L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet
CHAPITRE XI
LE TIBET HABITÉ
Nous faisons notre première étape vers Batang, dans une vallée large de deux à six verstes, avec des aouls dans les gorges et des troupeaux sur les contreforts. L’Ourtchou qui la descend est, paraît-il, un des trois grands affluents du Naptchou, lequel en a beaucoup d’autres petits. Après quatre heures de cheval, nous campons sur un renflement du sol, à un endroit que notre guide nomme Gatine. Notre tente est au bord d’un ruisseau rapide et n’ayant conservé de la neige et de la glace que dans ses anses. Nous sommes descendus de quelques centaines de mètres en suivant le fond de la vallée, ou bien les mamelons qui la bordent à droite. Sur les pentes de l’est on remarque un peu de végétation, quelques broussailles hautes d’un demi-pied qui portent en Asie centrale le nom pittoresque de « queue-de-chameau ». Cela suffit à « meubler » un peu le paysage.
Ce campement de Gatine est excellent. A trois heures de l’après-midi le thermomètre marque + 5 degrés à l’ombre : c’est le printemps. Je vais me promener sur le plateau, le fusil sur l’épaule ; et j’éprouve un véritable bien-être cérébral à me sentir seul, bien seul, sans hommes autour de moi, sans ces Tibétains avec lesquels il fallait discuter et parler des heures durant. Ici on est tranquille. Personne ne vous importune de salutations, de politesses, de questions, de prières. On est dans le désert.
Malgré cela, la route n’est plus triste, comme cet hiver ; le paysage est plus varié, la chasse est abondante et fournit de nombreuses distractions. Nos collections deviennent peu à peu notre principale préoccupation, car les nomades que nous rencontrons se montrent aussi affables que possible. Ils vivent, sous les tentes noires, de la vie de tous les nomades de n’importe quel pays.
Ils boivent le lait de leurs vaches, qui sont petites et qu’ils croisent avec des yaks ; les croisements sont de moindre taille que les yaks. Ils ont des brebis à laine fine, et aussi de minuscules chèvres. Celles-ci sont généralement noires ; elles ont des poils longs et tombants comme les yaks ; leurs cornes pointent à peine ; leurs jambes paraissent courtes et sont excellentes assurément : on le voit bien aux bonds, à la vitesse de ces curieuses petites bêtes ayant la taille d’un chevreau de nos pays. Elles pèsent dix à douze livres.
Les femmes des pasteurs tibétains sont chargées d’à peu près tous les travaux. Elles jouissent d’une grande liberté et ne sont pas farouches ; elles s’approchent sans gêne de notre camp, s’associent à côté de nos Tibétains, et se montrent familières. Leur malpropreté n’égale que leur laideur.
Le 6 avril, nous sommes extasiés devant la demeure d’un lama anachorète perchée dans la montagne, sur la rive gauche de la rivière d’Ourtchou, entre Gatine et Tsatang. Il y avait si longtemps que nous n’avions vu rien qui ressemblât à une maison !
Nous jugions celle-ci fort grande. Notre lama a dû nous expliquer que ce n’était qu’une petite construction, tout juste suffisante pour un homme. La lorgnette nous ayant permis de distinguer un rectangle de murs blanchis à la chaux, une galerie, les deux taches d’une porte et d’une fenêtre, nous nous rendons à l’évidence : c’est bien une toute petite habitation. Mais le soleil la baigne et la fait paraître si blanche, si gaie qu’on ne plaint pas le moine de s’y être retiré loin des agitations au monde.
Notre lama, à qui nous demandons quels sont les moyens d’existence de ce solitaire, nous montre les tentes posées plus bas dans la vallée.
