L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet
CHAPITRE XII
LE TIBET HABITÉ
(SUITE.)
Le 21 avril, nous partons assez tard, car il nous faut employer des moyens persuasifs afin d’obtenir d’un chef très récalcitrant le contingent d’hommes et de yaks qu’il doit fournir. Notre lama et Rachmed font bien sentir à cet homme plein de superbe que nous distribuons tout généreusement, même les coups de bâton.
Nous faisons une petite étape jusqu’à Poioundo, à mi-chemin d’une passe au delà de laquelle nous en trouverons plusieurs autres avant d’arriver à Séré-Soumdo.
Les genévriers ont presque totalement disparu, mais les pentes sont couvertes de broussailles et d’un fourré de rhododendrons où nous voyons bondir des muscs. Des indigènes veulent nous vendre les poches à musc de cet animal, ils nous présentent en même temps ses longues canines comme garanties d’authenticité. Mais ces rusés vendeurs, qui ne demandent pas moins de 25 roupies par pièce, sont de parfaits coquins, car ils ont vidé la plupart des poches et les ont bourrées de papier.
Le 22 avril, nous franchissons plusieurs petites passes, marquées par des obos d’où sortent des branches liées en gerbe.
Nous montons à 5.000 mètres, redescendons, remontons à 4.700, puis vient une passe de 4.200, et une autre de 4.500. Ce sont « les Quatre Passes ». De temps en temps nous apercevons des tentes et des maisons sur les plateaux. Nos minimums de la nuit ne sont plus que de − 14 degrés et même − 4 degrés ; la nouvelle herbe pointe.
Le 23 avril, une pente assez raide nous mène à 4.500 mètres, d’où nous descendons dans une étroite gorge que des rochers rendent pittoresque. A notre gauche, près d’une roua de quelques tentes, tombe une cascade.
Pour nous, le spectacle est nouveau et charmant. Puis la gorge, où bruit un torrent écumeux, s’élargit en vallée, et sur les terrasses, que supportent des berges à pic, on aperçoit de nombreuses habitations à murs gris, rectangles juxtaposés, de hauteur variée, à toits plats. Leur ensemble est dépassé par un bâtiment à quatre faces, qui, de loin, donne à ces demeures l’aspect de castels dominés par une tour. Il y en a de ce genre en Toscane. Les pentes sont labourées. Des indigènes viennent nous voir passer et dégringolent les sentiers.
Nous descendons en nous étonnant d’être de nouveau en pays habité. Au moment où nous allons quitter la vallée, accourt à notre rencontre un vieil innocent à qui, la veille, nous avons donné un miroir. Il nous explique avec une volubilité joyeuse et une gesticulation d’agité que nous devons nous arrêter sur le plateau.
— Un grand chef vous attend, dit-il, c’est un grand chef et un brave homme ; moi je lui ai dit que vous êtes de bonnes gens, et il faut que vous fassiez connaissance et que vous buviez du tchang avec lui, le tchang étant une excellente boisson.
Malgré ou à cause de la rotondité de sa personne, ce chef est fort aimable. Il nous serre cordialement la main, et, nous montrant un tapis, il nous prie de lui faire l’honneur de nous asseoir.
Cette façon de Goliath trapu insiste beaucoup pour que nous goûtions le contenu de trois bouteilles en fer étamé, chinoises par la courbe et l’aplatissement. Elles portent sur le rebord des boulettes de beurre qui indiquent qu’on nous rend hommage. Nous goûtons et nous trouvons que ce tchang est fabriqué avec de l’orge fermentée. D’abord cette boisson ne nous plaît qu’à moitié. Mais nous nous y faisons vite, nous la buvons avec plaisir et nous la baptisons du noble nom d’hydromel. Elle semble inoffensive, toutefois il n’en faudrait pas trop boire, on courrait le risque de s’enivrer complètement.
Cette scène se passe par un beau soleil. Mais les bouteilles sont à peu près vides, Séré-Soumdo est sur l’autre rive de la rivière et nous nous levons pour partir. Le gros chef et tout son peuple nous font la conduite. On lui amène une superbe mule qu’il enfourche sans aide, malgré son poids, et il nous suit.
Ayant traversé la rivière près d’un rocher, nous grimpons un sentier étroit au bord du vide, et le gros homme va de son pied par précaution ou peut-être pour ne pas époumoner sa pauvre mule. Le menu peuple se trousse pour passer la rivière et nous montre de belles jambes de montagnards, qui nous paraissent longues.
Nous plaçons notre tente tout près d’un îlot de maisons posées au flanc de la montagne. Une foule de curieux et de curieuses nous entoure. La laideur des femmes et la finesse des traits de quelques jeunes gens forment un contraste dont nous nous étonnons. Nous ne croyons pas nous tromper en rappelant à ce propos que souvent des voyageurs ont fait des remarques de ce genre en Asie.
Au milieu de nos yakiers, de ces badauds qui crient et se trémoussent, deux Chinois tranchent par leur solennité. L’un d’eux est ornementé de lunettes aux verres ronds et si larges qu’ils prennent sur le front ; il fume dignement un cigare dans une longue pipe, l’autre main passée dans sa ceinture. Le second, au nez moins insolemment retroussé, a une attitude moins grave et son sourire est malicieux.
