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L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet

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CHAPITRE IV
LES HAUTS PLATEAUX

La ville de Tcharkalik commence par un asile, vetus urbes condentium consilium. « Mot profond que la situation de toutes les vieilles villes de l’antiquité et du moyen âge commente éloquemment… » On parle de Rome ; l’histoire (?) de sa fondation m’est soudainement revenue à la mémoire, et je me surprends à citer quelques lignes de Michelet.

La faute en est à ce que la géographie, les choses présentes, pour mieux dire, jettent des lueurs sur les choses passées et font entrevoir ou deviner la préhistoire.

Ce que je vois à Tcharkalik, ce que l’on me conte, pourrait fournir matière à des rapprochements bien intéressants. Peut-être pourrais-je vous donner une idée, vague sans doute, de la manière que les villes naissaient dans l’antiquité. Je dis « naissaient dans l’antiquité », car il ne se passe ici rien de comparable à ce que j’ai vu dans les colonies russes de l’Asie, rien de comparable à ses jaillissements de villes américaines qui commencent par un hôtel éclairé à la lumière électrique et l’installation du téléphone.

En revanche, nous pourrions vous offrir le spectacle d’une agglomération de réfugiés, chasseurs, chercheurs d’or, cultivateurs de la terre ; vous les montrer en lutte avec des autochtones qui leur sont intellectuellement inférieurs, puisque, avant l’arrivée des Khotanlis, les Lobis n’avaient pas encore jeté la première mue de la civilisation, puisqu’ils étaient encore chasseurs et qu’ils ignoraient ou ne pratiquaient pas le labour.

Nous pourrions vous montrer ce qu’est une question agraire à sa première phase, ce qu’est la politique intérieure la plus rudimentaire, et la politique extérieure telle qu’elle vient de naître du voisinage d’un plus fort et d’un besoin d’alliance, et tout cela, cher lecteur, sans aucun ministère.

Mais laissons cela.

Voici novembre, le 1er novembre, et nous n’avons pas terminé notre besogne. Ce que nous venons de faire n’a été qu’une agréable promenade semée d’inconvénients si minimes, qu’ils en étaient comme les condiments, la rendant encore plus agréable.

Nous vous avons dit que la première grande étape était Kourla ; la seconde est Tcharkalik ; la troisième sera Batang, si nous continuons à réaliser notre programme avec le même bonheur. Et Batang est loin, des déserts nous en séparent, l’inconnu est en travers de nous. Et après Batang, c’est le Tonkin, à l’autre bout de l’Asie, au bord de l’Océan. Heureusement qu’en voyage on n’a pas de temps à perdre et qu’en règle générale les voyageurs, rêvassant peu, ne cherchent pas à s’imaginer des raisons de ne pas agir ; sans quoi, nous pourrions nous effrayer de notre entreprise, quoique nous ne puissions pas dire que notre projet soit au-dessus des forces de l’homme, car nous n’avons encore rien essayé. Les circonstances peuvent nous être plus favorables qu’à nos devanciers, et nous réussirons. Qui sait ?

Il nous faut donc trouver à tout prix cette route, que nous appelons, dans nos conversations, « la route du Sud ». Nous mettons nos gens en campagne, et chacun cherche à découvrir l’homme précieux qui la connaîtra et voudra nous la montrer. Il suffit que l’un de nos gens ait questionné maladroitement, et voilà que nous ne pouvons obtenir un renseignement précis. Au reste, peu de nos serviteurs se soucient de poursuivre le voyage ; les personnes aimant l’exploration ailleurs que dans leur chambre ou dans un bon campement sont plus rares qu’on ne pense. La route du Sud est notre grande préoccupation, elle le sera longtemps.

Nos trois Sibériens vont nous quitter. Ils devaient venir jusqu’au Lob Nor, et j’essaye vainement de les entraîner plus loin. Ils ne s’en soucient pas.

Le chamelier doungane veut aussi retourner sur ses pas, nous ne le retenons que par l’appât du gain.

Nous cherchons des volontaires dans les gens du pays pour remplacer ceux qui partiront. Deux se présentent, l’un connaît le chemin de Bogalik, suivi autrefois par l’Anglais Carey. Nous leur promettons de bons gages, et leur entrée dans la troupe relève un peu le moral des Dounganes.

Le chef de nos chameliers le vieil Imatch, bien que marchant difficilement, ira jusqu’au bout, jusqu’où nos Khotanlis iront.

Ce brave homme au rude parler n’a pas de crainte, son seul désir serait d’avoir de meilleures jambes. Il est affectueux, il aime ses chameaux et ne les veut pas quitter.

Il est Kirghiz d’origine, de la tribu des Kizaï, qui habitent la Sibérie et la province de Kouldja.

Souvent, le soir, autour du feu, nous faisons causer le vieil Imatch. Il aime à parler de son pays et du grand événement de sa jeunesse, qui fut l’insurrection contre les Chinois.

« Je n’ai pas oublié ces choses-là, dit-il, et aussi longtemps que je vivrai elles me resteront dans la tête. J’avais vingt ans, il y a de cela vingt-deux ans. Les Dounganes et les Tarantchis se soulevèrent les premiers. Nous autres Kizaï vivons loin des villes et nous n’avions que peu de rapports avec les Chinois : aussi, dès l’abord, nous ne voulions pas nous soulever. Mais les Dounganes nous envoyèrent des émissaires avec ce message : « Si vous refusez de nous aider, lorsque nous en aurons fini avec les infidèles (Chinois), nous tournerons toutes nos forces contre vous et nous vous anéantirons ». Alors les anciens de nos tribus tinrent conseil et ils dirent : « Nous ne risquons rien à aider les Dounganes et les Tarantchis, car il est clair, d’après ce qui se passe, que pas un Chinois ne survivra. Il y aura beaucoup de butin pour les braves. Nous avons une belle occasion de nous enrichir aux dépens des infidèles. Marchons avec l’aide d’Allah et nous reviendrons riches. »

« Alors nous nous sommes armés de sabres et de haches, car nous avions peu de fusils, et, montés sur de bons étalons, nous avons attaqué les Chinois.

