← Retour

L'Asie inconnue : $b à travers le Tibet

16px
100%

CHAPITRE XIV
PAR LA CHINE AU TONKIN

Le 2 juin, nous nous réveillons à Tchangka après un minimum de − 4 degrés dans la nuit. Le vent souffle du sud toute la matinée, puis il cesse, et la pluie tombe.

Trois coups de fusil annoncent le quinzième jour du mois chinois, un jour de fête où l’on se rend à la pagode pour faire aux statues les révérences selon le rite.

Le secrétaire du mandarin vient nous annoncer que son chef est sorti de son tribunal et que ses scribes l’accompagnent à la pagode afin de remplir les devoirs de la religion. Et il ajoute : « Ne vous étonnez pas que notre chef ne vous fasse pas visite, ainsi qu’il vous l’avait promis hier, car il sera occupé une bonne partie de la journée et il ne voudrait pas vous déranger dans la soirée. Voici un papier pour vous. »

C’est une longue pancarte en langue chinoise et tibétaine. L’envoyé du mandarin nous la lit et nous apprenons de la sorte que : arrivés le quatorzième jour de la lune, nous partirons le seizième, qu’on nous fournira six chevaux de selle, six chevaux de bât et trente-trois yaks. Deux soldats prendront les devants, prépareront les logis et rassembleront les bêtes, deux autres nous accompagneront. En cinq jours nous serons à Ba.

La route que nous suivons est la grande route des pèlerins. Elle est marquée par de nombreux obos, formés par des amas considérables de prières gravées. Souvent nous voyons des « Om mané padmé houm », taillées avec soin dans de petites dalles schisteuses et dont les creux sont coloriés en bleu, vert, jaune. Ces lettres brillantes plaisent à l’œil et égayent le chemin de Lhaça, où elles sont placées comme des affiches réclames en faveur du Tale Lama.

Nous remarquons aussi, sur les obos et au sommet des chapelles, des colonnettes de bois terminées par des boules, des croissants ou des ornements mal dessinés, mais taillés tous de la même façon ; nous comptons sur chacune de ces colonnettes douze anneaux en creux. Ce chiffre douze, revenant toujours, doit répondre à une préocupation religieuse ou superstitieuse. Nous avons demandé des explications aux personnes compétentes et nous ne sommes pas encore éclairés à ce sujet. Peut-être cela a-t-il rapport avec le cycle tibétain de douze années ?

Certains auteurs ont dit que Lhaça est le rendez-vous d’innombrables pèlerins. Nous ne savons sur quoi ils basent ces assertions ; quant à nous, nous en avons rencontré et nous en rencontrerons fort peu. Il doit y avoir exagération, à moins que la population du sud du Tibet et au nord des Himalayas, étant très dense et très dévote, ne fournisse la presque totalité des pèlerins.

Le commerce du thé entre la Chine et le Tibet est assez considérable. Le transport de cette denrée s’effectue principalement par la route de Ta-tsien-lou à Lhaça par Tsamdo, et le va-et-vient des yaks chargés ou vides donne de l’animation à la route. Les relais sont fixés par la coutume, et chaque village contribue pour sa part au transport du thé, et reçoit une rétribution proportionnelle, payable en thé le plus souvent, mais après que l’impôt a été payé par un nombre suffisant de corvées.

A trois heures de Kouchou nous relayons à Leindünne, où l’on arrive par deux petites passes et qui est une lagune de 3.600 mètres environ. On traverse un paysage charmant de sapins et de chênes à feuilles de houx. Les vallées sont toujours cultivées, et dans presque tous les deltas on voit des fermes entourées de champs verts.

La population paraît moins pauvre. Elle est mieux vêtue, mieux chaussée. De temps à autre on aperçoit des indigènes gras. Les femmes apportent quelques modifications à la toilette tibétaine. Leur jupe courte est plissée par derrière, serrée à la taille par une ceinture de cuir à ornements de métal et recouverte devant par un tablier. Leur coiffure se civilise, elles ne taillent plus leurs cheveux à la hauteur des sourcils, elles se contentent d’une raie sur le crâne, leur front est à découvert, et elles réunissent de nombreuses petites tresses en une seule natte, derrière la tête. Les vêtements sont de bure, quelquefois à fond rouge, et rayés des couleurs nationales du Tibet, de vert, de rouge, de jaune. Sous le soleil, cet assemblage fait un bariolage assez méridional, rappelant l’Andalousie. A peine avons-nous fait cette remarque que nous sommes assaillis par un vent glacial du nord.

Après Leindünne, la route bifurque vers Batang et Atentze. D’après les soldats chinois qui ont voyagé dans cette direction, en quatre jours on peut aller à Atentze, et en un mois d’Atentze à Yunnan-fou. Mais la route, très montueuse, aurait des passes innombrables et si difficiles, que seuls des piétons ou porteurs pourraient l’utiliser, et des yaks ou d’autres bêtes de somme ne pourraient passer par là. Toujours d’après les soldats, on ferait beaucoup de commerce dans cette région. Les missionnaires français l’ont en partie visitée et nous renvoyons aux travaux des pères Desgodins et Biet les personnes désireuses de connaître ce coin de l’Asie.

Bien que les vallons soient cultivés avec soin, les récoltes ne sont pas suffisantes pour nourrir le poste de Leindünne, car il va chercher ses provisions à Atentze. C’est à ce marché que les soldats achètent leurs légumes secs et leur riz. Ils élèvent des poules qui leur pondent des œufs, et des porcs qu’ils tuent quand ils sont gras. Bien qu’ils n’habitent qu’à deux jours de Batang, ils ne s’y fournissent de rien, le prix des choses étant très élevé dans cette ville ; mais c’est là qu’habite le liang-tay, l’homme aux onces d’argent, le trésorier-payeur, et lorsque la fin du mois est proche, le poste détache un des siens afin d’aller recevoir la solde. Ce courrier a la consigne de revenir très vite, « car un retard serait grave, me dit le caporal : il faudrait alors acheter à crédit ».