« On lui donne ce qu’il lui faut, et chaque fois qu’il a besoin de quelque chose il descend vers les tentes, il dit des prières et on lui remplit sa besace. Alors il retourne dans sa maison. »
Le 8 avril, à Djaneounnène, après une passe, d’où nous nous dirigeons sur l’est, nous rencontrons pour la première fois une caravane. Des sacs sont entassés, formant une muraille derrière laquelle les conducteurs s’abritent ; à côté leurs yaks paissent. C’est de l’orge et de la farine que ces gens transportent. Ils viennent de So, où nous allons, et ils vont à Lhaça. Lorsque les caravaniers s’approchent de notre feu, nous sommes frappés de la largeur de leur face, de l’obliquité de leurs yeux relevés aux coins ; leur taille est plus haute que celle de nos yakiers, dont ils ont le costume. Ce sont des métis de Chinois.
Nous les comparons avec nos Tibétains et nous remarquons combien ils en diffèrent. Une fois de plus, il nous est arrivé ce qui arrive à tous les voyageurs, pourvu qu’ils observent avec patience, ténacité et sans rien oublier, avant de conclure. A première vue, un peuple nouveau offre un type général bien déterminé, puis on le regarde, on l’examine, et l’uniformité apparente est en réalité excessivement variée.
Et nous sommes tout étonnés de trouver une ressemblance entre nos Tibétains et certaines peuplades, certains amis, certaines connaissances. En voici un près du feu, qui a le profil grec le plus parfait, tel qu’en offrent les camées de la belle époque.
Son voisin a le type légendaire du Peau-Rouge : le front fuyant, le nez busqué, d’aigle ; et il porte la tête un peu en arrière.
A côté, un tout jeune garçon taille, en chantant, de la viande sur le bois de sa selle, il prépare un hachis, car il va confectionner de la saucisse : on dirait un Italien du Sud, aux yeux noirs, aux traits réguliers, aux cheveux tombant sur le front, un enfant d’Édouard de rencontre.
Ce qu’on peut affirmer, c’est que nous sommes en présence d’une race blanche ; elle n’a de commun avec les jaunes que le manque de barbe, compensé du reste par l’abondance de la chevelure. En effet, il n’est pas rare de voir des grisons avec des tresses de l’épaisseur d’un câble.
Nos yakiers ne sont pas paresseux, ils sont toujours occupés, ils dorment peu et ils sont gais : tout en arrangeant leurs bêtes, ils fredonnent un air. Le chargement est opéré en un clin d’œil, ils sont infatigables marcheurs. Quelques-uns grimpent les pentes les plus raides sans reprendre haleine et en chantant ; ils respirent plus facilement que leurs yaks ; il est vrai que ceux-ci sont chargés. Aussi ces hommes ont-ils des poitrines profondes ; le cou est bien attaché et assez long. Ils mangent la viande avec voracité.
Aujourd’hui Rachmed leur fait cadeau d’une moitié de mouton, voulant par ce cadeau leur marquer notre satisfaction. Ils mettent à part les bons morceaux et de suite font cuire le reste. Ils jettent dans l’eau chaude les bas morceaux, les pieds encore garnis de la laine, les intestins à peine nettoyés. Mais, spectacle qui n’est pas nouveau pour nous, ils mangent la tête sans la faire cuire, tout y passe. Ils se servent du couteau avec une habileté étonnante.
Ils sont excellents mimes, parlent très bien avec le geste et les jeux de physionomie. Nous vous avons conté déjà qu’ils exprimaient le désaccord avec les index posés ongle contre ongle : l’accord, en les plaçant dans l’autre sens. Un pouce levé indique la bonté d’un objet, d’un homme et qu’on l’aime ; le petit doigt levé marque la mauvaise qualité, le mauvais cœur ; et le tenir dans cette position en secouant la tête signifie qu’on n’aime pas la chose qu’on montre ou qu’on déteste celui de qui l’on parle. Les deux pouces perpendiculaires et superposés font un superlatif. Rachmed ayant guéri un cheval appartenant au vieux chef de nos yakiers, celui-ci me dit du guérisseur tout le bien qu’il peut en me le montrant, puis en plaçant les deux mains, pouces levés, l’une sur l’autre et en les mettant sur sa tête, tandis que sa langue pend : deux pouces ajoutés sont le superlatif du superlatif lorsqu’on les élève au-dessus de la tête.