Ils engagent immédiatement conversation avec notre Akoun, qui se trouve être du Ken-si, leur province natale. Vous le savez, les Chinois d’une même contrée se soutiennent, et lorsqu’ils sont éloignés de leur pays d’origine ils se revoient avec plaisir, le provincialisme leur tenant lieu, jusqu’à nouvel ordre, de patriotisme.
Ceux-ci sont à Séré-Soumdo pour faire du commerce, ils sont les éclaireurs de l’armée de marchands qui envahit l’Asie. Ils achètent principalement du musc, ou, pour mieux dire, ils l’échangent contre du thé qu’ils apportent de Chine, thé de qualité inférieure, fournissant une exécrable tisane, mais que les indigènes préfèrent à tout, même aux roupies de l’Inde, qu’ils mettent avant les lingots.
Le musc coûterait cher, d’après ces Chinois ; une bonne poche se payerait an moins 20 roupies.
Ils l’échangent aussi contre du tabac, mais rarement, car les feuilles de tabac qu’ils roulent eux-mêmes en cigares viennent du Se-tchouen, et elles coûtent cher.
D’après ce que nous conte le plus âgé et le plus grave de ces Chinois, ils seraient tous deux les représentants d’une grande maison de commerce ayant sa tête à Chang-haï.
— Mon compagnon, dit-il, a été soldat, il a voyagé jusqu’auprès du Yunnan. Je vais bientôt partir et il restera. Il est venu pour me remplacer. Dans trois lunes je partirai. Mon temps de séjour à Séré-Soumdo est terminé. Il a duré plus d’un an et demi. C’est un stage qui me vaudra de tenir une boutique de notre maison, à mon retour. Vous seriez bien aimable de me céder un de vos chevaux. J’en ai remarqué un qui est boiteux, laissez-le-moi, je le referai, car j’en ai besoin.
— Pourquoi vous faut-il ce cheval ?
— Parce que, voyez-vous, j’ai une petite fille que je veux emmener, et je pourrai la faire voyager sur votre cheval.
— N’emmenez-vous pas la mère de votre fille ?
— Non, car je ne suis pas marié.
Là-dessus son compagnon, l’ancien soldat, nous fait aussi ses confidences :
— Je suis ici, dit-il, depuis trois lunes seulement et je trouve le temps long. Je m’ennuie. Jamais je ne pourrai apprendre cette langue ni m’habituer à ces sauvages.
Nous sommes en pays de polyandrie et aussi de polygamie. Voici comment se pratique la polyandrie. Une famille a une fille ; un homme veut entrer dans cette famille, habiter sous le même toit, et devenir le mari de cette fille. Il va trouver les parents, fait ses propositions, et lorsqu’il est d’accord sur la dot, sur le prix d’entrée, si vous aimez mieux, il le paye et devient mari et membre de la famille. D’autres jeunes gens, d’autres hommes, désireux de partager son bonheur, se présentent, frappent à la porte, et s’ils sont agréés, ils prennent place au foyer : les voilà de la famille et Co-maris.
Il arrive parfois, chose très rare, qu’un des maris, par amour, par jalousie, ou poussé par un autre mobile quelconque, veuille devenir le seul propriétaire, le seigneur de l’épouse : alors il parlemente. Il reste l’unique maître de la place, et ses collègues la lui cèdent avec empressement s’il les rembourse de la somme qu’ils ont apportée en entrant dans l’association ; il y ajoute toutefois une indemnité, qu’on discute.
Quant aux enfants, tous restent avec la femme, ou bien le mari restant et les maris partants se les partagent.
N’allez pas croire que la polyandrie soit établie par une loi ou une de ces coutumes religieuses qui en tiennent lieu. Au Tibet on n’est pas contraint à la polyandrie, comme on l’est chez nous à la monogamie. Lorsque la situation de fortune le permet, l’homme prend une femme et il ne la partage pas avec d’autres, il est monogame. Les pauvres diables sont polyandres, à la façon des financiers qui, ne possédant pas assez de capitaux, sont « quarts d’agent de change ».
Un chef puissant, riche, comme l’énorme gaillard qui nous a fait bon accueil ce matin, ne se contente pas d’une seule épouse, il en prend autant qu’il veut ; notre Goliath en possède trois. Ce pays nous fournit donc la preuve — qu’on peut acquérir ailleurs — que polyandrie, polygamie ont dû se produire d’abord pour des raisons économiques.
Voici encore un fait à l’appui de ce que nous avançons. Un homme marié quitte sa femme, la rend à sa famille, lorsqu’il trouve la vie en commun trop dure et qu’il peut, par exemple, entrer dans une lamaserie : cette faveur ne lui est accordée que moyennant l’apport d’une certaine somme versée entre les mains du prieur. En devenant lama, le pauvre hère s’est assuré contre la famine jusqu’à la fin de ses jours ; en échange de son capital abandonné à la lamaserie, il lui est payé une sorte de rente viagère.