En passant dans le village de Leindünne nous remarquons une tentative d’ornementation architecturale : d’abord des modillons bien alignés, puis, taillés dans les volets des fenêtres, des dessins plus ou moins géométriques. A en juger par la grande quantité de manis[5] fraîchement peints de couleurs éclatantes qui jalonnent la route, nous sommes en pays de sanctification. Est-ce un sentiment religieux qui pousse des laboureurs mangeant dans leurs champs à prendre d’un commun accord de la terre à la poignée et à la lancer en l’air dès que nous sommes passés ? ou bien avons-nous réellement mauvaise tournure et l’œil jettateur ? Nous ne saurions vous le dire.

[5] Prière gravée.

A cinq kilomètres environ de Leindünne, en passant d’une vallée dans une autre, nous arrivons en haut d’un escarpement ; il domine une lamaserie posée sur un terre-plein, dans la vallée où la route d’Atentze descend vers le sud, le long de la rivière. Une passe de 3.600 mètres, la seconde depuis Leindünne, nous mène à un plateau nu où apparaissent des grès schisteux.

Après une heure et demie de discussions, la population se décide à transporter nos bagages jusqu’au prochain relais, à 3 kilomètres de là. Et alors de nouvelles discussions recommencent, puis nous faisons encore 7 kilomètres par une gorge boisée ; elle serait charmante si la pluie ne tombait pas. Nous arrivons à Kountsetinne, montés sur des chevaux dont les jambes laissent beaucoup à désirer. Nous décidons de passer la nuit dans le caravansérail de l’endroit, appelé kouen-kan en chinois. La malpropreté de l’établissement est telle que nous préférons dresser la tente dans la cour, malgré le mauvais temps.

Vous avez lu déjà la description d’auberges chinoises, bâties en bois, où les chambres pour les voyageurs, les écuries, les cuisines, communiquent de telle sorte que les poules, les porcs, les hommes se coudoient, si l’on peut dire cela d’êtres aussi divers. Les odeurs des plats et d’autres objets se confondent ; la vermine sort des fentes des planches pour souhaiter la bienvenue aux voyageurs, et l’on préférerait loger dans les branches d’un arbre plutôt que dans un pareil taudis. Dire que plus tard, en comparaison des auberges de la vraie Chine, celles du Tibet nous sembleront des établissements de premier ordre ! Il paraît que le kouen-kan ou kong-kuan est destiné à loger les mandarins et les soldats de passage : on nous y installe parce qu’on nous considère comme des personnages de qualité.

Le gardien de cet immeuble fait un grand éclat, il crie, il menace les indigènes. Il leur reproche de nous mal servir, de ne pas transporter les bagages avec assez de précautions, de ne pas balayer la cour assez vite, de ne pas apporter le bois pour le feu. Il leur rappelle que nous sommes des « grands hommes » (tajen, comme disent les Chinois), ayant droit au respect. Tout cela est débité avec l’apparence d’une vive indignation. L’orateur semble se désoler qu’on nous traite mal, et souffre plus que nous-mêmes de la barbarie de ces gens. Mais les Tibétains s’émeuvent fort peu des criailleries de ce Chinois, ils n’en font pas un seul mouvement plus vite et ils continuent à jeter les ballots de-ci de-là jusqu’à ce que nous intervenions.

Cette petite manifestation du gardien a son but. Il a su par ses compatriotes que nous n’avons pas donné de cadeaux aux chefs des précédents villages parce que nous avons été mécontents. Il veut nous prévenir en sa faveur, et, les paroles ne coûtant pas une sapèque, il prononce un véritable discours, avec des gestes éloquents et une voix tonitruante.

A la nuit tombante, les chefs tibétains et chinois, qui causent tranquillement en fumant leurs pipes et en buvant le thé, à l’abri de la pluie, sortent de l’auberge avec une vitesse relative. Les deux principaux, le chef tibétain du village et le chef du poste, montent à cheval et partent en reconnaissance avec sabres et fusils.

Nous sommes tout surpris de cette prise d’armes. Notre bouton blanc nous explique avec des froncements de sourcil et sa voix trompettante qu’un piéton vient d’accourir en toute hâte afin de réclamer du secours.

Il paraîtrait qu’à quelques centaines de mètres du village, dans le bas de la gorge, des brigands descendus de la montagne ont surpris les Tibétains qui avaient amené nos bagages et leur ont pris six chevaux. Afin d’exécuter plus facilement ce coup de main, les brigands ont eu soin de laisser passer le gros de la troupe et de n’attaquer que l’arrière-garde. On va réunir quelques hommes du village, et poursuivre les ravisseurs. « Mais, ajoute le bouton blanc avec philosophie, cela ne servira à rien, car les voleurs ont de l’avance et ils se sont déjà dispersés dans les fourrés de la montagne.

— De pareils faits se produisent-ils souvent ?

— Oui, assez souvent. En effet la montagne est peuplée de sauvages incorrigibles contre lesquels on ne peut rien. »

Toute la nuit, les ondées de pluie se succèdent, et le matin nous nous réveillons dans les nuages.

La descente commence à cinq minutes de l’auberge, qui est située à 2.500 mètres environ. Nous voyons des clématites, des seringas, des jasmins, des églantiers. Bientôt nous sommes dans des champs cultivés, où nos hommes trouvent des radis presque murs. Puis voilà des noyers avec des noix déjà mangeables. On descend encore et à 1.650 mètres l’orge est aussi à peu près mûre ; à 1.350 mètres la gorge est déboisée complètement, et l’on moissonne déjà. A 1.200 mètres, la moisson est sur les toits, et l’on peut donner de la paille fraîche aux chevaux. Vous voyez par ces constatations successives sur une même pente de montagne que l’altitude n’est parfois qu’une latitude en hauteur.

La population de ce versant de la montagne est assez farouche et elle n’obéit pas mieux à ses chefs que celle placée sur l’autre versant.

