L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet
CHAPITRE VII
LES LACS LES PLUS ÉLEVÉS DU MONDE
Le 1er janvier, après avoir échangé des souhaits de bonne année et de bonne santé, nous constatons avec joie que ce n’est plus un ouragan qui souffle de l’ouest, mais un simple vent. Ce vent que nous trouvions insupportable quatre ou cinq jours auparavant nous paraît aujourd’hui une brise, un petit vent enfin.
Le ciel est relativement clair, et ce premier jour de l’année nous semble bien la commencer.
Nous voyons enfin où nous sommes. Au nord-nord-ouest, le volcan Ruysbroek se détache avec une netteté admirable : on dirait qu’il nous a suivis et qu’il s’est rapproché de nous. Des pics blancs se montrent de tous côtés et nous n’avons pas quitté le désert. Quant aux traces des pèlerins, nous n’en voyons plus l’ombre, et, en attendant qu’elles soient retrouvées, nous piquons au sud.
Dès l’arrivée, notre troupe se disperse, en quête de la piste que nous avons perdue. A la nuit, tout le monde n’est pas là ; on n’a rien trouvé, et le Petit Homme manque à l’appel. Ceci nous inquiète relativement peu, sachant que notre interprète n’est pas susceptible de la moindre imprudence. Néanmoins nous serions plus tranquilles s’il était là. Nous allumons des feux, nous poussons des cris, déchargeons les armes ; nous cherchons, mais vainement. Et nous craignons bien que nos étrennes pour 1890 ne consistent dans la perte d’un homme et de la route.
Le 2 janvier nous séjournons. Tandis qu’on cherchera l’homme perdu, on se reposera un peu et l’on fera fondre de la glace pour abreuver les bêtes. Rachmed et Timour s’inquiètent d’Abdoullah. Ils reviennent après quelques heures d’absence. Timour n’a rien vu, mais Rachmed ramène le cheval du Petit Homme, sans selle et sans feutre, et nous ne tardons pas à voir l’égaré qui se traîne ; on lui envoie un cheval et il arrive en assez piteux état. Ses premières paroles sont pour réclamer à boire et à manger.
Hier il s’est perdu dans la tempête ; son cheval, à bout de forces, est tombé ; il l’a traîné le plus longtemps qu’il a pu, puis, étant lui-même hors d’état d’avancer et ignorant la bonne direction, il a dessellé la bête et lui a pris son feutre pour se couvrir pendant la nuit. Il a allumé du feu avec le manche de son fouet, et, l’argol étant abondant, il aurait passé une assez bonne nuit, entre deux feux, si « son ventre n’avait été réellement trop vide ». Ce matin il a cherché nos traces et les a suivies jusqu’au camp.
Là-dessus il mange, et il boit avec un appétit formidable, extraordinaire de la part d’un être aussi exigu.
Après l’accalmie relative de la nuit et de la matinée, le vent d’ouest reprend vers neuf heures. Heureusement nous ne sommes pas sur un terrain trop meuble et nous échappons à la poussière. En effet, devant nous, la vallée disparaît littéralement, elle est effacée par un ouragan qui chasse sans interruption des nuages faits de terre, de sable, de tout ce que le vent peut emporter.
Ces nuages semblent couler ; ils ondulent en une énorme bande grise entre les collines, d’où nous les voyons, et les montagnes lointaines qui dominent cette furie, impassibles, la tête dans un ciel calme et pur.
Ayant quitté le sommet de la colline d’où j’observe ce phénomène, je descends du côté du fleuve de poussière afin de découvrir, moi aussi, quelques traces. Mais je ne vois rien qu’un sentier piétiné par des orongos qui vont régulièrement lécher la glace d’un étang pour étancher leur soif ; puis la déchaussière d’un loup. Il ne tarde pas à se montrer : haut sur pattes, immobile, il paraît guetter une proie. Il fond au grand galop sur une bande d’orongos que je n’avais pas vue. Il est peu probable qu’il atteigne ces jolies bêtes : elles ont vite pris une grande avance sur lui. Il s’arrête désappointé. Une balle coupe court à ses réflexions. Et il détale à son tour.
Quelques alouettes volettent. Des aigles noirs, des faucons à ventre blanc planent : ils chassent. Au-dessous de moi, de petits rongeurs ont leur maison au flanc d’un coteau. Ils ont creusé leur cave sous un gros lichen qui forme auvent ou tonnelle : la porte n’est pas ouverte du côté du vent. Le propriétaire s’ennuie en son trou ; il passe la tête, et, défiant, il inspecte les alentours. Rien n’est suspect. Il s’enhardit, court quatre pas, s’arrête ; il se dresse, se pose sur son séant, regarde, et de toute sa vitesse se précipite sur une racine, agrippe une bouchée de neige ou un brin de n’importe quoi et fuit vers son trou. Il se place sur le seuil, grignote et recommence jusqu’à ce que son déjeuner soit terminé. C’est un monsieur vêtu d’une fourrure gris clair, à grosse tête, forte mâchoire, le tronc très long, la jambe courte ; l’estomac lui descend plus bas que les genoux. Il considère les choses de ce monde avec un petit œil entendu ; il est gras, il rumine, il digère lentement et somnole ensuite. Il ne doit pas se soucier des tempêtes de la vie.