Le 24 avril, nous quittons Séré-Soumdo quoique nous nous y trouvions très bien. Le chef, avant que nous le quittions, nous offre plusieurs pots de tchang, que nous vidons, et nous partons très gais, accompagnés par une bonne partie du village. Les bêtes de somme sont rares en ce moment à Séré-Soumdo ; on les a envoyées aux pâturages de la montagne ; d’autre part, le territoire du chef finit à peu de distance d’ici, et les habitants aiment mieux porter nos bagages sur le dos plutôt que de rassembler leurs yaks. Afin de faire vite l’étape ils se relayeront fréquemment, ils partent et en foule.
La vallée que nous remontons est bien cultivée, les hameaux y sont nombreux et aussi les grandes fermes, où s’entassent les membres d’une même famille. Les ruines d’habitations surmontées de hautes tours ne sont pas rares. Nous n’avons pu savoir si ces despobladas étaient dues à la guerre, à la dépopulation ou à des déplacements. Posées sur des plates-formes élevées, dorées par le soleil, profilées sur le ciel bleu, ces tours ont grand air et donnent à ces masures l’apparence de châteaux forts. Grâce à cette particularité pittoresque, nous croyons être des touristes sur les bords du Rhin ou du Neckar.
Après une heure un quart de marche, nous nous arrêtons à un petit village où l’on changera de porteurs. Dès l’arrivée, le chef de Séré-Soumdo, qui nous accompagne, va s’asseoir à l’écart, pour montrer qu’il n’est rien ici et qu’il ne se permettrait pas d’intervenir dans les affaires de son voisin. Ces petits potentats sont en effet très jaloux de leur autorité.
Notre présence attire une foule considérable de curieux et de badauds venus de tous les points de la vallée. Ils nous entourent en faisant un bruit assourdissant. C’est un beau désordre.
Mais il s’agit de partir, de se partager les charges, et c’est à qui ne prendra pas les lourdes ; les plus légères sont accaparées en un clin d’œil. Hommes, femmes, vieillards, enfants, tous s’en mêlent et tous discutent. Ils soupèsent les coffres, les ballots et ne veulent pas les transporter, les trouvant d’un poids considérable. L’un objecte la chétiveté de son âne ; un autre, l’ardeur de son cheval, qui est chatouilleux et ne se peut bâter ; un autre dit que son yak revient du labourage, qu’il est fatigué ; mais la dépouille du yak sauvage que nous destinons au Muséum effraye tout le monde, personne n’en veut.
Ce sont des criailleries infinies, chacun commandant, même des garçons d’une douzaine d’années. Au milieu de ce tumulte, quelques vieux lamas, béats, indifférents, tournent paisiblement leur moulin, ou égrènent leur chapelet.
Cependant on nous examine, on nous palpe sur toutes les coutures, nos vêtements en étoffes de velours les étonnent, ils l’ont tâtée. « Ce n’est pas du cuir », disent-ils, ils n’en reviennent pas. Ils échangent leurs impressions, on est abasourdi par des éclats de voix, des rires, des clameurs ! Bientôt le boucan est à son comble grâce à l’arrivée de deux lamas mendiants. Ils chantent je ne sais quoi, l’un d’une voix prodigieusement caverneuse, l’autre d’une voix tantôt aiguë, tantôt rauque ; ils s’accompagnent d’un tambourin double, frappant des mesures, puis des roulements en faisant voltiger de petits glands de cuir au bout de lanières fixées au tambourin : ils le tiennent au bout du poignet et le secouent de façon à présenter les peaux tendues à la grêle des coups. En outre, ils soufflent dans des tibias humains terminés par deux renflements en cuivre par où ils chassent des sons cornards fort désagréables. Tous deux sont nu-têtes, vêtus de jaune : l’aîné a la face totalement glabre ; quant à l’autre, dont la voix est formidable, il est chauve, à nez court, à bouche bien dentée, et il possède un collier de barbe juste assez fourni pour ressembler parfaitement à un gorille de bonne humeur.
Ce mélange d’animaux, de Tibétains et de lamas, le noir et le rouge des robes des femmes qui ont renoncé à la pelisse, les manteaux rouges des hommes, les bonnets jaunes, les verroteries étincelant au soleil, les torses nus, les yeux noirs, les dents blanches, les poses variées, les hommes qui soulèvent un fardeau, les chevaux qui ruent, tout cela fait un pittoresque spectacle.
Il durerait probablement encore si le chef, las d’argumenter avec ses sujets, ne leur avait pas proposé de s’en remettre au sort du soin de décider qui prendrait telle ou telle charge. Et il se pratique l’opération suivante : hommes et femmes remettent à un ancien une des jarretières qui tiennent leurs bottes d’étoffe au-dessus du mollet. Ce sont les numéros de la loterie, que le vieux tire avec impartialité en se plaçant au commencement de la rangée des charges et la suivant jusqu’au bout, déposant sur chacune une des jarretières qu’il prend au hasard dans sa main gauche placée derrière son dos. Personne ne discute plus, et deux hercules s’étant volontairement chargés des deux coffres les plus lourds, la foule s’abat sur nos bagages et les emporte.