Le costume se modifie sous l’influence des modes chinoises ; les métis sont nombreux et les chefs des indigènes ont les cheveux rasés sur le devant du crâne comme les mandarins de la nation conquérante. La chaussure n’est plus tibétaine, les enfants ont au pied des sandales ; deux lanières passant l’une entre le gros orteil et le premier doigt, l’autre entre le troisième et le quatrième, serrent le talon par derrière.

Nous suivons par une pluie battante un sentier assez difficile se déroulant le long des berges hautes de la vallée. Puis tout à coup nous la quittons et nous apercevons un grand fleuve, dans une vallée large de 7 à 800 mètres. C’est le Kin-cha-kiang, le Fleuve Bleu immense.

Nous longeons sa rive droite à travers les pierres, parfois nous sommes sur une plage sablonneuse déposée par le fleuve lorsqu’il a pu s’enfoncer dans les rochers de la rive opposée ; on descend dans le fond des crevasses que les torrents ont fouillées en se précipitant d’en haut, on remonte leurs berges abruptes, ou, lorsqu’elles sont à pic, on se glisse au flanc des pentes par les méandres d’un sentier.

Nous sommes loin d’avancer aussi vite que le fleuve s’en va. Le Kin-cha-kiang, le Yang-tse-kiang de l’est, roule impétueusement ses eaux. Son allure est sauvage, bruyante. Tantôt il bondit sur les roches des rapides, tantôt il bat comme un furieux les dures assises de la montagne : il creuse des anses où son eau se calme, se repose, mais pour repartir avec une vitesse étonnante. Il se tord, il se démène dans une prison de pierre, frayant sa route vers l’Océan comme s’il avait hâte de se déverser dans son sein. Mais si l’on considère la montagne où il est enserré, on se dit qu’il a beau faire, qu’il ne la pourra saper malgré sa rage. Au milieu de ces prodigieux accidents géologiques, le Kin-cha-kiang se tortille ainsi qu’un vermicule infime et impuissant.

Mais nous nous sommes éloignés du fleuve. La route est plus facile ; elle s’élève sur une berge en terrasse et nous galopons sur le sable à travers les églantiers, qui nous accrochent de leurs épines. Nous arrivons au delta que forme le Chisougounc en débouchant des montagnes. Nous le traversons sur un pont qui ne nous inspire qu’une médiocre confiance, car nous ne sommes plus accoutumés à nous servir de ces ustensiles civilisés de voyage : nous sommes habitués aux gués.

En haut des roches, de l’autre côté du pont, des coups de fusil éclatent à la file et des cris sauvages retentissent. Ce sont les honneurs que nous rendent des hommes juchés là, afin de surveiller cette vallée latérale par où descendent fréquemment les brigands qui infestent le pays. Le mandarin chinois de Batang aurait donné l’ordre de veiller sur nos personnes, et ce poste va retourner à son village, maintenant que nous sommes passés.

Depuis Tchangka nous sommes sur un terrain français, car, après Huc et Gabet, le père Renou a pénétré dans le Tibet, où il a rassemblé les éléments d’un dictionnaire qu’on peut comparer à celui de Csoma, le savant Hongrois dont il a complété les travaux. L’intelligent et énergique père est mort dans ce Tibet qu’il a ouvert à ses successeurs, en leur permettant d’en étudier la langue. Puis viennent les pères Fage, Desgodins, Thomine, qui pénètrent jusqu’à Tchamdo, et tant d’autres, dont tout Français et tout Européen devrait savoir les noms.

Nous disons que tout Européen devrait savoir les noms de ces martyrs de la civilisation, car ce sont eux qui ont frayé la route aux explorateurs. L’illustre Prjevalsky voyageant dans le Tibet n’a fait que suivre en partie la route du père Huc. De même les Anglais Gill, Mesny ont suivi la route de nos missionnaires. Plus tard, le comte Bela Szechenyi, accompagné de Loczi et de Kreitner, a tenté d’atteindre Lhaça ; il possédait toutes les recommandations, tous les papiers possibles, il était accompagné d’une escorte et de mandarins chinois, il disposait d’une fortune considérable et il n’a pu dépasser Batang ; il est revenu par le Yunnan. Cooper a voulu sortir des sentiers battus par nos missionnaires, et il a été assassiné. Baber n’a fait que suivre la route qu’ils avaient jalonnée, et bon nombre des renseignements que ses livres contiennent lui ont été fournis par les membres de la mission du Tibet. Aucun Européen venu de l’est, et voulant pénétrer dans le Tibet, n’a pu même atteindre la tombe du père Renou. A partir du village où nous allons débarquer, la route a été parfaitement décrite jusqu’à Ta-tsien-lou par le père Desgodins, un vaillant qui est encore sur la brèche malgré soixante ans passés.

Maintenant, nous allons rencontrer fréquemment des endroits où le sang français a été versé avec un désintéressement qu’on n’admire pas assez. Et quand nous songeons que nous arrivons à Tchroupalong, et que peut-être s’y trouvent les assassins du père Brieux, massacré quelques kilomètres plus loin, nous regrettons sincèrement de n’être pas vingt ou trente hommes bien armés et bien déterminés afin de faire justice et d’inspirer à ces sauvages, à ces lâches Chinois et Tibétains le respect, sinon la crainte des Européens.

Ce n’est qu’assez tard dans l’après-midi que tous nos bagages sont débarqués sur la rive gauche du fleuve. Il y a eu en route encore une bagarre au dernier relais. Un chef, un métis sans doute, grand gaillard au costume mi-tibétain, mi-chinois, et coiffé à la chinoise, ayant voulu obliger des yakiers à dépasser le relais, où la coutume veut qu’on les remplace, une querelle a éclaté ; les Tibétains ont jeté bas les charges, chassé leurs bêtes vers la montagne et, ramassant des pierres, les ont lancées contre le chef, en l’accablant d’injures. Ils n’ont pris la fuite que lorsque nos hommes les ont menacés de leurs revolvers. Il n’a pas fallu moins de deux heures de pourparlers et de négociations pour obtenir des habitants du village le transport des bagages jusqu’au bac.