Par ce maudit ouragan, on voudrait être à la place de cet animal bien posé, bien rangé et l’on somnolerait, comme lui, aussi longtemps que durerait le froid, au fond d’un trou capitonné et chaud. Mais on doit étouffer là-dedans. Et puis, nous avons la peau tannée par les intempéries, et ce même vent qui nous cingle la face rend les horizons plus clairs, il nous découvre les lointains immenses que l’imagination seule atteint.
Nous vivons au grand air, nous respirons même parfois trop, mais nous ne sommes pas étouffés faute d’espace, nous ne nous enterrons pas vivants.
A la nuit, Rachmed revient du sud sans avoir revu le moindre indice du passage des pèlerins. Dedeken n’a rien vu non plus. Henri d’Orléans pas davantage ; il arrive harassé, en portant sur son dos deux têtes d’orongos qu’il a tués.
Timour est absent ; on commence à s’inquiéter à son sujet. On pousse de longs cris, il les entendra, car il a marché vers l’est, et le vent souffle d’ouest, avec une grande violence. Nous nous demandons comment il pourra revenir contre le maudit vent. Tous les vingt pas, on doit reprendre haleine.
Soudain Iça nous annonce en souriant que Timour approche. Il a répondu à un de ses appels.
Et en effet, le brave Timour ne tarde pas à apparaître. Il est exténué, essoufflé ; sa barbe n’est qu’un glaçon. Il peut à peine se tenir et tombe, plutôt qu’il ne s’agenouille, à la porte de notre tente.
Il s’exprime difficilement ; sa respiration est entrecoupée, mais sa figure et radieuse, et tandis qu’il plonge la main sous sa pelisse :
« Iz kop, dit-il, Iz… kop…, kop ; youl bar… ouzoun (Beaucoup de traces, beaucoup de traces ; il y a un chemin, un grand). »
Et il dépose à nos pieds, fièrement, trois crottes de chameau : tel Hercule remettant à Eurysthée les pommes d’or qu’il avait prises dans le jardin des Hespérides où les gardait un dragon. Ce dragon n’était pas plus gênant que notre vent d’ouest.
Cette nouvelle met la troupe de bonne humeur. On considère la précieuse trouvaille. On discute comme feraient des archéologues à propos d’une monnaie inconnue. Et nous tombons d’accord que « celles-ci » ressemblent à celles des jours précédents. Le calibre est le même, la matière est la même, et elles sont de l’année. Notre science des traces et des pistes est poussée déjà à un tel point que nous pourrions l’exprimer en formules. C’est une véritable science, acquise grâce à d’incessantes observations, à des comparaisons, à des expériences, à des erreurs, à des contre-épreuves, comme toute autre science.
Le 3 janvier, nous appuyons vers l’est, afin de rejoindre le chemin des pèlerins. Des yaks sauvages, énormes, nous regardent passer. Sans la désobéissance d’un de nos chiens, nous aurions pu abattre au moins un de ces monstres de chair, mais ils sont mis en déroute avant que nous ayons pu les tirer.
Un chameau, qui semblait bien portant, meurt subitement en montant une colline. Nous allons par monts et par vaux dans une région toujours mamelonnée, ravinée, semée de laves, et le soir nous sommes tapis au fond d’un cirque, au milieu de grès et de marnes en décomposition.
Le ciel est clair, le vent d’ouest est presque tombé complètement, nous aurons une bonne gelée. La lune est éclatante.
Le 5 janvier, la matinée est superbe. La nuit a été froide : − 35 degrés, tel est le minimum.
Je n’ose plus décrire notre route. Elle est toujours la même, faite de montées et de descentes. Sa monotonie doit être insupportable à quelques-uns de nos hommes. Une chose fait toujours partie de la route, c’est le vent d’ouest. Après les nuits calmes, il souffle régulièrement vers dix heures du matin. Aujourd’hui il est glacial comme d’habitude. Nous traversons un plateau, avec des creux et des reliefs, bien entendu, où se voient quelques touffes d’herbe, du sable, des laves et de nombreuses traces de yaks, de koulanes et d’orongos ; ils sont, avec quelques rongeurs, des alouettes rares et de plus rares corbeaux, les seuls habitants de ces régions.
Au bout du plateau, après une montée, nous apercevons au sud, par-dessus des chaînons noirâtres mais peu élevés, une bande de pics de glace alignés. Ils font partie d’une chaîne très grande, déchiquetée et toute blanche où de longues nappes de neige se déploient d’une cime à l’autre. Cela inquiète quelques-uns d’entre nous. « Comment franchir ces neiges et ces glaces ? se demandent-ils. Où sommes-nous ? Plus nous avançons, plus le froid est intense et plus les montagnes sont hautes. Une chaîne après une autre chaîne nous barre la route. C’est à désespérer d’en sortir ! »
Il y aurait vraiment de quoi dépiter des gens pressés. Je console facilement mon monde ; il suffit, pour rassurer les inexpérimentés, de leur faire voir l’horizon derrière nous, et combien leur paraissent infranchissables les montagnes que nous avons traversées.