A notre tour, nous suivons le flot, après avoir donné une consultation à un des lamas mendiants, dont un œil était recouvert d’une taie blanche.
Chemin faisant, nous nous apercevons que notre peau de yak, d’abord placée sur le dos d’un jeune cheval, est passée sur le dos d’une femme. Il importe de ne pas écorcher l’échine de la plus noble conquête que l’homme ait jamais faite.
Malgré l’impossibilité à peu près complète de surveiller les porteurs, nous constatons le soir que rien ne manque.
A peine notre tente est-elle dressée que notre Chinois est abordé par un Tibétain à mine intelligente qui parle quelques mots de chinois. Il lui raconte qu’il vient de Lhaça et qu’il s’y trouvait lorsque nous-mêmes étions à Dam, car le bruit de notre arrivée avait couru dans la ville. Il a trois autres compagnons, dont une jeune fille. Ils sont en voyage depuis une année. Partis de Ta-tsien-lou, où ils retournent, ils sont passés par Tsamdo et sont allés droit à Lhaça prier et recevoir la bénédiction du Tale Lama.
— L’avez-vous reçue ?
— Oui, nous avons été bénis et nous sommes contents. Dès que nous serons rentrés dans notre famille, ma sœur se mariera avec l’aîné de ces jeunes gens.
— Quel est l’autre ?
— C’est le frère de mon futur beau-frère.
— Votre beau-frère paraît bien jeune.
— Il a dix-huit ans.
— Et votre sœur ?
— Quinze ans.
— Comment vous êtes-vous décidés à entreprendre ce long voyage ?
— Nous en avons parlé entre nous quatre, et puis, étant tombés d’accord, nous sommes partis avec un peu d’argent. Aujourd’hui il ne nous en reste plus et nous mendions.
— Espérez-vous arriver bientôt à Ta-tsien-lou ?
— Nous l’espérons, mais nous ne saurions fixer la date. »
Chez nous on fait des voyages de noces ; au Tibet, des voyages de fiançailles. Aux personnes compétentes de décider laquelle des deux modes est la meilleure.
Le 25 avril nous nous élevons jusqu’à Tachiline en passant sur la rive gauche de la rivière par un pont de bois. Les piles sont des sortes de tours carrées construites avec des poutrelles dont on a rempli l’intérieur avec des pierres. On pose sur ces piles de longs madriers, on les fixe avec des cordes à une poutre transversale et l’on charge de grosses pierres les extrémités de ces madriers, pour les maintenir et peut-être pour diminuer le balancement.
A Tachiline nous devons tenir conseil avec les chefs de l’endroit afin d’obtenir des yaks pour la prochaine étape : elle est longue, elle se fait dans un désert et commence par une passe. On nous demande de partir de bon matin.
Le chef de la lamaserie nous aide, et notre personnel de demain sera composé à moitié de lamas. Ici il y en a deux cents, qui vivent dans une suite de masures assez délabrées pour que l’on conclue la pauvreté de la contrée. En effet, les indigènes cultivent peu ; ils sont plus petits que ceux d’en bas, plus misérables.
En dix heures nous atteignons Tchimbo-Tinzi, gros village avec lamaserie où l’on compte un millier d’habitants. Il est juché sur un dos d’âne isolé et bordé au sud par la rivière qui s’enfonce dans un ravin. Au nord est une vallée : elle nourrit la population, et nous y voyons des indigènes travailler sous la surveillance de lamas. Les champs sont irrigués.
Le chef de Tchimbo-Tinzi est en désaccord avec un chef voisin qui veut profiter de sa minorité pour envahir ses terres.
Le jeune chef, conseillé par les anciens, résiste ; toutefois il succombera un jour, car les autorités chinoises de Tsamdo ont été soudoyées par l’ambitieux chef de Tchimbo-Nara et elles interviendront en sa faveur. Ce serait dans le but d’affaiblir l’autorité de notre hôte.
Le lendemain, nous voyons ce chef qui a la manie des conquêtes. Nous devons l’attendre fort longtemps dans la vallée, son village étant perché comme un nid d’aigles, et lui étant complètement ivre, nous dit-on. Dès qu’il recouvre l’usage de ses jambes, il descend de son aire. C’est un énorme gaillard, à l’œil gris, qui a le tchang aimable. Il donne des ordres avec une grande décision, et met tout son monde sur les dents ; personne qui ne coure de toutes ses jambes. En fort peu de temps les yaks nécessaires sont rassemblés.
Le gros chef occupe ses loisirs à boire.
Il se tient à califourchon sur un ballot, et figure assez bien un silène très inconvenant.
De temps à autre il tire de sa solide poitrine des cris sauvages dont toute la vallée retentit. Ce sont les explosions de joie d’une bête vigoureuse, joyeuse de vivre.
Nous le quittons après un échange de paroles aimables et lui avoir acheté un mouton, au prix de 2 fr. 50 environ.
Ayant quitté à tort les bords de la rivière, nous prenons un sentier qui nous mène près d’une ferme où nous avons une scène de mœurs tibétaines.