Il arrive souvent que notre lama prie à haute voix ainsi que le jeune chef son compagnon : alors Abdoullah imite leurs prières, leurs intonations à s’y méprendre, et, loin de se fâcher, religieux et laïques tibétains se mettent à rire. Ceci ne prouverait pas un grand fanatisme religieux. Ils ont plutôt des dehors religieux, nous entendons par là que les pratiques extérieures du culte ne sont pas négligées chez eux, mais que ce sont sans doute les seules manifestations de leur foi.
Le 9, nous remontons une petite rivière vers l’est. Nous faisons halte en haut de la vallée, au pied d’une passe que nous franchirons demain. Nous avons remonté et nous sommes à 4.700 ou 4,800 mètres. Dans la vallée, où il y a de l’herbe, on voit quelques tentes, avec des troupeaux. A la moitié de l’étape nous sommes reçus par trois hommes qui se ressemblent autant que trois frères se peuvent ressembler. Ils sont tout petits, et comme nous avons déjà appelé votre attention sur la similitude de certains Tibétains avec des races d’Europe, nous vous dirons que ceux-ci ont la tête de Romains, tête ronde, nez droit, à arête fine. Tous trois sont édentés, et, leur lèvre inférieure retombant avec un pli sur le menton rond, ils rappellent les bustes de Néron. Nous sommes campés sur les bords de la rivière d’Omtchou, et nous la quitterons, car elle coule aussi vers le sud-est, autant que nous pouvons juger : c’est le cas de la plupart des cours d’eau de cette région.
Le 10 avril, une passe nous mène à une petite rivière, puis c’est encore une passe dans le calcaire, des obos, sur lesquels nos Tibétains ne manquent pas de déposer des pierres en priant, puis c’est une vallée, une rivière à passer, et enfin une steppe large de 5 à 6 verstes, et cela nous paraît une immense plaine. Elle est traversée par le Satchou dont la largeur varie de 30 à 60 mètres.
D’après les renseignements que nous donnent notre lama et le vieux chef, nous aurions traversé les quatre principaux affluents du Kitchou, rivière qui passe à Lhaça.
Ces quatre affluents seraient : l’Ourtchou, le Poptchou, l’Omdjamtchou, le Satchou.
Le 12 avril, nous avons un fort givre dans la nuit. La matinée est superbe. Des antilopes nous regardent, des aigles de grande taille décrivent des cercles dans le ciel ; dans les gorges nos chasseurs voient des ours. Ces animaux pullulent dans cette région ; ils ont malheureusement pour nous des jambes meilleures que ceux qui les poursuivent. Les loups hurlent souvent pendant la nuit, mais on ne les voit pas dans la journée.
Le 13, nous commençons l’ascension dès le départ. Pendant trois heures nous suivons les détours du sentier qui louvoie au flanc des croupes, tantôt au sud-est, tantôt au nord-est. Au nord, ce sont des hauteurs escarpées, des roches nues ; au sud, des vallons descendent vers un chaînon dénudé que domine au delà une chaîne blanche où la glace luit à travers la neige. Le sentier est raide, très difficile. Nous admirons l’adresse de nos yaks, la sûreté de leur pied, la vigueur de leurs jambes, grâce à laquelle ils peuvent se laisser tomber, sans choir, de la hauteur d’un homme, en ayant une charge sur le dos. Nos chevaux ne leur sont pas inférieurs.
Une caravane nous croise, une caravane de yaks bien entendu ; ici tout se transporte sur des bœufs à queue de cheval. Ceux-ci sont chargés de boîtes longues recouvertes de peau. Elles contiennent du sucre, nous dit-on.
En tête marche un lama à bonnet pointu et jaune. Il porte en bandoulière sa tasse enfermée dans un sachet de cuir et plusieurs images sacrées dans des petits cadres en cuivre travaillé. Il va à Lhaça ainsi que la caravane. Son pas est très alerte ; par sa maigreur, ses joues caves, sa marche légère, il rappelle à Rachmed et à moi le vieux Pir, un brave homme de mollah qui nous a guidés au Pamir.