Et puis, nous aurons du bon thé ce soir, du thé d’une belle couleur, car voici un étang gelé d’une limpidité de cristal. Sa glace est nette, composée exclusivement d’eau, pas mélangée de terre, de sable, d’impuretés. On vide les sacs où est notre provision, et l’on remplace par cette excellente glace la mauvaise qu’on emportait.
Arrivés en vue d’un beau lac qui a la forme d’un binocle, nous posons notre camp dans un bas-fond parqueté d’une plaque de glace. Notre arrivée met en fuite une douzaine d’orongos occupés à lécher sa surface. Par le soleil, l’étang avait le poli d’un miroir où les jolies bêtes semblaient prendre plaisir à considérer leurs élégantes silhouettes.
Les rebords du lac du Binocle sont couverts de blocs de lave. Le niveau de l’eau a été plus élevé. Il a baissé peu à peu ; on voit sur les berges six cercles enveloppant le lac et indiquant les étiages successifs. Nous n’en sommes pas sûrs, mais nous croyons que dans ce lac jaillissent des sources chaudes, à peu près au centre.
La nuit est superbe, si belle que je me promène assez longtemps autour du petit étang. Il étincelle autant que la lune, et il a de plus qu’elle un halo blanc de sel sur sa rive. Cet étang semble un véritable bain de mercure. Notre tente est au fond d’une cuvette parfaite ayant son bord ébréché, une encoche par où nous sommes descendus. Dans le haut, les laves ont l’apparence d’un troupeau couché, ou d’oiseaux noirs nous regardant, tels des rapaces attendant des cadavres. Le calme est parfait.
Sur les pentes se tiennent entremêlés nos chevaux, le feutre blanc sur la croupe : les uns debout, les autres, à bout de forces, sur le flanc. Les moutons se serrent frileusement l’un contre l’autre, en rond, à dix pas des tentes. Dans la nôtre, l’imperceptible lueur de la lanterne indique un preneur de notes. Dans celle des hommes, une étincelle indique le feu. Le Doungane et ses serviteurs sont couchés. Les chameaux, accroupis autour des tentes, espèrent qu’on leur donnera encore les boules de pâte que nous leur avons jetées dans la gorge aujourd’hui, afin de les soutenir. Ils rêvent de ces friandises en ruminant, en grinçant des dents, et ils sont bien sages. Les chiens, dispersés à leur place favorite, rongent des os.
Un chameau que la soif brûle se relève. Il s’approche de la glace, baisse la tête ; il veut boire, allonge son grand cou, mais bientôt le recourbe. Il est étonné, désolé que ce ne soit pas de l’eau. Et, la tête levée, un peu en arrière, dans cette attitude qui est celle des bossus et qu’on prête aux statues des orateurs, il réfléchit, et, finissant par en prendre son parti, il va rejoindre lentement ses camarades.
Il s’allonge auprès d’eux, calant sa carène de vaisseau du désert au moyen de ses appareils de locomotion soigneusement repliés.
On entend les accès de toux, les soupirs, les pelisses remuées des hommes, et les chameaux exhalant l’air en longues expirations. C’est tout. Le calme est parfait, absolu. On a envie de prêter l’oreille, dans l’espoir de saisir les bruits du firmament, comme si l’on allait entendre les mondes rouler là-haut. C’est le bourdonnement des hautes altitudes, propres aux camps de 5.000 mètres, que l’on a dans les oreilles.
Grâce à la sécheresse de l’air, la lumière tombe à flots dans la vasque où nous sommes, et mon ombre se promène sur le sol, opaque, bien dessinée : c’est une ombre d’Italie. Ici toutefois l’oranger ne fleurit pas, mais l’argol, fabriqué par les yaks, et dont les larges galettes pourront avec raison figurer dans les armoiries du Tibet lorsqu’on l’anoblira.
Mais il est temps de rentrer se coucher, voilà assez de paysage. Le thermomètre marque − 34 degrés de froid, et je l’annonce à mes deux compagnons, qui ont disparu sous leurs peaux de mouton. Henri d’Orléans rappelle à Dedeken que nous avons vu des traces de loup : « Beau temps pour l’affût, insinue-t-il.
— Ce n’est certainement pas moi qui irai, dit Dedeken.
— Ni moi non plus, répond Henri d’Orléans, mais vous qui êtes levé… me dit-il.
— Ni moi non plus ! ni moi non plus ! »
Je l’engage vivement à se dévouer. Nous n’avons pas de peau de loup dans nos collections, la science l’exige, etc., et nous rions.
Le 6 janvier, notre thermomètre marque − 40 degrés, température à laquelle le mercure gèle. Toujours une brise ouest.
Au nord-ouest, la bouche d’un cratère qui aura vomi les laves qui nous entourent. On charge dès que le soleil se montre et l’on part vers le sud.