Dans la cour, un homme nu jusqu’à la ceinture dépouille un mouton posé sur le sol ; un enfant nu de sept à huit ans tient les pattes de la bête, et en se penchant il cache sa tête sous ses cheveux tombants. Les chiens, attentifs, guettent l’instant où on leur jettera les parties immangeables. Assise sur une pierre, appuyée à la muraillé, une belle jeune femme, la moitié de la poitrine à l’air, tient un fuseau et tord du fil dans une attitude sereine ; à ses pieds une jeune fille étire la laine. Un homme assis à côté l’entretient en souriant ; un autre aiguise une lame sur une pierre, il a le torse dévêtu et allonge les bras dans la pose du Rémouleur antique qu’on voit à Florence. Une petite fille grassouillette joue avec un jeune chien, pas plus habillée que lui. Plus bas, au beau soleil, une vieille aux cheveux courts, blancs, ébouriffés, se vautre sur des cendres en savourant son reste de vie. A son côté un chien galeux, édenté, extrêmement âgé, sommeille ; son museau pelé est posé sur ses vieilles pattes desséchées, et, comme sa maîtresse, il attend la mort sous l’azur du ciel.
Nous redescendons vers la vallée, où nous trouvons un laïque occupé à graver des prières sur des schistes ardoisiers. Il enduit les entailles avec de la couleur rouge qu’il ne va pas chercher loin : il lui suffit pour cela de délayer la terre qu’il prend à côté de lui.
A Gratou nous sommes chez des gens peu sociables. Il nous est impossible d’obtenir qu’on nous vende une chèvre ou un mouton. Et c’est alors que nous regrettons de n’avoir plus nos chiens : l’un a été abandonné ; l’autre a été tué ; le troisième est de garde, mais il n’a pas le talent d’attraper les moutons ou les chèvres et de les étrangler, comme faisait celui de nos chiens qui est mort. N’ayant pu faire entendre raison à ces gens, bien que nous ayons adjoint pour quelques jours à notre troupe un lama mogol, qui nous sert d’interprète et s’efforce en vain de les amener à nous fournir de la viande, nous essayons de nous en procurer sans permission. Cette tentative vaut à Dedeken et à Rachmed une grêle de pierres lancées à la main et avec des frondes. Sur les toits il y a même quelques tirailleurs.
Quelques coups de revolver en l’air, une démonstration énergique, inspirent une saine terreur à ces sauvages : ils ont le tort de lancer les pierres avec une force et une adresse qu’on trouverait intéressantes en d’autres circonstances.
Il nous est arrivé et il nous arrivera assez souvent d’avoir des difficultés avec ces Tibétains. Ils n’ont jamais vu d’Européens, ils ne savent comment se comporter à notre égard, et, mobiles à l’excès, un rien change leurs dispositions.
Le soir même de cette algarade, les habitants du village étaient calmés et ils suppliaient ardemment notre lama mogol qui les menaçait d’aller de suite se plaindre à sa lamaserie d’avoir été frappé. Le lendemain, ils nous préparaient dès le jour tout ce qu’il nous fallait, et un regard suffisait à faire fuir le principal coupable.
A Kariméta nous campons à la porte d’une lamaserie considérable, et nous assistons à un intéressant spectacle. Les femmes des villages voisins ont été réquisitionnées pour porter des engrais dans les champs des lamas.
Cette vallée à terre rouge est soigneusement cultivée et la lamaserie en possède une bonne partie.
On vient de labourer la terre, qui a la couleur d’une chair sanguinolente dont on a écorché l’épiderme. Tandis qu’au premier étage de leur monastère les lamas chantent des prières au son des tambourins et des cymbales, plus de cinquante femmes ayant des hottes d’osier sur le dos font la navette entre les écuries des lamas et leurs champs. Elles emplissent les hottes de cendres et de crottin, et à la file, comme des fourmis charriant leurs provisions, elles vont les vider dans les sillons, au bas d’une colline. Elles marchent en désordre et avec bruit sous la garde d’un lama boiteux directeur des travaux.
Il doit fréquemment accélérer la marche de ces dames, car nous les intéressons, elles appuient un peu vers nous et s’arrêtent, regardent, jacassent. Mais s’il a le sentiment du devoir, le boiteux lama n’en est pas moins curieux, et tout en marchant il nous voudrait voir. Cette violente envie de tout concilier nous procure un spectacle bien amusant. Notre homme a une jambe beaucoup plus courte que l’autre et il doit regarder le sol chaque fois qu’il la pose dessus ; mais, voulant nous regarder, il tourne ensuite immédiatement la tête vers nous. Et le voilà marchant les mains au dos, égrenant un grand chapelet, lançant sa courte jambe, baissant la tête, la relevant, la tournant à droite, penchant à gauche, criant « marche ! » à ses ouvrières, scandant son allure, se redressant sur la bonne jambe, criant encore, puis lançant les bras pour rattraper l’équilibre qu’il a perdu contre une pierre, bref s’agitant comme mû par une mécanique et le plus comiquement du monde.
