Pour arriver au défilé de Kabchigué Gol, mot qui signifierait « Rivière de l’Étroite Place », nous suivons le côté nord de la vallée. La route, assez bonne, serpente sur les contreforts. A droite, le regard plonge sur la vallée, où les Torgoutes ont leurs tentes ; autour, sur la steppe verte errent leurs troupeaux. Le soleil luit avec tout son éclat. Sa chaleur semble excessive après 18 degrés de froid pendant la nuit. Il suffit de se retourner pour être convaincu tout de suite que ce beau temps ne durera pas, car de l’extrémité de la vallée la masse noire d’un orage court sur nous ; le vent souffle, le soleil se voile et le grésil nous fouette, puis la neige tourbillonne et c’est l’hiver.

Heureusement nous avons atteint le sommet de la passe, j’entends une partie des cavaliers, car les chameaux ont un pas plus lent et rien ne peut changer leur allure ; ils viennent derrière.

Le soir nous nous réunissons sous les saules du Kabchigué Gol.

Pendant trois jours nous le dégringolons littéralement. Les perdrix y sont innombrables et nos chasseurs en font de véritables hécatombes. Elles sont grises, succulentes. Beaucoup de grives, de mésanges, de bergeronnettes peuplent les broussailles et les arbres collés aux parois de la montagne. Ce sont des essences d’Europe.

Nous sommes ici en pays torgoute.

Les deux hommes de cette peuplade ont leur tente dans le défilé. Ils ne sont pas riches, ils possèdent peu de bétail : des chevaux, des moutons, des vaches.

Ce sont les descendants de ces Kalmouks qui quittèrent les steppes du Volga en 1770, et retournèrent avec mille peines dans le pays d’Ili. Ceux de ces nomades que nous trouvons ici ont gardé la mémoire de ce grand exode. Ils ne peuvent rien préciser, c’est un souvenir vague.

« Nous sommes venus de la contrée des Orosses, disent-ils, où nous avons laissé des gens de notre race ; il y a deux cents ans que nous habitons le Tian Chan. »

Quant à des détails, ils ne peuvent nous en donner. Ils ont oublié les souffrances et l’énergie de leurs ancêtres.

Ils nous montrent leurs bonnets carrés à oreillères en peau de mouton et prétendent que cette forme de coiffure leur vient des Russes. Allez donc écrire l’histoire de l’Asie avec de pareils documents ! Pourtant ils savent bien que leur khan a reçu des Chinois le titre de ouantse, c’est-à-dire de roi, et qu’il a dans ses archives un papier conférant à lui et à son peuple des privilèges. Ils nous engagent à rendre visite à ce chef. Lorsqu’on est dans la plaine où la ville de Karachar est bâtie, nous disent-ils, on aperçoit le palais ou mieux la grande ferme où ce roi habite : l’œil la distingue facilement sur le fond plus sombre de la plaine, ses murailles étant blanchies à la chaux.

Nous sortons avec plaisir de cette gorge étroite du Kabchigué Gol, bien qu’elle soit sauvage, pittoresque, et qu’elle possède une source merveilleuse, qui guérit les rhumatismes et qu’on appelle Archan Boulouk, c’est-à-dire « Source du Remède ». Nous y trouvons quelques malades, des Mogols de petite taille, bien bâtis, aux pieds et aux mains minuscules, des mains non élargies par le travail, mais longues, d’oisifs. Leur tête ressemble vraiment à une boule à peine équarrie, leurs pommettes sont saillantes, leurs yeux imperceptibles, de profil leur nez fait à peine saillie.

Un lama est propriétaire d’une cahute près de la source, sous un orme ; il est le médecin consultant en même temps que le directeur et le garçon de cette station balnéaire. C’est un bon vieux, qui nous apprend que le jeune khan prince héritier des Torgoutes est parti en pèlerinage pour le Tibet.