Nous continuons en marchant à vue de pays, comme on dit. J’ai oublié de dire que nous ne cherchons plus les traces des pèlerins. Cela donne trop de peine pour de maigres résultats. Il se peut d’ailleurs que la route des pèlerins appuie trop à l’est, et, à aucun prix, nous ne voulons aboutir sur la grande route du Koukou Nor, suivie d’abord par les Pères Huc et Gabet, et ensuite par Prjevalsky. Nous nous dirigeons à peu près sur le lac de Tengri Nor, avec la préoccupation de nous tenir plutôt à sa droite qu’à sa gauche lorsqu’on regarde le sud. Nous allons devant en éclaireurs, et la caravane nous suit. Dorénavant mes compagnons et moi surtout ne chasserons qu’autant que le nécessitent les collections et la subsistance de la troupe. La route sera notre principal but. Nous n’avons pas de guide ni de piste ; nous nous en passerons. Nous créerons une route comme font tous ceux qui se lancent dans l’inconnu.
Le soir du 6 janvier, nous campons à cinq cents pas d’un beau lac, que nous appelons « Lac des Cônes » à cause de la forme des montagnes qui l’avoisinent. Nous pilons et taillons la surface d’un petit étang pour nos bêtes. Elles s’ensanglantaient en la léchant et la mordant. Les chevaux sont restés trois heures à croquer les glaçons.
Le 7 janvier, nous traversons le Lac des Cônes sur la glace, en quarante minutes. Son extrémité sud-ouest ne nous paraît pas gelée. Il est large de trois verstes environ, long d’une vingtaine. A sa surface nous voyons des herbes et le cadavre d’un cormoran pris dans la glace. Après une passe assez montueuses, nous redescendons dans un vallon bien désert où nous faisons un sort à quelques lièvres petits mais excellents. Depuis quelques jours, les grosses bêtes ont disparu, et pourtant il y a un peu de neige, de l’herbe, mauvaise il est vrai, mais de l’herbe. Peut-être que la constance des vents ou l’altitude les a écartées. Un vent de tempête et 5.000 à 5.500 mètres ne constituent pas un habitat agréable.
La journée du 7 janvier est gaie, même pour les plus sombres de nos gens, pour le Doungane lui-même. Nous avons trouvé du bois taillé de main d’homme, des arçons de selle pour yak, en bois de genévrier. Les commentaires vont leur train. « Les hommes sont dans le voisinage. Ce sont des chasseurs venus du sud, puisqu’ils avaient des yaks. Ils doivent habiter à une quinzaine de jours et avoir l’habitude de faire paître leurs bêtes ici, puisqu’ils ont abandonné ces bois de selle. Dans ce vallon, les argols sont plus petits que ceux des yaks sauvages, il y en a beaucoup. Peut-être allons-nous trouver une route aux environs », etc. Ainsi devisent nos gens et ils sont joyeux.
Puis arrive le Doungane souriant, bien qu’il ait abandonné encore un chameau aujourd’hui.
« J’ai vu des argols retournés, dit-il. Des hommes sont venus ici : ils doivent y revenir, car j’ai vu des argols retournés et c’est pour les faire sécher. »
Il invite le Petit Homme à venir, ainsi que ses amis, « manger des pâtes ». Et comptant sur ses doigts les jours qui séparent de la nouvelle année chinoise, il se réjouit :
« Encore treize jours, dit-il. Heu ! heu ! treize jours, c’est un temps bien court, mais j’ai vu des argols retournés. Les hommes ne sont pas loin et je célébrerai le premier jour de l’année, sinon dans une ville, du moins dans un endroit abrité, dans une maison.
Le Doungane ne serait pas fâché de vivre ailleurs que sous une tente de toile, où il est enfumé chaque jour par le feu d’argol, ainsi qu’un renard qu’on veut faire déguerpir de sa tanière.
Le 9 janvier, nous contournons le lac auquel nous donnons le nom de Montcalm, vers le sud-est. Les grosses bêtes errent en grand nombre : des yaks, des koulanes, des arkars et même des chamois tels que dans l’Himalaya sont en vue. Nous redonnons courage à la troupe en lui signalant la présence de bêtes qui vivent près des Indes.
Au delà d’une petite passe nous trouvons des sources chaudes mais salées et une large rivière gelée qui, grâce à la brume, semble s’écouler vers le sud-est à travers une immense plaine.
Serait-ce déjà de l’eau coulant vers la Chine ? Et la question des sources de son grand Fleuve Bleu fait l’objet de nos conversations. Nous ne savons pas si nous les avons trouvées ; en tous cas nous pouvons affirmer, ou peu s’en faut, que c’est par ici qu’il faudra les venir chercher. L’idée que cette glace alimente des fleuves qui se versent dans l’Océan Pacifique ne laisse pas de nous rapprocher du monde. En effet, si nos suppositions sont fondées, il n’y aurait qu’à descendre cette rivière pour arriver sûrement à la côte. C’est chose facile, comme vous voyez.
Le 10 janvier, nous nous arrêtons pour « raccommoder » les pieds des chameaux et ferrer nos chevaux. Le minimum d’hier avait été de − 32°,5, celui de cette nuit de − 26 degrés seulement, et ce matin à huit heures le thermomètre remonte encore à − 17 degrés. Nous trouvons la température délicieuse.
Dans l’après-midi, Henri d’Orléans vient chercher un chameau pour rapporter la peau d’un yak auquel il a logé huit balles dans le corps. Nous prenons les instruments pour le dépouiller et nous trouvons l’animal à une verste du camp. Il nous paraît être un des doyens des yaks du Tibet. Son mufle grisonne, ses dents sont usées et sa peau est déjà à moitié tannée par les années. Il nous donne beaucoup de mal à le préparer. Sa dépouille est d’un poids tel qu’un chameau peut à peine la portier.