En examinant la lamaserie, qui est composée, comme toutes les lamaseries, de maisonnettes et de chambrettes juxtaposées, avec une salle plus grande réservée au culte, et appelée pagode lorsqu’elle est ornée, nous voyons de près les différents ustensiles de culture. D’abord un râteau fait comme nos râteaux de moulin, d’une planchette en forme de quartier de lune, avec un manche. Une pioche est faite d’un cube de bois taillé en pointe du côté où il s’enfonce dans un cornet de fer. Le métal est rare par ici et on l’emploie avec parcimonie. Une autre sorte de pioche est semblable à celle que nous employons pour jardiner, mais le tranchant seul est en fer, le reste est en bois, le manche est long.
Un laïque bat la paille d’orge sur les toits de la lamaserie au moyen d’un fléau double consistant en deux baguettes attachées par une courroie fixée à un manche : ces baguettes servent à couper la paille menu, car on ne la donne aux bêtes qu’après lui avoir fait subir cette préparation.
Ajoutons à ce propos que ces Tibétains prennent plus de soin de leur bétail que d’eux-mêmes. Les chevaux sont l’objet des meilleurs traitements ainsi que les yaks qui transportent nos bagages. Dès qu’ils paraissent s’affaiblir, ils sont nourris, tout spécialement, d’une bouillie faite avec des niouma, sorte de navets. On la leur verse dans la bouche à l’aide d’un entonnoir fabriqué avec une corne creusée.
A Kariméta nous obtenons assez facilement qu’on transporte nos bagages à Tchoungo, en haut de la rivière de Ta-tchou.
Tchoungo est un village assez considérable et qui doit une certaine renommée à un obo colossal dont on ne fait le tour qu’en trois minutes au pas de promenade. L’obo enserre la maison d’un lama qui en est comme le gardien.
Sans cesse, des indigènes venus de la montagne tournent autour de cet amas de prières, en ayant soin, par respect, de l’avoir à leur droite. Des vieillards eux-mêmes se traînent péniblement, en s’appuyant sur leurs béquilles, pour accomplir leurs devoirs religieux.
Le temps est superbe, nous sommes descendus à 2.700 mètres : c’est pour nous la plaine et nous jouissons enfin d’une température d’été. Le thermomètre marque dans la journée un maximum de + 25 degrés à l’ombre, et la nuit il ne descend qu’à − 3°,5.
Après quelques difficultés avec les autorités, que nous décidons, par des menaces, à nous aider, nous partons pour la grande lamaserie de Boutchi.
Au sortir de Tchoungo nous nous élevons sur des plateaux en suivant une gorge pittoresque. En deux heures nous atteignons une passe sans pierre de 4.000 mètres ; et au delà c’est une pittoresque descente à travers des roches, des genévriers, des églantiers, des rhododendrons, des broussailles et des bois de sapins.
Dans la berge de la rivière sont creusées quelques grottes où l’eau pénètre.
Les ombellifères gigantesques sont très nombreuses, elles ont des tiges grosses comme le poignet. Nous trouvons quelques passereaux, des courlis, des bécassines. La promenade nous semble charmante, jusqu’au moment où, un orage éclatant, la grêle tombe, le tonnerre gronde.
Après une bonne nuit nous recommençons la série de nos ascensions. En deux heures et demie nous arrivons à 5.300 mètres, au sommet de la passe Dâla ; au sud-ouest nous apercevons une grande chaîne avec des pics neigeux de 6.000 à 6.500 mètres.
Au nord, les montagnes s’étagent et ondulent à l’infini, mais elles sont grises, sans neige. C’est un océan à vagues longues, une houle de calme, comme disent les marins.
La descente ou mieux la glissade s’opère sur la neige, où sont marqués les pieds d’un gros ours brun à poitrine blanche, qui ne juge pas à propos de se laisser tuer.
De nouveau nous sommes dans le désert, les pentes sont nues : à peine, de-ci de-là, quelques touffes de genévriers s’ébouriffent. Puis on arrive dans la vallée de Dutchmé, où sont réunies quelques tentes, et où nous perdons un jour à attendre des yaks qu’il faut quérir au loin, bien qu’un chef en ait sous la main autant qu’il nous en faudrait ; mais il doit se conformer à la coutume ; elle exige que toutes les tribus de la région contribuent aux transports dans une certaine mesure.
Puis on suit les rivières Détchou, Sétchou. En longeant les bords de cette dernière nous traversons des forêts de sapins qu’on exploite. Nous apercevons des tas de bois fendu. Les daims musqués, les crossoptilons, sortes de faisans blancs ou de couleur bleu ardoise, sont très nombreux dans ces bois. Nous en faisons un joli massacre.
Puis le Sétchou s’engage dans une gorge, et nous nous dirigeons vers une autre passe, celle de Djala, nom qu’on donne aussi à l’ensemble de la chaîne.