Remarquez bien que ceci se passe en présence d’une escorte et d’un inspecteur militaire, venus de Batang à notre rencontre. Et nous en concluons que les Chinois n’ont dans ce pays qu’une autorité factice, que du reste ils n’établiront pas avec les troupes qu’ils ont échelonnées dans les postes de la grande route impériale.

Les soldats chinois que nous avons vus jusqu’à présent n’ont du soldat que le nom.

A quelques kilomètres de Tchroupalong, sur la route de Batang, nous remarquons une maison à l’entrée d’une gorge. On nous apprend qu’à cette place le père Brieux a été massacré par des misérables qu’avaient soudoyés et encouragés les lamas et les Chinois.

Lorsque nous arrivons à Batang, situé dans une jolie vallée couverte de moissons, on nous accueille comme des personnages de distinction, on nous rend les honneurs, on nous loge dans le kouen-kan nouvellement bâti qu’on réserve aux grands mandarins. Les lamas nous évitent, ceux que nous rencontrons dans les rues rebroussent chemin, s’en vont par une rue latérale ou se réfugient dans les maisons. Lorsque nous dirigeons nos promenades vers la lamaserie, entourée de hauts murs d’où émerge un dôme brillant, on s’empresse de fermer la grande porte massive, comme si l’on craignait de nous voir pénétrer dans ce prétendu temple de la sagesse, qui n’est qu’un refuge de malandrins.

Nous visitons à diverses reprises l’emplacement des maisons autrefois la propriété des missionnaires, en vertu d’actes de ventes d’une légalité complète. Tout a été dévasté, la chapelle n’offre plus que des ruines ; entre les pans de murs l’orge est déjà grande. Les Tibétains vont moissonner pour la troisième fois les champs des expulsés sans que l’autorité chinoise intervienne. Et nous nous demandons quel est ce gouvernement que l’on dit puissant, auquel s’adressent les Européens lorsqu’ils sont lésés, et avec lequel ils signent des traités qu’eux seuls exécutent.

Nous nous demandons comment on prend au sérieux les engagements d’un empereur de Chine, car il n’est pas obéi ou parce qu’il ne peut pas l’être ou parce qu’il ne veut pas l’être. Pourquoi traiter en Européens des gens qui n’acceptent que le fait accompli et ne respectent que la force, qu’on a toujours vu ramper devant un ennemi puissant et se montrer féroces vis-à-vis de braves gens inoffensifs ? Un pouvoir incapable de protéger personne, d’appliquer les moindres règles de police, mérite-t-il le nom de gouvernement ?

Nous avouons ne rien comprendre à la manière d’agir des Européens. On dirait qu’ils s’ingénient à gonfler d’orgueil ces hommes jaunes qui en éclatent naturellement.

Nous sommes à Batang où se promènent jusqu’à ce jour tranquillement des assassins et des incendiaires ; notre présence suffit pourtant à les inquiéter, et nous ne sommes que quelques-uns, bien armés il est vrai. Comment se fait-il que les Européens ne punissent pas eux-mêmes, avec ou sans le concours des Chinois, ceux qui le méritent ? Pourquoi se laissent-ils bafouer ?

Disons d’abord qu’à Batang nous avons eu quelques petites discussions avec le caduc liang-tay. Ce brave trésorier voulait à toute force que nous lui montrassions les papiers que nous avions demandés à Pékin et que, paraît-il, on nous avait adressés par l’intermédiaire du consul russe de Kachgar. Nous ne pouvons croire qu’on ait fait prendre une telle route à nos passeports. Donc le trésorier insista beaucoup, et après que nous lui eûmes bien expliqué que le courrier — s’il y en a eu un — qui s’était mis à notre poursuite n’avait pu nous rejoindre par un aussi long chemin des écoliers, il parut convaincu que nous n’en possédions pas et nous laissa partir sans autre forme de procès.

Après Batang, le seul endroit auquel les voyageurs aient donné le titre honorifique de ville est Litang. Les Tibétains l’appellent Lé-tong (Plaine du Cuivre).

Lorsqu’on sort des montagnes pour arriver à cette plaine, on traverse des collines nues sur lesquelles une grêle de pierres est tombée ; ce sont des blocs, des roches, d’énormes cônes de granit dénudé quelquefois superposés. A la descente, les éboulements sont nombreux. Comme nous sommes dans cette région à la tombée de la nuit, elle prend l’aspect fantastique d’un chaos ; l’obscurité venue, nous marchons à grand’peine, pendant de longues heures, au milieu des pierres et des roches et il nous semble entendre des grondements souterrains. Le lendemain nous sommes dans une plaine : elle nous paraît immense après tant de défilés, de passes et de montagnes ; cette tranquillité de la nature, les molles ondulations de la steppe grise où une rivière circule nous font éprouver le sentiment d’être arrivés dans un autre univers. La plaine est large de 15 à 20 kilomètres, longue de 50 à 60 : ce sont à peu près les proportions des grands lacs aperçus sur les hauts plateaux. Il y a ici une solution de continuité, une interruption dans l’ensemble des soulèvements où nous montons et descendons depuis des mois. Il semble que l’ouvrier ait voulu prendre ici un temps de repos, et, au fait, ces blocs, ces cônes, ces roches entassés à l’ouest de la plaine, derrière nous, ne sont-ils pas les matériaux laissés là par le grand constructeur ? Pourtant les bruits que nous avons cru percevoir sous nos pieds indiquent que les vastes usines sont encore en activité.

Aussi est-ce une véritable surprise d’arriver dans la plaine de Lé. Et c’en est une autre de ne pas apercevoir la ville qu’on nous a annoncée. Où est-elle cachée ? Malgré la pompe des discoureurs indigènes nous ne nous attendons pas à voir une capitale. Nous savons par expérience le peu de valeur qu’ont les mots. En outre ce n’est pas dans un désert, sous un ciel aussi rigoureux — le 15 juin nous y sommes assaillis par la neige et la grêle, — ce n’est pas dans d’aussi mauvaises conditions que les hommes s’agglomèrent et fondent de grandes cités. Néanmoins nous voudrions bien voir Litang.