Le 2 octobre nous sommes hors du défilé, dans la steppe. Elle s’annonçait dès 1.200 mètres par une avant-garde de yantag, dont les chameaux se régalent. Le changement est brusque, à vue. Voilà des pierres, du sable, un vaste horizon ; la température s’élève : une heure auparavant c’était une fraîcheur agréable et déjà l’on sue. Comme il est entendu que l’homme n’est jamais satisfait de son sort, dans la caravane il y en a qui regrettent le défilé et la montagne. Ces geignants sont les mêmes qui, tout à l’heure, soupiraient après la plaine. En longeant un mince canal d’irrigation nous aboutissons à une surface parsemée de broussailles et de roseaux où des Torgoutes sont occupés à la moisson du blé. De loin, les ondulations nous cachaient ces cultures.

Nous campons dans une jachère près d’un bel orme flanqué d’un obo. Un homme apparaît, vieux, l’épaule déjetée, un chapelet à la main. Il me jette un regard inquiet, mais, sans interrompre son murmure et se tenant devant l’obo, il égrène son chapelet, puis il s’approche de l’arbre, s’accroupit, trempe son doigt dans la sève coulant de l’écorce et il s’en frotte le front. Puis il ramasse deux ou trois feuilles, les serre dans sa main, et nous ayant regardés derechef, sans nous adresser une parole, il s’éloigne en répétant : « Om mané padmé houm ». Des milliers d’hommes répètent ces paroles leur vie durant, sans en comprendre le sens, mais en croyant s’assurer par ce marmottement une éternité meilleure.

Que venait faire là ce vieillard ? Peut-être satisfaire un besoin ou écarter une crainte.

Dans la journée Henri d’Orléans a mille peines à photographier des Torgoutes qui viennent rôder autour de notre bivouac. Un seul accepte l’argent que nous lui offrons et consent à poser. Ils ne comprennent rien à cette boîte avec laquelle on les vise, et dès qu’on la tourne de leur côté, ils s’en vont, parfois avec une figure où se peint l’épouvante.

Les sauvages ont toujours peur de ce qu’ils ne connaissent pas, semblables en cela aux enfants. Il est évident que si, dans le cours de l’année, le photographié tombe malade, on attribuera la maladie à la boîte des Européens.

Nous remarquons que des jeunes gens ont une sorte de cabochon en argent à l’oreille gauche. On nous explique que c’est là un engagement pris de se marier à la jeune fille qui a reçu en cadeau l’autre boucle d’oreille.

Le lendemain, 30 octobre, nous retrouvons dans la steppe et cette plante épineuse que les nomades appellent touia kouirouk (queue de chameau) et le yantag sucré, vers lequel nos chameaux s’inclinent par gourmandise chaque fois qu’ils le peuvent. Puis les abords de la rivière Ghadik, qui porte ses eaux au lac de Karachar, nous sont annoncés par des tentes, des saklis[1], des cultures. Le Ghadik en dévalant du Tian Chan se ramifie sur une surface considérable, comme s’il prenait ses aises dans la plaine ; il embrasse des îlots très nombreux et qui disparaissent sous une végétation vivifiée par une inondation périodique. Nous allons camper dans les hautes herbes d’un îlot. Notre tente est enfouie dans un bocage touffu de saules, d’ormes, de tamarix où se mêlent des jujubiers et des réglisses. Il n’y a plus trace de sentiers sur cet archipel, l’eau les a effacés et nous réquisitionnons des Torgoutes pour nous guider droit à travers ce labyrinthe herbeux.

[1] On appelle Sakli le carré de murs enfermant les tentes et les troupeaux pendant l’hiver ; presque toujours, dans un des coins de l’enceinte, un abri, une masure est construite ; elle sert d’étable et de cuisine par les grands vents et les grands froids.

Nous en sortons deux heures après avoir franchi plusieurs bras assez profonds de la rivière ; à l’époque des crues, ils ne sont certainement pas guéables. Au reste on nous dit qu’à la fonte des neiges le Ghadik forme un lac véritable d’où émergent les cimes des arbres. Les pâturages sont excellents et font la richesse des tribus groupées autour du roi des Torgoutes.

On nous engage vivement à aller visiter le potentat ; mais en accédant aux prières des Torgoutes, nous nous écarterions de la route la plus courte vers Kourla.