Le Djala a 4.500 mètres de haut. Un sentier pierreux mène à l’obo, près duquel on fait souffler les bêtes. De ce point, nous découvrons le plus beau paysage alpestre que nous ayons vu jusqu’alors. A nos pieds, les pentes sont couvertes de sapins, de rhododendrons, de genévriers d’un vert intense. Plus haut, des plateaux herbeux sont tachetés de troupeaux ; près des cimes, dans des crevasses, la neige est éclatante de blancheur. Mais ce n’est pas la nature qui attire surtout notre attention, c’est ce que nous voyons plus loin dans la vallée, où nous allons retrouver le Sétchou se tordant entre les falaises. C’est l’œuvre de l’homme que nous admirons. On ne pouvait mieux placer cette pagode, large carré s’élevant par étages et servant en quelque sorte de piédestal à une colonne dorée : de loin, on dirait qu’une flamme brillante s’élance vers le ciel.
Quand on a vécu, comme nous venons de faire, pendant plusieurs mois sans rien voir qui ressemble à un monument, et qu’on aperçoit subitement un édifice réellement imposant, on se rend compte, par l’impression que l’on ressent soi-même, quoique habitué aux colossales constructions d’Europe, de l’émotion que la vue d’un semblable édifice doit causer à de sauvages Tibétains. On comprend qu’ils murmurent des prières en apercevant la pagode, et qu’ils se fassent une idée haute du grand lama qui l’habite.
Certainement les Tibétains ont une vénération profonde pour cette demeure du Tale Lama. Voient-ils un symbole dans les sept bandes doubles peintes en blanc sur les murs noirs de l’édifice ? Rêvent-ils en contemplant cette pyramide qui semble d’or, et qui finit par une flamme se dirigeant vers le ciel ? Voient-ils dans cette flamme une allusion à la grande âme qui se promène dans la nature bouddhique ? Nous en doutons. Ce seraient là des sensations un peu trop littéraires. Le sauvage ne sent pas si finement. Mais nous pouvons affirmer que ce spectacle leur inspire une crainte mystérieuse.
A côté de cette belle pagode, où l’on arrive par un pont de bois, une lamaserie adosse au flanc de la montagne les nombreux étages de ses maisonnettes peintes.
Le village des laïques est plus bas : leurs maisons basses, longues boîtes à toit plat, sont agglomérées dans la presqu’île de Routchi, que ronge la rivière au sud, et dont des brise-lames, formés de troncs d’arbres réunis en dents de peigne, défendent les rives contre la voracité de la rivière.
Dans le village on voit un grand va-et-vient de yaks traînant des troncs de sapins. Nous voyons des flottages tout prêts et des schlittes dans les bois, où travaillent des bûcherons avec de lourdes haches. On ferait un grand commerce de ce bois, ce serait la source principale de la richesse de la lamaserie.
Lorsque le village a disparu derrière nous, nous apercevons des vaches dans les prés verts ; des yaks se vautrent dans les mares ; les arbres qu’on fait rouler à la vallée font le fracas du tonnerre ; le sentier s’enfonce sous l’ombre épaisse des sapins, le vent souffle, il balance cérémonieusement les fûts élancés, et fait frissonner les branches ; le Sétchou torrentueux bat les berges. Nous avons été transportés en Suisse, cela est certain. Puis voilà des balcons étroits au-dessus du vide. Et nous pensons que nous pourrions bien être dans l’Himalaya.
En tout cas, voici des Alpes charmantes propres aux excursions avec billets circulaires.
A partir de Routchi nous sommes dans le Tibet pittoresque. Le pays est riche, en comparaison de ce que nous avons vu auparavant. Les champs sont protégés par des haies de branches de sapin entremêlées. Des billes de bois plantées entourent des pacages où broutent des troupeaux qui amendent le sol et où l’on enferme surtout les moutons et les chèvres, car elles dévastent tout. Des précautions sont nécessaires, l’orge montrant déjà son herbe verte. Aussi de tous côtés on répare les haies qui ont besoin de l’être, on en construit de nouvelles avec des branches de l’année. Ces branches sécheront, et en hiver, quand les moissons ne couvriront plus la terre, mais les neiges, on les brûlera.
Le 7 mai, nous sommes au village de Houmda, bâti sur un dos d’âne de conglomérat que lime à l’est un torrent qui se jette dans le Sétchou à 400 mètres de là. Nous trouvons un poste de soldats chinois légèrement abêtis par l’opium ; ils sont chargés du service de la poste et de la police de la montagne. Ils nous vendent des œufs le plus cher qu’ils peuvent, et se montrent d’une politesse excessive. La plupart d’entre eux sont là depuis de longues années, ils se sont mariés avec des Tibétaines et déjà ils oublient leur langue maternelle. Quant à la police de la montagne, c’est le moindre de leurs soucis, et les brigands, s’il y en a, peuvent opérer en toute sécurité. Ces Chinois tirent de nous tout ce qu’ils peuvent avec une obséquiosité et une insistance qui contrastent avec la sauvagerie des Tibétains.
C’est à Houmda que nous achetons la petite guenon à fourrure épaisse que nous avons rapportée en France et qui est au Muséum. Un soldat chinois, en nous la vendant, dit d’un air malicieux :
« Voilà la mère des Européens ».
Comment a-t-il eu connaissance de nos discussions au sujet de l’origine de l’homme ?