Ceux qui la verront montée aux galeries du Muséum ne sauront jamais les tracas que nous a valu son transport.
Toute la journée le ciel reste couvert, il a le même aspect que dans la région du Lob Nor. Cette humidité de l’air est due au voisinage du lac Montcalm d’où le vent souffle.
Deux chevaux meurent dans la soirée, d’avoir bu trop d’eau. Heureusement que seuls ces deux-là ont découvert les sources chaudes, car il ne nous en serait pas resté un.
Les chameaux se sont abreuvés sans inconvénient, mais on ne les a pas laissés boire à satiété. Nos chameliers pensent qu’une rétraction de la vessie a dû se produire chez toutes nos bêtes et que le moindre excès de boisson serait mortel. Imatch est d’avis que l’on n’abreuve pas les chameaux aux sources chaudes, si l’on en rencontre plus loin.
Le 12 janvier, nous sommes dans une vallée pleine d’ossements de bêtes. Nous reconnaissons ceux des arkars, des koulanes, des yaks, des orongos, des Nemorhedus Edwardi. A quoi attribuer cette accumulation de squelettes à une même place ? Nous ne saurions vous le dire. On peut faire des suppositions diverses. Une épidémie aura sévi à un moment donné, un hiver trop rigoureux aura surpris ces animaux, ou bien une tempête. C’est peut-être encore que des fauves très nombreux ont vécu à cette place, et ce seraient les reliefs de leurs repas ; ou bien est-ce tout simplement le coin retiré où les vieux du troupeau viennent mourir. Nous ne saurions conclure.
Le 14 janvier, nous campons dans le bas de la passe qui nous permettra de franchir une énorme chaîne à laquelle nous donnons un des plus beaux noms de France : nous l’appelons chaîne Dupleix.
L’enthousiasme qu’avait excité un morceau de bois taillé de main d’homme est bien diminué. Nous sommes plus haut que jamais. A côté de notre camp se dressent des pics de glace d’au moins 8.000 mètres, et depuis trois jours nous louvoyons dans un fouillis où nous cherchons le sentier qui nous mènera de l’autre côté de la chaîne.
Mais la série de pics, la brume qui les cache juste assez pour les rendre plus effrayants encore, l’impossibilité à peu près complète de se mouvoir à une altitude d’environ 6.000 mètres, ce sont là autant de causes de découragement. « Nous n’en sortirons jamais », dit l’un ; « nous sommes prisonniers », dit l’autre. Et en effet notre marche peut se comparer à une tentative d’évasion où le prisonnier est obligé d’escalader toujours et toujours des murailles de plus en plus hautes.
Nous avions tous aperçu un oiseau à longues ailes, un oiseau de mer, un fendeur d’espaces, un égaré qu’une tempête a emporté jusqu’ici. Et Rachmed a parlé des Indes comme si elles étaient voisines ; la conclusion de ses discours fut très pratique :
« Nous avons des vivres, imitons nos chevaux, regardons où nous posons le pied et allons de l’avant. »
Le 15, nous franchissons la passe, d’environ 6.000 mètres, en suivant une pente douce. A l’ouest, nous voyons descendre des glaciers vers une large vallée que nous suivrons et où la glace sera notre chemin. Des pics blancs se perdent dans la brume : nous estimons leur altitude à 8.000 mètres au moins. Dans toute cette région, les petits lacs, les étangs sont nombreux. Les collines de terre meuble portent la marque de la fonte des neiges et du séjour des eaux : elles ont cette « frisure » et cette bouillie spéciales qu’on observe à la surface du sol où la neige a fondu lentement et d’où l’eau s’est écoulée par gouttes comme d’une éponge qui sèche. Tous les bas-fonds ont recueilli cette eau, ainsi que le témoigne la glace. Nous n’en manquerons pas ici.
Et lorsque, le 16, nous suivons la rivière, large, profonde, sur sa surface malheureusement trop lisse — là où le vent l’a « cirée » — pour que les animaux et les hommes gardent l’équilibre, nous pensons que les monts Dupleix sont l’origine d’un grand fleuve ou du moins une de ses principales sources.
Depuis plusieurs jours notre troupe est prise de la rage de l’homme. Le feu a été ainsi mis aux poudres par un bout de bois taillé au couteau.
Tout semble un homme à nos gens ; à chaque instant ils voient un Tibétain se dissimuler derrière un accident de terrain ou s’arrêter à flanc de coteau pour nous regarder, et l’on reconnaît bien vite que l’homme prétendu est un koulane immobile vu de face, un orongo couché, ou simplement une motte dessinant une figure.
Et puis, ce sont des crêtes de montagnes en décomposition qui, de loin, ont l’aspect de villages abandonnés, de postes d’observation, de tours de guet. Tout bien examiné, on a été victime d’un mirage de l’imagination. Ceci prouverait que souvent on voit ce que l’on souhaite voir, et qu’une bonne observation bien juste, avec ou sans instrument, demande une tête bien équilibrée.