— Étaient-ils braves ?

— Plus faciles à tuer que des moutons.

— En as-tu tué aussi ?

— Oui, j’en ai tué le plus que j’ai pu. A chaque pas nous rencontrions des fuyards, nous leur prenions leurs chevaux, leurs vêtements s’ils en valaient la peine. Parfois on laissait la vie aux jeunes, mais ceux qui les rencontraient plus loin la leur enlevaient.

— Vraiment, les Chinois n’étaient pas braves ?

— Braves comme… dit Imatch en crachant après s’être servi d’une comparaison malpropre. Seuls les Solons ont montré un peu plus de cœur. Quel Kirghiz pourra oublier Baïan-taï. On avait cerné cette ville, et nous avons tout tué, à l’exception des enfants et des femmes. Nous nous les sommes partagés et nous avons été punis de notre faiblesse, car ces femmes ont gâté le sang de notre race. »

Imatch conte ces exploits d’une voix rauque, avec les gestes de frapper de grands coups de taille. Aussi lui donnons-nous un grand sabre russe de cavalerie avec lequel il se propose de pourfendre les ennemis.


Nous recrutons deux indigènes ; je crois que nous aurons lieu de nous en louer plus tard.

L’aîné s’appelle Timour. Il a été pâtre, il est chercheur d’or et chasseur lorsqu’il a des loisirs. Il est marié et il cultive un coin de terre. Il a souvent erré dans l’Altyn Tagh, le Tchimène Tagh, et les hauts plateaux ne l’effrayent point. Il exécute les ordres sans broncher, il travaille vite, on le dit infatigable marcheur, il sait soigner les chevaux et les chameaux. Il rit volontiers, il est d’humeur égale, et, qualité précieuse, il est content de son sort à Tcharkalik. Un tout petit morceau de sucre en fait le plus heureux des hommes. Tout ce que nous faisons l’intéresse : il regarde les armes avec plaisir, les oiseaux préparés avec attention, il les reconnaît, dit leur nom. C’est un curieux. Le soir on l’entend chanter, raconter des légendes ; quand Rachmed ou un autre débite une histoire, il en suit toutes les péripéties avec soin, riant, s’exclamant ; bref, c’est un poète, un aventurier, un amoureux du nouveau.

Lorsqu’on lui demande s’il fera froid dans les montagnes du Sud : « Oui », répond-il, et il cache ses mains dans les manches de son vêtement, et les réchauffe sous ses aisselles, puis il agite les bras en disant : « Ce n’est rien », et il rit. Avec cela il n’est pas trop grand, pas trop gros, et très alerte, il danse légèrement. Bien plus, il sait les prières, on le tient pour un mollah, et il possède des paroles contre les maladies. Un homme complet, comme vous voyez.

L’autre, plus jeune, âgé d’une vingtaine d’années, a nom Iça. Il est très vigoureux. Il dépouille un mouton avec la plus grande dextérité et sait parfaitement cuire le riz. Avouons qu’il mange l’un et l’autre avec une non moins grande dextérité. Tout ce qui a trait à la cuisine l’intéresse : fendre le bois, allumer le feu, l’entretenir, aller quérir de l’eau, nettoyer la marmite, ce sont là nobles besognes dont il s’acquitte à souhait. Il se souvient le lendemain de ce qu’on lui a dit la veille. Il a un rire éclatant, mais tellement naturel qu’on l’entend avec plaisir. D’habitude il est assez sombre. Il aurait le défaut de fumer le hachich, mais en petite quantité. Ceux qu’il a servis sont contents de lui. Une nuit, je l’ai vu se coucher sur une simple natte posée près du feu, sans autre vêtement qu’un kalat déchiré. Il a dormi fort bien à cette place, quoique le feu se fût éteint et que le minimum de la nuit fût de − 19 degrés. Le lendemain il s’est levé très gai et sans le moindre rhume de cerveau. Vous comprenez que nous ayons arrêté là l’examen qu’on lui faisait subir à son insu, et que nous lui ayons pardonné d’avoir fui la maison paternelle, après avoir cassé les deux bras à sa belle-mère.

En effet, Iça avait reçu une femme de la main de son père. L’union était, paraît-il, heureuse. Mais la seconde femme du père d’Iça avait pris en haine son beau-fils et sa bru, et, raconte-t-il, il n’y avait pas d’avanies, de méchancetés qu’elle ne fît subir à la jeune femme en l’absence des hommes.

Iça résolut de se venger. Un jour que la marâtre était seule à la maison, il la roua irrespectueusement de coups de bâton, si bien qu’il la laissa pour morte dans la cour et les deux bras cassés.

Il renvoya sans tarder sa propre femme à sa famille, il réunit ce qu’il put du butin, et, ayant conté l’accident à quelques amis, il monta à cheval et se sauva de Kiria. Après des aventures diverses il vint échouer à Tcharkalik, qui paraît être un lieu de rendez-vous pour les originaires de la province de Khotan pressés d’un subit besoin de prendre l’air.

Nous renouvelons les provisions, nous en achetons encore que nous comptons faire transporter par les indigènes jusqu’à ce qu’elles soient épuisées. Car, je le répète, c’est le point important pour nous, il nous faut assurer la subsistance des hommes et des bêtes.