Nous poursuivons notre route, et notre caravane aperçoit la ville perchée sur la montagne, adossée à un contrefort. Les maisons descendent les pentes, elles s’étagent et donnent l’illusion d’une ville avec des monuments imposants et que signale au loin l’étincellement des dorures.

De près, on voit que Litang a exactement la forme d’un triangle dont la superficie est occupée par la lamaserie enclose de hauts murs, ayant au sommet les édifices, et dont le côté droit se prolonge sur un dos d’âne où sont des masures grises qu’habitent des laïques, des Chinois et des métis. On trouve dans ce quartier de la ville quelques boutiques assez misérables, la lamaserie ayant accaparé le commerce. Nous nous adressons au chef des lamas pour obtenir les bêtes de somme qui nous sont nécessaires, et non au mandarin chinois logé à l’intérieur du couvent, près de la porte d’entrée. Ce mandarin est à la complète discrétion des lamas ; ils l’hébergent, le nourrissent et, paraît-il, lui dictent des ordres. En tout cas, nous avons vu ces tondus faire la police autour de nous et chasser des soldats chinois, qui s’éloignaient sans oser se permettre la moindre observation.

Aussi bien que le commerce, l’industrie serait entre les mains des lamas ; l’un d’eux vient nous offrir des petits pains de soufre ; d’autres travailleraient les métaux et surtout l’argent, fabriquant des ornements pour les indigènes. Un de ces ouvriers, fort bien mis, jeune homme à mine intelligente, vient nous rendre visite ; il possède quelques mots d’hindoustani et de persan, ce qui nous permet d’apprendre qu’il est allé à Ladak, qu’il a appris son métier chez un Afghan du Pendjab immigré à Lhaça. Cette rencontre nous fait sentir combien nous étions près des Indes lorsque nous étions sur les bords du Namtso. Si les hommes voyagent, on peut affirmer que les marchandises voyagent encore plus et que de main en main elles vont d’un antipode à l’autre. A Litang on nous vend des allumettes de Malmö. Elles ont suivi les fumeurs d’opium, elles leur sont très utiles pour leur fumerie, la pipe devant être souvent allumée ; les lamas s’en servent pour les luminaires de leurs autels.

A Litang nous assistons à un beau coucher de soleil. Nous admirons un superbe paysage de nuages : à l’est ils sont accumulés au-dessus des montagnes ; ils semblent épais, lourds, faits d’une matière solide ; au-dessus, le ciel est rempli comme par la masse immense d’un métal incandescent : c’est la fournaise rutilante d’un atelier titanique et cyclopéen où l’on triture un monde ; à son contact avec les nuages, l’or du métal en fusion a les teintes de l’acier.

Et de nouveau nous voilà pensant qu’on fabrique ici des montagnes qu’on répandra vers l’orient ; tandis qu’à l’occident le ciel est pur, les hauteurs nettes et la besogne achevée : nous l’avons constaté aux dépens de nos jambes.

A Litang on tire le canon pour annoncer la fermeture des portes ; c’est en même temps le signal des aboiements des chiens.

On nous confie à la garde de deux hommes armés de piques, de chaînes, d’une lanterne et de semelles de cuir cousues ensemble à une même extrémité : elles servent à claquer les joues des récalcitrants. Nous dormons en toute sécurité, par la bonne raison que nous avons enivré complètement nos gardes du corps et qu’ils ronflent.

Le lendemain, nous nous réveillons dans la brume. La plaine, les montagnes ont disparu. Soudain le soleil se montre, il frappe de ses rayons la grande lamaserie, et elle resplendit à travers les vapeurs qui flottent, s’élèvent, se perdent dans l’atmosphère comme les fumées de feux allumés sur les toits des maisons. Et Litang ressemble alors à un immense amphithéâtre d’autels érigés les uns au-dessus des autres jusqu’au ciel, où ils envoient la fumée des encens qu’on brûle on l’honneur de la divinité.

Après Litang nous ne trouvons plus que de petits villages. Enfin le 24 juin, nous descendons dans la vallée étroite où les maisons de Ta-tsien-lou se pressent. Un sentier pavé et glissant mène au pied de la terrasse où est établie une lamaserie au milieu de superbes peupliers. Plus bas coule une rivière torrentueuse au travers de bocages, sur un lit de cailloux et de rochers.

On la franchit au moyen d’un pont d’une seule arche sous laquelle l’eau bruit en écumant, car c’est d’une course folle que cette rivière passe dans la ville, posée sur ses deux rives.

A Ta-tsien-lou nous sommes accueillis à bras ouverts par nos compatriotes de la mission : Mgr Biet, les Pères Dejean, Giraudot Soulié, et par M. Pratt, un naturaliste anglais.

Ta-tsien-lou a une population composée de Tibétains et de Chinois. La plupart des Chinois sont soldats ou bien marchands, occupés surtout au commerce du thé, de l’or, de la rhubarbe et des peaux. On trouve aussi dans leurs boutiques des marchandises européennes : des tapis et des draps russes, des calicots anglais, de l’horlogerie suisse, des contrefaçons allemandes, des produits européens et différents affiquets d’origine chinoise.

La rhubarbe, fort mal séchée, se trouve à profusion dans les montagnes environnantes. Le thé de Chine arrive à Ta-tsien-lou sur le dos des porteurs ; on l’enferme dans des caisses spéciales enveloppées de peaux qu’on mouille et qu’on coud autour tandis qu’elles sont fraîches : la peau se rétracte et protège la précieuse denrée contre les fugues et les caprices des yaks qu’on emploiera dorénavant à la transporter jusqu’à Lhaça et même plus loin.

L’or est recueilli par des orpailleurs misérables qui travaillent pour le compte des lamaseries. Il abonde dans toute cette région, qu’on n’aurait pas de peine à transformer en véritable Californie.

....... .......... ...