De Houmda la route va à l’est par Tsamdo. Réflexions faites, nous prenons la résolution d’éviter cette ville populeuse, où les Chinois sont nombreux et gouvernés par un mandarin. Il serait difficile d’en sortir, dans le cas où ce mandarin du Céleste Empire voudrait nous prouver son pouvoir. La prudence nous commande de faire un détour par les montagnes dans la direction du nord.
C’est grâce à ce détour que nous visitons Lagoun, le 8 mai. Retenez bien ce nom, car c’est celui d’un grand centre industriel. On arrive à Lagoun par un chemin que tracent les haies qui cernent les champs. Des maisons sont posées l’une auprès de l’autre. Après en avoir compté une vingtaine, on trouve un espace vide, une place (?), où nous remarquons un tas de charbon de bois.
Puis nous entrons dans la cour du chef, et, parmi les nombreux badauds qui nous dévisagent curieusement, nous en voyons dont la face est noircie par la fumée. Nous nous informons, et l’on nous répond que ce sont les ouvriers de l’usine, qu’il y a ici une fabrique de haches, de pioches, de toutes sortes d’outils en fer.
Nous nous empressons d’aller visiter cet établissement, que nous indique le tapage des marteaux. Ces pan ! pan ! frappés en cadence évoquent devant nos yeux les cratères flamboyants de Bochum que nous avons aperçus pendant la nuit. Il y a bien longtemps que nous n’avons entendu la musique des marteaux.
Par une porte basse nous descendons dans la forge creusée en terre ; quatre poteaux supportent le toit en auvent par où tombe la lumière et s’enfuit la fumée.
Un être est agenouillé entre deux soufflets en peau de chèvre qu’il manie alternativement de l’un et de l’autre bras. C’est un vieillard, posé entre les deux grosses outres, et nu jusqu’à la ceinture ; on croirait voir un damné véritable. Sur son cadavre presque transparent est une tête décharnée dont la large bouche montre une longue dent ; les cheveux rares pendent comme des crins, la peau est un parchemin noirâtre, les côtes sont saillantes comme des cercles ; du bout des clavicules tombent en guise de bras deux antennes démusclées.
Cinq ou six jeunes hommes sont debout, silencieux, maigres, étiques, noircis, peut-être momifiés, car ils restent immobiles sans souffler mot. Pourtant ils vivent par leur œil morne.
Le vieillard cesse de gonfler et d’aplatir les outres. Il se lève, et, toujours sans dire mot, il s’approche d’un sac, remplit de zamba une grande écuelle de bois et s’assied. Les jeunes gens s’accroupissent auprès de lui, ils tirent chacun leur tasse de leur peau de mouton tombée sur leurs reins. La farine leur ayant été distribuée, ils passent une grande aiguière au vieux, qui se verse de l’eau dans sa tasse, et l’imitent. Puis, de leurs mains crochues, noires et osseuses comme des griffes, ils pétrissent lentement leur marende, toujours silencieux, fixant sur nous leurs six paires d’yeux sans expression.
Nous donnons une pièce d’argent à ces misérables. Le vieux la prend, il est stupéfait de notre manière d’agir. Qui lui a jamais rien donné ? Il regarde la roupie, la palpe, la retourne, et ayant constaté que c’était bel et bien de l’argent, il jette à ses collaborateurs attentifs un regard pour les assurer qu’il n’y a pas tromperie : il se met à rire et les autres de rire aussi.
« Zamba », lui dis-je avec le geste du doigt vers la bouche et en montrant chacun des ouvriers.
Vous en avez bien besoin, pensé-je en même temps, car vous crevez de faim, pauvres hères du Tibet !
Et alors, tout joyeux, ils montrent leurs dents en souriant. Les plus jeunes en ont d’excellentes et qui sont faites pour manger. Ils posent leurs tasses et remercient en levant les pouces, puis se remettent à pétrir leur mauvaise pâte.
Leurs outils sont primitifs. Nous voyons des marteaux à une main et à manche très court ; des marteaux à deux mains et à manche très long ; des cisailles grossières à une main et une à deux mains ; une auge creusée dans un tronc d’arbre est à demi pleine d’eau, on y met le fer refroidir ; la forge est une auge en terre où brûle le charbon de bois et que l’on enflamme à l’aide des outres posées plus haut.
A côté de la forge, un tronc d’arbre posé de champ est à moitié enterré dans le sol, et dans l’épaisseur du bois un gros lingot de fer est incrusté pour servir d’enclume.
Ces lugubres ouvriers ont, en outre, des tours pour forer, consistant en deux bobines superposées ayant entre elles un intervalle et leur axe unique tenu entre deux planchettes horizontales ; le foret est en bas, dans un godet de fer, le sommet de la bobine flotte et joue dans le trou pratiqué dans la planchette du haut. Les bobines sont creuses, en bois, et remplies de sable et de limaille que recouvre une peau ; on leur imprime le mouvement de rotation au moyen de poignées en croix adaptées dans le bas.
Et voilà un antre de l’Industrie sauvage, le Creusot du Tibet, et son installation sommaire.