Le jour de la fête de la naissance de Mahomet, les autorités en corps viennent nous rendre visite et nous offrent des présents. Ils veulent que nous participions à leurs réjouissances, car nous sommes loin de notre patrie, de nos foyers, et il serait malséant à eux de ne pas nous inviter. Je les remercie, je leur répète que nous n’avons pas de mauvaises intentions au fond du cœur, et je leur affirme que toujours nos actes seront conformes à nos paroles. Ils nous croient : « Vous êtes des hommes vrais, nous le voyons bien », disent-ils. Ils demandent l’autorisation de prendre nos serviteurs à leurs tables. Tout cela est accordé, bien entendu, et toute la journée on fête Mahomet par des repas, par des chants, par des danses, par des luttes, où Rachmed, qui est très adroit, obtient un grand succès. Deux moutons offerts par nous sont cuits dans la marmite immense de la mosquée. Cette marmite finit mal, car, l’ayant employée pour raffiner du sel cristallisé, nous la faisons éclater : accident de très mauvais augure qu’un cadeau fait supporter sans murmure.

Le 7 novembre une épouvantable tempête de nord-est hurle toute la nuit et nous oblige à construire un abri pour notre cuisine. La température s’abaisse subitement, et le matin les indigènes nous arrivent déguisés en gens du Nord. Tous sont vêtus de peaux de moutons ou de fourrures de bêtes sauvages, telles que les renards, les loups. Notre troupe profite de cette bonne occasion pour essayer ses costumes d’hiver, et c’est une véritable mascarade.

Une nouvelle intéressante est que quatre Kalmouks sont arrivés à Abdallah. Ils formeraient l’avant-garde du khan des Kalmouks qui revient de Lhaça, où il est allé en pèlerinage. Il ne tarderait pas à arriver, en assez piteux état. Sa caravane a été décimée : deux cents chameaux et vingt hommes sont morts. Le retour s’est effectué surtout avec des koutasses (des yaks) et en passant par le Tsaïdam. Car d’après le messager, vingt ans auparavant, le khan des Kalmouks ayant essayé de se rendre à la « Ville des Esprits » par la route du Kizil Sou aurait dû rebrousser chemin, parce que les montagnes sont infranchissables.

L’aksakal des Khotanlis m’ayant apporté de la graisse de marmotte afin de me guérir d’une attaque de rhumatismes, je le questionne au sujet de la route du Kizil Sou, et sans se prononcer franchement il me donne à entendre que l’on ne doit pas attacher grande importance aux paroles de ce Lobi. « Quant aux difficultés de la route, ajoute-t-il, elles sont réelles. Une fois, nous sommes allés du côté de Bogalik avec cent cinquante ânes afin de rapporter de l’or et des peaux, car la chasse est bonne, et nous avons perdu du monde et beaucoup d’ânes.

— Pour quelles raisons ?

— Par le froid et surtout par les odeurs mauvaises qui s’échappent du sol[2]. Elles vous tuent en vous empoisonnant. Les ânes y résistent moins que les hommes. »

[2] Mal de montagne.

Après la tempête, l’atmosphère est moins empoussiérée ; le ciel brumeux devient clair ; pas un souffle n’agite l’air, mais il gèle plus fort que ne le voudraient les indigènes. Sous la tente le minimum a été de − 12 degrés. Cet abaissement considérable de la température a jeté l’alarme parmi la population. Tous ont quitté leurs maisons : tous ceux qui peuvent porter un fagot sur le dos se sont égaillés dans la brousse. Et c’est un va-et-vient continuel de femmes, de vieillards et surtout d’enfants chargés. Pas une fillette qui ne soit courbée par un poids plus lourd que son corps ; l’hiver est là, le grand aryk est gelé, les champs en jachère où l’eau s’était répandue sont blancs de gelée.

Il nous tarde aussi de partir.

Le 9 novembre le minimum est de − 19 degrés avec une petite brise nord-ouest rafraîchissante, le maximum est encore de + 20 degrés, mais au soleil, où l’on se trouve fort bien. Les indigènes ont dirigé l’eau de l’aryk vers les citernes, ils font leurs provisions d’eau pour l’hiver. Depuis une semaine tous les moulins tournaient en prévision de cette sécheresse, chacun faisait sa provision de farine.

Un artiste qui me paraît remarquable s’accompagne d’une guitare à deux cordes et nous chante près du feu une chanson pleine de philosophie. Elle marque cependant la cadence aux danseurs et aux danseuses. Tandis que les femmes marchent à petits pas, yeux baissés, et qu’elles cherchent des attitudes gracieuses du torse, et se balancent ou tournent les bras étendus, le chanteur hurle à tue-tête : « Le monde n’est qu’une tromperie, l’homme passe son temps à désirer, il attend toute sa vie la réalisation de vœux qu’il lui est aussi difficile d’obtenir que de saisir la lune elle-même, laquelle il revoit cependant chaque mois. »

Vous voyez que les moralistes ne manquent pas à Tcharkalik, au seuil du Gobi. Le chanteur passe pour être l’auteur de ces couplets, et nous lui proposons de nous accompagner ainsi que sa guitare, faite de deux planches de peuplier bien lisse. Un moraliste fera bien dans notre troupe, surtout celui-ci. Il a couru le monde, il a vu Yarkand et je ne sais combien d’années cherché l’or en tous endroits. Il ne paraît pas avoir fait fortune et ses déboires lui auront inspiré cette chanson résignée. Il passe pour un brave homme, et à propos de la fête de Mahomet il a encore remporté le prix de la lutte aux jeux Olympiques.