Tandis que nous nous reposions avant de partir pour le Tonkin, un incident assez caractéristique se produisit. M. Pratt, naturaliste anglais, pourrait au besoin confirmer ce que nous allons dire : d’abord que les missionnaires lui ont rendu tous les services en leur pouvoir, sans jamais lui demander, pas plus qu’à nous, quelle était sa croyance. M. Pratt pourra dire que le mandarin de Ta-tsien-lou a essayé de fomenter une émeute contre nous, sous prétexte que nous « voulions voler » les trésors, insinuation ridicule et grotesque, comme on pense bien.

Il faut pourtant vous raconter cette histoire avec quelques détails. Imaginez-vous que depuis deux ans on promet aux missionnaires de Ta-tsien-lou des passeports qui leur permettront de retourner à Batang.

Il y a engagement solennel de les donner, mais on ne le tient pas. Mgr Biet croit devoir profiter de notre présence pour tenter une nouvelle démarche auprès du mandarin de l’endroit, nommé Fou-tchao-kong, et auprès du liang-tay de Batang, un certain Ouang-kia-yong. Ce dernier a été nommé récemment à la place du vieillard que nous avons rencontré dans cette ville ; il se rend à son poste et se trouve à Ta-tsien-lou en même temps que nous.

Un conseil auquel nous assistons est tenu, et, après une discussion, les mandarins promettent des passeports aux missionnaires. Le nouveau trésorier s’engage à les emmener avec lui, le 17 de la lune. Ce personnage nous demande même un revolver destiné à terrifier les Tibétains. On le lui promet.

Bien entendu, les engagements pris par les mandarins ne sont pas sérieux. En effet, le 15 de la lune, dans la matinée, un homme du yamen vient nous prévenir officieusement que Ouang-kia-yong partira le lendemain, c’est-à-dire un jour plus tôt qu’il n’a été convenu. Or, on n’a pas vu l’ombre d’un passeport à l’évêché.

Dans l’après-midi nous envoyons Dedeken, vêtu à l’européenne, porter le revolver promis. Il en profitera pour obtenir quelques renseignements, sinon des explications. Il se présente à la porte du tribunal, remet nos cartes, selon l’étiquette ; on l’introduit, puis on le prie de s’asseoir, car ces messieurs sont à table. On ne lui demande même pas ce qu’il veut. La salle du banquet est voisine de l’antichambre, les cloisons sont minces, et durant les cinq heures qu’il attend, Dedeken a tout le temps d’entendre insulter la France, les Européens et les missionnaires, dans les termes les plus malséants. Le mandarin Ouang-kia-yong se distingue par des éclats de voix : il veut que les injures soient entendues distinctement de celui qu’il ne daigne pas recevoir.

Le festin dure, la nuit tombe et Tchao-kong, mandarin de Ta-tsien-lou, fait battre le tambour dans la ville et convoque un homme par maison ; le crieur public appelle à l’aide, criant sur tous les tons : « Secours au tribunal en danger et sus aux Européens. Armez-vous. » Le peuple s’arme, qui d’un sabre, qui d’un gourdin, tous d’une lanterne et d’un parapluie, car heureusement il pleut et cela rafraîchit l’enthousiasme.

Nous ignorions ces détails ; mais, inquiets au sujet de notre compagnon, nous envoyons deux de nos hommes armés le chercher, le prier de revenir. Dedeken sort et il est tout surpris de voir les abords de la cour du yamen occupés par la foule.

On veut barrer le passage à nos hommes ; ils menacent et reviennent avec Dedeken. Mais une foule de 500 à 600 individus les suit, malgré la pluie battante. Arrivé au pont qui traverse le torrent, Dedeken a une soudaine intuition du danger qu’il court d’être jeté à l’eau, il s’arrête et invite à haute voix les curieux à ne pas l’accompagner plus loin. La foule hésite un instant et nos gens arrivent sains et saufs à la maison.

Ces braves mandarins avaient suivi la tactique habituelle pour provoquer le massacre d’Européens. Ils n’avaient pas réussi pour plusieurs raisons : parce que la population de Ta-tsien-lou est composée en grande partie de marchands et qu’elle est pacifique — les marchands, en effet, se tinrent tranquilles ; — parce que le chef militaire est musulman et qu’il vit en bons termes avec les missionnaires : il avait refusé d’envoyer 200 soldats qu’on lui demandait ; — parce que le roi tibétain, invité à soulever ses sujets, n’avait pas bougé, par antipathie pour les Chinois.

Le lendemain de cette sotte affaire, le liang-tay Ouang-kia-yong partait pour Batang par un chemin détourné ; les gens du Kuin-leang-fou se répandaient dans le bazar en proférant des insultes contre nous ; ils annonçaient que nous allions être enchaînés et chassés comme des chiens. Les missionnaires devaient avoir le même sort. Le second du Kuin-leang-fou, un certain Liou-pin, disait qu’il fallait tuer les Européens, qu’il en avait lui-même massacré à Tchong-king et que cela n’était pas difficile. Nous supposons qu’on voulait nous effrayer, mais on ne nous effraya pas.

Que fait alors le mandarin, qui n’a pas atteint son but ; il laisse passer trois ou quatre jours, puis il envoie un homme de confiance nous offrir des excuses pendant que nous sommes à l’évêché. Le messager était en tenue de cérémonie ; il avait à la main la grande carte de son maître, qui, disait-il, se reconnaissait seul coupable, bien qu’on eût agi à son insu, par erreur. Nous répondons que nous n’accepterons ces excuses que lorsque le mandarin aura délivré les passeports promis aux missionnaires. Cet acte nous prouvera la sincérité du coupable repentant.

Le mandarin ne s’en tient pas là. Il nous fait voler quelques jours après, et, feignant d’instruire le procès des voleurs, il tient une grande séance en présence d’un public nombreux, et au moyen de faux témoins, de mensonges impudents, il s’efforce de nous salir et de nous déshonorer. La violence ne lui ayant pas réussi, il emploie la calomnie.

Nous envoyons un petit mot à son chef, qui habite Tcheng-tou-fou. Nous nous plaignons pour la forme, et notre plainte porte ses fruits : le coupable reçoit de l’avancement après notre départ.