Quelques moutons gras, un peu d’eau potable, la fin du vent d’ouest vaudraient mieux que des Tibétains. Mes raisons ne leur semblent pas bonnes, ils veulent voir des hommes. Et je constate une fois de plus combien il est malaisé de se passer de cet animal-là.
Après trois jours de glissades sur la rivière qui descend un étroit défilé, nous débouchons dans une plaine et gaiement. Deux ou trois véritables découvertes ont redonné un nerf extraordinaire à notre monde.
Imaginez que le 17 janvier, jour où nous trouvons des fossiles à 5.800 mètres, sur le coup de deux heures, dans une gorge bien abritée, je tombe en arrêt sur une pierre calcinée, mais seule. J’examine, je vois le sol foulé comme par un piétinement rendu plus apparent par la neige ; des tas de crottes de cheval sont épars, et dans le bas, auprès de l’herbe, des pierres sont accotées l’une à l’autre pour un feu. Voilà l’œuvre de l’homme. On a allumé de l’argol et des racines. La neige n’a recouvert ni les cendres, ni le charbon. A côté, de l’argol a été cassé depuis peu ; la partie où s’est faite la cassure est d’une autre teinte que le reste de la galette.
Puis, contre les roches, je vois un fragment de peau de mégaloperdrix auquel des plumes adhèrent. Donc des chasseurs se sont arrêtés là ; ils ont mangé et sont repartis sans passer la nuit, car on ne trouve pas vestiges d’un gîte.
Notre caravane arrive. Je voudrais pouvoir vous peindre cette scène afin de vous faire comprendre ce que c’est que de nous, mais « nous » sans personne pour blâmer ou applaudir, « nous » sans ce que nous appelons « la galerie ». Tout le monde est bientôt rassemblé autour de ces deux pierres. Timour casse gaiement les crottes pour s’assurer de leur âge. « Elles sont nouvelles, dit-il. Elles n’ont pas plus de trois jours », et il les tend à Imatch qui ne peut descendre de cheval.
« Tu as raison, dit-il, et les chevaux sont petits. »
Puis, Iça est là furetant de tous côtés, il apporte des plumes :
« Oular (mégaloperdrix), dit-il, cette plume n’est pas vieille non plus », et il en serre le tube corné avec ses dents pour voir s’il est desséché. Son avis est que les hommes ont tué ces grandes perdrix, ces oulars, il y a peu de temps.
Puis c’est Abdoullah qui regarde les racines, retourne les cendres, examine le charbon, et sa mine change instantanément, il a reconquis son aplomb. « Les hommes sont tout près » ; il se réjouit et déjà il vous a un air terrible. Il ne ferait pas bon se frotter à ce gaillard-là.
Parpa seul est pessimiste et trouve que « ce n’est pas une raison pour que nous rencontrions bientôt les hommes, car les chasseurs s’éloignent parfois beaucoup des lieux habités. Peut-être sont-ce des gens qui nous surveillent sans que nous l’ayons encore remarqué. » En fin de compte cependant, Parpa conclut que cela est de bon augure. Et comme il sait quelques mots de chinois, ce qui lui permet de s’entendre un peu avec les Dounganes qui disposent de quelques mots turcs, il engage conversation avec eux. Ils viennent d’accourir en montrant des dents aimables ; très animés, ils examinent tout, et leur chef parle amicalement avec Abdoullah qu’il avait juré de tuer quelques jours auparavant. Et il me crie « Adam ! Adam ! (Homme homme) ! » avec une grande affabilité. Il est radouci.
Je lui demande son avis et il répond :
« Certainement il n’y a pas plus de quatre jours que ce feu a été allumé et que ce crottin est là. Et, de plus, je puis dire que ce ne sont pas des lamas qui ont séjourné à cette place, car en quittant un feu ils ont la coutume (?) de disperser les pierres du foyer. »
Le 18 janvier, nous voyons des singes traverser la rivière sur la glace et se jouer sur les rochers des berges. Il nous est complètement impossible d’en tuer un seul. Ce singe est de petite taille, son pelage est roux, sa queue imperceptible, sa tête petite. Cette découverte nous égaye tous, elle excite l’ardeur des chasseurs.
Nous posons notre bivouac près de la glace de la rivière, à la sortie du défilé, où elle se tord depuis les monts Dupleix. Non loin de là, sur le plateau, se trouvent les restes d’un yourt de nomades tibétains : quatre petits fours maçonnés grossièrement ; un reste de sac en laine de yak ; l’emplacement d’une tente ; ses piquets encore plantés et consistant en cornes d’orongo ; enfin des argols de dimensions moindres que ceux des yaks sauvages, appartenant à des yaks domestiques et à des métis de ces animaux.
Au milieu de la plaine, où sont des sources chaudes, des pointes aussi étincelantes que peut l’être la glace au soleil nous surprennent.
Tout autour, le sol est à peu près net. Le vent balaye la neige et l’entasse dans les replis de terrain ou contre les obstacles. Elle tombe sous forme de grésil plutôt que de flocons granuleux, et quelquefois elle est si fine que le vent la chasse et lui fait traverser la plaine de la même manière qu’ailleurs vous voyez la poussière s’élever en colonne terminée par un panache et avancer sous l’impulsion d’un mouvement giratoire. Voilà pourquoi la plaine est à peine marbrée de blanc.