Quoique Khotanli, il est l’ami intime d’un certain Abdoullah Ousta, maître dans l’art de travailler le fer, qui est de Lob. Autrefois Tokta — c’est le nom du chanteur — a rendu un service considérable au vieil Abdoullah. Celui-ci se serait égaré en poursuivant des chameaux sauvages, il n’aurait pu rejoindre ses compagnons, et Tokta serait survenu fort à propos pour secourir le chasseur, fatigué et mourant de faim. Depuis ce jour une amitié solide lie ces deux hommes.

Nous avons commandé du fer, des clous, des piquets à Abdoullah Ousta et nous espérons l’enrôler. D’après Tokta, personne ne connaît mieux la montagne que le vieux maître, qui est encore très vigoureux, quoique sa barbe soit grisonnante.

S’il consent à partir avec nous, sa décision en entraînera beaucoup d’autres.

Voilà de bonnes paroles ; on nous fait bonne figure, on promet tout, mais attendons la fin.

Tokta, avant de nous quitter, assure qu’on nous aidera si les barbes blanches des Lobis ne s’y opposent pas. Les Khotanlis nous seraient acquis.

Rachmed prétend qu’on doit croire Tokta :

« J’en suis sûr, dit-il, il nous accompagnera, car il est Saïa.

— Qu’est cela, « Saïa » ?

— Un homme comme nous, qui ne peut rester en place, par la faute de sa mère.

— Explique-toi.

— Oui, voilà ce qui m’est arrivé, ce qui a dû arriver à Tokta. Nos mères étant grosses de nous ont voyagé à dos de chameau dans le désert, elles ont promené un regard tout autour d’elles en cherchant à voir au delà de l’horizon et elles ont fait de nous des « Saïa », des coureurs de grands chemins, voulant toujours voir au delà de l’horizon. Et voilà pourquoi nous allons encore marcher vers le sud, et Allah seul peut dire quand et où nous nous arrêterons. Et nous ferons bien de partir, car la route me paraît longue et ces maudits chameaux ne vont guère vite : qu’Allah nous aide ! »

Là-dessus Rachmed me reproche de l’avoir pris à mon service alors qu’il avait à peine de la barbe, de lui avoir fait pousser plus de cheveux blancs qu’il n’en a de noirs, et, par de trop longues absences, fait « rater » plusieurs mariages avantageux. Puis, comme il est mobile, il passe à un autre ordre d’idées, fait une farce à son voisin et l’accable de ces injures que les Ousbegs profèrent sans méchanceté.

Rachmed a raison : il est temps de partir, mais tout n’est pas encore prêt ; il faut que le Doungane se décide à nous accompagner, et alors on partagera les charges, on les préparera selon la force des bêtes. Au moins quarante ânes et dix hommes nous sont nécessaires pour soulager un peu nos bêtes et les nourrir aussi bien que les hommes durant un mois. Les Khontalis nous ont presque promis la moitié ; mais les Lobis fourniront-ils l’autre moitié ? Se mettre en marche en étant bien prêt à tout événement est chose difficile. Nous nous en apercevons une fois de plus, et Rachmed ne laisse pas de manifester confidentiellement quelques craintes au sujet du Doungane et des Lobis.

Nous organisons le retour de nos trois Sibériens. Ils retourneront à Kouldja avec nos collections, nos lettres, et le consul russe les expédiera à Paris par la Russie. Nous leurs donnons des chameaux pour transporter les ballots à Kourla, où ils achèteront un arba, car leur intention est de revenir par la route impériale d’Ouroumtsi en contournant les Monts Célestes. On les munit de provisions et de munitions. Nous aurions bien voulu en garder au moins un avec nous ; mais l’un, Borodine, était marié ; l’autre, Maltzeff, avait fait cette route afin de rassembler une petite somme destinée à célébrer ses noces : une fiancée l’attendait à la maison. Quant à notre préparateur, Kouznetzoff, que nous avions engagé à Tioumen, il ne nous aurait pas été aussi utile que n’importe lequel des deux autres, étant plus jeune et impropre aux durs travaux. Mais, comme préparateur naturaliste, il a toujours fait preuve de la plus grande conscience et de beaucoup de bonne volonté. Tout ce qu’il fait est bien fait ; il a du soin, de l’ordre, de la patience. Nous ne saurions trop le louer et le remercier. Il est prêt pour prendre part à une exploration quelconque.

Nous prions la municipalité de nous fournir, à un prix qu’on débattra, des hommes et des ânes qui porteront une partie de nos provisions jusqu’aux environs du Kizil Sou en suivant la route de Bogalik. Cette demande est faite le 12 ; on nous apportera la réponse le lendemain après avoir tenu conseil.

Le 13 novembre, dans la matinée, nous voyons une troupe s’approcher de notre camp. Presque tout le village est là. Khotanlis et Lobis sont présents. Ils s’arrêtent au bord de l’aire qui figure notre domaine momentané, et un grand gaillard à barbiche menue que nous n’avons pas encore vu prend la parole et s’explique avec Rachmed qui reçoit. Les Dounganes s’efforcent de comprendre. L’orateur, nous dit-on, est le chef le plus considérable des Lobis. En peu de mots, il expose que « l’on ne nous donnera ni hommes, ni ânes, parce que le froid est trop rigoureux dans la montagne ; que la parcourir en cette saison, c’est y chercher la mort », etc.

Rachmed insiste doucement ; il rappelle « le bien que nous avons fait au pays, l’argent que nous lui laissons, les prix élevés que nous avons payé chaque chose dans le but d’aider aux pauvres vendeurs. Et les promesses qu’on nous faisait hier encore. Comment advient-il que l’on ne veuille plus les tenir ? Avons-nous dit que nous ne payerions pas les services qu’on nous offrait ? L’accord semblait régner entre nous : d’où vient ce changement ? » etc.