Voilà l’administration chinoise à laquelle nos diplomates demandent des réparations, c’est-à-dire de la justice, de la loyauté. Nous croyons que c’est perdre son temps. Ces gens sont lâches, il faut leur inspirer la crainte : c’est le seul sentiment auquel ils cèdent.

Au moment où nous écrivons ces lignes, les bâtiments de guerre des puissances européennes se sont rassemblées et attendent le résultat des démarches et des discussions des ministres avec les Chinois.

Ils seraient disposés à agir. Nous pouvons prédire que les mandarins feront des excuses, qu’ils payeront une indemnité, qu’ils accorderont des concessions douanières à quelques-uns, des commandes de fusils destinés à tuer les Européens à d’autres, qu’ils feront des proclamations invitant le peuple au respect des Européens ; on décapitera peut-être quelques chenapans qui devraient l’être depuis longtemps, et la comédie sera jouée. Les mandarins seront félicités par leurs supérieurs, ils recevront de l’avancement, on dira au peuple que les Européens sont des gens qui vendent leur vie pour de l’argent et qui font des menaces sans les exécuter jamais.

....... .......... ...

Notre séjour à Ta-tsien-lou a duré plus d’un mois, car nos forces étaient épuisées et nous voulions arriver au Tonkin. Grâce aux bons soins de nos compatriotes, à leur obligeance, à leur aide, nous avons pu exécuter cette dernière partie de notre programme.

Pendant notre exploration nous avions fait de nombreuses collections destinées aux musées de France ; à Ta-tsien-lou nous les avons augmentées considérablement, grâce à des achats que nous facilitaient nos compatriotes.

S’il avait fallu transporter nos ballots jusqu’au Tonkin, cela nous eût retardés et peut-être arrêtés à mi-chemin. Mais heureusement pour nous, M. Pratt, le naturaliste anglais bien connu, s’offrit à se charger du transport de nos bagages jusqu’au premier consul français, que nous supposions être à Han-keou et à qui nous adressions une lettre. Nous avons envoyé nos photographies par l’intermédiaire du consul anglais de Tchong-king ; le consul européen le plus rapproché. Nous regrettons de ne pas savoir son nom afin de le publier à cette place, comme un faible hommage de reconnaissance. Photographies et collections sont arrivées en bon état en Europe, et elles sont exposées au Muséum, où elles resteront. M. Pratt a dû faire transporter nos paquets pendant un mois à dos d’hommes, acheter des jonques, descendre le Yan-tse-kiang jusqu’à Chang-haï. Notre consul de Han-keou étant absent, M. Pratt trouva tout naturel de transporter plus loin les collections adressées au Muséum d’histoire naturelle. A Chang-haï il se présente au consulat français, où M. Wagner lui dit ne pas vouloir s’intéresser (!) à cette affaire. Alors M. Pratt a recours au procureur des Missions étrangères, qui veut bien s’occuper de ces collections destinées à l’État, et les fait charger sur un paquebot des Messageries.

Grâce à M. Pratt, nous savions que les fruits de notre travail étaient en sécurité, autant que le permettent les rapides du Yan-tse-kiang, et nous pouvions nous diriger vers le Tonkin sans impedimenta.

Nous aurions peut-être quitté Ta-tsien-lou plus tôt, si, le 15 juillet, le bruit ne s’était répandu que des Européens partis de Sining-fou étaient en marche sur Ta-tsien-lou. Après avoir attendu une semaine ces Européens, que nous supposions être des Russes, nous sommes partis en suivant la route de Baber, le voyageur anglais.

En quittant Ta-tsien-lou, on quitte le Tibet. Dès la première étape on voit commencer les vallées humides où se presse une population très dense et très affamée. On cultive tout ce qui peut l’être, de bas en haut. Chaque poignée de terre végétale est utilisée. Il n’est pas rare de voir une ou deux touffes de maïs plantées dans les encoignures des escarpements, sur de petits éboulis au flanc de la montagne. Tout est déboisé. Ici l’on fait produire à la terre ce qu’elle peut, impitoyablement. Nous constatons que des yeux avides ont examiné tous les coins et recoins de la vallée et que pas une parcelle de terrain n’est perdue. Ces gens-là doivent regretter de ne pas pouvoir faire sortir des moissons du cœur des rochers : s’ils en avaient le temps, ils les pulvériseraient et les transformeraient en rizières.

Nos auberges portent des noms pompeux, comme celui de « l’Étoile Polaire », car les Chinois sont ferrés sur les points cardinaux ; ils en parlent à tout propos. Ils connaissent depuis des siècles l’aiguille montrant le sud, comme ils disent.

Nous sommes étonnés par leur économie, leur parcimonie, leur avarice, leur art de tirer parti de tout, absolument tout. Ne nourrissent-ils pas leurs chiens avec… On vous apporte une lampe lorsque la nuit tombe : eh bien, la mèche en est faite avec la moelle séchée d’un certain jonc. Vous fendriez le jonc, eux l’évident soigneusement ; il servira à divers usages, à faire des ventouses, par exemple : Ils suppléent aux produits de l’industrie, qui leur manque, avec une adresse de mains et une patience remarquables. S’ils ne fumaient pas, il n’y aurait pas chez beaucoup d’entre eux trace de superflu.

Et encore n’avons-nous pas entendu à ce propos une discussion bien typique entre un fumeur d’opium et un non-fumeur. Ils envisageaient la question de l’opium à un point de vue économique. Le fumeur disait que la dépense est la même pour l’un et pour l’autre, et que par conséquent l’opium n’offre pas d’inconvénients. En effet, un fumeur ne mange pas de viande, il ne peut boire d’eau-de-vie, il peut se nourrir de fruits à très bon marché et en manger d’énormes quantités sans s’exposer à la diarrhée. Celui qui ne fume pas doit manger de la viande de porc ; il boit de l’eau-de-vie, et sa dépense pour se nourrir est aussi forte que pour fumer.