La descente s’opère le long d’une rivière à la berge haute et coupée de ravins. Dans l’un, à l’abri du vent d’ouest, deux chasseurs font cuire de la viande d’antilope ; près d’eux sont déposés leurs fusils et leurs lances. Ils s’étonnent de nous voir, et nous considèrent d’un œil curieux. De l’autre côté de la vallée, sur une croupe très haute, un de leurs compagnons grimpe ; il est gros comme un hanneton : il veut surprendre des antilopes broutant au-dessus : elles ont l’apparence de fourmis.
Ensuite la vallée se resserre, c’est une gorge dans les rochers que nous descendons sur la glace. La gorge redevient vallée et nous campons à Djémaloung, dont vous devinez le sens, qui est « Bouche de la Gorge ». Les pentes de la montagne sont couvertes de ces broussailles appelées queues-de-chameau, où de nombreux petits oiseaux volettent.
Autour de nos tentes s’abattent des gypaètes : ils ont vu dépecer un mouton et ils comptent en manger leur part. Voulant nous assurer de ce que nos Tibétains peuvent faire de leur fronde, nous invitons l’un d’eux à chasser le gypaète avec une pierre. L’oiseau est à 70 mètres environ. Un jeune homme passe pour le plus adroit des frondeurs présents, il choisit une pierre ovale, la place dans la poche de sa fronde. Il fait tourner une seule fois son bras, la corde claque, et la pierre tombe juste à un empan du gypaète, qui s’envole à grands coups d’aile. Nous examinons cette arme redoutable. Elle est fort simple.
Elle consiste en une cordelette de laine tressée lâche, de façon à lui laisser de la souplesse ; sa longueur est de 2m,20 à 2m,30. En son milieu elle a la poche où se pose la pierre. A une extrémité elle se termine par une boucle où l’on engage l’index, l’autre extrémité n’en a pas, et on la serre entre le médius et l’annulaire, en observant que la pierre pèse également sur les deux parties de la cordelette.
On fait tourner la fronde obliquement, et lorsqu’on veut que le projectile parte, on lâche l’extrémité de la cordelette tenue entre le médius et l’annulaire, ce qui est la façon de presser la gâchette du fusil primitif.
Cette nuit, nos Tibétains prennent des précautions. Quelques-uns d’entre eux dorment autour du camp, à une certaine distance. Ils veillent sur leurs yaks, de temps à autre ceux qui dorment près des tentes poussent des cris stridents tels qu’en pousse le grand-duc de nos forêts ; les sentinelles placées hors de l’enceinte du camp répondent, et, comme un écho, les hommes vivant dans la montagne lancent ce même cri. C’est une sorte de garde-à-vous de barbares, en même temps qu’un défi lancé à l’ennemi. Il ne serait pas rare qu’on pille les caravanes dans cette place.
Le 14 avril nous partons de bonne heure pour So, qui se trouve de l’autre côté des passes difficiles. Une bande de mendiants lève le camp en même temps que nous. Hier ils sont venus nous tendre la main en larmoyant, aujourd’hui ils partent d’un bon pas, la besace gonflée, et on les entend rire. Dans le nombre se trouvent quatre femmes fort vieilles et fort laides. Ces mendiants ne tardent pas à nous quitter, les uns pour aller visiter des tentes, les autres pour chercher un gué moins profond que celui où nous passons avec nos bêtes.
Nous traversons la rivière, la retraversons et enfin nous chevauchons sur un plateau tellement uni que nos chevaux prennent le trot d’eux-mêmes.
Nous apercevons à notre gauche, au bas du plateau, une rivière plus large coulant du nord au sud. Celle que nous venons de traverser la grossit et termine là son cours, mais qu’y a-t-il dans la vallée ? Des cultures ! des carrés de champs rayés de sillons ! Et au nord, plus loin, à la confluence des rivières, une pyramide consistant en une sorte de pain de sucre posé sur un cube de maçonnerie.