Entre temps nous apprenons que des ordres secrets seraient venus de Kourla. Les chefs lobis auraient reçu défense de nous aider, et, comme ils ont demandé l’aide des Chinois contre les Khotanlis, ils seraient décidés à obéir et à obstructionner…

Le chef lobi devient arrogant et il s’écrie : « Par Jupiter ! si tu veux des ânes, tu les payeras deux fois leur valeur, et moi je ne t’en vendrai point. Quant à des hommes pour vous servir, il n’en sortira pas un du pays. Nous ne vous devons rien, nous ne vous payons pas l’impôt, nous le payons aux Chinois. Non, nous ne vous devons rien. Vous ne nous faites pas peur, nous avons le nombre ; nous sommes des braves, vous ne nous faites pas peur… »

Comme il disait ces mots, Rachmed, qui voyait, qui sentait la nécessité d’agir, emploie des arguments ad hominem, et il rosse ce grand orateur. Les siens veulent le défendre, nous les repoussons en les menaçant de nos armes et nous gardons à notre disposition le chef des rebelles. Nous annonçons que nous ne le lâcherons que contre les dix-huit ânes et les cinq hommes qui constituent le contingent que les Lobis doivent fournir.

Les Khotanlis interviennent alors, ils servent de médiateurs entre les deux partis, implorent pour le chef, de qui la tête est très basse, et nous demandent de la patience ; ils promettent de tout arranger.

On entend des clameurs de femmes sur les toits et dans la brousse, les chiens aboient, les ânes braient ; c’est un bruit d’émeute.

Cependant le chef en notre pouvoir est consolé avec une tasse de thé et du sucre. Timour l’engage à revenir à de bons sentiments, attendu qu’il a tout à gagner à nous obéir et que nous ne lui rendrons certainement pas la liberté avant que nous soyons assurés de son concours.

Le chef fait demander l’un des siens et lui donne des ordres : « Qu’on leur donne ce qu’ils réclament. » Ce messager retourne à l’assemblée, tenue à distance, devant le palais d’un chef ayant une femme de Lob, quoiqu’il soit originaire de Khotan. Et immédiatement des ambassadeurs viennent nous trouver. Ils demandent la libération du roi. Mais nous refusons, il nous faut des garanties. Ils s’éloignent, tiennent de nouveau conseil et reviennent en chœur. Les barbes blanches jurent qu’on nous donnera autant d’ânes, de guides, de chasseurs que nous désirons. Mais ils ne dépasseront pas le pays des Kalmouks du Tsaïdam.

« Nous ne pouvons pas vous montrer les ânes, disent-ils, le temps de les rassembler nous ayant manqué, mais voici les cinq Lobis qui vous accompagneront. » On les fait sortir de la foule, on les met sur une ligne et l’on nous prie de les examiner. Et ce sont des affirmations par la barbe, par Jupiter : tous les dieux sont invoqués. La foule approuve, gesticule, élève la voix, et tout autour de nous ce ne sont que gens souriant, agitant les bras avec des gestes suppliants, montrant des dents affables, et renforçant à propos par des exclamations les raisons de celui qui parle.

« Laissez aller le chef, disent-ils : c’est un brave homme, il n’a pas de mauvaises intentions. »

Le grand chef, rendu à la liberté, ne tarde pas à venir nous faire ses adieux, et, le nez légèrement enflé, il renouvelle les promesses déjà faites, et jure qu’il a donné des ordres et qu’ils seront exécutés. Après de longues politesses, il monte à cheval et part.

Le 16 novembre au soir, les charges sont préparées, nous sommes parés, comme disent les marins. Nous emportons même sept cents petites bottes de foin afin de soutenir les forces de nos chevaux, condamnés à mourir les premiers.

Nous avons tenu compte des probabilités, des certitudes de mort, dans nos calculs, pour établir le nombre des rations à emporter ; il est proportionné au nombre des bêtes de somme dont nous disposons pour le transport, mais les charges « doivent » diminuer en même temps que les bêtes mourront, de telle façon que les survivantes n’aient pas une surcharge au moment où leurs forces seront moindres. L’expérience nous permet de fixer à peu près à l’avance ce qu’il faut pour nourrir les quatorze hommes de notre armée régulière durant cinq et, à la rigueur, six mois.

La vue de ces sacs pleins, de ces coffres bourrés inspire confiance à Rachmed. « Qu’Allah nous aide, dit-il, et tout ira bien. »

Pourtant nous n’irions pas bien loin, au dire des indigènes, car des chameaux ne pourraient passer par l’Altyn Tagh en suivant la route de l’Anglais Carey. Et selon le « Petit Homme », Prjevalski aurait été du même avis. Il nous tarde d’aller voir les obstacles, aussi le départ est fixé irrévocablement au 17 novembre. En avant !

Le 17 novembre, le chargement des bêtes s’opère avec un brouhaha de parlement le jour d’une interpellation. Toute la population est présente. Il y a les femmes, les amis, les enfants, les parents des partants et les curieux : c’est dire qu’il ne manque personne. Les hommes, au premier rang, regardent, bavardent ; les femmes plus loin jacassent ; quelques fillettes hardies se glissent parmi les petits garçons. Ce monde n’est pas attiré que par le spectacle du départ. Il est là aussi pour la même raison que la nuée de moineaux qui s’est assemblée sur les saules près du camp. Les moineaux pépient gaiement parce qu’ils savent que dans un instant ils s’abattront sur le camp abandonné et picoreront les grains d’orge qu’ils voient bien. Les badauds en feront autant, et, s’ils n’étaient contenus par la crainte, ils se précipiteraient sur les boîtes vides, ils s’arracheraient les chiffons de toile ; déjà ils se disputent des riens qu’ils ont pu ramasser. Un enfant à pu saisir une boîte à conserves ; il veut la porter à la maison, et il fuit à toutes jambes, poursuivi par ses camarades.