Nous approchons de ces pointes blanches : ce sont des cônes de glace ayant 6 à 7 mètres de diamètre, hauts comme un homme et parsemés, à la surface d’un véritable cristal, de quelques-uns des graviers de la plaine. Ces blocs sont fendus perpendiculairement comme certains fruits trop mûrs. Nous sommes devant des geisers gelés ; ils se sont couverts de cette calotte solide le jour où leur force de jaillissement n’a pu lutter contre les gelées. Nous trouvons dans cette plaine de beaux iabchanes (?) qui forment de superbes rosaces et nous permettent une tentative de palao, qui échoue sous forme d’une bouillie informe et trop poivrée.
On voudrait bien manger enfin de ce riz qu’on transporte depuis si longtemps, mais il est à peu près impossible de le faire cuire, à cause de l’altitude. Notre viande, bien entendu, ne cuit pas mieux. Elle ne se gâte pas, elle est conservée par des procédés frigoriques d’une extrême perfection. Lorsqu’on veut la mettre dans la marmite, on prend la hache et on taille le gigot à tours de bras ; le cuisinier a l’allure d’un bûcheron. La graisse qui nous sert de beurre a la dureté de la pierre et pourrait servir de projectile.
L’événement du 20 janvier est la découverte de la piste d’un cavalier — piste ancienne — et d’un fragment de selle d’un travail spécial, que le petit Abdoullah prétend avoir appartenu à un chameau. Cette supposition lui vaut un haussement d’épaules de Parpa, qui est de son métier fabricant de selles et qui, d’autre part, ne professe ni admiration ni respect à l’égard de l’interprète.
En entendant les commentaires sans fin que provoquent les indices les plus insignifiants de la présence de l’homme, je pense aux navigateurs à la recherche d’une terre. Ils inspectent soigneusement l’horizon, ils interrogent les flots ; une herbe, une épave, un oiseau qui passe, un changement de température, un rien suffit à les persuader qu’ils approchent d’un monde. De même pour nous, tout devient un prétexte à suppositions.
Le 21 janvier, jour de l’an chinois, est célébré avec une certaine solennité, grâce à un jeune daim tué par Rachmed. Sa chair est bonne, si bonne que nous mangeons l’animal entier. D’abord on le mange cru, puis on continue par des brochettes de viande calcinée sur les argols. C’est un repas de sauvages. Et des civilisés qui nous verraient en cercle et jouant ainsi des mâchoires nous prendraient pour des cannibales dévorant un de leurs prisonniers.
Iça est fort intéressant avec son os de gigot encore orné de viande ; il le tient à la main comme un sceptre, tandis qu’il cause. Lorsqu’il veut manger, il le passe à la flamme, il déchire ce qui a été flambé avec ses dents de loup et continue de la sorte aussi longtemps que cela en vaut la peine.
Le 22 janvier, près d’un ancien campement de Tibétains, de larges feuilles attirent l’attention des hommes ; ce sont des feuilles desséchées de rhubarbe. Ils se hâtent d’en prendre la racine. Henri d’Orléans a vu la veille des edelweiss.
Le 24 janvier, Iça revenant de chercher les chameaux crie en approchant du camp : « J’ai vu des hommes par là ! » et il étend le bras vers le sud, « j’ai bien reconnu des troupeaux de yaks et de moutons ! »
Timour et Rachmed partent aussitôt afin de vérifier la chose. Le vent d’ouest nous annonçait un changement de température, il nous paraissait plus humide que de coutume, et voilà qu’il fait tourbillonner de véritables trombes de neige et de poussière, puis un ouragan se déchaîne, et nos hommes doivent nous rejoindre sans avoir rien pu voir. Nous nous dirigeons vers le sud, la boussole à la main.
Le même soir, nos gens émettent l’avis que le Doungane ferait bien d’enlever la clochette pendant au cou de son chameau de tête. « Le bruit s’en entend de loin, et pourrait attirer les hommes. » Voilà que l’on craint maintenant ceux que l’on désirait vivement quelques jours auparavant ! On voulait de l’homme, on va en avoir : alors on commence à se rendre compte que la rencontre peut n’être pas aussi agréable qu’on le souhaiterait. Et dorénavant, lorsque les traces seront relativement fraîches, quelques-uns s’imagineront que des cavaliers invisibles nous surveillent et ils se prouveront que les empreintes sont récentes, par des raisonnements enfantins.
Le 27 janvier, nous descendons vers une petite vallée : la pente est douce, commode, on laisse aller ses jambes. C’est charmant. Quelques rhubarbes, des pissenlits, de l’herbe nous portent à croire que cette place doit être habitable pendant l’été. Des sentiers nombreux, dessinés parallèlement, mènent à des camps abandonnés. Nous ne doutons plus ; des Tibétains viennent ici régulièrement faire paître leurs troupeaux dans la belle saison. Ils passent l’hiver dans des régions plus chaudes ou mieux abritées. Nous ne croyons pas que leurs campements d’hiver soient très éloignés.