Dans ce pays, qui nous semble un véritable pays de la faim, où la lutte pour la vie rend les hommes féroces, sans pitié, sans charité, l’essentiel est de ne pas mourir de faim ; peu importe le reste. Nous avons rencontré des êtres décharnés, se traînant avec peine ; ils mouraient de faim. Nous en avons vu qui étaient tombés d’inanition sur le sentier ; les Chinois les enjambaient sans s’émouvoir, sans leur prêter aide. Le mourant expirait, et son cadavre restait là sans que personne songeât à s’en occuper.

....... .......... ...

A Fou-lin nous quittons la grande route, qui continue vers l’est, et nous nous dirigeons vers le Yunnan à travers les plateaux du Tien-chan. Sur la route nous trouvons des villes et des villages chinois, formés surtout d’émigrants du Se-tchouen : la montagne est habitée par les Lolos, race svelte, à longs pieds, énergique, guerrière ; elle inspire une véritable crainte aux Chinois, qu’elle ne se fait pas faute de piller à l’occasion.

Nous voyageons à l’époque des examens, et les futurs bacheliers, chevauchant par bandes sur les chemins, ne perdent pas une occasion de nous insulter ou de nous menacer. Et nous ripostons par des corrections, quel que soit leur nombre, décidés à donner bonne idée des Européens et des Français à ces gens qui n’en ont pas encore vu dans leur costume national. Nous préférerions mourir plutôt que de laisser une insulte impunie, et c’est en appliquant ce principe, à nos risques et périls, que nous avons pu arriver sans encombre sur les bords du fleuve Rouge, après une halte à Yunnan-fou chez nos missionnaires et une autre à Mongtzeu chez M. Leduc, notre consul, qui nous accueillit cordialement ainsi que les Européens de la douane.

Grâce à M. Leduc et à M. Jansen, ingénieur des télégraphes, de nationalité danoise, nous nous embarquons le 22 septembre sur le fleuve Rouge, avec des provisions de route à l’européenne. Ce sont des boîtes de conserves, des vins de France, même du champagne, que nos hôtes nous ont offert gracieusement. Enfin, pour que rien ne manque au festin dont Henri d’Orléans élabore immédiatement le menu, nos bateliers sacrifient un buffle et nous offrent le « dos gras » de la bête, le filet et le faux-filet inclusivement, pour nous servir des termes aucunement homériques.

Puis, tandis que nous descendons le fleuve à l’ombre de la capote de joncs tressés formant toiture, et que la brise, rafraîchie par la marche en aval, nous caresse délicieusement, que les rives étalent une luxuriante végétation, où notre œil se fixe sans énergiques regards, on étend une natte propre, et dessus on dispose un déjeuner merveilleux, qui débute par la quinine. Car il faut être prudent lorsqu’on festine, ainsi que nous l’enseigne l’histoire. Vous entendez que je veux parler de Balthasar, à qui la joie de manger fit oublier l’ennemi. Or la fièvre en est un pour le voyageur, un ennemi contre lequel il suffit d’être en garde pour n’avoir rien à en craindre.

Le 22 septembre nous nous embarquons sur le fleuve Rouge, qui nous apparaît couleur de lie du haut de la deuxième passe, avant Mang-hao. Nul fleuve ne mérite mieux son nom.

Avant de l’atteindre, nous avons fait, depuis la frontière de Sibérie, à peu près 6.000 kilomètres, soit à pied, soit à cheval. Aussi vous comprendrez avec quelle satisfaction nous nous sommes étendus dans la jonque que nous avait retenue M. Jansen.

Le soir du 22 septembre, après avoir franchi très rapidement les rapides, nous apercevons le drapeau français du poste de Bac-sat et nous stoppons pour aller serrer la main à son chef, le capitaine Cadars. Enfin nous étions sur la terre française.

Le 23 nous étions à Laokaï, où M. Laroze nous recevait en amis, et nous y changions de jonque. L’accueil de Laokaï n’était que le prélude des réceptions cordiales qui allaient se succéder sans interruption pendant notre séjour à Hanoï et le parcours de notre colonie.

A Hanoï, la colonie civile et militaire, M. Raoul Bonnal et le général Bichot en tête, nous traitait le plus amicalement du monde, et cet exemple était suivi par la population entière du Tonkin. A tous nous envoyons nos remerciements sincères.

Si nous avons été étonnés de la beauté du fleuve Rouge, nous ne l’avons pas été moins du confort et de l’animation qu’on trouve à Hanoï. Et ce que nous avons vu du delta, la richesse de la végétation, l’inouïe fertilité d’un sol inépuisable, tout nous fait penser que nous avons là une colonie très riche dont nous pourrons tirer un excellent parti. Il nous suffira pour cela de tomber d’accord au sujet de cet enfant dont la venue a peut-être dérangé nos combinaisons et qui aurait pu mieux se présenter, mais, croyez-nous, il est viable, et il fera son chemin si l’on s’occupe de lui comme il le mérite. C’est ce que nous souhaitons à nos compatriotes.

Chacun sait qu’on revient du Tonkin plus facilement et plus vite qu’on ne traverse le vieux continent. Pour le retour, nous avons pris à Haï-phong les Messageries maritimes, et de Hong-kong sommes revenus à Marseille, avec nos collections, qui nous avaient précédés sur l’Irraouaddy.

De Hong-kong nous avons réexpédié notre Chinois dans son pays, où il retournera en accompagnant des missionnaires belges. Le petit vaniteux d’Abdoullah, qui mérite quand même quelques éloges, nous quitte à Port-Saïd. Rachmed vient avec nous à Paris, dans « son pays », et il retournera ensuite dans son autre pays le Turkestan russe. Dedeken rentre en Belgique. Henri d’Orléans et moi, étant les seuls Français de cette bande, restons en France. Tous sont très heureux du résultat du voyage. Je ne veux pas quitter la plume sans les remercier tous d’avoir eu confiance en moi, et d’avoir travaillé de tout cœur à la réussite d’un projet assez hardi. Tous nous avons fait ce que nous avons pu. Si nous n’avons pas fait plus, qu’on soit indulgent pour nous.

FIN

Chargement de la publicité...