Enfin la caravane est prête et nous partons. Le soleil luit. Les chefs, à cheval, nous accompagnent. Ils iront avec nous jusqu’au camp, à quelques kilomètres de Tcharkalik, la première étape étant toujours très courte. Celle-ci finit au seuil du désert, de l’autre côté de la petite rivière qui fait l’oasis et où nous boirons encore une fois de bonne eau. Une bonne eau est pour nous autres la plus délicieuse des boissons. En avons-nous bu de l’eau saumâtre !

Quarante minutes de cheval suffisent pour sortir de l’oasis et arriver au désert qui guette le voyageur. En quittant la selle pour nous installer sur le feutre où les chefs nous ont offert le « coup de l’étrier », nous jetons un regard au Gobi : il nous sourit avec des mirages de beaux lacs. Nous savons à quoi nous en tenir, nous savons ce que valent de telles promesses. Au sud-est on devine les montagnes dans la brume. Elles nous attendent.

Avant le coucher du soleil, les anciens nous font leurs adieux. Le chef rossé est du nombre, et il n’est pas le moins cordial ; nous lui faisons un beau cadeau. Les autres reçoivent aussi des souvenirs.

« Qu’Allah vous accorde un bon voyage ! disent-ils ; qu’il fasse que votre santé soit toujours bonne et que vous rentriez sains et saufs auprès des vôtres qui habitent si loin de nous !

« Nous sommes pauvres et nous n’avons pu vous être aussi agréables que notre cœur le souhaitait. Veuillez nous pardonner. Qu’Allah vous protège ! Qu’Allah vous protège ! »

Nous leur serrons les mains, nous les remercions. Nous regrettons qu’il y ait eu un petit malentendu ; ils n’avaient jamais vu de gens de notre race et ils étaient défiants. Nous espérons qu’ils recevront désormais les nôtres à cœur ouvert, qu’ils ne garderont pas de nous un mauvais souvenir, et qu’ils nous considéreront comme des amis.

« Oui, nous sommes amis, nous sommes amis, répètent-ils en nous serrant les mains. Qu’Allah vous protège ! »

Après quoi ils échangent des recommandations avec les chasseurs et les chercheurs d’or, qui sont décidés à nous suivre. « Veille sur mon père ; aie soin de mon bétail ; fais prendre patience à ma femme : donne-lui du blé à crédit, je te payerai au retour. Porte-toi bien ! Qu’Allah vous protège ! » etc. Puis ils s’embrassent, ceux du même sang sur la bouche ; les autres pressent la main de leurs aînés qui leur déposent un baiser sur le front. Une barbe blanche récite ensuite une fatiha à haute voix, et, la prière terminée, tous portent les mains à la barbe en criant : « Allah est grand ! Allah est grand ! » ; alors les uns s’en vont, les autres restent et vaquent immédiatement à leurs occupations.

La femme de Timour, petite brune alerte, est restée près de son mari. Elle coud des sacs agilement, tandis que son petit garçon, de quatre ans environ, tout de peau de mouton habillé, figure sale, nez épaté, et roulant les petits yeux noirs et vifs de son père, s’amuse à frapper contre les coffres en chantant : « Il n’y a de Dieu qu’Allah ! » Puis, le soleil se couchant, nos trois Russes se décident à quitter leurs compagnons de route. Après échange d’embrassades et de souhaits, ils retournent à notre camp du matin, où ils ont laissé leurs bagages à l’abandon.

Nous espérons que les lettres qu’ils emportent seront en Europe dans trois mois environ. On s’endort après avoir bavardé de l’avenir. Tous nous sommes tombés d’accord que jusqu’à ce jour nous avons pleinement réussi dans tout ce que nous avons entrepris.

18 novembre. — Le minimum de la nuit n’a été que de − 9 degrés, mais ces neuf degrés suffisent pour geler la rivière et nous allons lui emprunter sa glace. Aujourd’hui nous ne trouverons pas d’eau potable au camp du soir, nous emportons des sacs de glaçons. Dorénavant nous n’aurons pas d’autre boisson.

Nous sommes dans le désert pétré et nu. A notre droite, une masse sombre se dessine mal sous la gaze d’un léger brouillard, et le vieil Abdoullah dit : « C’est l’Altyn Tagh », les montagnes d’Or qui ne se sont pas encore montrées depuis que nous sommes auprès d’elles. Elles semblent hautes, mais on ne distingue aucun détail ; aucune cime n’est visible. « De l’autre côté, ajoute Abdoullah Ousta, commence le pays des vents de glace. Vous aurez froid, très froid dans ce pays-là. »

Notre troupe est silencieuse. Nos hommes ne bavardent pas gaiement comme d’habitude ; chacun fouette machinalement son cheval, le regard fixe. Les lendemains de séparation sont toujours semblables, surtout s’ils coïncident avec un départ vers l’inconnu : on n’est pas encore en selle, ni au physique ni au moral, d’où des rêveries.

Nous nous rapprochons des tertres de sables semés à notre gauche, l’avant-garde du Gobi ; c’est là que nous camperons, paraît-il. La steppe est aride et nous la quittons.