Nous cheminons gaiement. Le soleil est superbe, le ciel est d’un azur parfait, sans un nuage. Et dans cette petite vallée, le vent ne souffle pas, on se croirait au printemps. Depuis bien des semaines, nous n’avons pas eu une aussi belle journée. Mais qu’apercevons-nous dans le bas ? De l’eau. On se précipite, voilà de l’eau courante. On s’empresse de la goûter. Elle n’est pas salée. On n’en revient pas. Tous s’appellent criant : « De l’eau ! De l’eau ! Elle est bonne à boire. » Et tous boivent, les uns avec leurs mains, les autres à plat ventre.
Quelle joie ! On s’extasie devant cette rivière qui coule. Il y a si longtemps que nous sommes privés de ce charmant spectacle. L’eau qui bruit, c’est la vie. Jusqu’à ce jour, tout était mort sur les hauts plateaux, il nous semble assister à une résurrection de la nature. Puis, sur les flancs de cette vallée, nous voyons de l’herbe de l’année passée, mais de l’herbe en abondance, et, sur une terrasse large et abritée, des monceaux d’argol bien sec. Et l’on crie à ceux qui suivent : « Voilà de l’herbe ! de l’argol ! » On ne se lasse pas d’admirer cette rivière. Nous ne tardons pas à nous expliquer pour quelles raisons elle n’est pas gelée. C’est qu’elle est alimentée par de nombreuses sources chaudes fort peu salées.
Abdoullah s’écrie :
« Nous sommes aux sources de Brahmapoutra, nous allons descendre la rivière et nous arriverons à Lhaça. »
Il est le plus heureux des hommes. Il expose déjà que nous avons fait un voyage que personne n’a jamais fait, qu’enfin l’exploration touche à sa fin, et que, pour son compte, il jure bien qu’on ne le reprendra jamais à revenir dans ce maudit Tibet.
Nous passons sur la rive droite de la rivière, et, après 7 ou 8 kilomètres, ses berges s’abaissant, nous la voyons gelée et finir en une sorte de lac, sur la glace duquel l’eau glisse, jusqu’à ce que plus loin elle devienne solide. Tandis qu’on dresse la tente, je vais en reconnaissance et je constate que la rivière a un lit fort large, mais qu’elle se perd dans un lac assez grand. Peut-être le traverse-t-elle après le dégel ?
A mon retour, Abdoullah me questionne, et lorsque je lui annonce qu’il a dû se tromper, que cette rivière n’a pas d’issue, qu’elle forme un lac, il laisse tomber ses bras de désespoir, criant sur un ton très comique : « Comment ! c’est un lac ! Elle finit tout près de nous ! »
Et, cette dernière espérance lui étant ravie, sa figure s’assombrit et il me supplie de lui dire la vérité.
« C’est un lac gelé que tu trouveras plus loin », lui dis-je très sérieusement.
Et le Petit Homme gémit : « Nous n’en sortirons jamais » :
La journée cependant se passe en réjouissances. Ces sentiers parallèles se dirigent dans le même sens, vers le sud-est, et doivent être une grande route. Il ne nous faut plus que voir des hommes pour acquérir la certitude que nous sommes bel et bien sur la route du Namtso (Tengri Nor) et de Lhaça. Demain, peut-être après-demain, nous les rencontrerons. Que se passera-t-il ?
Le lendemain 29, nous partons tard, car nous avons perdu un chameau. On le cherche dans toutes les directions ; les hommes reviennent et disent qu’ils n’ont rien vu et que l’animal doit être tombé dans un trou. Je les contrains à recommencer leurs recherches, les engageant à examiner les ravins assez profonds que les eaux ont taillés dans l’épaisseur du plateau.
Rachmed ne tarde pas à ramener l’animal ; et il nous raconte qu’il l’a trouvé dormant dans un ravin, à l’abri du vent, en plein soleil. La place était bonne, et, fatigué des longues marches, du vent glacial, le chameau ne demandait que du repos, et il ne voulait pas se lever.
Tout près de là, Rachmed a remarqué une véritable route allant vers le sud-est. Déjà nous avions indiqué la direction à prendre : nous devions nous diriger sur une plaque de glace aperçue du haut d’un mamelon. Le chemin bien frayé que le chameau avait fait trouver, passant certainement non loin de cette glace, il fut immédiatement décidé de le suivre. Et nous voici à 4.400 mètres, sur une véritable route que les troupeaux ont frayée dans la steppe. Nous observons alors que nos chevaux ne savent plus suivre cette piste bien tracée, ils s’en écartent sans raison ; quelques mois passés dans les solitudes qu’aucun chemin ne sillonne ont suffi à les déshabituer de leur routine : ils ont oublié tout ce qu’ils avaient appris dans les pays habités et ne savent plus que poser un pied devant l’autre, machinalement.
Le soir, au « camp de la Grande Route », on organise une loterie. Le gagnant sera celui qui aura dit le plus approximativement la date à laquelle nous devons rencontrer les Tibétains. Grâce à la descente, tous, hommes et bêtes, sont ragaillardis.
Qui gagnera le gros lot ? Celui qui a donné la date la plus éloignée de la rencontre l’a reportée à vingt jours. Timour est le moins pessimiste : selon lui, dans quatre jours nous apercevrons les Tibétains. A notre avis, il gagnera.