Le plateau s’élève insensiblement. Bientôt, en face de nous, sur un cône isolé que la rivière longe à l’est, de hautes murailles grises bâties au bord du vide forment un angle imposant. Les ouvertures sont rares et l’on dirait d’une forteresse. Au-dessus de ces murailles s’allonge un rectangle de constructions ayant à une extrémité le carré d’un donjon, à l’autre, un corps de bâtiment avec galeries à colonnades. Sur les toits plats, de longues perches s’effilent comme des mâts au bout desquels des drapeaux de couleur flottent ainsi que des pavillons. Au reste, le castel, dont les proportions nous semblent énormes, n’offre pas un signe de vie. Le chef qui nous guide dit :
« So goumba ! (le monastère de So !) »
Et en prononçant ces mots, le visage du pauvre sauvage exprime une certaine fierté. Il nous répète : « So goumba ! So goumba ! » comme s’il voulait nous faire remarquer que l’on n’a pas chaque jour la bonne fortune de contempler un aussi bel édifice. Quoique nous n’ayons pas l’admiration du Tibétain pour cette œuvre de l’homme, la vue d’une habitation nous procure une véritable satisfaction. Depuis cinq mois nous n’avons pas rencontré une bâtisse aussi considérable, aussi monumentale ; nous pourrions dire depuis six mois, si nous comptons les huttes et les masures de Tcharkalik pour ce qu’elles valent.
Nous fouettons nos chevaux en pensant qu’une ville tibétaine sera un spectacle intéressant. On avance, on avance : nous ne voyons poindre la flèche d’aucun monument. Peut-être que So est situé dans un bas-fond et qu’il se cache au pied du plateau. Mais nous voici près de son rebord ; à notre gauche le monastère découpe ses angles ; plus bas que nous, entre les rivières et les montagnes, une terrasse s’enfonce en coin, nous y descendons par un sentier pierreux ; où donc est la ville ? Elle se dérobe sans doute à nos regards derrière les hauteurs, au delà de ce défilé où la rivière s’engage au sud. Car So ne peut être formé de ces quelques masures à toits plats que nous distinguons au pied du monastère. Nous demandons :
— Où est So ?
— Voilà So, dit le Tibétain en montrant du doigt ce que nous ne voulions pas prendre pour une ville. Nous lui faisons des compliments sur la beauté de cette capitale, et notre homme les tenant pour sérieux opine du bonnet.
Enfin nous arrivons et nous découvrons que le goumba n’a l’air d’une forteresse que du côté du nord et du côté de l’ouest, d’où le vent souffle probablement avec constance, et que c’est l’ennemi contre lequel il se défend avec des murs sans ouverture. Car la face sud offre au regard un échafaudage de maisonnettes blanchies à la chaux, exposées gaiement au soleil, qu’elles prennent par des portes, des fenêtres et des galeries nombreuses. Autant les autres côtés sont fermés, autant celui-ci est ouvert.
Toutes les habitations, accrochées au flanc des pentes et des anfractuosités d’un rocher, se superposent de telle sorte que les toits servent de terrasse et de cour aux habitants de l’étage supérieur. Dans ce fouillis très gai de maisonnettes, est pratiquée une ouverture plus large : c’est la porte, flanquée de colonnes dans le goût persan, par laquelle entrent et sortent des laïques tibétains et tibétaines, portant sur le dos des sacs, des fagots de bois et différentes autres provisions destinées aux maîtres du monastère.
Tranquilles à côté de ce va-et-vient, de bons lamas tête nue et rasée, drapés comme des sénateurs romains dans des plaids de bure couleur sombre, se promènent sur les terrasses ; d’autres, assis jambes croisées, ou étendus sur des nattes dans des poses de sphinx, nous regardent tout en lézardant au soleil.