Soudain voilà nos ânes, nos moutons, — car nous emmenons un troupeau de moutons, vivres qui se transportent eux-mêmes, — ils sont chassés par de souples marcheurs vêtus de bure blanche, et au soleil ce spectacle est un joli Guillaumet. Nous passons du sable à des takirs de fine argile, puis nous retournons au sable, et péniblement nous gravissons et descendons les monticules formés par des émiettements de la montagne et des balayures de la plaine.

Abdoullah Ousta s’arrête, descend de cheval et dit : « Je vais chercher par ici. » Dans le fond des vasques de sable apparaissent à la surface comme des moisissures. C’est du sel qui indique le voisinage de l’humidité, et, plus loin, le vieux guide tend le doigt vers un petit trou : « On creusera là. » En effet le niveau de l’eau est à une faible profondeur. Les ânes déchargés, les âniers saisissent leurs pioches, et une fontaine est créée ; un trou se remplit d’eau salpêtrée. On donne à boire aux bêtes, on les rationne.

Nous préparons un peu de thé, que nous buvons en attendant la glace chargée sur les chameaux. Il n’est pas très bon, mais nous refaisons l’apprentissage du désert. Je l’ai souvent observé : chaque fois qu’on reprend le large, il y a des malades dans la caravane. Aujourd’hui quatre ou cinq déclarent être brisés, et cependant l’étape a été courte, et on l’a faite par un temps superbe. C’est ce qu’on pourrait appeler le mal de mer du désert, comparable au malaise qu’éprouvent certains marins pendant les premiers jours de traversée.

Cette place s’appelle Yandachkak ; on y trouve beaucoup de ioulgoun (tamarix) ; aussi notre campement bien illuminé me rappelle certain campement de l’Oust-Ourt où le saksaoul abondait.

Un chant s’élève. C’est Tokta, notre poète, qui gratte son allah-rabôb. Sa voix est très pure. Le chant est d’une grande tristesse ; il est charmant dans ce paysage, il semble inspiré par le sable, par le trou où l’on puise une eau salée, par la stérilité de la terre. C’est d’un homme qui s’avoue vaincu par la nature ; c’est une vraie plainte de captif se demandant s’il pourra s’échapper de la solitude menaçante où il est pris. Les Israélites devaient chanter leurs psaumes sur un air semblable lorsqu’ils se reposaient de leurs travaux d’esclaves, le soir, sur les quais de Babylone, ou bien lorsqu’ils s’exposaient à la brise, accroupis sur le toit des maisons à Samarcande, du temps de Salmanazar.

19 novembre. — Au réveil, la première nouvelle est que les chameaux manquent. Les hommes partent dans toutes les directions. Habitués à boire copieusement chaque jour, ils sont sans doute retournés à la rivière près de laquelle nous campions la veille.

Le sable, retenu par des tamarix, forme un petit pic ; je grimpe en haut afin de voir si nos chameaux sont retrouvés. Je ne tarde pas à voir dans le désert des cavaliers qui les ramènent. Sauf eux, rien. A ma droite, des vagues de sable, des touffes de ioulgoun ; à ma gauche, les montagnes jaillissent de la brume ; au-dessous de moi s’étend la plaine nue, pierreuse. Deux fois mon œil circule autour de l’horizon sans voir trace de vie. Il y a vraiment de quoi s’étonner des feux du camp, du bruit des voix, du gargarisme des chameaux. Pourquoi des êtres ici ? On ne peut que passer en de tels endroits, et la seule habitation qui convienne, le seul abri qu’il faut dresser est une légère tente de toile. On l’abat, et l’on se sauve plus loin.

Ayant marché pendant six heures presque droit sur l’est, nous nous arrêtons dans une vallée où bruit le Djahan Saï, qui porte aussi le nom de Kountchi Kan, un grand chef de Lob. Il serait venu autrefois du Tsaïdam avec des troupeaux. Ayant découvert cette rivière en chassant, il la trouva belle et vint en habiter les bords avec sa famille. « Cela est arrivé il y a des années, des années », dit Abdoullah Ousta.

Nous allons camper à Tchoukour Saï. En chemin nous rencontrons des saksaouls ; nos hommes s’empressent d’en emporter quelques fagots.

Ils savent que nul bois dans ces régions ne produit plus de chaleur que le saksaoul. Ces arbustes avaient leurs graines, mais mauvaises, malheureusement. Ils sont en état de décrépitude et disparaissent, ne pouvant plus se propager.

Notre camp est dans le désert, au delà du Tchoukour Saï, gorge profonde où l’on ne trouve plus une goutte d’eau. Demain nous séjournerons à cette place. Nous envoyons les bêtes paître dans la montagne près de l’eau : des chasseurs les accompagnent avec des vivres ; ils ne reviendront que le lendemain soir. Il est indispensable d’entreprendre le passage du Koum Davane et du Tach Davane avec des bêtes bien portantes.

La journée du 21 novembre est consacrée au repos ; la nuit n’a pas été froide, − 2 degrés avec une très légère brise nord-ouest. Dans la journée + 10 degrés, température très agréable, due à un air moins sec.

Superbe journée, employée à des réparations, à des nettoyages divers. Tout le monde est gai, sauf le chamelier doungane, qui a posé son bivouac à distance du nôtre. Il boude.

Son serviteur Niaz nous annonce que l’humeur du maître est plus insupportable que jamais. Le Doungane se plaint d’avoir été trompé, et il répète sans cesse : « On m’a donné de belles paroles, où allons-nous ? Je le vois clairement, la route est mauvaise. Qui pourrait dire où nous allons ? Est-ce là un chemin de marchands ? Ah oui ! on m’a mis dans un sac ! »

« Oui, dit Niaz, je ne puis plus vivre à ses côtés. Il va comme un chien à qui l’on a mis la corde au cou, mais c’est un chien méchant, il me montre sans cesse les dents. » Aussi ce pauvre garçon se plaît-il auprès du feu de nos hommes, où il est toujours accueilli par une tasse de thé.