Nous nous dirigeons droit sur l’oasis qui nourrit cette ville. A peine avons-nous traversé le dernier canal d’irrigation empruntant son eau au Ghadik, que le désert commence. La transition est excessivement brusque : à 100 mètres de distance la température diffère. Derrière nous l’air est humide et relativement chaud, et voici que nous aspirons un air sec et très vif. Un sentier, creusé par des chameaux à l’époque où le sol était amolli par les pluies, serpente en s’élevant jusqu’à une encoche plus profonde, taillée au sud-sud-est dans une petite sierra déchiquetée et nue.

Au delà, c’est une sorte de vallée sans eau, sablonneuse, bordée de mamelons striés et s’effritant : ils offrent les aspects bizarres d’une ville abandonnée où se dressent encore des monuments en ruines.

Autour de notre bivouac viennent rôder des hommes à la taille élancée, à la barbe noire et touffue : ce sont les premiers barbus que nous voyons depuis que nous avons quitté la Sibérie et Kouldja. Ils engagent conversation avec nos hommes dans la langue turque, ils les saluent à la musulmane, et tout de suite l’un des badauds se détache et revient bien vite avec des melons qui rappellent ceux du Turkestan par leur forme oblongue et leur saveur délicieuse. Français, Russes, Tarantchis, Kirghiz, Ousbegs sont réjouis par cette rencontre de Sartes, de qui ils se sentent plus proches que des Mogols. Nous avons la sensation de retrouver des connaissances, et tous nous passons une soirée très gaie. Rachmed ne me cache pas son étonnement d’entendre parler sa langue, et il commence à croire que « presque partout habitent les Ousbegs, ce qui se comprend, l’émir Timour avant conquis la terre presque entière ».

Aujourd’hui, 5 octobre, nous faisons la dernière étape qui nous sépare de Kourla. Nous traversons encore un coin de désert et, comme hier, des chaînons de lœss érodé, ayant aussi des aspects de tours, de coupoles, de mausolées. Avant d’arriver près du Kontché Darya, sur une hauteur dominant bien la plaine, se dressent les restes d’un fortin en briques sèches et posées sur paille qu’a construit Yakoub « le Bienheureux », aussi appelé « le Danseur » par les gens du Ferghanah.

Cet homme était taillé pour les grandes choses. Prjevalsky, le célèbre voyageur russe, avait été frappé de son intelligence lorsqu’il eut une entrevue avec lui à Kourla en 1877.

La fortune de Yacoub fut prodigieuse, quoique lente, puisqu’il était homme mûr lorsqu’il devint maître de la Kachgarie et du Turkestan chinois.

Durant les quelques années qu’il gouverna ce pays, il déploya une activité peu ordinaire, couvrant le pays de constructions utiles, traçant des canaux, organisant une armée à l’occidentale, car il n’avait pas hésité à recruter, par l’intermédiaire du sultan, des officiers dans tous les pays d’Europe. Il en vint de Turquie, et peu s’en fallut qu’un de nos députés actuels n’ait été autrefois à la solde de Yakoub-Beg. Dieu seul sait ce qui serait advenu si cet audacieux Ousbeg n’avait été arrêté dans sa course.

Il eût certainement rassemblé les « douze mille bons soldats » que lord Hastings en son temps croyait devoir suffire à la conquête de la Chine, — c’est à peu près avec le même chiffre que Prjevalsky offrait de réduire en servitude les orgueilleux fils du Céleste Empire, — et nous aurions vu se constituer un État turco-mogol qui se serait étendu depuis le Terek Davane, au nord du Pamir, jusqu’au golfe de Petchili. Mais Allah avait décidé que Yacoub ne dépasserait pas Kourla, et c’est là qu’il termina son intéressante destinée, dans la forteresse bâtie par lui et qui subsiste encore. Il mourut empoisonné par son premier ministre, à qui les Chinois avaient fait de belles promesses, qu’ils se gardèrent bien de tenir plus tard.

Du vivant de Yacoub, le peuple était mécontent d’avoir été arraché à la sorte de torpeur où se complaisent les gens d’Asie. Aujourd’hui ce même peuple que les Chinois administrent regrette le « bon temps » du Badoulet (Bienheureux).

On parle de lui comme d’un grand homme et les bakchis chantent son épopée dans les festins. Et déjà l’on nous demande un autre maître, à nous qui arrivons de l’ouest, et l’on nous dit : « Est-ce que les Russes vont bientôt nous prendre ? » Ici comme ailleurs on aime le changement.

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