Le 16 avril, nous quittons So, après avoir fait nos adieux à nos compagnons les petits chefs, qui retournent chez eux ; l’un ira à Lhaça : nous le chargeons de mille compliments pour nos amis de la ville sainte.
La traversée du So-tchou, large de 150 à 200 mètres, nous procure un léger bain, après quoi nous remontons une vallée d’où descend un de ses affluents. Nous suivons les bords de la rivière par un beau soleil, un sentier facile, et nous nous délectons dans la contemplation des genévriers et des broussailles qui couvrent les berges. Sur les plateaux, des troupeaux broutent l’herbe verte ; des yaks, des moutons, des chevaux se sont perchés à l’envi aux places les moins accessibles. De temps à autre, dans une gorge sont tapies des tentes noires, auprès de plaques de glaces qui nous rappellent que nous sortons de l’hiver. Nous suons et nous avons déjà oublié le froid terrible des hauts plateaux.
En haut de la vallée, des tentes sont dressées à notre intention ; auprès on a déposé des fagots de bois, et à peine sommes-nous assis qu’un bon vieux se présente avec un pot de lait crémeux et une langue pendante : c’est le retour des « jours de Phébus et de Rhée » !
A cette place nous tuons des perdrix que nous ne connaissons pas et qui nous intriguent longtemps par un cri qu’elles lancent sans se montrer. En courant après ces invisibles bestioles, j’aperçois trois Thibétains à mes pieds derrière un rocher.
Ils se sont assis à l’écart, que font-ils donc ? Je ne puis d’abord distinguer à quoi ils s’occupent, mais, la lumière du soleil éclatant subitement entre leurs mains, me voilà renseigné. L’un d’eux a reçu en présent un petit miroir de poche. C’est un objet dont ils ignoraient tous l’usage, mais dès qu’il se sont reconnus, qu’ils ont vu leur image reflétée, ils se sont sauvés loin de leurs compagnons, et ces trois amis s’amusent à se contempler ; ils restent longtemps à cette place, devisant, et riant aux éclats des grimaces qu’ils se font. Espérons que cet instrument inoffensif leur apprendra combien ils ont le nez sale et que peut-être ils penseront bien faire en se lavant. S’ils prennent jamais en dégoût leur malpropreté, nous les aurons civilisés à peu de frais.
Notre route devient très pittoresque : le 17 avril nous traversons de véritables bois de genévriers au-dessus desquels apparaissent des alpes vertes, comme des crânes au-dessus de chevelures. Mais, les troupeaux devenant plus nombreux, les arbres sont plus rares.
A mesure que la terre est plus généreuse, les hommes prennent plus de soin d’eux-mêmes, et ils ont le corps plus vigoureux. Nous constatons pour la première fois chez ces pasteurs l’usage d’un vêtement autre que la pelisse. Quelques-uns portent des chemises en étoffe de laine à larges manches ou un gilet sans manches.
A Souti, dans la vallée du Soudjou, nous sommes aussi étonnés de voir un homme avec un peu de barbe noire au menton qu’on l’est chez nous d’en voir à une femme. L’individu qui est orné de cette barbiche et de ce rudiment de moustache ressemble pour le reste à ses congénères. Il semble être au service du chef de l’endroit. Celui-ci attire notre attention. Il me paraît donner une idée exacte de ce que doit être un chef barbare.
Il n’est plus jeune, sa chevelure est grisonnante, mais il est souple et vigoureux, il vous a une façon de saluer fort digne. Il est simple. Avec cela des traits réguliers, des lèvres pincées, un œil petit au regard fier, et dans tous les gestes je ne sais quoi de grand avec de la simplicité et de l’aisance. Qu’il marche, qu’il allume sa pipe longue comme le bras, qu’il s’arrête, il a bon air. Il est là, jambes croisées, la pipe dans la main droite ; la main gauche, posée sur le genou, est puissante, bien faite ; il tire les bouffées de sa pipe avec gravité. On lui demande quelque chose, il répond d’une manière sérieuse ; il donne des ordres brefs et on les exécute vite. Il commande naturellement en homme créé pour être obéi, et il en a l’air. Il a la grande allure d’une bête sauvage bien équilibrée dont les ancêtres n’ont jamais perdu l’indépendance, et qui ne s’imagine pas qu’on puisse la mettre en cage.