Demain la journée sera fatigante. Une gorge étroite nous attend où les chameaux ne pourront peut-être pas passer.

Le 22 novembre, à trois quarts d’heure du camp, après une petite passe, la première mais non pas la dernière après Tcharkalik, nous descendons de plus de cent mètres dans un cañon. Il est dirigé vers le sud et aboutit au pied du Koum Davane, la Passe de Sable.

Les traces de bêtes fauves sont nombreuses : loups, renards, gazelles, errent dans ces solitudes. Une troupe de beaux animaux aux cornes recourbées nous regardent du haut des crêtes, lorsque nous descendons de cheval. Ils se proposaient sans doute d’aller boire à la source, dont les abords sont piétinés et où les traces fraîches sont nombreuses. Notre vue leur donne à réfléchir, ils vont d’un pas lent. Henri d’Orléans les tire et voilà une superbe dégringolade de toute la bande : elle fuit hardiment vers le côté opposé de la gorge et en gravit les pentes avec une vélocité prodigieuse. Notre tireur les poursuit si loin que, la nuit venue, il manque à l’appel. On court à sa recherche, car on craint un accident et finalement on le retrouve non loin du camp, arrêté sur une plate-forme de rochers où il a glissé. Il lui est impossible d’en descendre, impossible de retourner en arrière.

Avec des cordes on le tire d’affaire et il rentre au camp, très content d’avoir vu des koukou-iamane (Pseudo ovis Burhell), mais regrettant bien de n’avoir pu retrouver la bête qu’il avait blessée.

Voilà comment nous faisons connaissance avec la faune particulière au Tibet. C’est le commencement des chasses, des gens perdus et retrouvés, mais c’est une occasion de constater que le voyage lie vite les hommes, car des gens qui partagent depuis peu notre fortune ont montré véritablement beaucoup de bonne volonté ; il n’a pas été nécessaire de leur ordonner de parcourir la montagne après une journée de fatigue. Ils étaient inquiets et ils sont partis tout de suite à la recherche de Henri d’Orléans. En quelques jours ils sont devenus « nôtres ».

C’est une joie pour moi de voir ces aventuriers assis sur le feutre, buvant le thé, dans l’attitude d’hommes après un acte d’énergie. Les cous nerveux laissent un peu pencher la tête, les poitrines nues se montrent par la pelisse entr’ouverte, les torses solides sont posés noblement sur les reins, les mains rudes tiennent les genoux. La sueur sèche sur les fronts, les figures sont joyeuses. C’est le commencement de la route, ils ne sont pas encore fatigués.

Je les remercie de ce qu’ils ont fait pour un de leurs maîtres, et ils ne se répandent pas en protestations. Cela est de bon augure, leur silence marquant qu’ils n’ont pas de pensées à déguiser.

Près de notre camp se voient les traces d’hommes et d’ânes. Nous questionnons à ce sujet Abdoullah Ousta.

« Un parti de quatorze hommes, dit-il, est allé à la chasse du côté de Bokalik depuis un mois environ. Dans le nombre se trouve deux de mes fils.

— Le Kizil Sou est-il de ce côté ?

— Oui.

— Y es-tu allé ?

— Non. »

Décidément, lorsqu’on parle du Kizil Sou, on ne peut obtenir aucun renseignement. Je remarque une gêne chez Abdoullah Ousta ; quant à ceux qui l’entourent, ils ne disent mot et l’on doit croire qu’ils pourraient nous instruire.

« Personne n’est-il allé au Kizil Sou ? on dit cependant que l’on y trouve beaucoup d’or. Abdoullah Ousta, ne connais-tu personne qui ait vécu dans ces parages ?

— Il n’y a pas un seul d’entre nous qui soit allé au Kizil Sou. Mais je peux avouer qu’un Lobi y est en ce moment. Il est parti du Lob au commencement de l’année dernière. Nous n’en avons pas de nouvelles.

— Qu’est-il allé faire au Kizil Sou ?

— Chercher de l’or, quoiqu’il ait emporté ses armes pour chasser, mais il ne chassera que pour se nourrir, le pays étant inhabité.

— Est-il seul ?

— Oui, seul ; il n’a même pas un âne. C’est un pauvre homme que ses créanciers poursuivaient. N’ayant pas le moyen de les payer, il avait dû leur donner en gage son fils unique. Ce fils travaille pour le compte du principal créancier, qui est son maître. Le père a conçu le projet de le libérer et a demandé la permission de partir. Il a fabriqué de la poudre, et quémandé un peu de plomb, il a pris une pelisse, ses outils de travail, et s’est enfoncé dans la région où l’on trouve de l’or. Il a dit qu’on ne devait pas se préoccuper de lui, qu’il ne voulait pas revenir avant d’avoir rassemblé une somme qui suffirait à payer ses dettes et le mettrait à l’abri des créanciers jusqu’à la fin de sa vie. Il est parti au commencement de l’année dernière et nous n’en avons pas eu de nouvelles. »

Cette histoire qu’on croirait empruntée à une Bible, est-elle véridique ? ou bien Abdoullah Ousta l’a-t-il inventée pour la circonstance afin de nous montrer qu’il a le désir de nous renseigner, puisqu’il dit tout ce qu’il sait, sans toutefois rien préciser ? Nous ne savons en vérité, car lire dans le cœur d’un Oriental en défiance est très difficile. Peut-être que ces gens n’en savent pas plus long. Notre devoir est de chercher nous-mêmes, et nous ouvrirons l’œil.

Chercher est la plus agréable des occupations, en voyage.

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