Depuis So nous remarquons que la terre a été fouillée au bord de la rivière. On pouvait croire d’abord que des bêtes fauves avaient cherché leur nourriture à ces places, mais aucune trace n’était apparente. En général, ces fouilles sont faites aux endroits où des hommes ont posé leurs tentes, où des troupeaux se sont arrêtés.
Aujourd’hui nous avons l’explication de ce fait, en voyant sur le feu, près d’une tente, un chaudron rempli d’une sorte de navet, quant au goût ; on l’appelle niouma et on le trouve dans la terre comme des truffes chez nous. La plupart de ces niouma ont une courte racine et alors ils ont la forme aplatie des champignons ; les autres ont des racines longues. Cette différence doit être produite par la nature du sol où ils se développent, s’aplatissant s’ils ne le peuvent pénétrer, s’allongeant si le terrain est meuble.
De Souti nous gagnons Ritchimbo par une passe. A peine sommes-nous dans la vallée que le vent souffle d’est pour la première fois depuis je ne sais quand, et un grésil tourbillonne. Les genévriers ont à peu près totalement disparu et c’est de nouveau la steppe. Nous changerons encore une fois de yaks avant d’arriver demain à Bata-Soumdo, où nous serons, nous dit-on, sur territoire chinois.
Nous renonçons, à dater de ce jour, à payer directement nos travailleurs et nos yakiers, car ils remettent sans coup férir leur argent à leurs chefs, qui s’en adjugent généralement les deux tiers, estimant sans doute que nous « gâtons les prix ». Dorénavant nous remettrons simplement une somme au chef de bande, en ayant soin d’être moins généreux.
Souvent nous nous sommes demandé pourquoi les sauvages, les Asiatiques, les Orientaux trouvaient naturel d’abandonner à leurs chefs une part de leur salaire et de se soumettre à leurs exactions. Et, un beau jour, un Oriental nous a donné une explication qui vaut la peine d’être méditée :
« Nous aimons bien mieux les chefs prévaricateurs, parce que ceux-là nous accordent des faveurs, nous punissent moins sévèrement quand nous le méritons, on en obtient des passe-droits qu’il est inutile de demander à des chefs honnêtes qui ne se laissent pas « graisser ». Ceux-ci ne connaissent que la justice. »
A Ritchimbo nous apercevons pour la première fois un beau goitre au cou d’un petit chef. Après le coucher du soleil, un orage éclate avec des éclairs et des coups de tonnerre. Une neige fine tombe. Le lendemain 20 avril, elle tombe encore dans la matinée, et toute la montagne a disparu sous une couche de dix centimètres au moins. Nous escaladons une passe assez difficile, les habitants la nomment Kéla ainsi que les chaînes voisines. Arrivés à 4.600 mètres non sans peine et par une chaleur intolérable, nous descendons. Le soleil frappe la neige, il nous éblouit, il nous brûle la face. Les Tibétains se garantissent contre la réverbération en se cachant les yeux avec leurs cheveux, qu’ils laissent pendre plus bas que le front. Ils souffrent du mal de tête, et pour se soulager ils posent sur leur crâne des poignées de neige. En trois heures la passe est franchie et nous descendons en suivant une rivière tantôt sur sa glace, tantôt sur sa berge. Sur les terrasses qui la bordent, sont posées des maisons à toit plat, entourées de haies, et des chiens nous saluent d’aboiements, et même nous croyons entendre des miaulements de chats, peut-être sont-ce des vagissements d’agnelets. Les genévriers deviennent rares, mais des broussailles hérissent encore les pentes. Chaque fois que nous levons la tête, nous apercevons des yaks à des places où l’on penserait que des oiseaux seuls peuvent se poser.